Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 4

Amsterdam (Première partiep. 31-36).


Lettre IV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil, à Paris.

Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme. Ce n’est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; & tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m’honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, & de finir par donner avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin ; il faut le suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle Marquise, vous me suivez au moins d’un pas égal ; & depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission d’amour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connois votre zele, votre ardente ferveur ; & si ce Dieu-là comme l’autre nous juge sur nos œuvres, vous serez un jour la Patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami sera au plus un Saint de village. Ce langage vous étonne, n’est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je n’en entends, je n’en parle pas d’autre ; & c’est pour m’y perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir.

Ne vous fâchez pas, & écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vois vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connoît rien ; qui, pour ainsi dire, me seroit livrée sans défense ; qu’un premier hommage ne manquera pas d’enivrer, & que la curiosité mènera peut-être plus vite que l’amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n’en est pas ainsi de l’entreprise qui m’occupe ; son succès m’assure autant de gloire que de plaisir. L’amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte & le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d’un saint respect, & vous direz avec enthousiasme : « Voilà l’homme selon mon cœur. »

Vous connoissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austeres. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre ;

Et si de l’obtenir je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

On peut citer de mauvois vers, quand ils sont d’un grand poète[1].

Vous saurez donc que le Président est en Bourgogne, à la suite d’un grand procès (j’espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une Messe chaque jour, quelques visites aux Pauvres du canton, des prieres du matin au soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, & quelquefois un triste wisk, devoient être ses seules distractions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon Ange m’a conduit ici, pour son bonheur & pour le mien. Insensé ! je regrettois vingt-quatre heures que je sacrifiois à des égards d’usage. Combien on me puniroit en me forçant de retourner à Paris ! Heureusement il faut être quatre pour jouer au wisk ; &, comme il n’y a ici que le Curé du lieu, mon éternelle tante m’a beaucoup pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j’ai consenti. Vous n’imaginez pas combien elle me cajolle depuis ce moment, combien sur-tout elle est édifiée de me voir régulièrement à ses prières & à sa Messe. Elle ne se doute pas de la Divinité que j’y adore.

Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les obstacles : mais ce que vous ignorez, c’est combien la solitude ajoute à l’ardeur du desir. Je n’ai plus qu’une idée ; j’y pense le jour, & j’y rêve la nuit. J’ai bien besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux : car où ne mène pas un désir contrarié ! O délicieuse jouissance ! Je t’implore pour mon bonheur & sur-tout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal ! nous ne serions auprès d’elles que de timides timides esclaves. J’ai dans ce moment un sentiment de reconnoissance pour les femmes faciles, qui m’amène naturellement à vos pieds. Je m’y prosterne pour obtenir mon pardon, & j’y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie : sans rancune.

Du Château de . . ., ce 5 Août 17**.

  1. La Fontaine.