Les Mémoires d’un veuf/Monomane

Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 239-243).
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MONOMANE


La mise en scène toute nouvelle de plusieurs funérailles récentes avait frappé son esprit. Les dispositions mêmes d’un décor imprévu, les essais vers des effets non encore usités, tels que chars de fleurs, catafalques en plein vent, exposition de nuit avec torches et fanfares sous un monument de l’État (je crois, à moins qu’il ne soit de la Ville), enfin la foule immense accourue, recueillie ou non, à ces fêtes de la Camarde, tout cela reluisait, s’édifiait, sentait bon la violette et la rose, défilant en musique dans sa coupole qui rêvait parfois être celle du Panthéon.

Il avait vu les obsèques du Tribun, presque touchantes de jeunesse foudroyée et aussi d’improvisation artistique décidément réussie. Il avait vu les derniers honneurs rendus au Poète (même il y avait été débarrassé de sa montre par un mangeur de saucisson qui vendait des emblèmes, et de son porte-monnaie par une adorable petite curieuse au faux-cul sans pair).

Ces honneurs lui avaient paru étranges à vrai dire, et la présence là de gymnastes en costume et d’orphéonistes ficelés des dimanches ne lui revenait pas trop. Mais ces couronnes ! Mais le corbillard des pauvres et la touchante idée de l’entourer d’un bataillon scolaire, quelle tramontane ça faisait perdre au pauvre homme, quelles campagnes il en battait, quel poing sur ce dynamomètre !

Le corbillard des pauvres lui suggérait bien des divagations. À le considérer comme pur et simple parmi tant de somptuosités, il disait, interprète de son client, ce véhicule orgueilleux : « Ah ! ah ! tas d’imbéciles, tourbe de badauds, vous avez blagué mes antithèses de mon vivant ; eh bien, voilà ma dernière et c’est la bonne, pleurez et erudimini. » Et c’est qu’en effet beaucoup de larmes furent répandues ce jour-là, au milieu même de la rigolade générale. Tel l’acte pour mouchoirs à un théâtre de mélodrame. « Ô peuple, ajoutait la voiture hautaine, peuple absurde qui m’as fichu des balles heureusement maladroites, en Juin 48, qu’en penses-tu ? J’ai ton seul carrosse. Mais ce n’est pas toi qui aurais les moyens de te payer gratis un tel supplément. Il est vrai qu’il me coûte cher le louage de ton baquet : 50.000 fr. à répartir entre 200.000 pauvres ! »

Et mille autres billevesées.

L’entrée au Panthéon lui plaisait et lui déplaisait.

C’est trop, c’est trop, raisonnait sa folie. On ne doit bousculer personne, surtout les saints qui existent peut-être et sont dès lors influents. Pourtant c’est amusant, son macabé inconscient dont l’âme est probablement en procès avec le bon Dieu, de chasser de leur maison telles reliques vivantes et intelligentes, sans compter Jésus-Christ pourtant abondamment célébré dans toute une œuvre et sans nul doute invoqué au lit de mort.

Les funérailles de l’amiral portèrent le dernier coup à ce pauvre cerveau. Non ces funérailles escamotées par une peur sans nom, grandioses pourtant, de Paris, mais celles de la ville natale du héros, où un gouvernement de péteux donna à d’inoffensifs sucriers et de pacifiques éleveurs la resucée ridicule de la pompe funèbre de l’homme in-folio. Il n’y assista pas, mais des gravures l’eurent bientôt mis et tenu au courant. Catafalque, exposition nocturne, doubles et triples promenades dans des rues étroites, cela ne lui fît rien. Il avait vu mieux à Paris, moins les sinuosités abracadabrantes d’un cortège organisé par des autorités d’opéra-bouffe.

Non, ce qu’il gobait ici, c’était l’affluence de curés et de chantres. Y en avait-il, juste ciel ! de ces soutanes ? Un essaim de blancs surplis, papillonnant au vent du Nord, des rochets comme s’il en pleuvait, des hermines, des orfrois, des barrettes, des rabats, des croix pectorales, des mitres régulières et séculières à tire-larigot. On ne pouvait pas dire qu’à cet enterrement- il y avait plus de cochons que de prêtres, cas, hélas ! de la ballade funéraire décernée à cet Olympio qui eut cela de commun avec le grand Roi qu’à leur voyage des pieds en avant, le peuple rigola ferme et se soûla dru.

Et son esprit travaillait. Il se donnait en songe des obsèques marquantes, lui aussi. Ses moyens lui permettaient toutes fantaisies. Mais voilà. Que choisir ? Une noble simplicité, ou de belle ostentation. Inventer, lui, du neuf, impossible : tête commerciale sans guère plus. Des artistes consultés lui dessinèrent des projets à figurer aux Arts incohérents. Il se désespérait, ne sentant pas le sourd fumisme de ces abominables croquis. Il peinait, il suait. Combien de testaments en vue de son enterrement ! Que de codicilles !

Une méningite, suite logique de tant de détresse cérébrale, l’enlevait il y a quelques jours à l’affection d’une famille chérie. Il eut, conformément à sa haute situation de fortune, un enterrement de première classe, avec grand’messe solennelle présidée par un archevêque in partibus et chantée à Saint-Philippe du Roule par Faure, la Patti et autres sommités de la voix.

Tout cela était beau, mais commun en somme. Eût-il été désolé de ces obsèques sans la petite bête, sans le clou, le pauvre cher Ernest !

Ajoutons, en fiche de consolation pour son âme dolente à jamais, que comme, en sa qualité de chemisier en gros et en détail, il fournissait M. Déroulède, et qu’il était en outre officier d’Académie, il y avait beaucoup de monde à son enterrement.