Le Prix du bonheur



La même année les fit orphelins. Ils eurent le même tuteur, un vieil officier qui les réunissait chez lui chaque matin et leur parlait d’honneur et de devoir. Quand il mourut, on les mit au même collège. Et ainsi Tristan de Caorches et Geoffroy d’Ecajeul passèrent ensemble toute leur jeunesse.

Des goûts analogues les fixèrent en leur pays de façon définitive. C’était la rude contrée qui environne Mortain. Les carrières qui la creusent comme des plaies, montrent son ossature de granit. D’antiques forêts la couvrent d’un poil âpre et confus. Des siècles d’héroïsme barbare dorment là, d’un sommeil irrévocable où flottent, comme des rêves, les légendes des Chouans et des guerres contre l’Anglais.

Les deux petits châteaux qu’ils habitaient semblaient des coffrets de pierre pour les pieuses reliques de ce passé féodal. Celui de Tristan accrochait au flanc lépreux d’une colline les angles et les pointes de ses tourelles, de ses poivrières, de ses gargouilles de plomb, tandis qu’en une vallée proche, au fond d’un bois de cyprès, le manoir de Geoffroy d’Ecajeul confiait à l’eau morte d’un étang la silhouette orgueilleuse d’une tour.

Ils vécurent simplement et fortement, n’ayant qu’une bourse et qu’un cœur. De beaux chevaux paissaient dans leurs prairies. Ils avaient de bons fusils et de bons chiens. De la ville et des environs on venait volontiers à leur table et à leurs chasses, car ils étaient accueillants et généreux.

Mais nul plaisir ne leur semblait comparable à celui qu’ils tiraient de leur mâle amitié. Là était le secret de leur bonne humeur, la cause qui faisait leurs yeux souriants et leur vie facile. Ils se regardaient avec la certitude confiante de ceux que la mort seule désunira.

Vers l’âge de trente ans, Tristan rencontra chez des voisins une jeune fille dont la grâce naïve le séduisit. Il l’aima. Geneviève se soumit à son amour. Le mariage eut lieu.

Ce nouvel état de choses n’apporta nul changement à l’existence des deux amis. Il ne leur parut point que le moindre élément de gêne se fût glissé entre eux. Avec l’ami de son mari, Geneviève se montra douce, affectueuse et naturelle, et Geoffroy d’Ecajeul n’opposait à cette cordialité ni raideur, ni jalousie. Tous les soirs, comme auparavant, il montait au château de Caorches. Des heures amicales s’écoulaient au coin du feu ou au clair des étoiles. Et, de la sorte, il se passa trois années.

Un après-midi, comme ils rentraient de la chasse, Tristan trouva sur la balustrade du perron une lettre où il reconnut l’écriture de Geneviève. Il lut :

« Je m’en vais. Tu ne me reverras jamais. Pardon. »

Il tomba sans connaissance dans les bras de son ami.

Durant deux semaines, il fut entre la vie et la mort, et durant quatre autres semaines, il dut garder le lit. Geoffroy s’installa près de lui, ne le quitta pas une minute, et le sauva. Mais, craignant toujours que son désespoir ne le poussât à quelque résolution funeste, il demeura six mois encore au château de Caorches. Enfin, pour le distraire, il l’emmena. Et ce fut à travers l’Europe un minutieux voyage de trois années où ils fouillèrent chaque pays, espérant que le hasard d’une rencontre ou d’une conversation les mettrait sur la piste de la fugitive. Mais les jours s’écoulaient et chacun d’eux ajoutait un peu d’ombre à la nuit mystérieuse qui enveloppait la disparition de Geneviève.

Ils revinrent en Bretagne. Le soir même de son arrivée, Tristan, fuyant des souvenirs trop douloureux, vint sonner au manoir de son ami. Il y passa la nuit et les journées et les nuits suivantes, et plus jamais il ne revit les tourelles et les créneaux de Caorches. Il faisait de longs détours pour ne s’en point approcher.

Et la vie fut monotone. Une mélancolie épaisse comme la brume qui pesait au crépuscule sur les étangs mornes, leur cachait désormais la joie des beaux spectacles et leur fit oublier la douceur de vivre. Peut-être, à la longue, la blessure de Tristan s’apaisa-t-elle, mais il ne riait jamais, et ses yeux vagues semblaient toujours regarder vers des choses disparues ou invisibles.

Geoffroy le soignait avec une tendresse maternelle et, sans jamais lui parler du passé, le consolait silencieusement par ses câlineries douces. Souvent, aux heures obscures, il lui prenait la tête entre ses mains et l’appuyait contre son épaule. L’autre se laissait faire comme un enfant. Leurs larmes coulaient, Tristan murmurait :

— Je suis bien, il n’y a qu’ici, entre tes bras, que je sois bien.

Un jour, après douze ans de cette existence, alors que peu à peu l’oubli descendait en lui, il tomba de cheval et se tua.

Au bord de la tombe, Geoffroy se mit à genoux, et il resta longtemps avec le mort. Il se tordait les mains, il embrassait la terre et la mouillait de ses pleurs. Il ne partit qu’après l’arrivée du chien favori de Tristan, un vieux chien qui venait prendre place pour mourir. Alors, le dos voûté, la marche lente, il revint vers sa demeure.

Au seuil, il appela son domestique, serviteur fidèle qui l’avait élevé. Il lui dit :

— Donne-moi la clef.

Ayant pris la clef, il traversa des pièces, suivit des corridors, et gravit l’étroit escalier qui tournait à l’intérieur de la tour. Le bruit de ses pas retentissait comme au creux d’une grotte. Des trous creusaient le mur, pareils à des souterrains au bout desquels éclatait la lumière du jour, Une porte massive l’arrêta. Il l’ouvrit.

Il entra dans une grande pièce ronde où luisait la fente d’une fenêtre unique. Sans force, il tomba sur une chaise et se mit à sangloter.

Alors, Geneviève l’entoura de ses bras et lui dit :

— Pleure, mon amant, pleure.

Il pleurait à larmes abondantes, et elle disait :

— Pleure bien, pleure ton ami de tout ton chagrin et de toute ton amitié. Mais pleure-le sans remords. Je n’en ai pas, moi, je n’en ai jamais eu. Nous avons fait pour lui tout ce que nous pouvions faire et ainsi tout ce que nous devions faire. Pendant quinze ans, pour que son cœur d’ami ne soit pas brisé comme son cœur d’époux, tu as subi la torture de le voir malheureux et d’assister au chagrin que nous avions causé… Va, mon ami, tu as fait ton devoir, et plus que ton devoir…

Il leva vers elle son triste visage et prononça :

— Et toi, Geneviève, toi qui depuis quinze ans restes ici enfermée, prisonnière, seule tout le long des jours, seule des années entières !…

Ils se regardèrent avec orgueil, fiers d’eux-mêmes et de leur noblesse. Geneviève avait des cheveux presque blancs et le teint d’ivoire de ceux que ne baigne jamais l’air du dehors.

— Ah ! Geneviève, balbutia-t-il, comme nous nous aimons ! Notre amour est au-dessus de toutes les infamies… Je t’aime plus que ma conscience.

Ils se sentirent les esclaves de quelque chose d’infiniment grand qui les mettait en dehors des conditions ordinaires de la vie. Le devoir change suivant les êtres. Leur devoir était de s’aimer, et ils s’aimaient.

— Geneviève, dit-il, tu es libre maintenant, ta prison va s’ouvrir.

Elle secoua la tête gravement :

— Non, Geoffroy, non, il ne faut pas que son honneur soit souillé, même après sa mort. Il faut que nul ne sache notre faute. C’est la rançon de mon crime, et je n’ai pas le droit de m’y soustraire. Et puis, je suis morte. Ma tombe est ici. Que j’y reste ensevelie.

Et elle dit encore, avec un adorable sourire :

— El puis, vois-tu, j’aime ma prison ; toute ma vie est là, entre ces vieux, murs, tout mon bonheur. Je n’ai plus envie de marcher sur des routes, de voir des horizons, de sentir des fleurs vivantes. Tout cela me fait peur. Oh ! mon chéri, il n’y a pas au monde de paysage qui vaille pour moi les quelques arbres que j’aperçois de ma fenêtre et les reflets qui dorment sur l’eau de l’étang…