Les Liaisons dangereuses/Lettre 29

J Rozez (volume 1p. 92-94).

Lettre XXIX.

Cécile Volanges à Sophie Carnay.

Je te le disais bien, Sophie, qu’il y avait des cas où on pouvait écrire ; & je t’assure que je me reproche bien d’avoir suivi ton avis, qui nous a tant fait de peine, au chevalier Danceny & à moi. La preuve que j’avais raison, c’est que madame de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m’a bien dit d’abord comme toi : mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle est convenue que c’était bien différent ; elle exige seulement que je lui fasse voir toutes mes lettres & toutes celles du chevalier Danceny, afin d’être sûre que je ne dirai que ce qu’il faudra : ainsi, à présent, me voilà tranquille. Mon Dieu, que je l’aime, madame de Merteuil ! elle est si bonne ! & c’est une femme bien respectable. Ainsi il n’y a rien à dire.

Comme je m’en vais écrire à M. Danceny, & comme il va être content ! il le sera encore plus qu’il ne croit : car jusqu’ici je ne lui parlais que de mon amitié, & lui voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c’était bien la même chose ; mais enfin je n’osais pas, & il tenait à cela. Je l’ai dit à madame de Merteuil : elle m’a dit que j’avais eu raison, & qu’il ne fallait convenir d’avoir de l’amour que quand on ne pouvait plus s’en empêcher : or je suis sûre que je ne pourrai pas m’en empêcher plus longtemps ; après tout, c’est la même chose, & cela lui plaira davantage.

Madame de Merteuil m’a dit aussi qu’elle me prêterait des livres qui parlaient de tout cela, & qui m’apprendraient bien à me conduire, & aussi à mieux écrire que je ne fais : car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui est une preuve qu’elle m’aime bien ; elle m’a recommandé seulement de ne rien dire à maman de ces livres-là, parce que ça aurait l’air de trouver qu’elle a trop négligé mon éducation, & ça pourrait la fâcher. Oh ! je ne lui en dirai rien.

C’est pourtant bien extraordinaire qu’une femme qui ne m’est presque pas parente, prenne plus de soin de moi que ma mère ! c’est bien heureux pour moi de l’avoir connue !

Elle a demandé aussi à maman de me mener après-demain à l’Opéra, dans sa loge ; elle m’a dit que nous y serions toutes seules, & nous causerons tout le temps, sans craindre qu’on nous entende ; j’aime bien mieux cela que l’opéra. Nous causerons aussi de mon mariage : car elle m’a dit que c’était bien vrai que j’allais me marier ; mais nous n’avons pas pu en dire davantage. Par exemple, n’est-ce pas encore bien étonnant que maman ne m’en dise rien du tout ?

Adieu, ma Sophie, je m’en vais écrire à M. le chevalier Danceny. Oh ! je suis bien contente.

De…, ce 24 août 17…