Les Lions de mer/Chapitre 1

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 5-9).
LES


LIONS DE MER


OU LE NAUFRAGE


DES


CHASSEURS DE VEAUX-MARINS




CHAPITRE PREMIER.


Une fois que cela sera parti, il ne boira plus que l’onde amère.
Shakespeare. La Tempête.



Il y a dans les mœurs américaines une certaine uniformité qu’on ne rencontre pas dans l’ancien monde. Ce que l’on peut appeler l’activité de la vie en Amérique, la rapidité et le bon marché des relations, les habitudes presque nomades du pays, ont à peu près effacé toute empreinte des mœurs locales. Un observateur fera cependant quelque différence entre l’Américain de l’est et celui de l’ouest, entre l’homme du nord et celui du midi, le Yankee et l’habitant du centre des États-Unis, le Bostonien, le Manhattanesien, et l’Américain de Philadelphie. Lorsqu’on songe à cette multitude de races qui sont un même peuple et au vaste continent qu’elles occupent, on s’étonne encore de l’espèce de ressemblance de famille qui existe entre elles.

Mais, malgré le caractère général de la société américaine, il y a des exceptions à cette uniformité que nous signalons ici, et, dans quelques parties des États-Unis, on remarque non pas seulement des différences, mais une originalité de mœurs dont il est impossible de ne pas être frappé. Les acteurs de l’histoire que nous allons raconter appartiennent à l’un des cantons exceptionnels, et échappent ainsi à ce type uniforme qui nivelle le reste de l’Amérique.

Tandis que les comtés voisins ont à peu près perdu leur caractère distinctif, Suffolk, l’un des trois qui embrassent toute l’étendue de Long-Island et qui forment les plus anciens comtés de l’État de New-York, n’a point changé : Suffolk est resté Suffolk. La population de ce comté descend des puritains anglais qui vinrent coloniser l’Amérique. Ajoutons que Suffolk n’a qu’un port de mer, quoiqu’il offre un développement de côtés plus étendu que tout le reste de l’État de New-York. Et ce port n’est pas un port de commerce général, car on le voit rempli de vaisseaux baleiniers, et la pêche a la baleine, ce dur et viril métier, est la profession de ses habitants.

Il est aussi nécessaire qu’un vaisseau baleinier ait de l’esprit de corps qu’un régiment ou un vaisseau de guerre. Or, cet esprit existe dans tous les ports où l’on s’occupe spécialement de la pêche à la baleine. Ainsi, vers l’année 1820, époque où commence cette histoire, il n’y avait pas à Sag-Harbour, un individu voué à cette profession, qui ne fût connu, non-seulement de tous ses compagnons de dangers, mais de toutes les femmes et de toutes les filles de l’endroit. Un port baleinier, qu’on nous permette cette expression, n’est rien sans une population baleinière, et New-York n’a réussi que bien rarement dans des entreprises de pêche à la baleine, quoiqu’on se fût adressé à des ports baleiniers pour y chercher des officiers capables de commander ces expéditions. Dans tout succès il y a la partie morale, et lorsqu’une pêche heureuse se fait sentir, qu’on souffre ce mot, dans toutes les fibres de l’intérêt local il y a pour le hardi et intrépide harponneur, pour l’adversaire et le vainqueur des monstres marins de la popularité, de la gloire, de l’enthousiasme, et même de doux sourires.

Long-Island se bifurque à l’est, et offre, on peut le dire, deux extrémités, dont l’une porte le nom d’Oyster-Pond (l’Étang aux Huîtres), tandis que l’autre, qui s’étend vers Block-Island, forme le cap bien connu de Montauk. Entre les deux pointes de la fourche que décrit l’île de Long-Istand, se trouve Shelter-Island, île située elle-même entre le port de Sag-Harbour, qui est le seul du comté de Suffolk, et la plage d’Oyster-Pond d’un aspect tout rural, tout villageois, à côté des vagues de la mer. On donnait autrefois le nom d’Oyster-Pond à une longue étendue de terre basse, fertile et verdoyante, qui, de l’une des extrémités de la fourche dont nous avons parlé, allait jusqu’à l’endroit où les deux pointes se réunissaient.

Dans les premières années de ce siècle, il eût été difficile de découvrir un canton plus écarté, une oasis moins fréquentée que Oyster-Pond. Hélas ! on en a fait la dernière station d’un chemin de fer ! Il fallait, en effet, le coup d’œil d’un entrepreneur de rail-road pour lier cette langue de terre solitaire avec d’autres plages, et découvrir un rapport entre Oyster-Pond et le reste de l’Amérique ! On a dû se servir de l’eau dont Oyster-Pond est presque entouré, et de l’obstacle faire un moyens : on a réussi, et Oyster-Pond se trouve maintenant sur une ligne placée entre deux des grands marchés de l’Amérique. Ç’a été un coup funeste et mortel porté à la retraite, à la simplicité, à l’originalité de cette plage, de ce champ isolé sur les bords de la mer, tout près d’un grand port dont il restait cependant séparé et à l’écart.

C’était un des beaux jours d’un délicieux mois de septembre et un dimanche. Près d’un des quais d’Oyster-Pond, on pouvait remarquer un schooner, qu’on avait lancé depuis peu, et dont l’équipement n’était pas encore terminé, comme on s’en apercevait à la voilure. Tout travail était suspendu à cause du dimanche, d’autant plus que le schooner appartenait à un certain Pratt, diacre de sa paroisse, qui habitait une maison à un demi-mille du quai, et qui était propriétaire de quelques fermes dont il tirait d’assez bons revenus.

Il y a deux espèces de diacres, les uns ecclésiastiques, et les autres laïques. M. Pratt appartenait à cette dernière espèce, qui fleurit dans l’église presbytérienne. En général, la lèpre, qui attaque cette espèce de diacres est l’avarice. M. Pratt en était cruellement atteint. Le diacre Pratt, avec un grand extérieur de piété, se faisait redouter dans les affaires, non pas qu’on pût l’appeler voleur, mais il était dur, et s’il était incapable de tromper d’une manière directe, il arrivait bien rarement qu’il fît le moindre sacrifice à un sentiment généreux.

M. Pratt était assez âgé pour qu’on s’occupât déjà du testament qu’il pourrait faire. Une nièce, fille unique et orpheline de son frère Israël Pratt, demeurait avec lui ; elle était aussi désintéressée que son oncle était avare, et souvent il lui reprochait des charités et des actes de bienfaisance ou de bon voisinage qu’il qualifiait de prodigalités. Mais Marie, semblait ne pas entendre les observations de son oncle, et continuait à remplir son devoir avec douceur et humilité. Les commères de l’endroit croyaient cependant que le diacre Pratt ne laisserait point son bien à Marie, qui était sans fortune, et qu’il en doterait l’Église.

Suffolk a été peuplé, originairement par des émigrés de la Nouvelle-Angleterre, et les mœurs y sont restées ce qu’elles sont dans le Connecticut. Là, les petits services qui partout ailleurs sont gratuits, on les enregistre très-régulièrement sur le livre de comptes, et souvent on les voit reparaître dans un acte, des années après que ceux qui en furent l’objet les ont oubliés.

L’homme riche qui a une voiture la loue, et la manière dont des personnes qui sont à leur aise acceptent et même demandent de l’argent pour des services qui seraient tout gratuits, dans les États du centre, excite le désappointement et même le dégoût. La langue elle-même est infectée de cet esprit mercenaire. Si l’on passe quelques mois chez un ami, on n’y est pas en visite, suivant l’expression anglaise ordinaire ou y est en pension (boarding) : on regarde en effet comme tout naturel qu’on paie chez un ami comme à l’hôtel. Il serait même fort imprudent de faire quelque séjour dans une maison de la Nouvelle-Angleterre, à moins de prendre la précaution de donner des reçus comme garantie dans le cas où l’on ne serait pas prêt à payer sa dépense en partant. Les habitudes de familiarité et de franchise qui existent partout ailleurs entre les amis et les parents, sont ici tout à fait inconnues, chaque service ayant son prix.

Il y a cependant, à côté de ces habitudes, des qualités qui en adoucissent l’âpreté et dont nous pourrons avoir plus tard l’occasion de parler.

Marie soupçonnait peu la vérité, mais l’habitude, l’avarice, le vague espoir que la jeune fille pourrait contracter un riche mariage, qui lui permettrait un jour de réclamer ses avances, avaient déterminé le diacre à ne pas dépenser un cent pour son éducation, son entretien ou ses plaisirs, sans le porter à son débit dans le grand-livre, qu’il tenait avec une régularité invariable. Quant aux sentiments de dignité personnelle qui n’auraient pas permis à un homme comme il faut d’agir ainsi, le diacre Pratt y était complètement étranger. Au moment où commence cette histoire, le compte secret de l’oncle pour son affectionnée nièce montait, en frais d’éducation, d’entretien, de logement, de nourriture et d’argent de poche, à la somme considérable de mille dollars, qui avait été dûment dépensée. Le diacre était d’une avarice basse et sordide, mais il était honnête. Dans le compte, il n’y avait pas un cent de trop ; et à dire vrai, M. Pratt avait un si grand faible pour Marie, que la plupart des articles dont il voulait pouvoir réclamer le paiement étaient cotés à un taux très-raisonnable.