Les Lions de mer/Chapitre 21

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 229-238).


CHAPITRE XXI.


Moi aussi je l’ai vu sur la vague qui montait, quand la tempête de la nuit venait à ta rencontre…
Percival.



Le premier mouvement du marin, quand son vaisseau s’est trouvé en contact avec une substance dure, c’est de vérifier, en sondant les pompes, combien il y a d’eau dans le navire. Dagget remplissait lui-même cette fonction au moment où les chaloupes de Roswell Gardiner remorquaient vers la mer libre de glaces le schooner presque désemparé de Dagget. Tous ceux qui étaient à bord, y compris Roswell, attendaient avec anxiété le résultat de cet examen. Ce dernier tenait la lanterne, au moyen de laquelle on pouvait calculer la hauteur de l’eau, la clarté de la lune suffisant à peine pour éclairer cette opération. Enfin on retira la baguette qui avait servi pour souder, et l’on en examina l’extrémité pour voir jusqu’où elle était mouillée.

— Eh bien ! qu’en dites-vous, Gar’ner ? dit Dagget avec quelque impatience. Il doit y avoir de l’eau, car il n’est pas de vaisseau qui eût essuyé un assaut aussi, violent sans que ses murailles se fussent ouvertes.

— Il doit y avoir trois pieds d’eau dans votre cale, répondit Roswell en secouant la tête. Si cela continue, capitaine Dagget, il sera difficile que votre schooner reste à flot.

— Il restera à flot tant que les pompes pourront travailler.

Quoiqu’il n’y ait pas de fonction qui plaise moins aux marins que celle de pomper, il arrive souvent qu’ils y ont recours comme au seul moyen de sauver leurs vies.

— Je crois, dit Roswell au bout de quelques instants, que le vent a tourné au nord-est, et qu’il souffle contre nous.

— Non pas contre nous, Gar’ner, non pas contre moi, du moins, répondit Dagget ; je tâcherai de retourner dans l’île, où j’essaierai d’aborder et de réparer les avaries de mon schooner. Voilà tout ce que je puis espérer.

— Cela causera un grand retard, capitaine Dagget, dit Roswell d’un ton de doute. Nous nous trouvons maintenant au milieu de la première grande masse de glace ; il peut être aussi facile de s’ouvrir une voie vers le nord que de reculer vers le sud.

— Je ne dis pas le contraire, mais je retourne dans l’île. Je ne vous demande pas de nous accompagner, Gar’ner. Après le dévouement que vous avez montré en nous attendant si longtemps, je ne saurais songer à rien de pareil. Si le vent tourne vraiment au nord-est, et je commence à le croire, en vingt-quatre heures j’aurai ramené le schooner dans la baie, et là je pourrai le mettre à l’ancre sous le banc de rochers où nous avions déposé nos barils. Dans une quinzaine de jours nous aurons bouché toutes ses voies d’eau, et nous tâcherons de vous suivre. Vous direz aux gens d’Oyster-Pond que nous arrivons, et ils en feront parvenir la nouvelle au Vineyard.

C’était s’adresser chez Roswell à un certain point d’honneur, et Dagget le savait très-bien. Généreux et déterminé, le jeune homme était plus sensible à l’appel indirect et silencieux qu’on lui adressait qu’il n’eût pu l’être à toute autre considération. L’idée d’abandonner un compagnon dans le danger, au milieu d’une mer comme celle où il se trouvait, l’arrachait au sentiment d’un devoir que, dans d’autres circonstances, il aurait regardé comme impératif. Le diacre, et encore plus Marie, l’appelaient au Nord, mais les périls des hommes du Vineyard semblaient l’enchaîner à leur sort.

— Voyons ce que la pompe nous dira maintenant, s’écria Roswell avec impatience. Peut-être aura-t-elle quelques bonnes nouvelles à nous donner.

— Il y a quelque chose d’encourageant dans ce que vous dites là, mais il est impossible d’espérer que le schooner puisse entreprendre un tel voyage sans qu’on répare ses avaries. Il me semble, Gar’ner, que ces montagnes se séparent dans ce moment-ci, et qu’elles nous ouvrent un passage vers la partie de la mer qui est libre de glaces.

— Je crois que vous avez raison, mais il y a une grande perte de temps et un grand danger à traverser encore une fois ces montagnes, répondit Roswell ; les montagnes les plus voisines de nous s’ouvrent lentement ; mais souvenez-vous quelle plaine de glace se trouve en dehors. Il faut encore sonder.

Le résultat fut bientôt connu.

— Eh bien ! quelles nouvelles, Gar’ner ? demanda Dagget se baissant pour apercevoir les marques imperceptibles qui distinguaient la partie mouillée de la baguette de celle qui était sèche. Gagnons-nous sur la voie d’eau, ou est-ce la voie d’eau qui gagne sur nous ? Que Dieu veuille que le premier résultat soit le vrai !

— Dieu l’a voulu ainsi, répondit Stimson avec respect, car c’était lui qui tenait la lanterne, étant resté à bord du vaisseau avarié par ordre de son capitaine. C’est lui seul qui a pu venir ainsi au secours des marins en danger.

— Alors nous devons en remercier Dieu ! Si la voie d’eau continue de diminuer, le schooner peut encore être sauvé.

— Je crois, Dagget, qu’il n’est pas impossible d’y parvenir, ajouta Roswell. Une seule pompe a fait descendre l’eau de deux pouces, et, suivant moi, les deux pompes réunies vous en débarrasseraient complètement.

— Allons, aux pompes ! s’écria Dagget, aux pompes, mes amis !

On obéit, mais il fallut que la moitié des hommes d’équipage de Roswell vînt au secours des hommes du Vineyard.

Les deux vaisseaux mettaient en ce moment plus de voiles dehors, et, sous l’impulsion d’un vent nouveau paraissaient revenir au parage qu’ils avaient quitté. Le schooner de Dagget était le premier en tête, et Hasard le suivait à bord du Lion d’Oyster-Pond, Roswell restant encore à bord du vaisseau avarié. Quelques heures se passèrent ainsi. On eut bientôt la certitude qu’en faisant travailler les pompes le quart du temps, on débarrasserait le schooner de la voie d’eau. Lorsque Roswell eut vérifié les faits, il regretta moins une détermination qui lui avait été en quelque sorte imposée. Il se résigna à revenir avec Dagget, ayant acquis la conviction qu’il était impossible de conduire à Rio le vaisseau avarié.

La fortune, ou, comme Stimson aurait dit, la Providence favorisa beaucoup nos marins dans leur nouvelle course à travers les montagnes de glace. Il y avait plusieurs avalanches tout près d’eux, et une montagne fit encore une évolution dans leur voisinage, mais aucun des deux vaisseaux n’en éprouva d’avarie. Lorsque les schooners se rapprochèrent de la plaine de glace, Roswell revint à son bord. C’était lui, maintenant, dont le vaisseau était le premier en tête.

On rencontra beaucoup plus d’obstacles et de dangers au milieu des masses de glaces rompues qu’on ne l’aurait pensé. Roswell dut craindre que les schooners ne fussent brisés par la pression que leurs murailles avaient à supporter.

Les périls n’étaient que plus graves, par suite de la hardiesse avec laquelle nos navigateurs se trouvaient forcés d’avancer ; car le temps était précieux dans tous les sens, non pas seulement à cause de la saison, qui se trouvait à son déclin, mais encore de la fatigue qu’avaient à supporter les hommes forcés de travailler aux pompes.

Au retour du jour, qui était maintenant plus tardif que pendant les premiers mois de leur voyage dans ces mers, nos aventuriers se trouvaient dans le centre de vastes glaces flottantes, s’éloignant des montagnes, qui, entraînées par les courants sous-marins, flottaient vers le nord, tandis que des fragments de la plaine de glace étaient emportés vers le sud.

Il devint bientôt presque impossible d’aller plus loin, à moins de faire comme les schooners dérivant au milieu d’une masse de glace qui flottait au sud et qui courait avec une vitesse de deux nœuds à l’heure. On passa ainsi un jour et une nuit. La glace était si compacte autour d’eux, que les marins allaient d’un vaisseau à l’autre avec une entière confiance. On n’éprouvait aucune crainte tant que le vent ne changerait pas, la flotte des montagnes formant actuellement un côté de dessous le vent comme si ces montagnes avait été de la terre. Le matin du second jour, tout cela changea à l’instant. La glace commença à s’ouvrir, pourquoi ? c’est ce qu’on ne pouvait que conjecturer, quoiqu’on en attribuât la cause à une différence de direction entre les vents et les courants. Cela eut pour résultat de délivrer les schooners de leur prison, et ils commencèrent à se mouvoir malgré les glaces. Vers midi, on aperçut encore la fumée du volcan, et, avant que le soleil baissât, le cap le plus élevé de toutes les îles du groupe parut tout couronné de neige.

Chacun fut heureux de voir la terre, quoique celle-là fut déserte et stérile ; car c’était pour ces marins un moment de repos. La nécessité de pomper presque continuellement, c’est-à-dire une minute sur quatre, produisait son effet ordinaire, et les hommes semblaient fatigués et épuisés. Personne, à moins d’avoir assisté à la manœuvre des pompes, ne peut se faire une idée de la nature de ce travail et de la répugnance extrême qu’il excite chez les marins.

Le matin du quatrième jour, nos navigateurs se trouvèrent dans la grande baie, en dehors des glaces, à une lieue environ de la petite anse. Les schooners furent bientôt dans leur ancien port. Au moment où ils y entraient, Roswell regarda autour de lui avec regret, terreur et admiration. Il ne pouvait que regretter, en effet, d’avoir perdu tant de temps, surtout dans une telle saison. Tous les vestiges de l’été avaient disparu ; un automne froid et glacial y avait succédé. La maison était toujours la même, les piles de bois et d’autres objets placés là par la main de l’homme étaient restés comme on les avait laissés mais ces objets mêmes avaient quelque chose de plus froid, de moins utile, en apparence, que lorsqu’on les avait quittés. À la surprise générale, on n’apercevait pas un veau marin. Pour des raisons inconnues, tous ces animaux avaient disparu, ce qui mettait à néant tous les calculs secrets de Dagget. Il avait, en effet, espéré profiter de cet accident pour faire sa cargaison. Quelques-uns prétendirent que les animaux étaient allés hiverner au nord ; d’autres soutenaient qu’ils avaient été alarmés, et qu’ils s’étaient réfugies dans l’une ou l’autre des îles ; mais tous s’accordèrent à reconnaître qu’ils étaient partis. On sait qu’un veau marin s’éloigne quelquefois des eaux qu’on peut appeler ses eaux natales ; mais rien ne prouve que cet animal ait des habitudes de migration. La plus grande espèce de ces animaux habite ordinairement une vaste étendue de mer et même le petit veau marin à fourrure s’éloigne quelquefois de ses parages ordinaires et se trouve sur des côtes où l’on n’a pas l’habitude de le rencontrer. Quant aux animaux qui s’étaient montrés en si grand nombre sur la terre des Veaux Marins, nous ne hasarderons aucune théorie, mais une conversation qui eut lieu entre les seconds des deux schooners jettera peut-être quelque lumière sur cette question.

— Eh bien ! Macy, dit Hasard en lui montrant les rochers déserts, que pensez-vous de cela ? Il n’y a pas un seul de ces animaux là où l’on en voyait des milliers.

— Ce que j’en pense ! Je pense qu’ils sont partis, et j’ai déjà vu arriver de ces choses-là. Lorsqu’on a un peu étudié les signes et les symptômes, on peut savoir comment s’expliquer celui-ci.

— Je voudrais qu’on me l’expliquât, pour moi, il est tout à fait nouveau.

— Les veaux marins sont partis, et c’est un signe que nous devrions être partis nous-mêmes. Voilà mon explication, et vous pouvez en faire ce que vous voudrez. La nature donne de ces sortes d’avertissements, et il n’est pas de marin sage qui les néglige. Je dis que, lorsque les veaux marins s’en vont, les chasseurs de veaux marins doivent s’en aller aussi.

L’autre second se mit à rire, mais un mot de son capitaine termina la conversation. Roswell appelait Hasard pour aider à mettre le schooner du Vineyard en sûreté dans l’anse où il était entré. Il y avait la un banc de rochers sur lequel on pouvait réparer toutes les avaries du vaisseau, et le radouber comme dans un chantier.

Ce fut là que Dagget avait conduit son schooner, tandis que l’autre vaisseau avait jeté l’ancré.

L’équipage de Dagget porta ses matelas sur le rivage, prit possession de ses lits, alluma du feu dans le poële, et se prépara à faire la cuisine dans la maison, comme avant de quitter l’île. Roswell et tout l’équipage restèrent à bord.

On boucha en une semaine plusieurs voies d’eau, mais quand on voulut remettre le navire à flot, il en restait une qu’on trouva trop considérable pour risquer d’entreprendre un aussi grand voyage. Roswell exprima très-fermement son opinion sur la nécessité de boucher cette voie d’eau.

— Dans ce cas, répondit Dagget, il faudra replacer le schooner sur le rivage et se remettre au travail. Je vois ce que c’est, ce retard ne vous plaît pas, vous pensez au diacre Pratt et à Oyster-Pond. Je ne vous blâme point, Gar’ner, et je ne dirai jamais un mot contre vous ou votre équipage, quand même vous partiriez cet après-midi.

Dagget était-il sincère dans ces protestations ? Il l’était jusqu’à un certain point. Il voulait paraître juste et magnanime, tandis qu’en secret il s’efforçait d’agir sur les bons sentiments de Roswell aussi bien que sur son orgueil. Même dans la situation presque désespérée où il se trouvait, Dagget était encore préoccupé de la pensée du gain ; il ne renonçait même pas au trésor caché, dont il se flattait d’obtenir sa part en s’attachant à Roswell. Quand il s’agit du gain, il y a dans la race anglo-américaine une ténacité de bouledogue, qui mène sans doute à de grands résultats sous un rapport, mais qui est désagréable pour tout le monde, excepté pour celui qui est doué de cet instinct. Qu’un Yankee prenne un dollar avec les dents, et il sera impossible de le lui arracher.

Roswell, quoiqu’il fût bien peu disposé à prolonger son séjour dans ces îles, consentit à y rester jusqu’à ce qu’on se fût assuré s’il était possible de ramener le vaisseau avarié. C’était un délai d’une semaine.

On parvint en effet, à boucher la voie d’eau du schooner de Dagget, et on put le remettre à flot. Quelques instants après que ce résultat était obtenu et que son schooner se trouvait à l’ancre, Dagget aborda Roswell et lui serra la main.

— Je vous dois beaucoup, lui dit-il ; tous les gens du Vineyard le sauront, si nous retournons jamais chez nous.

— Je suis charmé qu’il en soit ainsi, capitaine Dagget, reprit Roswell, car, pour vous dire la vérité, la quinzaine que nous avons perdue ou que nous perdrons avant de pouvoir mettre à la voile, a produit un grand changement dans le temps. Les jours diminuent avec une effrayante rapidité, et la baie est déjà couverte, ce matin, comme d’une crème de glace. Le vent l’a enlevée ; mais regardez autour de vous, dans cette anse, un enfant pourrait marcher sur la glace qui est près de ces rochers.

— Il n’y en aura plus à la nuit, et les deux équipages seront prêts en vingt-quatre heures. Courage, Gar’ner, nous sortirons des montagnes de glace dans le courant de la semaine.

— J’ai moins peur des montagnes dont vous parlez que de la glace nouvelle ; les îles de glace flottent en ce moment vers le Nord ; mais chaque nuit devient plus froide, et les plaines de glace semblent se rapprocher du groupe d’îles au lieu de s’en éloigner.

Dagget chercha à encourager son compagnon, mais Roswell fut très-heureux, lorsqu’au bout de vingt-quatre heures le schooner du Vineyard se trouva prêt. Gardiner pensait qu’il fallait mettre immédiatement à la voile ; mais Dagget fit, à cet égard, plusieurs objections. D’abord, il n’y avait point de vent, et quand Roswell proposa de conduire les deux schooners au milieu de la baie, on répondit que les équipages avaient beaucoup travaillé pendant plusieurs jours, et qu’ils avaient besoin de repos. Le résultat qu’on pouvait obtenir en s’avançant dans la baie était de sortir de cette croûte de glace qui se formait toutes les nuits près de la terre, mais qui était rompue et emportée par les vagues dès que le vent recommençait à souffler. Tout ce que voulait Roswell était de conduire son schooner à une lieue de l’anse. Il croyait qu’il était facile d’y parvenir en quelques heures, et, s’il y avait du vent, beaucoup plus vite. Cette explication satisfit les marins. Roswell Gardiner se sentait débarrassé comme d’un lourd fardeau quand son schooner eut quitté le rivage. Une chaloupe remorquait doucement le schooner d’Oyster-Pond et l’aidait à sortir de l’anse. Au moment où il passait devant le schooner du Vineyard, Dagget était sur le pont. Il souhaita le bonsoir à son collègue, lui promettant de le suivre au point du jour.

Il serait difficile de peindre un spectacle aussi triste que celui qui s’offrait aux regards de Gar’ner au moment où il traversait ces eaux qui séparaient les différentes îles de ce groupe lointain et stérile. Tout ce que Roswell pouvait faire, était d’apercevoir la crête sourcilleuse des rochers qui couronnaient la partie centrale de la terre des Veaux Marins et bientôt ce point disparut dans l’obscurité. Le froid devenait plus rigoureux, et les hommes commencèrent à se plaindre que la glace s’attachât au bout de leurs rames. Une pensée vint alors s’offrir à l’esprit de notre jeune capitaine. À quoi lui servirait-il d’avoir conduit son vaisseau en dehors de la glace, si celui de Dagget s’y trouvait bloqué le lendemain ? Il comprit si bien l’importance de cette réflexion, qu’il se décida à rentrer dans l’anse, pour tenter un nouvel effort auprès de Dagget.

Gardiner trouva tous les gens du Vineyard couchés. La fatigue qu’ils venaient d’avoir à supporter, unie au froid, leur rendait le repos très-agréable. Dagget lui-même ne se leva point pour recevoir Roswell. Il était inutile de discuter avec un homme qui se trouvait dans de telles dispositions. Après être resté quelque temps avec Dagget, Roswell retourna à son bord. En revenant il remarqua que la glace devenait de plus en plus épaisse, et la chaloupe eut à s’ouvrir un chemin, à travers la croûte de glace qui se formait, pour arriver au schooner.

Roswell commença à craindre lui-même d’être arrêté par la glace, avant de pouvoir sortir de la baie. Heureusement un vent léger commença à souffler du nord, et Gardiner réussit à conduire son schooner sur un point où il était à l’abri de ce danger. Il permit alors à ses hommes de prendre le repos dont ils avaient besoin, et les officiers du schooner veillèrent sur le pont chacun à son tour.

Une heure environ avant le point du jour, le second officier marinier appela Roswell d’après les ordres qu’il avait reçus. Le jeune capitaine, en montant sur le pont, vit qu’il n’y avait point de vent et qu’il faisait un froid très-rigoureux.

La glace s’était attachée aux gréements et aux murailles du schooner, partout où l’eau les avait touchés, quoique le calme de la nuit, qui avait empêché l’écume de la mer de jaillir sur le vaisseau, eût beaucoup favorisé nos navigateurs. Roswell s’assura que la croûte de glace qui l’entourait dans la baie avait près d’un pouce d’épaisseur. Cela lui causa une grande inquiétude, et il attendit le jour avec une vive anxiété, afin de pouvoir se rendre compte de la situation de Dagget.

Dès qu’il fit grand jour, on vit qu’une glace assez forte pour porter des hommes couvrait le croissant formé par la baie. Dagget et son équipage étaient déjà à l’œuvre et se servaient de la scie. Il fallait qu’ils eussent pris l’alarme avant le retour du jour, car le schooner n’avait pas seulement levé l’ancre, mais se trouvait de la longueur d’un câble en dehors de l’anse. Gardiner suivit le mouvement de Dagget et de son équipage avec une longue-vue pendant quelques instants, puis il fit venir tout l’équipage sur le pont ; le cuisinier avait reçu l’ordre de préparer un déjeuner chaud. Après avoir mangé, Roswell et Hasard se jetèrent dans les deux chaloupes baleinières, et ramèrent aussi loin que la glace le leur permit ; ils se rendirent ensuite à pied à bord du schooner bloqué par la glace, ayant amené avec eux la plus grande partie de leur équipage.

Il fut peut-être heureux pour Dagget que le vent commençât à souffler du nord ; il en résulta que les vagues, poussées par ce vent, eurent bientôt rompu la glace, et que le schooner du Vineyard put rejoindre, vers midi, celui d’Oyster-Pond.

Roswell se félicita de se retrouver à son bord, mais bien déterminé à sortir dès qu’il lui serait possible de l’espèce de détroit où il était, car l’expérience de la nuit lui avait appris qu’on était resté trop longtemps dans l’anse. Dagget le suivait volontiers, mais non pas comme un homme qui avait été si près d’hiverner près du pôle antarctique.