J. Hetzel et Cie (p. 15-38).



CHAPITRE II


Vers le soir, nous descendions à la gare de Maltroit mais nous n’étions pas arrivés encore.

Il nous fallut traverser toute la ville pour gagner la maison de ma grand’mère, qui se trouvait située à l’extrémité du faubourg, dans la campagne.

Je n’avais plus pour me distraire les mille incidents du voyage ; mon chagrin et ma mauvaise humeur commencèrent à reparaître.

Le matin, ma bonne m’avait fait ses adieux.

« Mais je ne te renvoie pas, m’étais-je écrié, tout prêt à regretter le souffre-douleur qu’on m’enlevait.

— Votre grand’mère n’a pas besoin de moi, monsieur Maurice, avait-elle répondu. Il paraît qu’on vous trouve assez grand garçon pour vous habiller tout seul. — Et quel air moqueur elle avait en me disant cela ! — C’est chez la vieille dame que vous allez demeurer maintenant. M’est avis que vous n’y aurez pas, comme chez votre papa, toutes vos aises. »

Ces révélations, qui, à l’instant où elles me furent faites, m’avaient laissé assez indifférent, me revenaient, tout en trottinant à côté de ma grand’mère qui me donnait la main, et je résolus de m’insurger contre ce qui me déplairait dans ma nouvelle existence.

Je donnai à peine un coup d’œil à la maison, dans laquelle on entrait après avoir traversé un jardin et franchi un perron de cinq marches. La porte ouvrait sur un vestibule, au fond duquel se trouvait l’escalier montant au premier étage.

La chambre de ma grand’mère occupait le côté droit du rez-de-chaussée.

Comme nous entrions, un vieux bonhomme sortit de la cuisine, située en face, et nous souhaita le bonsoir.

Il était suivi de deux animaux : une petite chienne nommée Prudence et une chatte angora nommée Rapine, qui vinrent l’une et l’autre se frotter joyeusement contre leur maîtresse.

Les deux bêtes grondèrent en m’apercevant. Je compris tout de suite que nous ne ferions pas amitié ensemble, car je n’aimais, dans ce temps-là, les animaux que pour les taquiner, et ceux-ci ne me semblaient pas d’humeur à se laisser faire.

Tout cela entra avec nous dans la chambre, où flambait un bon feu. J’étais las, je m’assis sur une petite chaise garnie d’un coussin, à côté de la cheminée.

« Ôte-toi de là, Maurice, me dit ma grand’mère, c’est la place de Prudence. »

Je me levai d’un air boudeur et je m’avançai près d’un autre siège pareil au premier et placé en face. Mais la chatte m’avait devancé. Il paraît que c’était sa place, à elle !

Ah ça, est-ce que dans cette maison les bêtes allaient passer avant moi ? Furieux, je m’assis violemment sur le parquet, et je me mis à crier.

« Gertrude, allez chercher la chaise de Marie, dit ma grand’mère. Ce sera désormais celle de son fils. »

Lorsque la bonne revint, sa maîtresse lui prit des mains la petite chaise en bois doré, recouverte de soie bleue, qu’elle apportait.

« C’est celle de ta mère quand elle avait ton âge, mon enfant… — sa voix tremblait un peu en disant cela. — C’est toi qui l’occuperas désormais. »

Je m’emparai sans dire merci, mais avec une profonde satisfaction, du petit siège qu’on me tendait, et dont l’élégance me rappelait le luxe de la maison paternelle.

J’en pris possession en lançant aux deux animaux un regard de triomphe.

« Je suis mieux que vous, pensais-je, c’est bien fait. »

Ma grand’mère m’observait. Peut-être cherchait-elle sur mon visage la trace de l’émotion qu’aurait dû provoquer le souvenir de ma mère.

Mais, puisque j’ai promis de tout dire, il faut bien que je l’avoue, l’orgueil et l’égoïsme s’ajoutaient, en dose considérable, à la somme de mes autres défauts et paralysaient souvent en moi tous les mouvements du cœur. Ah ! j’étais un joli personnage, à cet âge-là, je dois en convenir.

Le lendemain matin, la petite chaise dorée avait une housse grise, qu’elle n’a plus quittée depuis… Ma grand’mère avait de bons yeux, malgré ses lunettes.

Lorsqu’on eut soupé, Gertrude prépara mon lit, me prit sur ses genoux et me déshabilla.

« Mauvais principes, gronda sa maîtresse en secouant la tête.

— Oh ! seulement pour ce soir, reprit la servante. Voyez, madame, il tombe de fatigue. »

La bonne créature me fit faire ma prière, me porta à ma grand’mère pour lui dire bonsoir, et me glissa dans mon petit lit bien blanc et bien doux.

Voici comment était arrangée cette pièce, qui, je pus m’en rendre compte dès le lendemain, servait tout à la fois de chambre à coucher, de salon et de salle à manger.

La cheminée faisait face à la porte. Tout autour restaient en permanence le fauteuil de grand’mère et les sièges des deux animaux. À partir de mon arrivée, ma petite chaise s’ajouta aux autres, mais je la changeais de place à chaque instant. Cela m’agaçait de voir les choses toujours invariablement où elles étaient la veille. Je ne regardais jamais l’ensemble du foyer sans penser au conte de la Belle au bois dormant, que je m’étais souvent fait raconter.

Au fond, en face de la grande fenêtre donnant sur le jardin, régnait un galandage en briques qui formait deux cabinets et laissait un espace vide au milieu.

C’est là qu’était le lit de ma grand’mère. Des rideaux jaunes, pareils à ceux de la fenêtre, se relevaient de chaque côté de l’alcôve sur deux patères qui supportaient toujours, outre les embrasses, quelque bonnet ou quelque fichu.

Les deux cabinets avaient des portes en toile recouvertes de papier pareil à la tapisserie, au-dessus desquelles se trouvait un œil-de-bœuf dépourvu de vitre. L’un d’eux, celui de droite, contenait mon lit. Quant à l’autre, pendant bien longtemps j’ignorai sa destination.

Tout le jour, on poussait devant la porte la grande table qui servait à nos repas, et le soir, étant toujours couché le premier, je ne savais rien des arrangements pris pour la nuit.

Il y avait encore dans la chambre une jolie table à ouvrage près de la fenêtre, une grande armoire à côté de la porte, et trois fauteuils symétriquement alignés devant l’alcôve.

Je pense qu’on les mettait devant la fenêtre, dans le même ordre, lorsque ma grand’mère voulait se coucher.

Le soir, Gertrude apportait une chaise de la cuisine, sa quenouille, son rouet, et veillait près de nous en filant.

On ne peut se figurer dans quelle stupéfaction me plongèrent, au début, cette chambre, avec son arrangement et ses destinations diverses, ces coutumes de familiarité, de veillée en commun avec une domestique, et tout ce que je voyais, enfin.

Mon esprit se perdait en des comparaisons interminables, entre le présent et les souvenirs qui me restaient du luxe en usage chez mon père.

Mon nouveau genre de vie me réservait bien d’autres surprises.

Le lendemain de mon arrivée, en ouvrant les yeux, je réclamai mon chocolat. Ma grand mère apparut alors avec mes habits à la main et une grande cuvette pleine d’eau froide !… toute froide !…

Elle m’embrassa, me demanda si j’avais bien dormi et m’aida à me lever et à me débarbouiller.

« Il faut t’habituer à te vêtir tout seul, mon enfant, dit-elle. Tu déjeuneras une fois prêt. Chez moi, cela se fait ainsi. Quant à du chocolat, j’en suis bien désolée, mais il n’y faut plus penser. Ici tout le monde mange de la soupe, au premier déjeuner. »

À ces mots, j’entendis une sorte de gémissement partant de la chambre.

De la soupe, comme les domestiques, à moi, Maurice Moissac ? Ah ! mais non, par exemple.

Après m’être rapidement et assez mal habillé, je marchai vers la table avec l’air résolu que doit avoir un général prêt à livrer bataille.

Elle était dans son coin, sans trace de couvert !

« Le matin, je mange à la cuisine, dit ma grand’mère en me prenant par la main.

— Ça ne s’est pas toujours vu, marmotta la bonne qui faisait le lit.

— Gertrude ! dit sévèrement ma grand’mère en se retournant.

— Ah ! ma foi, madame, vous ne m’empêcherez toujours pas de penser que ce n’est point à votre âge qu’on doit changer ses habitudes.

— Pensez ce que vous voudrez, interrompit vivement sa maîtresse, mais faites-moi le plaisir de vous taire. »

Un second soupir, semblable à celui entendu, sortit du cœur de Gertrude. Ce fut toute sa réponse.

La cuisine, d’une propreté extrême, et bien rangée, je dois l’avouer, était chaude à cette heure matinale.

Un vieux fauteuil se trouvait préparé au coin du feu, à côté d’une petite table recouverte d’une nappe bien blanche, et sur laquelle deux bols pleins de soupe fumante se faisaient vis-à-vis.

Je considérai ce régal d’un air dédaigneux, refusant d’y goûter. Il ne me sembla pas que ma grand’mère lui fît non plus beaucoup de fête. On aurait dit qu’elle n’y était pas habituée.

« Allons, mon petit Maurice, fais comme moi, déjeune, me dit-elle en avalant de son mieux une grande cuillerée.

— Je ne veux pas de soupe.

— Il faut cependant te résigner, mon ami. Nous ne sommes pas riches, loin de là, et notre situation ne nous permet aucun luxe de table ni autre.

— Vas-tu essayer de me faire croire que je suis pauvre ? m’écriai-je ravi de trouver un prétexte pour me mettre en colère. Eh bien, et la belle maison de papa, et nos beaux meubles, nos chevaux, nos voitures ! Tout cela n’est-il pas à moi ? Je veux m’en retourner, du reste. C’est trop laid ici, et je n’y resterai pas.

— Tu n’as plus d’autre maison que la mienne, pauvre petit, » répondit ma grand’mère en soupirant.

Elle m’expliqua alors que ce que je croyais notre propriété était celle de l’État ; que mon père, obligé par sa position à faire beaucoup de dépenses, s’était ruiné, et que je ne possédais plus rien.

Mon petit orgueil reçut ce jour-là une rude atteinte, mais mon entêtement ne céda pas pour cela d’une ligne.

— C’est égal, repris-je, je ne veux pas de soupe.

— Comme tu voudras, » répondit sèchement ma grand’mère, qui, ayant fini, prit son chapeau et sortit pour aller à la messe du matin.

Vers neuf heures, l’appétit me talonna si bien que je retournai à cette maudite écuelle. Mais la soupe était froide. Je la trouvai mauvaise. J’eus alors recours à ma ressource ordinaire. Je me mis à crier de toutes mes forces en tapant des pieds.

Gertrude accourut.

« Ah ! bon Jésus ! qu’est-ce qui vous arrive ? »

Je redoublai mes cris.

« Pauvre petiot, ça a été gâté, quoi, et dorloté de trop, c’est sûr !… Mais madame qui veut tout changer ? C’est pour vot’ bien, allez, monsieur Maurice, ce que fait vot’ grand’mère. J’en sais quéque chose, moi ! »

Et Gertrude se mit à me raconter que jusque-là sa maîtresse et elle prenaient chaque matin du café au lait… « du bon café, insista-t-elle en gémissant. Et madame déjeunait dans sa chambre. Elle passe une bonne heure après à visiter ses pauvres. Mais elle dit comme ça, ajouta la brave fille, que les domestiques de là-bas, même des employés de la préfecture, lui ont dit vos défauts. Il paraît que vous en êtes farci, mon pauvre mignon : gourmand, colère, méchant, paresseux, plein de vanité. Tous, quoi, tous !… »

Ce récit, fait à bonne intention, ne pouvait m’être agréable, mais je n’osai protester.

Je n’avais qu’une qualité, une seule : je n’étais pas menteur. Je n’ai jamais pu déguiser la vérité ; même pour me défendre, même en jouant. Si j’avais ouvert la bouche, c’eût été pour convenir que tout ce qu’on avait raconté était vrai… Et, naturellement, j’aimais mieux me taire.

Devinant bien que j’étais humilié, Gertrude reprit :

« Écoutez, monsieur Maurice, si vous voulez me promettre de ne rien dire, pour ne pas me faire gronder, je vais vous donner un morceau de chocolat et du pain. Vous irez vous promener au jardin en mangeant et vous ne rentrerez qu’après avoir fini. »

J’acceptai joyeusement et je m’enfuis.

Tout en grignotant mon chocolat, je ruminais ce que je venais d’entendre. J’en conclus qu’une grand’mère est une espèce de créature à part, faite uniquement pour rendre les petits enfants malheureux. Aussi, à dater de ce moment, je me dis que je ne pourrais jamais aimer la mienne.

J’avais à peine fini mon déjeuner lorsqu’elle m’appela.

J’accourus et je la trouvai déjà débarrassée de son chapeau et installée dans sa chambre. Dès que j’entrai :

« Gertrude, s’écria-t-elle, vous avez donné du chocolat à cet enfant ?

— Oh ! madame, je vous jure…

— Ne jurez pas. Je le sais. Approche, Maurice. »

Je fis deux pas. Ma grand’mère posa le doigt sur une petite tache brune restée au coin de ma bouche.

« C’est vrai, hein ? dit-elle.

— Oui, grand’mère, » répondis-je tout honteux.

Je fus bien étonné, car elle m’attira vers elle et m’embrassa.

« Tu n’as pas menti, c’est bien, dit-elle. Mais je te défends d’en manger désormais avant ta soupe. Tu entends, Maurice, je te le défends, et tu seras puni si tu recommences. »

Je ne répondis rien.

Ma grand’mère, prenant un gros livre, le posa sur ses genoux, me fit asseoir sur un petit tabouret, devant elle, et me donna une leçon de lecture.

J’étais un âne, cela est certain. Mais j’aurais pu me rattraper bien vite si j’avais voulu… Seulement, je ne voulais pas. Voilà.

La journée se passa tant bien que mal ; mais, le lendemain, je recommençai la comédie de la veille pour le déjeuner.

Cependant, comme c’était de la soupe au lait, j’en avalai quelques cuillerées, non sans lancer à ma grand’mère des regards furibonds.

« Faut-il être méchant, pensais-je, se priver de café pour ne pas m’en donner ! »

Au bout de quelques jours, j’observai qu’il n’y avait jamais de plats sucrés dans cette maison. La composition d’un entremets était pour moi un profond mystère. Mais, comme j’en avais vu passer sur notre table de toutes sortes et de toutes couleurs, je finis par conclure, après avoir réfléchi bien longtemps, que, pour en faire, il s’agissait tout simplement d’ajouter du sucre à un plat quelconque. Je formai le projet d’essayer.

Ayant vu un matin, dans un bol, des œufs cassés pour faire une omelette, je courus au placard, et je pris deux grandes cuillerées de sucre pilé que je glissai parmi les œufs en mélangeant le tout avec soin.

Lorsqu’on apporta sur la table le mets auquel j’avais fait cette petite addition, je baissai les yeux avec la fausse modestie d’un inventeur fier de son triomphe, et je tâchai de prendre un air indifférent.

Mais, malgré moi, je regardai grand’mère en dessous, attendant avec anxiété ce qu’elle allait dire.

À la première bouchée, elle poussa une exclamation.

« Ma pauvre fille, dit-elle en se tournant vers Gertrude occupée à me servir, cette omelette est sucrée. Vous aurez eu une distraction.

— Mais ce n’est pas possible, madame, je n’ai pas ouvert le placard au sucre ce matin.

— Vous le croyez… Allons, du reste, le mal n’est pas grand. Tenez l’omelette sur un bain-marie, nous la mangerons au dessert avec des confitures. »

C’était exquis ! Je ne me sentais pas de joie : « Je recommencerai, » pensai-je.

La semaine suivante, en effet, m’étant encore trouvé seul à la cuisine, j’avisai une casserole dont le contenu embaumait. Il y avait dedans une grosse chose brune avec du jus tout autour.

Cela me rappela le plum-pudding, un plat qui avait mes sympathies, et dont je n’avais pas mangé depuis longtemps.

« Si c’en était un, murmurai-je en jetant un coup d’œil à la fenêtre pour m’assurer que Gertrude était toujours occupée au jardin… Voyons un peu que je le goûte. »

Je pris une cuillère sur la table.

« Je parie, me dis-je en la remplissant de jus, que ce n’est pas assez sucré. »

Je crois bien ! Ça ne l’était pas du tout. Je me hâtai de réparer cet oubli, et je le fis sans parcimonie.

« À présent, pensai-je, il y faudrait encore autre chose… pour que ça brûle sur la table… Quoi donc, déjà ? du rhum. C’est cela, oui, c’est bien le nom. Voyons un peu si j’en trouverai. »

Mettant à profit mes connaissances nouvellement acquises, j’épelai l’étiquette placée sur chaque bouteille.

Je lus sur l’une : vinaigre ; sur l’autre : sirop de framboises, mais nulle part je ne trouvai ce que je cherchais. Faute de mieux, je me décidai pour le sirop que j’avais goûté et reconnu fort bon… « Après tout, me dis-je, ça brûlera peut-être. Voyons un peu que j’essaye. »

Je pris un charbon tout rouge avec les pincettes courtes du potager, et je l’approchai du jus. Cela ne voulut pas flamber, à mon grand désespoir. De plus, il arriva un petit malheur. Je lâchai le charbon, qui tomba dans la sauce.

Comment le retirer ? Vite, une cuillère. Mais si, avant, j’essayais de mettre le feu avec une allumette… J’en étais à promener l’allumette enflammée sur la sauce, quand j’entendis marcher.

Pris d’épouvante, je la lâchai… elle alla rejoindre le charbon, et je n’eus que le temps de couvrir cet étrange amalgame et de m’enfuir dans la chambre : Gertrude entrait.

« Ah ! s’écria-t-elle, que ce foie de veau sent bon. Je me réjouis d’en manger. »

C’était un foie de veau… Qu’avais-je fait ?

Ce n’est pas sans une certaine appréhension que je me ’ mis à table. Ce qui me tracassait surtout, c’était l’allumette et le morceau de charbon. Enfin on apporta ce maudit plat auquel j’avais contribué, croyant faire merveille, et ma grand’mère s’apprêta à le découper. Mais elle s’arrêta, la fourchette piquée dans la viande et le couteau en arrêt, sur quelque chose qu’elle regardait d’un air stupéfait.

« Ma pauvre fille, je ne sais où vous avez la tête, s’écria-t-elle. Voilà à présent une allumette dans cette sauce.

— Une allumette, s’écria Gertrude. Ce n’est toujours pas possible.

— La voilà, » dit ma grand’mère en lui présentant l’objet. Je n’étais pas très à mon aise.

« À présent, pensai-je, elle va trouver ce maudit charbon… »

Cela ne manqua pas. Son couteau fut arrêté par un corps dur qu’elle chercha de la pointe.

« Ah ça, Gertrude, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà de la braise, à présent. »

La pauvre fille, sûre de son innocence, se mit à me considérer… Mais, craignant de me faire punir, elle n’osa rien dire pour se défendre.

« C’est en garnissant mon fourneau que ce malheur sera arrivé, fit-elle humblement. Quant à l’allumette, voyez, madame, ça ne peut rien risquer. Elle est brûlée du bout. »

Ma grand’mère fit un signe de tête affirmatif et me servit ; puis elle posa une belle tranche de foie sur son assiette.

Mais, dès qu’elle y eut goûté, elle s’arrêta, et je sentis sous ses lunettes son regard se fixer sur moi d’un air qui me donna froid dans le dos… C’est que mon ragoût était horriblement mauvais avec son petit goût de framboises et son jus transformé en sirop… Je m’en étais assuré…

Au bout d’un examen qui ne dura pas une minute, ma grand’mère m’interpella :

« Maurice ! regarde-moi en face. »

Je n’en pus jamais venir à bout.

« C’est toi qui as sucré ce plat, et aussi l’omelette de la semaine dernière, n’est-ce pas ? »

Je ne répondis rien.

« Allons, avoue. C’est bien inutile de nier, va, ta figure parle pour toi. »

Silence obstiné de ma part.

« Ah ! c’est ainsi, s’écria-t-elle, eh bien, mon garçon, voilà ton déjeuner. »

En disant cela, elle avait coupé un gros morceau de pain qu’elle me tendit.

Je sortis de table, et je m’en allai au jardin, où, tout en arrosant mon pain de mes larmes, je pensai que j’étais bien malheureux.

Il est très grand, le jardin. Le parterre entoure la maison et, derrière se trouve un immense potager qui s’étend jusqu’à un grand mur le séparant de la basse-cour. C’est par là que je me dirigeai.

Cette basse-cour avait le don d’éveiller ma curiosité. Peut-être était-ce tout simplement parce qu’on m’en interdisait l’entrée ; mais je n’étais jamais passé devant la porte sans avoir envie de l’ouvrir.

Malheureusement, le verrou était placé trop haut.

Ce jour-là, le vieux bonhomme qui travaillait au jardin avait oublié sa brouette tout auprès.

C’était une trop bonne occasion. Je grimpai dessus, je tirai le verrou, et j’ouvris enfin cette porte qui me cachait tant de choses.

Je fus un peu désappointé.

Une cour boueuse dans laquelle étaient marquées d’innombrables pattes de poulets ; un tas de fumier sur lequel picorait la volaille, de petites maisons à toits bas, un grand hangar rempli de bois, avec une scie et un chevalet, deux ou trois auges : c’était tout.

En m’apercevant, les poules s’enfuirent de tous côtés avec des cris d’effroi. Mais le coq, plus vaillant, ne perdit pas la tête.

Ayant aperçu la porte, ouverte toute grande, il appela ses compagnes, marcha en avant, et toute la bande s’en alla au travers des jeunes salades.

Peu m’importait ! Mon attention était du reste absorbée tout entière par l’une des petites cabanes d’où partaient de sourds grognements.

Je m’étais avancé peu à peu… Que pouvait-il bien y avoir ?… Je tâchais de regarder par de petits trous percés au centre de la porte, mais je n’arrivais pas à distinguer grand’chose… J’eus alors l’idée de l’entr’ouvrir un peu, juste pour y passer la tête… Ah bien, oui ! Le verrou ne fut pas sitôt tiré, qu’une masse énorme se précipita, me forçant à lâcher prise…

Fou de peur, je m’enfuis en criant dans le jardin, où une truie, suivie de ses petits, me poursuivit en grognant d’un air féroce.

Je perdais la tête à ce point que l’idée ne me vint pas de regagner la maison. Je courais ! je courais ! tout en retournant à chaque instant la tête, afin de m’assurer que l’affreuse bête n’était pas sur mes talons. Je crois que de ma vie je n’ai couru si vite que cette fois-là.

Mais en regardant sans cesse en arrière, j’allais au hasard… Tout à coup je sentis le terrain manquer sous mes pas, je fis un plongeon qui me sembla interminable, ma tête heurta un corps dur, l’eau éclaboussa la truie, qui s’enfuit en se secouant… et moi… eh bien, moi… quand je pus ouvrir les yeux, je m’aperçus que j’étais dans un tonneau d’arrosage.

Mes cris attirèrent enfin le père Boisson et Gertrude,

occupés à déjeuner. On me repêcha. Le vieux jardinier me
II
on me repêcha.
porta à bras tendu jusque sur le perron, non sans m’avoir,

à plusieurs reprises, rudement secoué, pour me faire égoutter, disait-il.

Je n’osais me rebiffer. La position ne s’y prêtait guère. Il n’aurait eu qu’à me lâcher !

« Passez-moi ce polisson-là à la lessive, dit-il à Gertrude. Moi, je cours après mes bêtes. Ah ! elles ont fait du joli ! »

On me déshabilla, on me lava de la tête aux pieds, car j’étais plein de vase, et on me mit au lit.

J’eus un bon accès de fièvre, pendant lequel il me sembla voir souvent, penché sur moi, un visage très doux, qui avait quelque ressemblance avec celui de ma grand’mère. Mais ce ne pouvait être le sien, car lorsque, le surlendemain, je me retrouvai debout et bien portant, je la vis froide et sévère comme d’habitude.

« Que cette leçon te serve ! me dit-elle. Cela t’apprendra que le bon Dieu évité quelquefois aux parents la peine de corriger les enfants qui désobéissent. »