Les Institutions du Japon moderne

Les Institutions du Japon moderne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 114-149).
LES INSTITUTIONS
DU
JAPON MODERNE


I

Avec le XXe siècle une ère décisive a commencé pour l’Orient. Un célèbre homme politique indien, M. Gokhale, disait justement dans un discours prononcé à Londres en 1908 :


Depuis quelque temps un mouvement nouveau s’est manifesté en Asie. Tout à la fois national et constitutionnel, on peut le comparer à celui qui s’est produit dans la plus grande partie de l’Europe au milieu du XIXe siècle. Nous autres Orientaux, nous avons été de cinquante ans en retard sur les Européens, c’est tout. Il suffit de regarder ce qui se passe en Turquie, en Egypte, en Perse, en Chine (sans parler du Japon) pour comprendre le nouvel esprit qui anime l’Inde. Les victoires du Japon sur la Russie ont d’ailleurs rendu son prestige à l’Orient.


On ne saurait trop méditer ces paroles, elles nous font connaître et la situation de l’Asie, et les sentimens des Asiatiques. Différences foncières entre leur esprit et le nôtre, leurs civilisations immuables et notre civilisation toujours en progrès, infériorité native des races orientales, n’étaient-ce pas récemment encore des lieux communs qu’on ne prenait plus la peine de redire, mais que personne n’eût osé discuter ? Et Cependant, la vérité, la voici : l’Asie retarde de cinquante ans sur l’Europe, encore n’est-ce vrai que si l’on compare les pays les plus arriérés de l’Asie avec les pays les plus avancés de l’Europe, car le Japon est plus développé que certains pays de l’Europe méridionale et de l’Europe orientale. Dans un demi-siècle ou même plus tôt, les progrès qu’a faits le Japon, tous les peuples de l’Asie les auront faits, or l’Asie compte près de 900 millions d’habitans, alors que la population du monde était de 1 500 millions au début du XXe siècle.

Cette question capitale de la rénovation de l’Asie, nous ne pouvons encore la bien étudier qu’au Japon ; c’est son exemple qui l’a, sinon provoquée, au moins précipitée, et le Japon est le seul pays qui ait pu sortir du chaos, se donner des institutions durables et fixer un but précis à ses aspirations nationales.

Les grandes lignes de l’histoire intérieure du Japon rappellent les grandes lignes de notre histoire. Civilisées au VIe siècle de notre ère sous l’influence de la Chine, les tribus demi-barbares de l’Archipel s’unirent pour former sous un empereur, le mikado, une monarchie centralisée imitée de la monarchie chinoise, comme les Francs formèrent la monarchie mérovingienne, puis la monarchie carolingienne sur le modèle de l’empire romain. La tentative était prématurée : au Japon comme en France, le XIe et le XIIe siècle virent l’établissement de la féodalité, qui présente cependant au Japon deux caractères particuliers, dont l’influence s’est encore fait sentir lors de sa récente transformation : les vassaux et soldats d’une principauté féodale formaient un clan, dont le seigneur était moins le souverain que le chef ; les seigneurs, vassaux et soldats de toutes les principautés féodales formaient la caste militaire, qui depuis le XIIe siècle jusqu’en 1868 eut le droit exclusif de gouverner le pays en y exerçant avec les fonctions proprement militaires toutes les fonctions administratives et judiciaires. Au Japon de plus, comme en France, le chef de la féodalité, vainqueur du souverain légitime, devint aussi le chef de ce qui subsistait de l’ancien gouvernement centralisé. De même que la France a été gouvernée successivement par trois branches des Capétiens et que le gouvernement de chacune de ces branches marque une période distincte de son histoire, le Japon a obéi à trois dynasties de chefs féodaux, de shoguns, issues des Minamoto : Minamoto propres, Ashikaga, Tokugawa ; les premiers ont lutté comme les Capétiens propres contre la féodalité du moyen âge, les seconds comme les Valois contre l’anarchie du XVe et du XVIe siècle, les troisièmes ont créé comme les Bourbons la monarchie absolue ; au XVIIe siècle, ce fut sous un shogun tout-puissant ; au XVIIIe siècle, le shogun se désintéressant des affaires, ce fut sous une bureaucratie routinière et soupçonneuse recrutée dans la caste militaire. Cependant les shoguns Tokugawa ne réussirent à établir complètement la centralisation que dans leur propre fief, c’est-à-dire dans les deux cinquièmes de l’archipel ; les trois autres cinquièmes étaient partagés entre deux cents principautés féodales, très étroitement dépendantes, il est vrai, du shogun et de ses ministres, qui en destituaient ou en déplaçaient les princes pour la moindre offense. Quatre seulement, Choshu, Satsuma, Hizen et Tosa, conservèrent une indépendance relative, qui leur permit de jouer un rôle décisif à l’époque de la Révolution ; c’était à cause de leur situation géographique : Choshu se trouvait à l’extrémité de la grande île, Satsuma, Hizen et Tosa dans d’autres îles de l’archipel. Dans leur œuvre de centralisation, les Tokugawa, établis à Yedo (aujourd’hui Tokio), n’avaient pas seulement à lutter contre le fédéralisme, ils avaient à lutter contre le dualisme ; depuis sept siècles qu’ils régnaient, les shoguns n’avaient pas osé enlever son titre au mikado retiré dans le palais de Kioto ; ils n’avaient pas même osé supprimer son ancien gouvernement ; on voyait encore, maintenues par la pratique de l’adoption, toutes les maisons des nobles de cour qui avaient gouverné Je Japon avant l’établissement de la féodalité ; les nobles continuaient d’exercer leurs anciennes charges de régent, de maire du palais, de ministres, de directeurs, de préfets, de généraux. Sans doute de ces charges il ne restait plus que le nom et le costume ; il n’en existait pas moins à Kioto un gouvernement constitué, prêt à prendre le pouvoir dès que le gouvernement de la caste militaire aurait trahi sa faiblesse.

La société comprenait une hiérarchie de classes ou même de castes. Au-dessous de la noblesse de cour et de la noblesse féodale on trouvait les membres de la caste militaire ou samuraïs ; les moines bouddhistes, très influens, très riches, dépositaires des registres de l’état civil, divisés en grands ordres, habitant des monastères dirigés par des abbés, lesquels abbés dépendaient d’évêques et d’archevêques ; puis les médecins ; les agriculteurs ; les artisans ; les commerçans ; enfin les castes infâmes, qui comprenaient près de 900 000 membres en 1871 ; Dans toutes les castes prévalait le régime patriarcal : le gouvernement ne connaissait que des maisons, dont le chef, responsable envers l’Etat de la conduite des siens, exerçait sur eux une autorité presque absolue ; le chef commettait-il un crime grave, sa femme et ses enfans étaient exécutés avec lui ; seul le chef de maison pouvait obtenir une charge, que ce fût celle de ministre ou celle de maire de village, seul exercer une profession ou posséder un bien ; de fait toutes les charges, toutes les professions étaient héréditaires : dans toutes les castes, même les castes infâmes, le droit de primogéniture était absolu. En droit, la propriété foncière, confondue avec la souveraineté, appartenait aux princes souverains, c’est-à-dire à leurs dans ; de fait, les samuraï avaient la quasi-propriété ou l’usufruit d’une terre particulière ou droit à une pension prise sur l’ensemble des revenus du clan. Les samuraïs possédaient donc la terre soit collectivement, soit individuellement, mais ils ne pouvaient pas la cultiver ; au contraire, les paysans, qui cultivaient la terre, ne pouvaient pas la posséder, mais ils avaient un droit héréditaire à leur tenure ; en retour, par une tradition héritée du servage, qui avait disparu au XVIe siècle, cette tenure, ils ne devaient pas l’abandonner. Les maisons de paysans formaient des communautés villageoises régies par des maires héréditaires et des assemblées. Les maisons d’artisans et de commerçans formaient des corporations ; aucune maison, aucun membre d’une maison ne pouvait abandonner son métier et sa corporation, et nul ne pouvait exercer une profession qui n’était pas sa profession héréditaire s’il ne se faisait adopter, avec le consentement de son père, dans une maison qui l’exerçait. Mille défenses gênaient la vie économique : chaque clan avait ses douanes, l’exportation du riz d’un clan dans un autre était interdite, le paysan ne devait pas changer le genre de culture de son champ.

Une pareille organisation politique, économique et sociale ne pouvait subsister dans un pays qui, au cours de trois siècles de paix, s’était développé, enrichi, instruit et cultivé de toutes manières. Trois raisons en précipitèrent la chute.

L’archipel ne suffisait pas à nourrir sa population qui, dès la première moitié du XVIIIe siècle, atteignait le chiffre de 30 millions. De 1690 à 1840, on ne compta pas moins de vingt et une grandes famines, dont quelques-unes causèrent plusieurs millions de morts. Le grain était accaparé par quelques gildes, le peuple les accusait de tous ses maux et en réclamait la suppression, de nombreuses révoltes troublèrent la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe, le gouvernement abolit les gildes en 1841, puis, le désarroi qui suivit cette brusque mesure ayant fait renchérir les vivres, il dut les rétablir en 1851.

Comme l’ensemble de la nation, la caste militaire s’était beaucoup accrue au XVIIe siècle ; au XVIIIe, les princes, toujours endettés, vendaient le titre de samuraï à quiconque désirait l’acheter, ils le donnaient à ceux qui se conciliaient leurs bonnes grâces ou méritaient par leurs talens d’entrer dans l’administration. A l’époque de la Révolution, la caste militaire comprenait 1 200 000 membres ; ils étaient répartis en classes nettement divisées : les samuraïs des hautes classes exerçaient les emplois importans du gouvernement dans les Etats du shogun ou dans les clans ; les samuraïs des classes moyennes étaient fonctionnaires ou officiers ; les samuraïs des plus basses classes, soldats, maîtres d’armes, piqueurs, fauconniers ou domestiques des seigneurs et des samuraïs riches. Mais toutes les fonctions, toutes les charges, presque tous les emplois de soldat et de domestique étaient héréditaires ; par suite, les titulaires de ces postes et de ces emplois n’avaient souvent pas l’âge ou la capacité de les exercer ; on leur donnait comme remplaçons d’autres samuraïs ou même des gens du peuple que dans ce dessein on nommait samuraïs ; ces remplaçans n’avaient ni le rang, ni le traitement laissés aux titulaires, leur situation était médiocre, leur indemnité dérisoire ; c’étaient donc des hommes aigris et désireux de changer l’ordre social. Or, si dans les Etats des Tokugawa beaucoup de fonctions continuèrent à être gérées par les titulaires, dans un grand nombre de clans ce devint la coutume que, capables ou incapables, ils ne le fissent pas. Les remplaçans eurent donc bientôt la majorité dans les conseils qui régissaient ces clans à la place des princes condamnés à l’inactivité, et c’est ainsi qu’au milieu du XIXe siècle ces conseils se transformèrent en clubs révolutionnaires. D’autre part, il n’y avait plus assez de places ni d’emplois pour les samuraïs devenus trop nombreux ; or la loi leur défendait d’exercer aucun métier ; tombés dans la misère, les samuraïs sans place désertaient leurs clans, se couvraient la tête d’un grand chapeau qui leur cachait le visage et se faisaient ronins, hommes d’armes hors la loi, qui vivaient comme ils pouvaient, trop souvent de brigandages. De 1850 à 1868, les ronins se comptaient par dizaines de milliers ; c’était l’armée toute prête de la Révolution.

Enfin l’isolement du Japon ne pouvait se prolonger sans en arrêter le développement matériel et moral. Au XVIe siècle, il avait ouvert ses ports aux Asiatiques et aux Européens, adopté avec joie tout ce qu’il avait pu apprendre et des uns et des autres ; plusieurs princes féodaux s’étaient convertis avec leurs sujets au christianisme. Mais l’influence de l’étranger avait achevé de bouleverser un pays désorganisé par des siècles de guerres civiles, plusieurs princes du midi s’étaient alliés aux Espagnols désireux de s’établir dans l’archipel, la haine des bouddhistes contre les chrétiens avait compliqué les guerres civiles de guerres religieuses ; pour rétablir la paix, les shoguns Tokugawa fermèrent le pays au commerce extérieur ; en même temps qu’ils supprimaient la plupart des principautés féodales et soumettaient les autres, qu’ils imposaient le bouddhisme comme unique religion, ces princes expulsèrent les étrangers, ils tolérèrent cependant que les Chinois et les Hollandais continuassent de visiter Nagasaki à de certaines époques et d’y vendre leurs marchandises dans des conditions rigoureusement déterminées. Quelques précautions qu’il prît, le gouvernement ne put empêcher que les Hollandais, dont on achetait surtout des instrumens scientifiques (montres, baromètres, thermomètres, compas, etc.), ne vendissent aussi les livres qui en expliquaient l’usage et avec ces livres d’autres livres. Malgré des défenses, qui dès la fin du XVIIIe siècle furent d’ailleurs en partie rapportées, les savans japonais, comprenant qu’ils ne pouvaient progresser sans le secours du monde, et que ce secours, la Chine dégénérée était incapable de le leur donner, se mirent résolument à l’école des Hollandais ; dès la fin du XVIIIe siècle, ils publiaient des traités d’anatomie, de botanique, de physique, de chimie, de géographie, etc., et leur ardeur augmenta encore quand de 1823 à 1829 le savant allemand Siebold, au service de la Compagnie des Indes néerlandaises, ouvrit des cours à Nagasaki, puis à Yedo. Purement scientifique au début, le mouvement devint politique quand les patriotes japonais comprirent le danger que leur faisait courir l’extension européenne en Asie, ils reconnurent que pour échappera la conquête étrangère, il leur fallait renoncer à leur isolement séculaire et s’initier à la civilisation du monde.

Pour ces raisons et d’autres encore, les Japonais se préparaient donc à une révolution, mais, tandis que les réformistes de l’Occident, inspirés de la Grèce et de Rome, s’éprenaient de la république, les réformistes japonais réclamaient et jusque dans les supplices (car combien ne périrent pas sur les échafauds du shogun ! ) le rétablissement du mikado dans ses droits souverains. Leurs doctrines tiraient à la fois leur force du rationalisme et du romantisme. Au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe, la monarchie absolue, les manières de cour, les loisirs que laissait la paix, le développement des études classiques avaient produit au Japon comme en Europe une philosophie rationaliste, ennemie de la passion et dédaigneuse des faits, qui, devenue bientôt nettement antireligieuse, réussit à ruiner l’influence du bouddhisme dans les classes élevées et à l’affaiblir beaucoup dans le peuple. Or la philosophie rationaliste des Chinois, dont le Japon s’inspirait, admet comme le principe de toutes choses le Ciel impersonnel, qui dans le dernier état de cette philosophie a été identifié avec la vertu ; celle-ci se confond d’ailleurs avec la raison, car pour l’homme réputé naturellement bon, connaître le bien, n’est-ce pas le pratiquer ? Mais les Chinois tiennent l’empereur pour le fils et le représentant du ciel chargé d’établir sur la terre le règne de la raison et de la vertu comme aussi le règne de l’égalité, puisqu’il est le père et la mère de ses sujets, qui sont tous au même titre ses enfans. C’est pourquoi les démocrates japonais souhaitaient la restauration de la monarchie impériale, qui était d’ailleurs l’ennemie naturelle de la féodalité. Vers le milieu du XVIIIe siècle, commença au Japon comme en Europe une violente réaction romantique contre le rationalisme prépondérant. Les traits distinctifs du romantisme japonais furent la haine de tout ce que le rationalisme avait emprunté aux Chinois, principalement de leur sécheresse de cœur, de leur positivisme et de leur esprit classique ; l’amour du Japon fortifié par trois siècles d’isolement et devenu tel que dans le débordement de passion, d’imagination qui prévalaient on rêva de restaurer le Japon du Ve siècle ignorant encore de la civilisation continentale. Or tout ce qui subsistait de cet ancien Japon se trouvait dans la religion shintoïste, que le bouddhisme avait tolérée et en partie absorbée ; cette religion consiste surtout dans le culte des ancêtres familiaux adorés comme les dieux du foyer et dans le culte des ancêtres impériaux considérés comme les dieux du pays tout entier. Les romantiques modérés, comprenant que la faiblesse du Japon devant l’étranger était due au morcellement féodal, voulaient le rétablissement de l’unité nationale sous l’autorité unique de l’empereur ; les exaltés, les mystiques qui avaient des extases et accomplissaient des prodiges, attribuaient cette faiblesse à la haine des dieux irrités qu’on eût abandonné leur religion pour le bouddhisme et dépouillé le mikado, leur descendant divin, de ses droits sacrés à gouverner l’archipel créé par eux. C’est ainsi que légitimistes et révolutionnaires, rationalistes et romantiques, s’unirent dans une même haine du bouddhisme et du shogunat, dans le même désir d’une restauration impériale.

L’arrivée des escadres étrangères en 1854, l’ouverture de l’archipel au commerce international, firent éclater la Révolution. Après quinze ans de troubles, de révoltes, de complots, en janvier 1868. les quatre grands dans où les révolutionnaires étaient devenus les maîtres, Choshu, Satsuma, Hizen et Tosa, réussirent, avec l’aide de quelques nobles de cour, leurs alliés, à s’emparer par surprise du palais impérial de Kioto et du jeune mikado Mutsuhito, alors âgé de quinze ans. Le shogun fut mis hors la loi ; ses troupes furent battues ; Yedo fut pris et devint, sous le nom de Tokio, la capitale du nouvel empire centralisé.

Devenus les ministres de l’empereur, qui a régné de 1868 à 1890 comme souverain absolu et depuis 1890 comme souverain constitutionnelles chefs de la Révolution se donnèrent d’abord comme but de détruire toutes les institutions du passé ; ils proclamèrent l’abolition des classes sociales, des corporations, de la solidarité familiale, la liberté du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, la séparation de l’Eglise bouddhiste et de l’État, la confiscation des biens des couvens. La mesure capitale fut la suppression des principautés féodales, qui eut lieu en deux fois. En 1869 l’empereur se contenta de changer le titre de seigneur féodal en celui de préfet héréditaire et d’imposer à toutes les principautés la législation et les règles d’administration qu’il avait promulguées pour les anciens Etats des Tokugawa confisqués après leur défaite ; en 1871, quand, par des négociations compliquées, il eut obtenu que les principaux dans lui cédassent une partie de leurs troupes, les princes furent rappelés à Tokio les clans furent supprimés, et le Japon fut divisé en départemens. Et tel était le désir chez tous de cette unification qu’aucun des intéressés n’osa protester, qu’aucune tentative de fédéralisme ne s’est jamais produite dans l’empire. Restait à régler le sort des 1 200 000 samuraïs ; leur caste était une gêne et même un danger pour le nouveau régime, mais, d’autre part, leur force était grande ; pendant huit siècles, ils avaient seuls porté les armes, seuls gouverné le pays, seuls reçu de l’instruction et c’étaient eux qui avaient fait la Révolution. Pour recruter la nouvelle armée nationale, dont les troupes cédées par les clans avaient formé le premier corps, on établit le service obligatoire ; de fait, tous les soldats étaient des paysans ; sans doute les officiers étaient des samuraïs, mais on les avait choisis avec soin, on sut les détacher de leur caste et les rallier au nouveau régime par un rapide avancement et substituer dans leur esprit à la solidarité de clan le dévouement à l’empereur. Dès que le gouvernement fut sur de la nouvelle armée, il agit avec décision : les membres de l’ancienne caste militaire perdirent leur titre de samuraï, leurs privilèges, leur costume et le droit de porter leurs deux sabres ; ils furent en revanche exemptés des lois qui leur interdisaient l’exercice de toutes les professions. Les terres qui appartenaient soit collectivement aux clans, soit individuellement à des samuraïs, furent confisquées par l’Etat ou données aux paysans ; les samuraïs, comme aussi les princes féodaux médiatisés, reçurent en échange des pensions. Le gouvernement obéré ne put payer ces pensions, il les frappa d’un impôt progressif, puis il proposa aux titulaires un rachat volontaire ; ce fut bientôt le rachat forcé, mais non pas en argent, en fonds d’Etat, et dans des conditions si défavorables que les titulaires des plus grosses pensions recevaient seulement un capital égal à cinq années de leur pension et ce capital eu fonds à 5 pour 100 ; ces fonds furent d’abord dépréciés et rachetés en partie par le gouvernement au-dessous de leur valeur ; les fonds non rachetés, ayant plus tard atteint le pair, furent convertis à des taux d’intérêt de plus en plus bas. Ainsi, tandis que les samuraïs qui avaient pris une part directe à la Révolution recevaient toutes les places de la nouvelle administration, les autres samuraïs furent réduits à la plus affreuse misère ; les révoltes furent donc nombreuses, quelques-unes mirent le nouveau régime en danger, mais les mécontens se divisèrent, les uns réclamant le retour au passé, les autres un gouvernement purement démocratique ; les premiers furent écrasés, les seconds formèrent les grands partis d’opposition qui en 1889 ont obtenu une charte constitutionnelle et qui depuis n’ont cessé d’en réclamer la révision dans un sens libéral.


II

L’œuvre de destruction accomplie, l’empereur et ses conseillers créèrent les institutions nouvelles que nous nous proposons d’étudier ici. Avant d’en présenter un tableau d’ensemble, nous en déterminerons le caractère. Ces institutions n’ont pas été imposées tout d’un coup, copiées servilement sur des modèles européens. Pour donner à leur pays brusquement sorti de son isolement et bouleversé par la Révolution un régime qui lui permît de vivre et de se développer, les chefs du gouvernement firent les tentatives les plus diverses avant même de comprendre où était la solution désirée. Au début, ils se contentèrent des arrangemens provisoires que leur imposaient les circonstances ; puis, emportés par le mouvement romantique, ils cherchèrent à rétablir les traditions du passé, persuadés que l’oubli ou la corruption de ces traditions étaient la cause de leurs maux ; ils s’inspirèrent aussi de la Chine, qu’ils reconnaissaient depuis tant de siècles comme l’exemple parfait de la monarchie patriarcale ; mais les traditions du Japon ne pouvaient que médiocrement lui servir dans des conditions toutes nouvelles, et celles de la Chine ne l’avaient pas empêchée de tomber elle-même en décadence. Les réformateurs tentèrent alors de se frayer leur voie sans secours, ils multiplièrent des essais, presque toujours malheureux. Pourtant à travailler, à lutter de la sorte, ils se formèrent, ils s’instruisirent et reconnurent alors que, dans des circonstances semblables, les Etats de l’Europe avaient trouvé des solutions acceptables ; ils se mirent donc à étudier les constitutions de ces Etats. Dans le premier élan de ferveur démocratique, ils songèrent aux Etats-Unis et à la France, mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu’il serait peu sage de faire passer brusquement un peuple dont pendant des siècles la société avait été hiérarchisée, le gouvernement despotique et patriarcal, à un régime complet de liberté et d’égalité, que d’ailleurs les institutions des républiques convenaient peu à une monarchie de droit divin. Ils se tournèrent vers l’Angleterre, mais pour s’avouer bientôt que la pratique du régime parlementaire, telle qu’elle existait dans ce pays, demanderait au Japon un siècle de préparation. Ce fut donc à l’Allemagne que s’adressèrent l’empereur et ses conseillers ; récemment unifiée, militaire, à moitié féodale, fortement hiérarchisée et pourtant ardente à développer sa marine, son industrie et son commerce, occupée de se donner des lois et des institutions nouvelles, l’Allemagne est de tous les pays celui dont la situation présente le plus d’analogie avec celle du Japon. Les principales institutions du nouveau Japon s’inspirent donc des institutions prussiennes ; on les a cependant modifiées pour leur enlever leur caractère de discipline étroite et quelque peu brutale, qui ne conviendrait pas à un peuple souple et docile, mais nerveux, impulsif, fier et susceptible, habitué à être mené, mais d’une manière paternelle, par des appels faits à son cœur et à sa raison. Le but que se sont proposé les fondateurs des nouvelles institutions a été de créer un empire qui soit à la fois autocratique et moderne, qui reste militaire tout en se faisant commercial et industriel ; de créer cet empire par la méthode scientifique des Allemands, que leur propre tempérament a rendue méticuleuse.


L’œuvre politique proprement dite, pénible entre toutes et maintes fois modifiée, s’est trouvée enfin résumée en 1889 dans la Constitution et dans les lois sur la famille impériale, la Chambre haute, la Chambre basse (celle-ci refaite en 1899), les rapports des Chambres, les finances. Le régime qu’ont organisé ces lois est à la fois autocratique et constitutionnel, ce qui est conforme aux traditions du pays : en principe, l’empereur, le shogun, les princes féodaux gouvernaient autocratiquement ; en réalité, leurs pouvoirs, déjà limités par le fait qu’ils les exerçaient concurremment, étaient presque annihilés par cet autre fait que leur dignité les empêchait de les exercer directement ; les pouvoirs de leurs ministres et fonctionnaires héréditaires étaient limités par les assemblées de tous les ordres politiques et de toutes les classes sociales. Cependant on ne doit pas considérer la constitution japonaise comme un contrat où le souverain et le peuple auraient figuré comme des parties traitant sur le pied d’égalité. C’est une charte, que l’empereur a volontairement accordée à son peuple ; il n’y a pas limité sa puissance, il y a seulement défini de quelle manière il entendait l’exercer à l’avenir. Aucune loi, émanât-elle de lui-même, ne saurait en effet modifier le caractère de cette puissance, qui est divine ; le mikado règne au nom des dieux, ses ancêtres et les créateurs de l’archipel, la pérennité de la race impériale est la preuve que les dieux ont choisi le peuple japonais comme leur peuple d’élection. Sans doute la Constitution a proclamé la liberté des cultes, le bouddhisme persécuté dans les premières années qui suivirent la Révolution est rentré en grâce, le christianisme prohibé pendant des siècles est aujourd’hui respecté, enfin le shintoïsme n’est plus considéré officiellement comme une religion, mais comme un culte civique, l’empereur n’en reçoit pas moins les honneurs divins, la Constitution repose sur le serment que l’empereur a prêté à ses ancêtres, toutes les lois et la morale même ont pour base unique sa volonté inspirée de leur volonté. Aussi la souveraineté réside-t-elle tout entière en sa personne, il « règne et gouverne de toute éternité. » Seul détenteur de la puissance exécutive, il nomme ses ministres, qui ne sont responsables qu’envers lui et tous les hauts fonctionnaires civils et militaires, qui ne relèvent pas des ministres mais de lui-même ; les autres fonctionnaires, nommés en son nom par ses ministres après avoir subi les épreuves d’un concours et dans des conditions rigoureusement fixées, ne dépendent également que de lui, encore que directement ils relèvent de ses ministres. L’empereur est le seul chef de l’armée, de la marine et du service diplomatique, qui sont complètement soustraits au contrôle du Parlement, il fait la paix et la guerre sans que les Chambres aient à ratifier ses décisions, il signe les traités sans les leur soumettre. Le pouvoir législatif lui appartient également et à lui seul ; ce pouvoir, il l’exerce sans contrôle quand les Chambres ne siègent pas ; quand les Chambres siègent, il a déclaré dans l’article V de la Constitution qu’il ne l’exercerait qu’avec leur consentement.

Conformément à la tradition, l’autocratie impériale cherche son appui dans l’aristocratie représentée par la Chambre haute. Une moitié de cette Chambre est formée par les délégués de la noblesse fondée en 1884, qui comprend les maisons des anciens nobles de cour et des anciens princes féodaux et les maisons créées depuis 1884 par l’empereur : les ducs et les marquis ont le droit d’y siéger en personne, les comtes, les vicomtes et les barons d’y envoyer leurs mandataires. L’autre moitié de la Chambre haute se compose de pairs nommés à vie par l’empereur et de pairs élus pour sept ans par les plus imposés. Les membres de la Chambre basse sont élus au scrutin de liste et pour quatre ans par les citoyens âgés de vingt-cinq ans, payant un cens de 10 yens d’impôts directs d’État. La Chambre haute est exceptionnellement forte, puisque dans un pays d’esprit patriotique et de tempérament aristocratique, elle représente toutes les gloires anciennes et modernes, que, dans un pays avide de s’enrichir, elle représente toute la richesse ; la Chambre basse est exceptionnellement faible, puisque le nombre des électeurs est seulement de 1 600 000 pour une population de 50 millions d’âmes et que plus de la moitié des électeurs donne à ses députés pour seul mandat de diminuer les impôts, c’est-à-dire de leur retirer le droit de vote ; avant l’énorme augmentation des impôts que la guerre contre la Russie a rendue nécessaire le nombre des électeurs était seulement de 700 000. Une Chambre ainsi composée n’aurait d’influence que dans un pays où la petite bourgeoisie et la classe des moyens propriétaires ruraux seraient nombreuses, anciennes, assez riches et très fortes ; or au Japon l’une et l’autre sont peu nombreuses, de date récente, pauvres, sans culture et sans ambition. Plusieurs raisons ont contribué à augmenter la faiblesse de la Chambre basse : l’empereur nomme pairs tous les hommes politiques qui se distinguent dans cette Chambre ; trop de députés se sont laissé corrompre soit par le gouvernement, soit par les sociétés financières ; enfin la majorité aveuglée par ses haines a montré son incapacité de diriger le pays, qu’elle aurait perdu si l’empereur n’avait imposé sa volonté. Aussi n’a-t-il jamais pris comme président du Conseil un membre de la Chambre basse ; il y eut quatre ministres députés dans le cabinet éphémère de 1898, trois dans le cabinet non moins éphémère de 1901, deux dans le cabinet Saionji (1906-08) ; il n’y en eut dans aucun autre cabinet. Les ministres sont des pairs ou des fonctionnaires.

Les Chambres se réunissent à la fin de décembre, pour une session de trois mois ; leur principal rôle est de voter le budget. L’exercice financier commence le 1er avril. Le budget est présenté d’abord à la Chambre basse, dont la commission a seulement quinze jours pour l’examiner ; la Chambre haute peut y introduire des amendemens. Les crédits concernant les dépenses générales du gouvernement ne sont pas soumis au vote des Chambres ; au cas où le budget n’est pas voté au commencement du nouvel exercice, le budget de l’année précédente est maintenu. En effet, ce qui distingue nettement la Constitution japonaise des constitutions occidentales, c’est qu’elle stipule dans ses articles 62 et 63 que les impôts déjà établis peuvent et doivent toujours être perçus par le gouvernement, que la sanction des Chambres est seulement nécessaire pour la création d’impôts nouveaux ou les modifications apportées à d’anciens impôts. Les lois peuvent émaner soit de l’initiative des ministres, soit de celle de membres du Parlement ; elles doivent être votées par les deux Chambres et recevoir la sanction de l’empereur, qui est libre de la refuser. L’empereur convoque la Chambre et en déclare la session close : il la proroge ou la dissout, s’il le juge utile et même autant de fois qu’il le juge utile. En l’absence du Parlement, il peut ouvrir des crédits ou prendre telle ou telle mesure législative par décrets, mais, à la rentrée du Parlement, ces décrets doivent être convertis en lois par les Chambres ; sinon, ils cessent d’être applicables dans l’avenir.


L’empereur règne et gouverne, mais le Fils du Ciel, enfermé dans son palais, qui semblerait un temple, ne saurait s’abaisser jusqu’à remplir lui-même aucune fonction du gouvernement ; c’est pourquoi, étant donné cette réserve et le principe de l’autocratie, le gouvernement central a dû être constitué d’une manière très forte ; on lui a donné deux organes principaux : le Conseil des ministres et le Conseil privé.

Depuis que le Japon a réformé son organisation au VIe siècle sur le modèle de la Chine, il a toujours eu des ministères ; comme en Chine, ces ministères étaient dirigés non par un seul ministre, mais par un conseil ministériel. Dans les premières années qui suivirent la Révolution, on sépara les conseils ministériels du Conseil suprême chargé des affaires générales, qui était composé de ministres sans portefeuille ; les défauts d’un organisme aussi compliqué étaient aggravés par les rivalités des clans et des partis ; aussi, de 1868 à 1885, le gouvernement central fut-il complètement réorganisé plus de dix fois, et c’est seulement à cette dernière date qu’on finit par adopter le système plus simple des Etats européens. Le Cabinet homogène et dirigé par un président du Conseil se compose, non plus de présidens de conseils ministériels, mais de ministres assistés de vice-ministres. Il y a dix ministères : présidence du Conseil, affaires étrangères, intérieur, finances, guerre, marine, justice, instruction publique, agriculture et commerce, voies de communication.

Le Conseil privé, qui comprend aujourd’hui 29 membres à vie nommés par l’empereur, est le gardien de la Constitution, il a de plus les pouvoirs politiques qui appartenaient à notre Conseil d’Etat sous le second Empire ; les pouvoirs contentieux de l’assemblée française ont été donnés au tribunal de justice administrative emprunté à la Prusse, qui statue en premier et dernier ressort ; avant d’être présentées au Parlement, les lois sont élaborées par la direction de la législation établie à la présidence du Conseil.


Ce pouvoir central très fort est servi par une administration très forte. Dès le VIe siècle, le Japon fut divisé en départemens appelés plus ordinairement provinces, lesquels étaient administrés par des préfets ou gouverneurs ; le morcellement féodal réduisit le département à n’être qu’une unité géographique, et le titre de préfet qu’un titre honorifique. Les Tokugawa rétablirent dans leur fief la division en départemens et les fonctions de préfet, mais leurs départemens n’étaient pas les anciens départemens et leurs préfets ne portaient pas l’ancien titre. En 1871, après l’abolition de la féodalité, le Japon tout entier fut de nouveau divisé en départemens dont les limites ne coïncidaient avec celles d’aucune circonscription plus ancienne, tant on tenait à faire disparaître tout esprit particulariste. Le nombre des départemens a varié plusieurs fois, il est actuellement de 46, plus le territoire du Hokkaido (île de Yezo). Le gouvernement du département au nom du pouvoir central appartient au préfet assisté d’un conseil de préfecture, qui comprend quatre directions : administration ; travaux, instruction, etc. ; impôts ; police ; en effet, sauf à Tokio, qui a une préfecture de police, la police, toute d’Etat, dépend des préfets, et la plupart des impôts sont recouvrés par les préfectures. L’administration du département comme unité autonome appartient au préfet, au conseil général et à une commission permanente : les conseils généraux, créés sur le modèle de nos conseils en 1878, ont été réformés en 1890 et 1899 sur le modèle des conseils provinciaux prussiens ; le conseil général se réunit une fois par an en automne et peut être convoqué par le préfet en assemblée extraordinaire ; ses pouvoirs sont surtout des pouvoirs d’homologation ; l’administration appartient de fait à la commission permanente, qui est composée du préfet, de deux représentans du ministre de l’Intérieur et de six ou huit délégués du conseil général.

Le Japon a toujours eu des arrondissemens ; on les a réorganisés sur le modèle prussien. Il y a des arrondissemens ruraux (qu’on parle de supprimer), administrés par un sous-préfet, un conseil d’arrondissement, une commission permanente, et des arrondissemens urbains dans les cités ou villes de plus de 20 000 habitans ; ces arrondissemens sont sans importance parce que les cités s’administrent elles-mêmes. Il n’existe pas de canton.

Dans l’ancien Japon, l’organisation municipale était développée. On y distinguait d’une part, les cités, qui avaient des chartes municipales, et d’autre part, les petites villes et les communes urbaines, dont l’autonomie était moins complète. Cette distinction a été maintenue par la loi fondamentale de 1889, qui est empruntée à la Prusse. Les cités ont un conseil municipal élu ; dans chaque circonscription des cités, les électeurs sont répartis d’après le chiffre de leurs impôts en trois classes, dont chacune a le même nombre de représentans. Le conseil, qui élit son président, vote le budget et les règlemens communaux. L’administration, la police et les autres fonctions qui appartiennent en France au maire et au sous-préfet sont exercées, sous le contrôle du préfet, par une commission permanente, qui comprend un maire salarié, nommé par l’empereur sur la présentation du conseil municipal, des fonctionnaires ou adjoints salariés, nommés par le préfet sur la présentation du conseil et des commissaires non salariés, élus par le conseil. Dans les communes urbaines et rurales, il n’y a pas de commission permanente, le maire, président du conseil municipal, en exerce les fonctions ; les électeurs sont divisés en deux classes seulement.

Les départemens et les communes peuvent lever des impôts dans la mesure qui leur est fixée par la loi, les arrondissemens ne le peuvent pas, il leur est attribué une part sur les impôts départementaux et municipaux.

Cette organisation montre bien les tendances complexes, mais cependant heureusement conciliées de l’administration japonaise ; le pouvoir central est fort, comme il est naturel dans une monarchie de droit divin et après une révolution accomplie pour assurer l’unité nationale, et cependant l’autonomie des départemens est grande, comme il ne pouvait manquer de se produire dans un pays si longtemps morcelé ; le principe de l’autocratie prévaut, mais des libertés, progressivement étendues, permettent de satisfaire les nouvelles tendances démocratiques ; des commissions permanentes composées en partie de spécialistes assurent que les intérêts matériels seront traités d’une manière pratique et scientifique.


Dans l’organisation judiciaire, la part du Vieux Japon est moins grande : en effet la justice civile y était rendue par les assemblées des différentes classes, les communautés villageoises, les corporations et les conseils de famille, l’Etat n’y avait point de part ; pour la justice criminelle, on ne la distinguait pas de l’administration. Aussi, de 1868 à 1890, le nouveau gouvernement, qui était pressé de rétablir l’ordre dans un pays bouleversé et qui réclamait aux puissances l’abolition de la juridiction consulaire, abolition obtenue seulement en 1899, changea-t-il presque chaque année l’organisation judiciaire : ce fut progressivement qu’il retira aux différens ministères leurs pouvoirs contentieux, qu’il sépara la judicature de l’administration et les tribunaux du ministère même de la Justice, qui était au début la cour suprême. Enfin, désespérant de se créer une organisation originale, il adopta en 1889 l’organisation judiciaire allemande. Il y a une cour suprême à Tokio, 7 tribunaux supérieurs ou cours d’appel, 49 tribunaux régionaux, 301 tribunaux d’arrondissement ; à chacun de ces tribunaux est attaché un parquet. Tous ces tribunaux jugent les affaires criminelles, civiles et commerciales. Le Japon n’a pas admis l’institution du jury et, malgré le désir que vient d’en exprimer la Chambre basse, il est peu probable qu’il le fasse. Toute affaire criminelle est jugée par les tribunaux régionaux : appel peut être porté par le condamné à la Cour d’appel. Les juges et les procureurs sont nommés par le ministre de la Justice après avoir subi deux examens, l’un théorique, l’autre pratique, et fait dans un tribunal un stage de trois ans comme magistrats suppléans. Les juges sont inamovibles. Le Japon a des notaires et des avocats, qui remplissent les fonctions d’avoués.

Il ne suffisait pas de l’établir l’ordre dans le pays par l’établissement d’un gouvernement central, d’une organisation administrative et judiciaire, il fallait donner au nouveau régime le moyen de vivre en lui créant des finances. Sous ce rapport, tout était à faire. Sans doute l’ancien régime n’avait pas subsisté sans une organisation financière, le shogunat avait déterminé les pouvoirs et les obligations de tous les fonctionnaires en cette matière, fondé une Cour des comptes, constitué un bon système d’impôts, mais il n’avait pas su donner à ses institutions une forme définitive ; on n’a retrouvé de budget que pour quelques années du XVIIIe siècle ; au début du XIXe, la confusion était devenue extrême : de 1850 à 1868 aucun impôt ne rentrait plus ; depuis cent cinquante ans la principale ressource du Trésor consistait à émettre de la monnaie dont la valeur légale était supérieure à la valeur réelle. Pire était la situation des principautés, qui ne subsistaient qu’en émettant des billets à cours forcé.

Nous ne pouvons donner ici l’histoire de la création des finances impériales, montrer combien d’expériences heureuses et malheureuses les réformateurs ont dû faire, d’abord pour sortir des premières difficultés, ensuite pour se créer un régime financier digne d’un grand pays.

Voici les grandes lignes du régime actuel. Le ministère des Finances a sensiblement l’organisation des ministères européens. Les impôts sont perçus en partie par les préfectures et en partie par un service spécial. Les comptes définitifs sont homologués par la Cour des comptes. L’unité monétaire est le yen (2 fr. 58), qui fut d’abord un étalon d’argent et qui depuis 1897, est un étalon d’or. Il existe une banque d’émission, la Banque du Japon, dont l’organisation rappelle celle de la Banque de Belgique ; d’autres banques dépendent plus ou moins étroitement du gouvernement : la banque de Yokohama, qui règle le commerce extérieur ; le Crédit foncier, dont dépendent des banques hypothécaires dans toutes les préfectures ; le Crédit industriel ; la banque du Hokkaido ; la banque de Formose, qui a le droit d’émettre des billets pour le territoire de Formose.

Dès le début, le gouvernement impérial établit les grands principes de l’impôt moderne : égalité de tous devant l’impôt, fixité de l’impôt, établissement de l’impôt sur une base certaine, obligation de payer l’impôt en argent. Puis en pleine révolution, — et c’est là une des meilleures preuves du génie constructeur des Japonais, — par les mêmes lois qui créaient un nouveau régime de la propriété et donnaient la terre aux paysans, il réforma l’impôt foncier, qui avait été le principal impôt de l’ancien régime : on en fit un impôt véritable, tandis qu’auparavant c’était surtout une rente payée aux princes féodaux propriétaires du sol et, comme on n’avait pas révisé le cadastre depuis un siècle et demi, on fit la cadastration parcellaire de tout l’empire, cadastration rendue très difficile par suite de l’extrême morcellement de la propriété, et l’on établit le nouvel impôt d’après une évaluation faite alors de toutes les parcelles. Evaluation et cadastration sont aujourd’hui devenues très défectueuses, car dans beaucoup de régions la culture s’est transformée et, d’une manière générale, la valeur du sol a depuis quarante ans décuplé dans les villes et triplé dans les campagnes.

Au début, l’impôt foncier formait les neuf dixièmes des recettes provenant de l’impôt, il en forme aujourd’hui moins du tiers, car le système des impôts s’est beaucoup développé. Les Anglais, qui ont pour principe de tirer leurs ressources d’un très petit nombre d’impôts, dont les plus importans sont des impôts directs et dont les autres frappent surtout des objets de luxe, désapprouvent en général le système japonais, qui consiste à multiplier les impôts ; ils le trouvent coûteux pour l’État et onéreux pour le peuple. Ce système est cependant le seul qui convienne au Japon ; on ne peut demander beaucoup à l’impôt foncier, parce que la terre est morcelée et le paysan pauvre, ni aux autres impôts directs, parce que la fortune capitalisée est d’origine récente et peu considérable ; on ne saurait frapper les objets de luxe, parce qu’il n’y a pas de luxe, ni exiger beaucoup de quelques industries, parce que ce serait tuer des industries naissantes. Des impôts actuels, la plupart sont des transformations des impôts de l’ancien régime, tels l’impôt sur le revenu l’impôt sur les boissons et sauces fermentées, les douanes ; les autres sont empruntés aux pays d’Europe. L’idée de monopoles, qui existait dans l’ancien Japon, a été modernisée sous l’influence des Etats occidentaux ; les monopoles sont ceux de la vente du sel, du tabac et du camphre.

L’Etat japonais est de plus un grand propriétaire. La superficie des terres appartenant à l’Etat ou à l’empereur forme presque les deux tiers de la superficie totale de l’archipel (non compris Formose). Ce sont pour la plupart des montagnes, des forêts, des landes, la mise en exploitation s’en effectue lentement ; si le domaine de l’empereur est déjà productif, l’Etat ne tire encore de ses terres que des revenus peu considérables. L’État et l’empereur possèdent aussi les principales mines. L’État a les postes, les télégraphes, les téléphones, il a construit une grande partie du réseau ferré et racheté depuis 1906 presque toutes les lignes qui avaient été construites par des compagnies. De 1868 à 1885, pour initier le pays à la culture occidentale, l’État avait créé les plus importantes industries modernes ; il y a progressivement renoncé pour ne pas entrer en concurrence avec les entreprises privées ; il n’a conservé que les industries se rapportant directement à ses services (aciéries et arsenaux, manufactures des habillemens de l’armée, du matériel des chemins de fer, etc.). L’État avait également souscrit une notable partie des titres de la Banque du Japon et des autres grandes banques dont il contrôle la gestion ; il a cédé ses actions à l’empereur.

Grâce à une organisation méthodique, à une gestion prudente et habile, l’empire, qui en 1868 n’avait aucune ressource, ne percevait aucun impôt et payait ses dettes considérables par l’emprunt ou par l’émission (jusqu’en 1886) de billets à cours forcé, a pu en quarante ans se créer un budget d’un milliard et demi de francs, emprunter en 1904-05 plus de quatre milliards, racheter en 1906 les chemins de fer et cependant convertir sa dette dans ces dernières années, si bien qu’il l’aura prochainement ramenée au taux de 4 p. 100. Les Japonais ont donné là une preuve nouvelle de leur esprit scientifique et de leurs facultés d’organisation.


Les institutions se rapportant au gouvernement, aux services publics et aux finances avaient surtout pour objet d’organiser le pays ; nous aborderons maintenant l’étude des institutions dont le but principal a été de former l’esprit et le caractère du peuple.

Les fondateurs du nouveau régime se préoccupèrent, dès le principe, de créer l’enseignement public. Sous le shogunat, le gouvernement ne s’intéressait qu’à l’instruction des samuraïs ; il abandonnait l’instruction du peuple à l’initiative privée ; les moines bouddhistes, les médecins, les samuraïs philosophes avaient fondé de nombreuses écoles populaires, mais l’instruction des hommes était bien moindre qu’on ne l’a prétendu et l’instruction des femmes était négligée. Le nouveau gouvernement impérial veut au contraire que les enfans de toutes les classes fréquentent, au moins dans les premières années, les mêmes écoles et reçoivent la même formation. Cette formation leur est donnée par l’éducation, par l’instruction, par l’hygiène et les exercices physiques.

L’éducation est purement laïque ; l’enseignement religieux est proscrit de toutes les écoles, même des écoles privées ; cependant l’enseignement moral est fondé sur le rescrit de 1890, où l’empereur s’adresse à ses sujets au nom de ses divins ancêtres :


Soyez filiaux, leur dit-il, pour vos parens, affectionnés pour vos frères et sœurs, unis dans vos rapports conjugaux et fidèles à vos amis. Que votre conduite soit courtoise et frugale et que votre bienveillance s’étende à tous ! Livrez-vous à vos études et exercez vos métiers respectifs ; cultivez vos facultés intellectuelles et développez vos sentimens moraux ; contribuez au bien public et veillez aux intérêts de la société : soyez toujours obéissans à la Constitution et aux lois de notre empire ; si l’occasion s’en présente, dévouez-vous courageusement pour la patrie, ainsi vous nous donnerez une aide efficace pour maintenir et développer l’honneur et la prospérité de notre empire aussi ancien que le ciel et la terre.


L’éducation est donc fondée sur la tradition ; c’est justement : la plupart des passions, des tendances, des besoins de l’homme restent les mêmes dans tous les temps en dépit des formes particulières que leur donne telle ou telle époque ; par suite les grands principes de la morale ne varient pas et la meilleure manière d’élever l’enfant sera de développer chez lui l’instinct du bien, d’en rendre la pratique de plus en plus spontanée et même réflexe. Pour l’instruction au contraire, l’empereur et ses conseillers ont voulu que, dans l’ensemble, elle fût moderne et telle qu’elle permît aux Japonais de devenir les égaux des peuples les plus civilisés.

L’enseignement public est organisé de la manière suivante. Le ministre de l’Instruction publique, assisté d’un vice-ministre et du Conseil supérieur, dirige les établissemens qui dépendent de l’État et surveille les autres. L’enseignement privé est autorisé à la condition pour lui d’accepter les programmes et l’inspection de l’Etat, mais, de fait, l’enseignement primaire libre n’existe plus, l’enseignement secondaire libre est très restreint ; on trouve en revanche d’importantes écoles privées de haut enseignement. Ne dépendent cependant de l’Etat que les écoles dites supérieures, les écoles normales supérieures, le Conservatoire de musique, l’école des Beaux-Arts et les Universités ; les établissemens d’enseignement primaire appartiennent aux communes, les établissemens d’enseignement secondaire et professionnel, les écoles normales aux départemens, aux arrondissemens ou aux communes.

L’enseignement primaire est gratuit et obligatoire pour les deux sexes ; il comprend quatre années d’enseignement élémentaire et deux années d’enseignement primaire supérieur. Tous les enfans, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, à quelque carrière qu’ils se destinent, doivent fréquenter les écoles primaires.

Une fois munis du brevet de l’enseignement primaire, les enfans entrent soit dans les écoles techniques, soit dans les écoles secondaires. L’enseignement technique, qui a été admirablement organisé au cours des dix dernières années, compte aujourd’hui 300 000 élèves ; les branches de cet enseignement sont : agriculture et art vétérinaire, aquiculture, commerce, génie civil (arts et métiers), constructions maritimes. Dans chacune de ces branches, l’enseignement est à deux degrés : l’enseignement du premier degré, qui est purement pratique, se donne dans les écoles professionnelles, les écoles complémentaires professionnelles et les écoles d’apprentis ; l’enseignement du degré supérieur, qui est en grande partie théorique, se donne dans les écoles supérieures du commerce, de l’agriculture, des arts et métiers, etc.

L’enseignement secondaire est également à deux degrés ; l’enseignement du premier degré se donne dans les écoles secondaires ou lycées ; l’enseignement du degré supérieur se donne dans les écoles supérieures, dont le principal but est de perfectionner les étudians dans la connaissance des langues européennes (anglais, allemand et français) ; les étudians de ces écoles ont déjà choisi leur carrière : lettres, sciences, droit, médecine, génie civil. Aux écoles supérieures sont attachées des écoles spéciales de médecine pour ceux qui se destinent à cette carrière sans passer par les Universités.

Les femmes reçoivent l’enseignement secondaire dans les écoles supérieures de filles.

Voici maintenant comment se recrute le personnel enseignant ; il y a deux écoles normales supérieures d’hommes et une de femmes où se forment les professeurs des écoles normales ordinaires et ceux de l’enseignement secondaire, des écoles normales ordinaires dans tous les départemens. En attendant que cette branche de l’enseignement soit complètement organisée, on prend comme professeurs les élèves diplômés des écoles dépendant directement de l’État et les agrégés de l’enseignement secondaire, comme instituteurs les agrégés de l’enseignement primaire.

Il existe trois Universités, dont la plus importante est celle de Tokio ; les élèves diplômés des écoles supérieures y sont admis de droit, les élèves des autres écoles à la suite d’un examen. Les facultés sont : lettres, sciences, droit, médecine et pharmacie, agriculture, génie civil.

Le grade de bachelier est remplacé par les certificats d’études que donnent tous les établissemens d’enseignement secondaire et d’enseignement professionnel ; les Universités confèrent le grade de licencié, le titre de docteur est purement honorifique, il est accordé par le ministre sur un vote favorable des docteurs de la faculté intéressée.

Les résultats de l’enseignement sont dans l’ensemble heureux ; le nombre des conscrits illettrés est tombé à 8 pour 100, il ne faut pas oublier que l’instruction n’est devenue obligatoire que lorsqu’un prélèvement fait sur l’indemnité de guerre chinoise a permis de la rendre gratuite. Quoique le nombre des établissemens d’enseignement secondaire et d’enseignement supérieur soit encore insuffisant, le Japon compte déjà beaucoup de bons jurisconsultes, de bons fonctionnaires, de bons médecins, de bons ingénieurs ; il a des savans de premier ordre ; le plus célèbre est le microbiologiste Kitazato, qui a découvert les bacilles du tétanos et de la peste. Les résultats de l’éducation donnée au peuple sont également satisfaisans ; l’école primaire a détruit les préjugés et les superstitions d’un autre âge, l’esprit particulariste et féodal, répandu la civilisation matérielle de l’Occident, fortifié le loyalisme et le patriotisme. Les effets de l’éducation donnée dans les lycées et les Universités est complexe ; la diffusion des ouvrages les plus divers écrits en Europe et en Amérique, ouvrages qui se combattent et se dénigrent les uns les autres, le contraste de leurs doctrines avec celles de la philosophie chinoise et japonaise, l’orgueil de la science trop vite acquise et des victoires tout à coup remportées, les progrès d’un esprit démocratique encore inexpérimenté, la transformation des conditions matérielles de l’existence ne pouvaient manquer de produire chez les jeunes gens une grande confusion d’idées, la perturbation des sentimens moraux et des instincts sociaux, le scepticisme, le goût du luxe, l’inquiétude et le mécontentement. La véritable cause de ces maux, il faut cependant la chercher dans les circonstances générales et non dans l’enseignement donné ; le gouvernement veille à ce que cet enseignement, tout en étant moderne, ne devienne jamais téméraire.


De l’œuvre de réorganisation que nous venons d’exposer, on peut dire que l’armée est le fondement. Elle l’est d’abord au point de vue moral. L’école et l’armée sont indissolublement unies ; le principal but de l’école est de préparer les enfans au service militaire, le principal but de l’armée est de développer chez le jeune homme l’enseignement moral et patriotique que l’école a donné à l’enfant. Dans tous les pays, le service militaire, qui, pendant plusieurs années, plie tous les jeunes gens à une discipline de chaque instant, a été le moyen le plus puissant dont l’Etat se soit servi pour créer une nation, répandre l’instruction et l’éducation, imposer l’égalité sociale. Au Japon, où l’héroïsme militaire est tenu pour la première vertu, où la caste militaire a, pendant des siècles, seule exercé le gouvernement, où par suite toutes les institutions civiles tirent leur origine d’institutions militaires, c’est par l’armée que le gouvernement a voulu appliquer pleinement son principe qu’une éducation fondée sur une méthode rigoureusement scientifique peut façonner un peuple au loyalisme, au patriotisme et à l’héroïsme. Aussi le catéchisme civique du Japonais, esquissé dans le rescrit de l’empereur sur l’éducation, reçoit-il tout son développement dans le rescrit aux soldats et aux marins, où l’empereur leur enjoint, au nom de ses divins ancêtres, de se conformer aux cinq préceptes de la morale militaire qui s’est formée au cours des siècles par l’union des idées chevaleresques et des doctrines du confucianisme. Il leur ordonne d’abord de se montrer fidèles envers le souverain et la patrie. « Des soldats sans patriotisme, leur dit-il, quelles que fussent leurs qualités techniques, ne seraient que des poupées ; avec des troupes composées de pareils hommes, on n’aurait que des bandes à l’heure du danger. » L’empereur prescrit ensuite la courtoisie : « Si les inférieurs ne respectent pas leurs supérieurs et que les supérieurs traitent durement leurs inférieurs, les uns et les autres deviendront une malédiction pour l’armée et commettront un crime impardonnable envers la patrie. » Soldats et marins doivent avoir pour première ambition d’être braves, mais en n’oubliant jamais que les hommes d’un vrai courage traitent toujours les autres avec douceur ; de la simple bravoure avec de la disposition à la violence fait haïr des hommes comme des brutes. L’empereur recommande ensuite la loyauté, la plus absolue loyauté ; l’on ne doit prendre aucun engagement si l’on n’est certain de pouvoir le remplir ; nul ne doit s’exposer à se trouver dans ce dilemme : manquer à sa parole ou la tenir au détriment de son devoir. Le dernier précepte de la morale militaire, celui sur lequel il est le plus insisté, c’est la simplicité : laisse-t-on naître, des habitudes de luxe dans certains corps d’officiers, elles se répandent dans tous les, rangs comme une épidémie, il n’y a plus ni esprit de corps, ni discipline. La morale militaire ne lui semblant pas suffisante pour donner aux soldats la foi, le dévouement sans bornes qui devaient faire de l’armée la défense morale et matérielle du pays dans la paix et dans la guerre, l’empereur a transformé cette morale en religion militaire ; partout s’élèvent des temples aux mânes des soldats tombés sur le champ de bataille ; tous les régimens, tous les chefs, l’empereur lui-même, y viennent adorer ceux dont leur héroïsme a fait les dieux protecteurs du pays. Dans cette religion, l’officier formé à la civilisation européenne et le montagnard, le marin restés superstitieux comme autrefois peuvent loyalement, intimement s’unir ; tandis que les uns croient réellement que les héros divinisés combattent à côté d’eux dans la mêlée, les autres ont foi dans cette force, la meilleure de toutes peut-être, que donne aux descendans l’exemple des hauts faits de leurs ancêtres, dans cette étroite solidarité patriotique que crée la tradition séculaire des mêmes aspirations et des mêmes vertus.

Et comme elle est le fondement moral du nouveau régime, l’armée en est le fondement matériel : un pays où, sous une forme ou sous une autre, la féodalité s’était maintenue pendant sept siècles ne pouvait s’unifier que par l’armée ; un empire fondé par la Révolution et la guerre civile ne pouvait se défendre contre l’une et l’autre que par l’armée, comme aussi un Etat menacé de tous côtés par les ambitions d’Etats beaucoup plus grands, beaucoup plus populeux, ne pouvait se maintenir et se développer qu’en devenant un Etat militaire. Une place prépondérante a donc été faite à l’armée : on en peut juger par ce fait que depuis 1885, sur sept présidens du Conseil, trois ont été des généraux ; non seulement les militaires ont toujours eu les portefeuilles de la guerre et de la Marine, mais ils ont souvent dirigé des administrations civiles ; en 1903, sur dix ministères, cinq avaient pour titulaires des généraux et des amiraux, dont la présidence du Conseil, l’Intérieur et l’Instruction publique ; le ministre des Finances actuel est un général. Plus du tiers des recettes budgétaires est affecté aux dépenses de l’armée et de la marine, et c’est l’énormité de ces dépenses qui a provoqué tous les conflits parlementaires.

Le rôle particulier réservé à l’armée japonaise apparaît dans son organisation. Sans doute ses origines sont complexes. On la forma d’abord de régimens cédés par quelques clans ; plus tard, quand on eut établi le recrutement, on eut pour soldats des paysans, pour officiers des samuraïs, principalement des clans de Choshu et de Satsuma ; avec le temps, toutes les classes sociales, toutes les provinces furent représentées et dans la troupe et dans le corps d’officiers. Au début, l’armée comptait seulement quelques milliers d’hommes, elle fut doublée une première fois en 1884, une seconde fois en 1895 après la guerre contre la Chine, de nouveau augmentée d’un tiers après la guerre contre la Russie. D’autre part, cette armée, qui de 1871 à 1880 fut organisée par une mission française subit plus tard des influences diverses, surtout l’influence allemande ; enfin, à faire la guerre elle apprit à la faire. Et cependant, malgré ses origines complexes, cette armée, telle qu’elle existe aujourd’hui, porte nettement la marque du Japon et du gouvernement actuel.

Le premier caractère de cette armée est l’autocratie. L’empereur n’est pas seulement le commandant suprême des années de terre et de mer en temps de paix et en temps de guerre, mais son autorité est le seul lien entre leurs organes. Ce sont d’abord le conseil des maréchaux et le conseil supérieur de la défense nationale, où, sous sa présidence, siègent les principaux chefs des armées de terre et de mer. L’armée de terre comprend trois organes indépendans sous des chefs égaux : le ministère de la Guerre, l’Etat-major, la Direction de l’instruction militaire ; la marine en comprend deux : le ministère de la Marine et l’Etat-major ; de plus, les commandans des escadres, les préfets maritimes, les commandans des points d’appui ne relèvent que de l’empereur ; il nomme directement les maréchaux et les généraux du plus haut grade ; les nominations des officiers de moindre grade lui sont soumises.

Le second caractère de l’armée est l’aristocratie. Excepté pour fait de guerre, un sous-officier ne devient jamais officier. L’officier s’engage par serment pour la vie ; il ne peut donner sa démission. La plupart des officiers de l’armée de terre commencent leurs études dans des prytanées de province, ils la complètent au prytanée central de Tokio, d’où ils passent à l’Ecole militaire après avoir fait six mois de stage dans un régiment ; on admet aussi à cette école les candidats non élevés dans les prytanées qui ont subi un examen et fait un stage d’un an dans un régiment. L’éducation donnée pendant dix-huit mois à l’Ecole militaire se complète par la suite dans des écoles spéciales, pour les meilleurs officiers à l’Ecole d’Etat-major. L’officier qui, au sortir de l’Ecole militaire, a fait un nouveau stage d’au moins six mois, mais cette fois comme aspirant officier, ne peut être nommé dans un régiment s’il n’y est admis par les officiers de ce régiment, qui votent par bulletins portant oui ou non ; il servira dans le même régiment jusqu’à sa nomination comme officier supérieur. Les officiers de marine entrent à seize ans dans l’une des deux grandes écoles des cadets et des mécaniciens ; l’enseignement se complète dans les Ecoles spéciales et à l’École d’Etat-major. Les grades (les mêmes pour les deux armées de terre et de mer) sont : sous-lieutenant, lieutenant, capitaine, major, lieutenant-colonel, colonel, major-général, lieutenant-général, général, maréchal ; on a donc divisé les officiers généraux en quatre grades pour établir entre eux une rigoureuse hiérarchie, donner aux chefs de l’armée une situation indépendante des volontés des ministres, fortifier ainsi le caractère aristocratique de l’armée.

Enfin l’armée est nationale. Autant que pour défendre le pays, on l’a créée pour fondre les anciens dans et les anciennes classes, pour faire des Japonais un peuple. Aussi a-t-on travaillé constamment à augmenter le nombre des hommes soumis au service ; on a supprimé le remplacement, toutes les exemptions excepté celles des instituteurs, qui servent six semaines, et celles des soutiens de famille dont la situation, vérifiée par enquête, a été admise par le conseil de révision ; mais en même temps, comme on a jugé dangereux pour le bon esprit et la discipline de l’armée d’y mêler les gens riches et instruits avec les gens pauvres et illettrés, on a établi le volontariat d’un an ; les volontaires, qui s’équipent à leurs frais, ne couchent pas à la caserne ; c’est parmi eux qu’on recrute les officiers de réserve. Les sous-officiers sont formés dans les écoles régimentaires ; ils peuvent rengager d’année en année. Comme la situation géographique du Japon le dispense d’avoir des troupes de couverture et que ses finances ne lui permettent pas de maintenir une armée nombreuse en temps de paix, on a établi par tirage au sort deux catégories de conscrits. Les conscrits désignés pour le service actif servent deux ans dans l’infanterie, trois ans dans les autres armes ; ils restent quatre ans et quatre mois dans la réserve et dix ans dans l’armée territoriale. Les conscrits désignés pour le service de dépôt restent douze ans et quatre mois dans l’armée de dépôt ; ils sont à la disposition du ministre, qui peut les appeler pour des périodes d’instruction. Tous les hommes de dix-sept à quarante ans qui ne rentrent dans aucune des catégories précédentes font partie de l’armée nationale, dont quelques unités seulement ont été organisées. En cas de guerre, les unités d’activé se complètent avec leurs réserves, les hommes de l’armée de dépôt sont appelés dans les dépôts pour s’y exercer, ils comblent les vides faits par le feu et la maladie dans les unités d’activé. La territoriale formé des régimens et des brigades d’infanterie, qui peuvent servir en dehors du Japon, comme ce fut le cas dans la dernière guerre ; pour en augmenter la valeur militaire, on y fait entrer pour un tiers des officiers et des hommes de l’active et de la réserve. Afin de donner à l’armée un caractère plus intimement national, le Japon a établi le recrutement régional. Le Japon est divisé en 18 circonscriptions, dont chacune comprend 4 districts de régiment. Le Japon n’ayant pas de corps d’armée, à chaque circonscription correspond une division mixte composée de deux brigades d’infanterie, d’un régiment d’artillerie, d’un régiment de Cavalerie, d’un bataillon de génie et d’un bataillon du train. Les régimens d’infanterie se recrutent chacun dans son district régimentaire, les autres armes se recrutent sur l’ensemble de la circonscription divisionnaire. La garde qui forme une dix-neuvième division, l’artillerie et la cavalerie indépendantes, les troupes spéciales se recrutent, au moins en principe, dans tout l’empire.

La marine se recrute moitié par conscription et moitié par engagement. Le recrutement est celui de l’armée de terre : les conscrits servent quatre ans dans l’active, trois dans la réserve, cinq dans la territoriale ; ceux qui n’appartiennent pas à l’une ou l’autre de ces armes font entre dix-sept et quarante ans partie de l’armée nationale. Les engagés volontaires servent huit ans. L’acceptation du grade de quartier-maître équivaut à un engagement. Les sous-officiers peuvent rengager pour des périodes consécutives de trois ans.

Pour compléter le caractère national de son armée de terre et de mer, le Japon a tenu à fabriquer lui-même tout ce qui a trait à la défense nationale : les armes sont fondues dans les arsenaux sur les modèles d’officiers japonais, les habillemens sortent des fabriques de l’Etat ; l’uniforme de l’armée, qui avant 1905 tenait à la fois de l’uniforme français et de l’uniforme allemand, est aujourd’hui de couleur khaki et le même pour toutes les armes et pour tous les grades ; les uniformes de la marine sont les uniformes anglais. Le Japon construit aujourd’hui ses plus grosses unités navales, soit depuis 1906 quatre croiseurs cuirassés de 15 000 tonnes, deux cuirassés de 19 000, deux de 21 000 (qui seront lancés prochainement).

C’est en suivant ces principes qu’en quarante ans, le Japon a réussi à faire de la petite armée du début l’armée d’une grande puissance. L’armée de terre comprend aujourd’hui 12 000 officiers et 250 000 hommes d’activé (sur le pied de paix), 250 000 hommes de réserve, 180 000 hommes de territoriale, un million d’hommes de l’armée de dépôt ; la marine, 47 000 homme ; » (dont 69 officiers généraux et plus de 3 000 officiers ou assimilés) en temps de paix et 500 000 tonnes de bâtimens de ligne (sans compter les torpilleurs et les sous-marins)

Il n’a pas suffi au gouvernement impérial de créer un Etat nouveau, il lui a fallu créer une société nouvelle, car l’ancienne société avait disparu au cours de la Révolution. A cet effet, le gouvernement, d’abord seul, ensuite avec le concours des Chambres, accomplit une œuvre législative considérable ; cette œuvre est fondée, au moins dans une certaine mesure, sur le droit coutumier, dont la codification avait commencé sous l’ancien régime, mais elle s’est surtout inspirée du droit occidental. Les premiers codes se rapprochaient beaucoup de nos codes ; les codes actuels sont imités ou même en partie traduits des codes allemands ; ce sont le Code civil de 1898 ; le Code de procédure civile de 1890, révisé en 1898 ; le Code de commerce de 1899 ; le Code de procédure criminelle de 1890 ; le Code pénal de 1907. Les Codes sont complétés par la Constitution et par un grand nombre de lois d’ordre général (sur la nationalité, sur les ; faillites, sur la marine marchande, sur les gildes et syndicats, etc.).

Voici comment sont constituées dans leurs grandes lignes la société et la famille actuelles.

Le premier effet de la Révolution japonaise, comme ce fut d’ailleurs celui de toutes les révolutions, avait été de supprimer les anciennes divisions sociales ; on fit même rentrer les hors-caste au nombre des citoyens, mais on dut bientôt reconnaître que, dans un pays où, pendant des siècles, la société avait été si fortement hiérarchisée, il était impossible de supprimer brusquement toute hiérarchie sociale. Aussi la loi moderne a-t-elle reconnu trois classes : la noblesse, l’ancienne caste militaire, te peuple. Mais ce sont maintenant des classes, ce ne sont plus comme autrefois des castes ; le mariage est permis entre personnes de classes différentes ; à quelque classe qu’il appartienne, un citoyen peut embrasser toutes les carrières, exercer toutes les professions et n’est forcé d’en exercer aucune. De fait, les anciens samuraïs, dont le nombre dépasse aujourd’hui deux millions, n’ont conservé qu’un privilège, dont beaucoup d’ailleurs ne se prévalent plus, celui de figurer dans les recensement sur un registre spécial. Les nobles, qui sont près de quatre mille, ont droit à quelques honneurs ; leurs représentans forment la moitié de la Chambre des pairs.

Nobles, anciens samuraïs et gens du peuple sont égaux devant la loi. Le nouveau régime a modifié les rapports des particuliers avec l’Etat. Patriarcal autrefois, l’État l’est resté dans une grande mesure, comme en témoignent le rescrit sur l’éducation et le rescrit aux soldats ; mais il a donné à sa mission de surveillance et de protection une forme moderne : les mairies tiennent les registres de l’état civil, on fait des recensemens quinquennaux, les enfans sont soumis à l’obligation scolaire, les hommes de dix-sept à quarante ans au service militaire, la police consigne sur des fiches l’âge, le domicile, la condition de tous les citoyens, et ceux-ci doivent y faire mentionner leurs changemens de résidence.

D’autre part, l’Etat moderne a donné aux citoyens des garanties sérieuses contre l’arbitraire de ses fonctionnaires ; il a supprimé la torture, défendu qu’on appliquât aucune peine contraire aux lois ; un accusé ne peut être distrait de ses juges naturels, ni emprisonné, poursuivi et jugé autrement que dans les formes prescrites par la loi, les débats de son procès doivent être publics. La Constitution a proclamé l’inviolabilité du domicile et de la correspondance, reconnu à chacun le droit de pratiquer la religion qu’il a choisie ; de plus, les citoyens ont obtenu (sauf certaines restrictions) toutes les libertés que comporte la société moderne : liberté d’aller et de s’établir où bon leur semble, de vendre, d’acheter, de parler, d’écrire, de publier, de tenir des réunions. Enfin tous peuvent être électeurs, éligibles fonctionnaires, s’ils se trouvent dans les conditions fixées par les lois.

Le nouveau régime n’a pas seulement réglé ce qui concernait la personne des citoyens, mais ce qui concernait leur propriété. La loi de 1872, supprimant toutes les restrictions féodales, a créé la propriété privée intangible, mais les lois sur l’inscription des ventes et des hypothèques, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les successions maintiennent la surveillance patriarcale de l’Etat sur les biens des citoyens, tout en donnant à cette surveillance une forme moderne.

Si, dès le principe, le droit sorti de la Révolution avait fait à l’individu une part assez large, en revanche, comme tout droit révolutionnaire, il s’était d’abord montré hostile à l’idée d’association ; on ne supprima pas seulement les classes sociales, on abolit les corporations, gildes ou compagnies de l’ancien régime, les vœux monastiques furent supprimés, les biens des couvens confisqués ; il ne devait plus y avoir d’intermédiaire entre l’Etat et l’individu. Au Japon comme partout, les individus, se sentant trop faibles dans leur isolement, demandèrent à s’associer et l’Etat dut progressivement céder à leurs demandes. La Constitution a reconnu le droit d’association ; le Code civil a organisé les sociétés reconnues d’utilité publique ; le Code de commerce, les différentes formes de sociétés commerciales. D’autre part, les anciennes gildes s’étant reconstituées d’elles-mêmes, l’Etat s’est décidé à les reconnaître ; bien plus, dans beaucoup de cas, il a contraint ceux qui exercent une profession à faire partie des gildes de cette profession. Mais les gildes du nouveau droit diffèrent profondément des gildes de l’ancien droit, puisque ce sont des groupemens d’individus choisissant librement leur profession et non plus des groupemens de familles exerçant leur profession obligatoirement. D’ailleurs le droit d’association est resté incomplet ; ainsi la loi interdit encore toutes les associations de salariés. Et c’est ainsi que lentement, tantôt en s’inspirant du passé, tantôt en imitant l’étranger, tantôt encore en s’efforçant de préparer l’avenir inconnu par des lois fondées soit sur des aspirations, soit sur des principes rationnels, le Japon cherche, comme toutes les nations civilisées, à sortir de la demi-anarchie qu’ont produite le développement de l’individualisme et la brusque disparition des anciennes formations sociales.


Cet état de demi-anarchie que nous trouvons dans la société, nous le trouvons aussi dans la famille. Sans doute la famille est restée plus forte en Asie qu’en Europe, mais comme en Europe la famille s’est transformée lentement, qu’en Asie elle se transforme brusquement, le trouble y est peut-être plus grand encore. Dans le Vieux Japon, l’Etat ne connaissait que des familles et pas d’individus. L’œuvre accomplie par la Révolution impliquait que la famille fût aussi sacrifiée ; aussi bien, tandis que la philosophie du XVIIe siècle, encore toute confucianiste, avait défendu qu’aucune restriction fût apportée à la puissance paternelle, la philosophie du XVIIIe avait-elle commencé à protester contre les abus qu’on faisait de ce principe : l’autorité du souverain avait été reconnue supérieure à celle du père, en 1721, on avait aboli pour le peuple la loi qui condamnait à mort la femme et les enfans d’un homme coupable d’un crime grave et les romans n’avaient cessé d’apitoyer le public sur le cas des jeunes filles que leurs parens vendaient à des maisons de débauche. C’est pourquoi dès 1871, — et cela en dehors de toute influence européenne, — l’empereur déclara que les recensemens ne seraient plus pris par familles, mais par individus ; dans la révision faite en 1871-73 des anciens Codes empruntés à la Chine, on enleva aux parens le droit d’infliger eux-mêmes une peine légale à leurs enfans, on leur retira presque tous droits sur leurs enfans majeurs et on supprima la solidarité familiale en matière criminelle. Cette transformation de la famille, commencée sous l’influence des mœurs et de la philosophie japonaises, fut achevée sous l’influence du droit occidental ; le code civil japonais est imité et en partie traduit du code civil allemand.

Dans l’ensemble on peut dire que la famille japonaise, telle que l’organise ce code, est semblable à la famille européenne. L’homme ne peut se marier avant dix-sept ans, la femme avant quinze ans ; l’homme mineur de trente ans, la femme mineure de vingt-cinq ans doivent obtenir le consentement de leurs parens ; pour être valable, l’acte de mariage doit être transcrit sur les registres de l’état civil, il n’y a pas de cérémonie civile. Le divorce par consentement mutuel s’accomplit de plein droit dès qu’il est inscrit sur les registres de l’état civil ; le divorce provoqué par un seul des époux doit être prononcé par les tribunaux et ne peut l’être que dans un petit nombre de cas rigoureusement déterminés par la loi. La position de la femme est celle qu’elle occupe dans les sociétés occidentales. La puissance paternelle est telle que l’établissent les lois européennes ; les tribunaux peuvent la retirer au père incapable ou qui en fait un usage indigne ; à défaut du père, elle appartient à la mère. La majorité est fixée à vingt ans. De l’ancienne organisation familiale, deux traits seulement ont survécu. Avec la famille établie sur les principes du droit moderne, le Code maintient la maison ancienne, qui a pour base matérielle la maison, le loyer, et pour base morale le culte des ancêtres. De fait, la maison et la famille se confondent, les recensemens prouvent que les maisons japonaises ne comprennent pas plus de cinq à six personnes, soit le père, la mère, et de trois à quatre enfans ; il n’est donc pas d’usage que les fils mariés restent sous le toit de leur père. Cependant le Code a maintenu l’ancienne distinction que font les vieux codes japonais entre la succession aux biens et la succession à la maison ; cette dernière ne comprend guère aujourd’hui que le titre, si la famille est titrée, l’autel familial et les objets destinés au culte. D’autre part, pour assurer la continuation des sacrifices familiaux, le Code a facilité l’adoption ; il ne la soumet qu’à une seule condition : l’adoptant doit être plus âgé que l’adopté, ne fût-ce pourtant que d’un jour. De plus, si le Code a enlevé à tous les citoyens le droit d’avoir des femmes de second rang, droit réservé d’ailleurs aux nobles et aux samuraïs depuis le XVIIe siècle, il a fait une place à part aux fils naturels du mari : en matière de succession, ceux-ci sont préférés aux filles légitimes ; ils peuvent être légitimés par la volonté de l’un et l’autre époux et ne sont plus alors considérés comme les enfans de leur mère, mais comme ceux de la femme de leur père.

Si le Code n’a fait que ces concessions à la tradition, il va de soi que les mœurs lui en font davantage. Le père profite des facilités que lui laisse la loi pour assurer à son fils aîné la plus grande partie de ses biens ; les fils majeurs restent dans la dépendance de leur père, les frères cadets dans celle du frère aîné ; le chef de maison n’accomplit aucun acte important sans prendre l’avis du conseil de famille. La femme ne jouit guère de l’égalité que lui accorde la loi et si les concubines du mari ne portent plus le titre de femmes de second rang, combien sont installées encore au foyer conjugal ! aussi bien la loi ne permet-plie pas à la femme d’intenter une action en divorce pour adultère du mari. Cependant on peut dire que d’une manière générale, il n’y a pas d’opposition entre la loi et les mœurs ; le Code a seulement précipité une transformation qui s’accomplissait depuis plusieurs siècles. Et c’est là un point d’une importance capitale pour l’étude des sociétés asiatiques. Dans le droit et plus encore dans les mœurs de la Chine et de l’Inde comme dans le droit et les mœurs du Vieux Japon, nous découvrons une lente évolution vers l’individualisme, qui depuis quelques années tend dans ces pays comme dans le Japon moderne à devenir plus rapide. Ainsi s’atténue, au moins partiellement, l’une des principales différences qui existent entre la civilisation de l’Asie et celle de l’Europe : n’est-ce pas là une conséquence forcée de la constitution actuelle de l’Etat, de l’instruction publique, du service militaire obligatoire, des nouvelles conditions économiques, qui diminuent l’importance de la propriété immobilière, augmentent celle de la propriété mobilière, suppriment les petits métiers, font émigrer vers les villes la population des campagnes, forcent les enfans à se séparer de leurs parens pour gagner leur vie dans des professions autres que la profession familiale ?


Telles sont dans leurs grandes lignes les institutions politiques et sociales du Japon moderne. Il est peu de peuples qui aient accompli en un temps aussi court une œuvre aussi considérable ; il en est peu aussi qui aient accompli une œuvre aussi heureuse. Après un siècle de troubles, après trente ans de révolution, le calme s’est rétabli, la puissance de l’empereur n’est discutée par personne ; deux grandes guerres glorieuses ont prouvé la force de l’armée et de la marine, la solidité des finances ; la marine marchande du Japon a pris le quatrième rang entre les marines du monde et ne le cède qu’à celles de l’Angleterre, de l’Allemagne et des États-Unis ; son commerce extérieur est égal à celui de l’Australie et du Canada ; ses industries et’ ses mines se développent rapidement, son réseau de chemins de fer, de télégraphes et de téléphones est celui d’une grande puissance ; on évalue sa richesse à 70 milliards ; les lourdes charges laissées par la guerre n’en empêchent pas l’augmentation rapide. Sa population, restée stationnaire pendant un siècle et demi, s’est accrue depuis les réformes, elle est aujourd’hui de 50 millions d’âmes ; Formose a 3 millions d’habitans, la Corée 10, Sakhalin et le territoire de Port-Arthur quelques centaines de milliers.

De l’examen que nous venons de faire nous pouvons tirer cette première conclusion : les victoires du Japon ne sont pas dues uniquement aux qualités militaires de ses soldats ; c’est à tort d’ailleurs qu’on verrait dans ces qualités l’héritage de son ancienne constitution, puisque cette constitution lui a donné deux siècles et demi d’une paix complète ; ces qualités proviennent surtout de l’éducation reçue depuis quarante ans à l’école et au régiment. Les victoires du Japon, comme aussi ses succès économiques et scientifiques, sont le résultat des institutions créées par l’Empire restauré, institutions doublement fortes, parce qu’elles n’ont pas seulement une valeur technique, une valeur matérielle, qu’elles ont aussi une valeur morale. L’œuvre heureuse accomplie par les réformateurs sera donc une œuvre durable, mieux encore une œuvre que le temps ne peut manquer de fortifier et de développer.

Et de notre examen nous tirerons une seconde conclusion, qui aura trait à l’Asie tout entière. Les formations sociales. et politiques des peuples de l’Orient ne sont pas le produit immuable, le produit fatal de leur sol, de leur climat, des races dont ils sont issus ; ces formations, qui se sont d’ailleurs continuellement modifiées, sont, dans leur état actuel, le résultat du traditionalisme passif que ces peuples ont opposé aux retours de barbarie causés par les continuelles invasions des Nomades. Mais une ère nouvelle a commencé pour l’Asie ; ces formations disparaîtront brusquement, beaucoup même sans laisser de traces profondes, comme ont disparu les formations du Vieux Japon. A l’exemple du Japon moderne, tous les peuples orientaux les remplaceront par des institutions nouvelles, et ces institutions seront en partie l’aboutissement de la lente évolution que la civilisation asiatique a constamment suivie en dépit des formations traditionnelles jalousement conservées, en partie l’imitation directe des institutions européennes. Il ne faudrait pas croire cependant que les civilisations de l’Asie et de l’Europe soient destinées à se confondre. Certaines de nos institutions sont proprement européennes, d’autres sont vraiment humaines ; si l’Europe les a la première établies, c’est que sa civilisation avait devancé celle de l’Asie. Ce sont ces dernières institutions que l’Asie s’assimilera en les dépouillant avec le temps de ce qu’elles ont actuellement d’européen. Dans leurs grandes lignes, la civilisation de l’Asie et celles de l’Europe ont suivi des évolutions parallèles ; grâce aux communications de plus en plus faciles qu’amènent les progrès des sciences, elles tendront à se rapprocher ; mais longtemps encore, toujours peut-être, elles resteront distinctes.


LA MAZELIERE.