L’Harmonie sensuelle



J’ai choisi Nanthilde pour femme, parce que son apparence s’harmonisait merveilleusement avec la mienne. Comme moi, elle est grande, vigoureuse, de marche ferme, de corps souple et infatigable. J’en conclus que nos caractères devaient s’accorder, que la vie serait bonne auprès d’elle, et que nous suivrions d’un pas égal le chemin de nos destinées. Car, enfin, peut-on se juger autrement que sur des apparences, et la sagesse n’est-elle pas de s’y fier et de s’en remettre au temps pour découvrir la vérité de ceux à qui nous lions notre existence ?

D’ailleurs, ai-je le droit de rien reprocher à Nanthilde ? N’est-ce pas moi qui, par mes scènes et mon humeur soupçonneuse, rendis notre ménage insupportable ? Certes, ma chair fut déçue au contact de la sienne, et l’indifférence de son beau corps ne fut pas sans irriter mon orgueil d’éducateur et exaspérer jusqu’à la méchanceté mes exigences de mâle. Mais ne se montra-t-elle pas admirable de douceur, de résignation, de soumission ? Et rien, dans sa conduite, peut-il justifier la sorte d’attitude cruelle et implacable que je lui opposai après quelques mois de mariage ?

Pourtant, j’étais sans pitié. Je n’admettais pas qu’elle restât insensible à mes caresses. Je lui en voulais de sa froideur comme d’une offense volontaire, préméditée, sournoise. C’étaient des querelles furieuses et des injures abominables. Ma jalousie surtout la poursuivait obstinément. Au bal, il me semblait que son corps allait s’émouvoir au contact du premier venu. Un autre, plus habile que moi, plus aimé, ne jouissait-il pas en secret de cette merveille de grâce et de jeunesse ? N’était-elle pas, pour quelque rival, un instrument exquis de volupté, elle dont j’ignorais le moindre sourire de joie ?

À bout de forces, je l’ai emmenée chez mon père. Il habitait, dans une vallée du Morvan, les débris restaurés d’un vieux château où il se reposait d’une vie assez orageuse et de passions dont l’écho m’était souvent revenu. Je lui donnai mes instructions. Nanthilde n’avait pas le droit de franchir les fossés qui entouraient le parc. Aucun homme ne devait pénétrer jusqu’à elle.

Quant à moi, je partageai ma vie en deux. À Paris, j’eus des maîtresses, toujours en quête de plaisirs et cherchant l’oubli dans les bras de la première venue. Puis, soudain, j’accourais là-bas comme un fou. Il me fallait voir Nanthilde, surveiller ses actes, arracher à son regard impassible le secret de ses pensées. Il me fallait la posséder surtout, comme si j’avais l’espoir absurde qu’elle pût enfin être possédée par moi, selon la plénitude de mes désirs.

Et chaque fois le désaccord s’accentuait entre nous. Chaque fois, c’était la rencontre plus misérable de deux étrangers. De plus en plus, je devenais le maître, inflexible et dur, elle, de plus en plus l’esclave insaisissable qui se dérobe dans l’obéissance et dans le mutisme. Je la querellais, je la torturais sans que jamais une larme coulât de ses yeux ou qu’une plainte lui échappât. Tout au plus, quand je la prenais entre mes bras, pouvais-je deviner, à quelque signe, Son aversion, son effroi de ma caresse. Oh ! avec quel plaisir, alors, je la battais, la malheureuse !

Un soir j’arrivai. Le château était vide. Un domestique me remit cette lettre de mon père :

« Sur mon conseil, ta femme se soustrait à la vie épouvantable que tu lui imposes. Ton honneur n’a rien à craindre. Elle ne forme d’autre vœu que de vivre tranquille et seule, Je veillerai sur elle, comme si c’était ma fille… »

Certes, ma douleur fut atroce, et j’ai passé là des heures horribles, auxquelles ont succédé de longs jours monotones et inoccupés. Mais je ne peux pas me plaindre, car c’est à cette douleur que je dois l’éveil de ma conscience. J’ai vu clair en moi. J’ai vu que j’aimais Nanthilde et que j’avais agi comme un criminel. J’ai compris quelle admirable créature j’avais foulée aux pieds et combien sa fuite était excusable, même légitime. Alors, j’ai vécu dans le seul espoir de la mériter quelque jour.

Oui, j’ai vécu dignement, sans rien faire pour retrouver celle que j’aimais enfin selon l’amour qu’elle a le droit d’exiger. Dès l’abord, j’ai rectifié ma conduite. Peu à peu, j’ai aboli tous mes instincts de brutalité et de débauche. Je me suis purifié. Confiant en la vertu de Nanthilde, j’ai méprisé les besoins de ma chair. En même temps, mon esprit s’élevait, et je suis parvenu à une force d’âme dont ma femme eût pu s’enorgueillir puisqu’elle en était la réelle inspiratrice. Mais qui m’aurait dit qu’elle la mettrait à l’épreuve d’une si abominable façon, elle, elle que je vénère malgré tout, que j’aime malgré tout ?

Maître de moi, régénéré, je me mis à la recherche. Deux ou trois endroits me sollicitaient, un surtout dont mon père me vantait souvent, jadis, la situation et le charme, et où il possédait une petite maison. C’était dans le beau pays onduleux qui s’étend d’Avranches à Granville, en face du Mont Saint-Michel.

J’y allai l’autre semaine, et je la vis.

Il faisait un joli soleil de mai. Des arbres me dissimulaient. Je la vis sur la route, aux côtés de mon père. Elle cueillait des fleurs, des coquelicots, des marguerites et des mauves, et elle les lui donnait à porter, avec un sourire grave, comme si elle lui confiait un fardeau très précieux. Elle me parut toute jeune, heureuse et insouciante, Mon cœur battit violemment. Que restait-il de moi en celle qui avait été mienne ?

Elle prit le bras de son compagnon et ils entrèrent dans une maison joyeuse, à poutres en croix et à roses grimpantes. On apercevait au loin la mer.

— Durant huit jours, je n’osai me montrer. Peut-être un secret désir de connaître sa vie m’en empêchait-il également. Je pus constater, d’ailleurs, qu’ils vivaient dans la solitude la plus absolue. Chaque matin, le vieillard descendait sur la grève ; l’après-midi, elle sortait avec lui.

C’est un matin donc que je me présentai chez elle. Oh ! comme j’avais peur !

En me voyant, elle devint toute pâle. J’essayai de lui prendre la main. Elle me repoussa. Nous ne bougions plus ni l’un ni l’autre. Enfin, je me mis à genoux devant elle.

— Nanthilde, je vous aime et je vous demande pardon.

Elle murmura d’une voix sourde :

— Que voulez-vous ? Que voulez-vous ?

— Reprendre la vie où nous l’avons laissée, lui dis-je en tremblant.

Alors, elle se précipita vers moi en criant :

— Mais vous ne savez donc pas ? Mais, j’aime, j’aime ! Vous entendez, j’aime !

— Tu aimes, lui ai-je dit, sans bien comprendre.

Était-il possible qu’elle pût aimer, elle ! Je lui demandai :

— Qui aimes-tu ?

Et elle me répondit très simplement :

— J’aime votre père, je suis la maîtresse de votre père.

L’aveu terrible se prolongea dans le silence. Les mots en résonnaient, inexorables. Et il en vint d’autres qui résonneront toujours dans le silence de ma vie, d’autres qu’elle prononça sans haine ni méchanceté.

— Je ne vous ai jamais aimé. Dès la première nuit, j’ai eu horreur de vos caresses. Lui, je l’ai aimé du premier jour, et c’est moi, je vous le jure, c’est moi qui ai mendié ses baisers.

Je baissais la tête sous l’insulte.

J’avais l’impression que je me heurtais à un amour immense, indestructible.

Une dernière fois, je la regardai, je vis sa haute taille, ses épaules larges, sa gorge puissante. Et je m’en allai.

En chemin, j’ai rencontré son amant. Il a des cheveux presque blancs. Son dos se voûte. Sa marche est hésitante. C’est celui-là cependant pour qui elle m’a trahi, c’est lui qu’elle me préfère.

Pourquoi pas ? Je me suis trompé en concluant de la similitude de nos apparences à l’entente certaine de notre chair. C’est peut-être l’accord des âmes qui produit l’harmonie sensuelle la plus parfaite. Si son jeune corps, insensible à ma caresse ardente, vibre sous les baisers timides du vieillard, c’est que les paroles tendres, les prières, les câlineries, les délicatesses du cœur le troublent plus profondément que la volonté brutale de mon désir.

Sois heureuse, Nanthilde, aime qui tu peux aimer…