Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 10

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 71-76).



CHAPITRE X.


Nous traversâmes la prairie de l’Herbe longue. La plaine était semée des ossements de tout un camp indien, qui avait été détruit par le fléau habituel à cette race, la petite vérole ; ces ossements étaient tombés des arbres auxquels il est d’usage de suspendre les morts enveloppés dans des peaux. Un ours énorme buvait dans une mare, et notre chasseur s’élança pour chercher à le tirer. L’ours l’attendit de pied ferme ; l’Indien hésita un peu et tira de trop loin. L’ours se leva tranquillement et regardant le chasseur un instant, se détourna et s’en alla au pas. Je résolus de tenter à mon tour la chance. Comme j’étais bien monté, je m’approchai à trente pas, et, tandis que l’animal me regardait, je lui tirai mes deux coups ; l’un des deux le blessa à l’épaule, et l’ours, avec un hurlement sauvage, se mit à ma poursuite. Je revins alors au galop près de M. Rowand, qui le blessa de nouveau ; cependant l’ours avançait toujours.

Pendant ce temps, l’Indien et moi, nous avions rechargé nos armes ; l’Indien fit feu, l’ours se dressa de nouveau sur les jambes de derrière ; profitant du moment, je lui logeai une balle dans le cœur ; l’Indien alors écorcha cet immense gibier, et coupa les pattes qui nous fournirent un excellent rôti. Les griffes, que je conservai, mesuraient quatre pouces et demi. Il n’est pas d’animal, sur tout le continent, que les Indiens craignent autant que l’ours, et ils se garderaient bien de l’attaquer sans avoir un cheval très-vite.

Nous eûmes beaucoup de difficulté à trouver une place pour camper, à cause du nombre des bisons qui nous entouraient, et nous dûmes tirer des coups de fusil toute la nuit pour les éloigner. Dans un certain endroit, le sol était couvert de bois de daims. Notre course avait été si rapide que le cheval de M. Rowand était forcé ; mais nous avions des chevaux de relais, et nous abandonnâmes le pauvre animal aux loups qui nous faisaient une constante escorte. Nous campâmes ce soir-là sur les rivages d’un superbe lac d’eau douce. Pendant notre route de la journée, nous avions passé devant plusieurs lacs desséchés généralement petits, qui étaient couverts d’une couche de sous-carbonate de soude ; leurs rivages étaient semés de plantes qui ressemblaient à cette végétation marine qu’on nomme criste, mais la couleur était pourpre. La couche de soude est si unie que ces lacs semblent recouverts de neige.

26 septembre. — M. Rundell, complètement épuisé de la journée de la veille, resta au camp ce matin avec le gamin indien. Nous le quittâmes à notre grand regret, M. Rowand et moi, à trois heures et demie du matin, et nous galopâmes toute la journée, ne nous arrêtant qu’une heure pour déjeuner et faire souffler les chevaux.

Vers cinq heures du soir, nous rencontrâmes, à dix milles du fort Edmonton, une société de gens du fort à la chasse des oies sauvages ; ils avaient été fort heureux, et voyant l’état piteux de nos chevaux, ils nous donnèrent les leurs pour nous permettre d’arriver plus vite au gîte.

Au bord de la rivière, que l’on traverse pour gagner le fort, M. Rowand qui montait un bon cheval se jeta à l’eau ; j’y poussai le mien, quoique plus petit ; mais il ne put me porter et perdit pied en heurtant un rocher caché dans l’eau. Je faillis y rester, à la grande joie de M. Rowand, qui me regardait du rivage ; mais j’en sortis cependant à mon honneur.

Edmonton est un grand établissement ; on y conserve de grandes provisions de viandes séchées, de langues et de pimmikon. Il est habité toute l’année par un facteur chef avec un employé, et quarante ou cinquante ménages, qui vivent dans son enceinte. Leurs travaux consistent surtout à construire des bateaux pour le commerce, à scier du bois qu’ils font flotter sur la rivière. Les peupliers abondent sur ces rivages, et le fort en brûle chaque hiver huit cents cordes à peu près. Les femmes, presque toutes Indiennes ou métis, font des mocassins et des vêtements pour les hommes et convertissent la viande séchée en pimmikon.

La nuit de notre arrivée à Edmonton, le vent s’éleva à l’état de tempête, et nous bénîmes la Providence de nous trouver ainsi en sûreté. La prairie que nous venions de traverser quelques heures auparavant, était en feu, et formait un spectacle terrible de beauté, à cause de l’éclat des flammes plus grand dans une nuit plus obscure. Nous tremblions de voir l’incendie se propager du côté du fort qui eût été nécessairement détruit. Nos craintes pour M. Rundell, que nous avions laissé en arrière avec les gamins, ne furent calmées que trois jours après, quand il vint. Il paraît qu’il aperçut la flamme à une grande distance et qu’il gagna au plus vite la rivière qu’il traversa pour son bonheur. En pareil cas, les Indiens, quand ils se trouvent près d’une prairie enflammée, mettent le feu à une longue traînée d’herbes devant eux, et, en la suivant ensuite, ils échappent à tout danger, sauf à la fumée qui les suffoque presque.

Comme nous devions rester à Edmonton jusqu’à l’arrivée du bateau avec M. Lane et les fourrures pour la Russie, je me mêlai beaucoup aux Indiens qui entourent toujours le fort pour leur commerce. C’étaient surtout des Crees et des Assiniboines. Je fis le portrait d’un chef assiniboine, Potika-Poo-Tis, ou « le Petit-Homme rond. » On le connaissait beaucoup à Edmonton, où on l’appelait le duc de Wellington, sans doute à cause de ses hauts faits. Il eut un jour une affaire avec les Pieds-Noirs, et, pendant qu’il tirait un coup de fusil, il reçut une blessure assez curieuse. La balle entra dans son poignet, traversa le bras, entra dans son cou et ressortit en haut de l’épine dorsale.

Après m’avoir dit une foule de ses exploits, il me raconta, à mon grand étonnement, qu’il avait tué sa propre mère. Il paraît que, pendant un voyage, elle lui dit que, se sentant trop vieille et trop faible pour supporter les fatigues de la vie, elle lui demandait de la prendre en pitié et de mettre fin à ses souffrances : il la tua sur la place. Je lui demandai où il l’avait visée. « Pensez-vous, me dit-il, que j’aie choisi une mauvaise place ? Je l’ai frappée là, ajouta-t-il en montrant son cœur ; elle mourut sur-le-champ ; je pleurai d’abord, puis quand je l’eus enterrée je n’y songeais plus. »

Il ne faut pas croire que les Indiens considèrent les femmes avec les sentiments des nations civilisées : ils les regardent plutôt comme des esclaves que comme des compagnes. Cela se remarque surtout dans leur manière d’être avec les femmes âgées, qu’ils trouvent à peine faites pour vivre. En voici un exemple :

Quelques domestiques de la compagnie remontaient, pendant l’hiver, la rivière Saskatchawan sur la glace, avec un traîneau à chiens, chargé, entre autres choses, d’un tonneau contenant huit gallons de spiritueux ; en passant sur un endroit de glace mince, les chiens enfoncèrent avec le traîneau et disparurent emportés par le courant. L’été suivant, des Indiens qui se baignaient près du rivage trouvèrent le tonneau intact, et, voyant quel était son contenu, ils résolurent de faire bombance. Un d’entre eux, toutefois, supposa que la liqueur pouvait bien avoir été empoisonnée par les blancs, pour se venger de ce que la brigade de canots avait été attaquée l’année précédente. On décida donc de faire goûter la liqueur au préalable, et on choisit pour cela huit des plus vieilles femmes du camp. Celles-ci y furent prises, et, commençant à être soûles, se mirent à chanter. Alors un vieux chef arrêta leurs libations, en disant que le rhum ne pouvait être empoisonné, et qu’il était bien trop bon pour être bu par des vieilles femmes. Toute la tribu se mit donc de la partie, et le tonneau fut bientôt vide.

Un jour, pendant que je flânais au sud du fort, je vis deux Assiniboines qui chassaient le bison. L’un d’eux était armé d’une lance faite d’une tige de frêne, ornée de touffes de cheveux et armée d’une pointe de fer ; l’autre portait un arc recouvert de nerfs de bison. Les Indiens se servent de ces arcs avec une force et une adresse rares ; par exemple la flèche traverse le corps d’un bison et va se ficher en terre de l’autre côté.