Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 5

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 37-41).



CHAPITRE V.


Partis de grand matin, et arrivés au fort Alexandre pour déjeuner, soit quinze ou seize milles avec les trois portages de Première, deuxième et troisième eau qui murmure. Le fort Alexandre est situé sur la rivière Winnipeg, à peu près à trois milles au-dessus de l’endroit où elle se jette dans le lac Winnipeg, et dans le voisinage de bonnes fermes. Je quittai M. Lane avec un grand regret, et avec lui la brigade de canots qui s’en retournait à Norway-House sur la rivière Mackenzie.

Entendant parler d’un camp indien établi à quelques milles de là, je demandai un guide pour m’y rendre. Je dus mettre un voile pour me préserver des moustiques sans nombre pendant la route ; je trouvai en effet un vaste camp de Saulteaux. Ils avaient élevé au milieu du camp une case à magie vers laquelle je me dirigeai immédiatement. C’était une construction oblongue composée de perches recourbées en ogives avec les bouts fichés en terre, de manière à former une chambre cintrée protégée contre l’air extérieur par un toit d’écorce de bouleau. Cette écorce est une des plus grandes ressources que la nature ait mises à la disposition des Peaux-Rouges ; car ils ne se contentent pas de l’employer comme toitures ou pour leurs embarcations, mais, profitant de ce que le tissu est très-serré, ils s’en servent pour la cuisine, et parviennent à y faire cuire des poissons. Ils l’utilisent aussi comme papyrus pour transmettre leur correspondance hiéroglyphique.

À mon entrée dans la case de magie, je trouvai quatre hommes, apparemment des chefs, assis sur des nattes et gesticulant avec violence en battant la mesure sur un tambour. Un objet sans doute sacré était placé au milieu et recouvert, mais on ne me permit pas de le voir. Ils cessèrent presque aussitôt leur chant, et semblèrent plutôt mécontents de mon entrée, bien qu’au toucher de mes pantalons, ils me déclarassent un chef.

En regardant autour de moi, je vis que, dans le sanctuaire entouré de nattes, étaient suspendues diverses offrandes, composées surtout de morceaux de drap rouge et bleu, de colliers de boules, de scalps et autres objets incompréhensibles pour moi. Comme les Indiens ne continuaient pas leur magie, je me crus indiscret et me retirai. À peine sorti, je fus entouré par une multitude de femmes et d’enfants, qui ne cessèrent de m’examiner des pieds à la tête, me suivant partout dans le camp, mais c’était sans mauvaise intention, pour satisfaire leur curiosité. Je vis un tombeau surmonté d’un scalp, arraché sans doute à un ennemi par le guerrier défunt ; je revins alors au fort après avoir engagé six Indiens à me suivre à la rivière Rouge. Nous partîmes à quatre heures de l’après-midi dans un petit bateau, avec M. Seller, et nous campâmes sur les bords du lac Winnipeg.

13 juin. — Nous entrons dans la rivière Rouge à dix heures du matin. Les bords, à l’endroit où elle se jette dans le lac, sont, pendant cinq ou six milles, bas et marécageux. Après avoir remonté le courant pendant environ vingt milles, nous arrivons au fort de la Pierre, appartenant à la compagnie, où je trouve sir George Simpson qui y tient une assemblée tous les ans pour les affaires de la compagnie. J’y restai jusqu’au 15, puis je partis pour le fort supérieur à vingt milles plus haut. Nous fîmes la route à cheval, avec M. Peter Jacobs, missionnaire indien wesleyan, et y arrivâmes en quatre heures, après une route agréable de dix-huit ou vingt milles à travers une partie considérable de l’établissement de la rivière Rouge. Il y a là un tribunal : on y a pendu un Indien saulteaux l’année dernière. Cet homme avait tué un Indien sioux et un homme de sa tribu du même coup de fusil ; la balle avait traversé le Sioux et était allée se loger dans le corps du Saulteaux : ce dernier meurtre était donc involontaire. Le pays, dans cet endroit, n’est guère beau ; une plaine triste et plate, sans aucuns bois, et ne présentant que l’apparence de terres cultivées.

C’est le principal dépôt de la Compagnie d’Hudson-Bay ; on y rassemble de grandes quantités de pimmikon pour les métis, race qui, distincte de celle des blancs et des Indiens, forme une tribu à part. Bien que les métis aient adopté quelques-unes des coutumes et des manières des voyageurs français, ils tiennent cependant plus encore des Peaux-Rouges. Le fort Garry, un des établissements les plus importants de la compagnie, est établi à la séparation de la rivière Rouge et de l’Assiniboine, à 97° longitude ouest et 50° 6′ 20″ latitude nord. De l’autre côté de la rivière, on aperçoit l’église catholique et plus bas l’église protestante. L’établissement s’étend sur le bord de la rivière à cinquante milles dans les terres, c’est-à-dire suivant les conventions passées avec les Indiens, aussi loin qu’un cavalier peut distinguer un homme par une belle journée.

Lord Selkirk essaya le premier, en 1811, de fonder à cet endroit un établissement, qui fut vite abandonné. Peu d’années après, plusieurs familles écossaises des îles Orkney y émigrèrent sous les auspices de la compagnie d’Hudson, et maintenant 3000 personnes y vivent en agriculteurs, ne manquant de rien en ce qui touche la nourriture et l’habillement. Quant aux objets de luxe, ils sont presque impossibles à se procurer, parce qu’il n’y a pas de marché plus rapproché que celui de Saint-Paul, sur le Mississipi, à sept cents milles dans des prairies sans aucun chemin. Les métis sont plus nombreux que les blancs, et comptent 6000 âmes. Ils descendent des blancs au service de la compagnie d’Hudson et de femmes indiennes ; ils parlent tous le langage cree et le patois bas-canadien, et sont gouvernés par un chef, nommé Grant, à la façon des tribus indiennes. Voilà bien longtemps que ce Grant les gouverne, et il a été compromis dans les troubles survenus entre la compagnie d’Hudson et les compagnies du nord-ouest. On l’amena au Canada, sous l’inculpation du meurtre du gouverneur Temple, mais on manqua de preuves, et il échappa.

Les métis sont une race d’hommes très-durs, capables de supporter les plus grandes privations et les plus cruelles fatigues, mais leurs goûts indiens prédominent, et ils font de tristes fermiers, négligent leur terre pour les plaisirs plus vifs qu’ils trouvent dans la chasse. Leurs chasses de bisons sont conduites par toute la tribu, et ont lieu deux fois par an, en juin et octobre ; à ces époques, toutes les familles se donnent rendez-vous dans la plaine du Cheval-Blanc, à vingt milles du fort Garry. La tribu se divise en trois bandes, qui se séparent pour rencontrer les troupes de bisons. Chaque bande emmène environ cinq cents chars traînés par un bœuf ou un cheval ; les métis construisent eux-mêmes ces chars à l’aide de planches de pin qu’ils attachent ensemble par des lanières de cuir, il n’y a point de clous dans le pays. La roue est entourée de peau de bison appliquée humide, et qui en séchant se resserre de manière à durer aussi longtemps que la charrette elle-même.