J. Hetzel et Cie (p. 69-82).



CHAPITRE V


À cette époque, il se fit dans l’emploi de mes journées un changement considérable : j’allai à l’école.

Les gros froids de l’hiver étaient passés, et, tous les matins, je faisais joyeusement la route, conduit par Gertrude.

Un garçon du voisinage, un peu plus âgé que moi, me ramenait.

Il résulta de ce nouveau genre de vie qu’ayant moins le temps de faire des sottises, j’étais moins souvent grondé ou puni. Mais les lunettes me troublaient toujours autant, et je ne m’attachais pas beaucoup plus à ma grand’mère.

Un jeudi du mois d’avril, j’errais au jardin, un peu désœuvré, quand je vis au pied d’un mur quelques belles touffes de violettes en fleur. Je les considérai un moment tout pensif… puis tout à coup un nom sortit de mes lèvres… de mon cœur plutôt : « Maman. »

Quand j’étais tout petit, nous avions l’habitude, mon père et moi, d’aller après le déjeuner, pendant que maman faisait sa toilette, nous promener sur une terrasse si bien abritée et si chaude qu’il y fleurissait des violettes en toutes saisons.

Nous deux papa, nous faisions un bouquet et nous le portions à petite mère, qui le mettait à son corsage et nous embrassait en nous disant merci.

Je me mis à genoux et je fis mon bouquet en songeant à tout cela. Quand il fut terminé, les fleurs étaient toutes mouillées… J’avais pleuré sans m’en apercevoir.

« À qui le donner ? » me demandais-je tout en marchant vers la maison.

J’entrai dans la chambre de grand’mère. Elle venait de terminer sa sieste. Elle me sourit.

Ce sourire vainquit mon hésitation.

« Tiens, grand’mère, » dis-je en lui tendant mon bouquet. Elle me regarda, étonnée, me fit un signe de tête et approcha les fleurs de son visage, comme pour en respirer le parfum. Au bout d’un moment, elle les passa dans son fichu et croisa de nouveau ses mains sur ses genoux. Ses joues étaient humides… elle aussi avait pleuré… Pourquoi donc ? Est-ce qu’elle avait comme moi pensé à maman ?

Je m’en allai. Mais, vers le soir, à cette heure charmante où il ne fait plus tout à fait jour et où cependant la lampe n’est point allumée encore, je revins comme de coutume m’asseoir auprès de ma grand’mère.

Elle me disait souvent des contes, à cette heure-là, quand j’avais été sage.

Le jour dont je parle, lorsque j’entrai, elle m’attira sur ses genoux, et, posant ma tête sur son épaule, me parla doucement et tendrement raison.

Cela produisit chez moi un bien singulier phénomène : J’éclatai en sanglots… Mais j’embrassai ma grand’mère de bon cœur, et ce fut, je crois, la première fois depuis notre vie commune.

Je ne m’en rendis pas moins coupable, trois jours après, l’un nouveau méfait.

J’eus l’idée infernale d’enfermer Prudence et Rapine, qui se détestaient, dans une cage que J’avais trouvée au grenier.

Quand ma grand’mère rentra de la messe, elle vit Rapine acculée dans un angle et prête à s’élancer sur la petite chienne qui, tremblante de peur, essayait de garer ses yeux avec ses pattes.

À trois pas d’elles, Je regardais, en riant aux éclats. la comédie que Je m’étais offerte.

Ma grand’mère passa près de moi, sans rien dire, ouvrit la porte de la cage, et, non sans peine, en sortit la vieille Prudence, qui était sa préférée.

Puis, l’emportant dans ses bras, elle me jeta un regard indigné et s’éloigna en murmurant :

« Je m’étais abusée, hélas ! cet enfant n’a pas de cœur. »

Il s’écoula plus d’un an sans que mon caractère subît une grande amélioration.

Le contact de mes camarades, qui ne craignaient pas mes colères et se moquaient sans cesse de mon orgueil avait fini par modifier un peu ma nature de ces deux côtés-là ; mais j’étais resté égoïste et gourmand.

Un matin, en partant pour l’école, je vis Gertrude en train de battre le beurre. Il n’y en avait encore qu’un petit morceau de fait ; mais il était si appétissant que j’en aurais bien voulu une tartine.

« Donne-moi ce beurre, » demandai-je à Gertrude.

Grand’mère entendit :

« Si ta journée s’est bien passée, si tu as été sage à l’école, tu l’auras à ton goûter, je te le promets. »

Je partis content.

J’avais, ce jour-là, huit sous dans ma poche, prix des bons points de la semaine précédente. Ceci résultait d’un contrat passé entre ma grand’mère et moi. Elle me donnait un sou par bon point, dix sous par place de premier, et ces ressources formaient l’argent de mes menus plaisirs.

Mes plus grandes dépenses étaient les toupies et les sucres d’orge.

Comme je sortais du jardin tout seul (car, approchant de ma dixième année, j’allais à l’école sans être accompagné), je rencontrai à quelques pas du jardin une petite mendiante qui s’avança vers moi. J’avais justement la main dans ma poche, et je faisais gaiement danser mes sous, en songeant à leur emploi.

La petite entendit sans doute ce joli tapage, car elle murmura en tendant la main :

« La charité, mon bon monsieur.

— Va à la maison », répondis-je sans la regarder.

Grand’mère, qui m’avait suivi jusqu’à la porte, m’entendit.

« Viens, mon enfant, dit-elle, on va te donner quelque chose de bon. »

Ah ! si j’avais pu supposer…

Dans l’après-midi, lorsque je réclamai mon beurre, Gertrude me répondit que la petite mendiante l’avait mangé.

Je faillis entrer dans une de mes affreuses colères d’autrefois. Mais je me retins. Je comprenais que j’avais manqué de cœur et que la leçon était vraiment méritée.

C’était si facile de prendre deux sous dans ma poche et de les donner.

Ma grand’mère m’observait en souriant.

Grâce à ses lunettes-fée, elle devinait mes réflexions, car elle me les répéta presque mot pour mot.

« Viens, ajouta-t-elle, asseyons-nous sur ce banc, » Et là, tous les deux, sous le berceau de chèvrefeuille, en face d’un beau soleil couchant, nous avons longuement causé.

Elle m’expliqua la charité.

« Nous devons la faire, mon enfant, conclut-elle. Notre cœur doit nous pousser à aider les pauvres gens, chaque fois nue nous le pouvons. Dieu lui-même nous le recommande.

Il a dit : « Un seul verre d’eau donné en mon nom vous sera compté. »

— Un seul verre d’eau, grand’mère ?

— Oui, mon enfant, il se souvient de tout. »

Je n’ajoutai rien, et grand’mère me laissa réfléchir.

Il y avait peut-être bien trois mois que ce petit événement avait eu lieu, quand, un jour, en rentrant de l’école, je rencontrai encore un pauvre. C’était un petit garçon, cette fois. Un enfant de mon âge.

Il me fit la demande accoutumée :

« La charité, mon bon monsieur ! »

Les enseignements de ma grand’mère me revinrent à l’esprit.

« Veux-tu un verre d’eau ? » lui demandai-je.

Le petit eut l’air abasourdi.

« Merci, monsieur, dit-il, je n’ai pas soif.

— Pas soif du tout ? insistai-je.

— Non. »

Alors il me vint une idée merveilleuse. En regardant le costume du petit pauvre, je m’étais aperçu que son pantalon avait des trous de telle taille… que, si sa grand’mère avait voulu… voulu… faire une exécution, elle n’aurait pas eu besoin de le déshabiller.

Immédiatement, je me mis en devoir de quitter ma culotte.

C’était une jolie petite culotte en drap marron, toute neuve ; cela avait certainement plus de valeur qu’un verre d’eau.

Je me trouvai bientôt vêtu seulement de mon petit caleçon de toile, attaché aux genoux.

Cela ne laissait pas d’être singulier. Mais je me trouvais encore très bien mis. D’ailleurs, j’avais dépassé les maisons, et je courais peu de chances de rencontrer du monde avant d’arriver chez nous.

Le petit paysan hésitait.

« Prends, prends, lui dis-je. Grand’mère sera très contente. Habille-toi vite, que je voie un peu comme ma culotte te va bien. »

Puis, une réflexion me vint.

« Ah ! attends. Ma toupie qui est dans la poche. »

Lorsque je la pris, je vis le petit pauvre la regarder avec admiration.

« Oh ! la belle toupie ! murmura-t-il.

— Tu n’en as jamais eu ?

— Non, jamais, mon bon monsieur. »

Cela me fit extraordinairement pitié. Je me sentis tout
V
« garde-la, je te la donne. »
ému à cette pensée : point de toupie, jamais ! Pauvre petit !

Du pain, on s’en passerait encore, pensais-je. Ce n’est pas déjà si bon. Mais une toupie !…

Ma poche de gilet contenait justement une place de premier, valant cinquante centimes ; cela me permettrait de remplacer mon jouet.

« Garde-la, lui dis-je, je te la donne. Elle tourne parfaitement. Voilà aussi ma ficelle. »

Je crois, en vérité, qu’il fut plus émerveillé de la toupie que du pantalon.

Il me combla de remerciements et partit tout joyeux pour aller retrouver sa famille, campée dans les environs.

Il avait couru d’abord ; mais, occupé à regarder mon présent, il ralentit peu à peu sa marche, de sorte que, en arrivant en face de notre maison, je n’étais guère qu’à vingt pas derrière lui. Ma grand’mère se promenait. Elle vit passer le petit pauvre, et je l’entendis qui disait à Gertrude :

« C’est singulier. Voilà un mendiant qui a un pantalon neuf absolument semblable à celui de Maurice. »

J’arrivai à mon tour.

Comme j’avais pris l’habitude de laisser à l’école mon tablier de lustrine noire, rien ne dissimulait l’originalité de mon costume. Mes deux petites jambes fluettes apparaissaient serrées dans le caleçon, et j’avançais gravement, comme il convient à une personne qui a lieu d’être satisfaite de sa conduite.

« Ah ! miséricorde ! mais c’est bien le sien ! s’écria ma grand’mère. Maurice, qu’as-tu fait de ton pantalon ?

— Je l’ai donné à un petit pauvre qui était presque tout nu, répondis-je. Le bon Dieu sera content de moi, dis, grand’mère ? »

Et j’allongeai une jambe, puis l’autre, en tournant sur mes talons de l’air le plus dégagé.

Grand’mère avait peine à tenir son sérieux.

« Je parie, dit-elle d’un petit air malicieux, que tu as tout au moins gardé ta toupie.

— Non, grand’mère, je la lui ai donnée. Figure-toi, grand’mère, qu’il en avait trop envie. Il la mangeait des yeux. Il n’en avait jamais eu une à lui. »

À cette réponse, ma grand’mère m’embrassa si tendrement que je sentis son cœur battre sur le mien.

À partir de cette époque, je devins meilleur. Je m’étais attaché à ma grand’mère, et, si elle était toujours sévère pour moi quand mon caractère de l’ancien temps reparaissait, nous passions parfois de bonnes après-midi tous les deux. Je me couchais maintenant à neuf heures au lieu de huit, et, lorsque j’avais été gentil toute la journée, nous jouions le soir aux dominos.

L’envie me vint souvent, entre deux parties, de questionner grand’mère à propos de ses lunettes, mais je ne l’ai jamais osé.