Les Images d’Épinal

LES IMAGES D’ÉPINAL

Sans doute c’est une illusion : il me semble qu’elles se font plus rares qu’autrefois. On ne voit plus chez le papetier leurs feuilles multicolores qu’attachent le long d’une ficelle des épingles de blanchisseuse ; elles ne pendent plus devant les casiers, en liasses qui s’abattaient sous nos yeux enfiévrés et nous faisaient éprouver toutes les anxiétés du désir. Les petits Français de ma connaissance n’ont pas entre les mains une seule de ces pages qui émerveillaient notre enfance. Je les plains ; il leur manque une des joies de leur âge. Dans les heures tragiques que nous traversons, où tout ce qui nous parle du cher pays lorrain retentit plus que jamais au fond de notre cœur, on lira avec un intérêt ému, le beau livre que M. René Perrout vient de consacrer à l’image d’Epinal[1].

M. René Perrout est un avocat d’Epinal qui est un pratiquant de la culture régionaliste. Il est un peu le Pouvillon de son petit coin des Vosges. Il fallait un tel écrivain pour bien faire l’histoire dont nous nous occupons. Il y fallait la connaissance des choses et des gens, la familiarité avec la tradition locale, une qualité de talent particulière, de la cordialité, de l’humour, de la philosophie. Il y fallait enfin un grand fonds de patience, car la tâche exigeait les recherches les plus délicates. Le peuple est un conservateur négligent de ces choses fragiles, que menacent sans cesse mille causes de ruine ; les collectionneurs les dédaignent, et les dépôts publics, il y a cinquante ans, partageaient cette indifférence. Il ne subsiste de tout ce passé que de rares épaves : c’était faire œuvre pie que de les recueillir. Mais une histoire des images ne va pas sans images. Il fallait reproduire ces rudes enluminures, vénérables monuments de l’âme populaire. C’est ici que l’auteur a rencontré le secours de M. Charles Sadoul et de son admirable Revue lorraine illustrée. De leur collaboration, est sorti un ouvrage qui montre comment on peut travailler en province. On trouvera peut-être que c’est faire trop d’honneur à l’image d’Épinal, que de lui consacrer un in-quarto de luxe. Mais ce serait n’en pas comprendre la réelle importance. Ce que contiennent ces chiffons d’un sou, c’est le cœur même des foules. C’est sous cette forme que les simples ont appris à se figurer les choses et la vie. M. Maurice Barrès l’a dit dans la préface qu’il a écrite pour M. Perrout : l’histoire de l’imagerie est tout un chapitre de l’histoire de l’imagination française.

L’auteur s’est borné à parler de la fabrique d’Épinal. C’est la plus célèbre de toutes. Son nom est devenu celui d’un genre : il est le synonyme d’imagerie populaire. Les images d’Epinal ! Le mot évoque une vision : quelques traits d’un dessin rugueux, bariolés d’un âpre coloriage ; des batailles, des uniformes, des armées de soldats de toutes nations et de toutes armes, des actions d’éclat, le Vengeur, Marengo, les maréchaux de France, Ney, Lannes, Napoléon, ou encore des histoires sentimentales ou satiriques, une morale en images où invariablement on voit le vice puni et la vertu récompensée. Tout cela, en effet, est, à peu de chose près, la création particulière de l’imagerie d’Épinal ; et on peut ajouter : l’invention et le patrimoine de la famille Pellerin.

Les Pellerin n’étaient pas originaires d’Épinal. Quand ils y arrivèrent, au milieu du XVIIIe siècle, l’imagerie était déjà, depuis cent ans au moins, une des branches de l’industrie locale. Il y avait un groupe, une corporation de dominotiers, comme on disait, qui faisaient les papiers peints, les cartes, et surtout ces « saintetés, « d’un aimable rococo, dont M. René Perrout a retrouvé quelques exemplaires. Ce qui est curieux, c’est que cet art, si bien de son temps, est par certains côtés encore d’un autre âge. On s’aperçoit que, dans cette France des Encyclopédistes, dans cette société critique, libertine, voluptueuse, presque rien en réalité n’a encore changé : le peuple en est toujours au XVe ou au XVIe siècle. On est tout surpris, en feuilletant le recueil de M. Perrout, d’y rencontrer les thèmes de ce christianisme pathétique, comme les Arma Christi ou le Pressoir mystique, dont la vogue fut si grande à la fin du moyen âge. Et puis, ce sont les saints, les célestes protecteurs qui brillent sur les vitraux, les génies domestiques, les Lares des campagnes : saint Blaise, saint Guérin, qui veillent sur les étables, saint Hubert qui guérit la rage, saint Roch qui écarte la peste, sainte Barbe qui émousse et conjure les traits de la foudre. Voilà les personnages, les héros populaires, dont les images rassurantes se clouent dans la maison, sur la hotte de l’âtre qui préside au cercle de famille, sur le lit, au-dessus du sommeil des époux, sur le berceau des petits, sur la chambre des filles, à la porte des bahuts, des granges, du chenil, comme un talisman, un secours contre toutes les alarmes du jour et de la nuit. Et cela remontait à des temps très lointains, aux plus vieilles images de nos cabinets d’estampes, qui datent peut-être de la fin du XIVe siècle ; et c’est ce que signifiait ce joli nom de « dominotiers, » c’est-à-dire fabricans d’articles de dévotion (littéralement de « bondieuseries », qui fut jusqu’au siècle dernier celui des marchands d’images. Mais le langage populaire se servait d’une métaphore encore plus expressive, d’un mot où tiennent des siècles d’antiquités chrétiennes, la longue société des humbles avec leurs patrons de là-haut, la bienveillante féerie où respirait cet ancien peuple ; il n’avait qu’un seul nom pour toutes les images ; profanes ou sacrées, il les appelait : les « Saints. »

Telle était l’imagerie aux derniers jours de l’ancienne France, lorsque Jean-Charles Pellerin y apporta une révolution. Il faut donner quelques détails sur cet inventeur, ce bonhomme, ce « Charles Perrault » en petit, comme dit M. Maurice Barrès : c’est lui qui laïcisa l’image populaire tout en étendant singulièrement son domaine. Il sut à merveille saisir, de son coin d’Epinal, le bouleversement moral qui venait de s’accomplir et les besoins nouveaux de l’imagination. Il y adapta son industrie avec une souplesse parfaite et une intelligence lucide.

L’homme, une miniature de famille, publiée par M. Perrout, nous le montre, vers 1820, aux environs de la soixantaine. C’est un bourgeois encore vert, de face pleine et rasée, l’air un peu solennel, serré à triple tour dans sa cravate de mousseline, et conservant sous les Bourbons le frac à boutons d’argent, la coiffure à la Mirabeau, l’aspect sérieux de l’homme du Tiers. L’œil est à fleur de tête, petit et attentif, avec quelque chose de flottant et de songeur dans le regard, le menton énergique, la bouche malicieuse, un mélange pondéré de qualités complexes, de prudence et de décision, d’esprit et de candeur. C’est bien l’oncle d’ancien régime qui devait enchanter tant de petits garçons. Il était déjà maître-cartier en 1790, et fut fonctionnaire de la mairie sous la Convention. Mais, la tourmente passée, il jugea vite la situation. Le gouvernement renouvelait le bail avec l’Eglise. Les vieux saints du calendrier, les ci-devant proscrits des décades philosophiques, revenaient d’exil et remontaient l’un après l’autre sur les autels. Jean-Charles flaira une bonne affaire. Les dominotiers de la ville étaient tous retirés ou morts ; leurs bois moisissaient dans les caves depuis les mauvais jours ; il les eut pour un morceau de pain, et se mit à exploiter ce fonds, condamné par la politique, et que la politique ramenait à l’ordre du jour. Il eut ainsi son rôle, modeste, mais important, dans la Renaissance catholique qui suivit le Consulat, et qu’il ne servit peut-être pas moins, dans les campagnes, que Chateaubriand, dans les villes et devant l’opinion, par le Génie du Christianisme.

Mais le marchand-cartier ne s’arrêta pas en si beau chemin. Enhardi par ce premier succès, il ne tarda pas à concevoir la plus féconde de ses idées. Comme il venait de s’annexer l’imagerie dévote, il lui vint à l’esprit d’agrandir encore son négoce et de l’étendre aux faits de l’histoire contemporaine. C’était ouvrir à l’imagerie une carrière infinie et des ressources inépuisables. Sans doute, les anciens imagiers ne les avaient pas ignorées ; ils répandaient certains événemens célèbres, les crimes, les méfaits des bandits et des monstres, ces vagues terreurs dont se repait l’imagination rurale. Mais point da règle, nul système. Personne n’avait encore imaginé, d’une manière suivie, la représentation de l’actualité populaire, la politique, l’histoire, le journal en images. C’était une idée de génie, le germe de la presse illustrée, de l’hebdomadaire à un sou. On serait curieux d’en connaître l’origine. Mais la chronologie du sujet est obscure : les vieux « bois » ont brûlé, les livres de comptes ont disparu. Un seul fait ressort clairement : c’est l’Empire avec ses prodiges, les victoires de nos armes, l’orgueil de tant de gloire, qui détermina, créa tout, occasion, sujets, circonstances, public. L’image d’Epinal, telle que la conçut Jean-Charles, est un produit direct de cet âge héroïque.

Pénétrons, avec notre guide, dans la boutique provinciale d’où allaient s’envoler tant de brillantes images. Qu’on se figure quelque chose comme l’imprimerie Séchard, des Illusions perdues : le cadre d’une de ces patriarcales industries où la famille se partage entre les soins du ménage et ceux des affaires. Chacun met la main à la pâte. Tandis que le patron surveille les ouvriers, manie le pochoir et le frotton, les femmes s’occupent du comptoir et de la clientèle, tiennent les livres, reçoivent, s’empressent. On admire ici les principes d’une épargne rurale, une économie ingénieuse, une charmante absence de bluff. L’outillage est rudimentaire : quelques tables, quelques pots de couleurs, deux presses à bras de trente francs, voilà ce qui a suffi au fondateur de la maison Pellerin, et tout le matériel qu’on trouva dans son inventaire. Tout était calculé, réduit aux moindres frais. Pour voiturer le papier des manufactures voisines d’Arches, on attend l’occasion d’une charrette de vigneron qui remonte à vide de la plaine ; et l’on choisit le moment où il y a en magasin de vieux stocks à écouler. Adresses de paysans, touchantes lésineries ! C’est à ce prix que l’étroit négoce mérita de grandir, résista aux mauvaises années, s’étendit à toute la France. D’ailleurs, le même homme qui liardait sur le budget ordinaire était capable, à l’occasion, de prodigalité. Il avait, comme Napoléon, des momens où les sacrifices ne lui coûtaient plus rien. Voulant se rendre compte des procédés de Senefelder, il fait exprès le voyage de Strasbourg ; il obtient la licence de traverser les ateliers, et paie ce quart d’heure cinq cents francs. Ce trait aurait ravi Balzac d’admiration.


Mais le charme de ce tableau de mœurs est le moindre mérite des recherches de M. Perrout. Et sa monographie des images d’Epinal n’offrirait, je l’avoue, qu’un intérêt de curiosité, si l’on n’y trouvait l’occasion d’éclaircir un problème important : on y prend sur le fait la question de l’art populaire. C’est une question assez simple, et que le romantisme a rendue très obscure. Tous les critiques nous ont enseigné cette distinction, devenue aujourd’hui banale, entre les produits de l’art savant et ceux de l’art populaire. On nous a répété qu’il n’y avait de grand, de beau, d’original que les créations du génie collectif, les œuvres impersonnelles, produit du peuple ou de la race. Cela s’étendait à tout, expliquait tout. C’était une sorte de mysticisme, une religion de l’inconscient. Le Peuple était déifié. Jamais on ne rendit un tel hommage à la puissance du nombre, jamais la philosophie ne s’humilia davantage devant le nouveau pouvoir qui venait de se lever. On commence aujourd’hui à revenir de cette illusion. Nous subissons moins qu’autrefois l’hypnotisme de la multitude. On ne rougit plus de croire à l’existence d’Homère. L’exemple d’Epinal vient à propos pour nous permettre de vérifier la théorie. Ici nous saisissons le phénomène à sa source ; on voit les ouvriers à l’œuvre ; les choses apparaissent toutes proches, dépouillées du prestige des lointains et des mots : c’est un grand avantage, et nous le devons à M. Perrout.

La première impression est qu’il n’y a aucun mystère. On peut s’exciter au lyrisme devant ce que nous connaissons mal, mais il faut en rabattre dès qu’on entre dans la boutique du bonhomme Pellerin. Les fantômes se dissipent. Au lieu de cette apparition du Peuple, que voyons-nous ? Un petit patron qui s’occupe avec deux ouvriers. Ces ouvriers eux-mêmes nous sont fort bien connus. Voici le grand Réveillé, l’ancien soldat de la Grande Armée, avec son éternel brûle-gueule et sa vaste barbe blanche ; c’est le vétéran de la maison et la première recrue du père Pellerin, qui lui mit de ses mains l’outil entre les doigts, et instruisit à manier le couteau du xylographe ces grosses pattes accoutumées à l’escrime à la baïonnette. Et voici le gros Geogin, le bras droit du patron, l’homme qui, plus de quarante ans, travailla, burina, tailla pour la maison, avec une patience heureuse et une sérénité imperturbable. Celui-là était un garçon d’une singulière adresse. Il s’amusait, dit-on, à construire des horloges dont tout le mécanisme, les mouvemens, les rouages, étaient en bois. En raison de son habileté, il travaillait à part des autres, séparé de ses camarades par un cabinet de verre. C’était un ouvrier d’élite : on le payait trois francs par jour.

Voilà un personnel aussi plébéien qu’on peut l’être, des fils de voiturier, de couturière, vivant en artisans, ayant de leurs pareils les idées, les sentimens, les habitudes, le salaire. C’est le peuple qui parle au peuple. Pourtant, rien d’anonyme : ces ouvriers signaient. Ils signent, mais ils n’inventent pas. Ces gens du peuple, ces primitifs sont entièrement dépourvus d’imagination. Leur œuvre est tout le contraire d’une œuvre originale. Ce qui lui manque le plus, c’est la naïveté. J’ai dit que les guerres de l’Empire formaient le fonds principal de la maison Pellerin ; Réveillé, on l’a vu, avait été soldat ; il avait suivi l’Empereur à travers toute l’Europe, et c’était plaisir de l’entendre conter ses souvenirs. Il disait les monceaux de morts, les hommes gelés sur pied, et les chevaux qu’on éventrait vifs, afin de manger leur chair crue et de trouver un peu de chaleur à la place des entrailles. Ainsi le vieux grenadier rapportait ses campagnes ; il racontait ingénument ces misères effroyables ; alors il se souvenait, il parlait de source. Au contraire, quand il grave, il copie.

Il copie. C’est en vain que vous chercheriez dans ces images la moindre trace d’une chose vécue, une de ces circonstances qui ne se présentent qu’une fois et marquent un ouvrage d’un caractère unique. Ne demandez pas au grognard, ni à son camarade Georgin, qu’ils vous donnent les carnets de notes d’un « vieux de la vieille, » le côté anecdotique de la guerre, l’épopée aperçue par bribes et par lambeaux, ce qu’on voyait dans le rang, à travers la fumée, à Austerlitz ou à Wagram. Ces mémoires militaires, ces croquis de la Grande Armée, nous les possédons, par exemple, dans les souvenirs d’un Ségur ou dans le prologue fameux de la Chartreuse de Parme ; nous en avons quelque chose au moins dans les aquarelles d’un Schwebach et dans les toiles du général Lejeune. Mais ces auteurs étaient des peintres, avec de jolis dons et une certaine culture. Les Réveillé et les Georgin ne sont que des manœuvres. On ne sait trop quel hasard a emmanché au bout de leur bras le « clou » du xylographe. Ce sont de consciencieuses machines, mais des machines à reproduction. Elles ne savent que répéter les modèles qu’on leur fournit, les gravures de la rue Saint-Jacques, qui est, depuis le XVe siècle, le quartier général des libraires et marchands d’estampes. C’est de ces boutiques parisiennes, de chez Genty, de chez Basset, de chez Migeon que viennent ces feuilles en taille-douce, ces gravures au burin, sur cuivre ou sur acier, que la maison Pellerin se borne à démarquer sur bois. L’image d’Épinal n’est qu’une adaptation. On s’attend à trouver l’Empire peint par le capitaine Coignet : on trouve une seconde édition de la galerie historique de Versailles,

Avouons-le : l’art populaire n’est, la plupart du temps, qu’une contrefaçon du « grand art ». Bien loin d’en être le germe, il en est presque toujours le reflet déformé. Tels sont ces vieux Noëls, sur lesquels furent écrites tant de pages attendries, et dans lesquels il ne faut voir qu’un sous-produit de la pastorale de cour, un genre dégénéré, où l’on trouve les noms d’un abbé Pellegrin, d’un frère Macée et d’une Françoise Paschal, Lyonnaise, auteur d’un Endymion et d’un Agathonphile. L’image d’Epinal n’est qu’un autre exemple de ce déclassement des genres, qui fait qu’au bout de quelques siècles les vieux romans mondains, la littérature chevaleresque, deviennent le charme des paysans, la balle des colporteurs et le fonds de commerce de la Bibliothèque Bleue. Seulement, le déclassement s’opère ici beaucoup plus vite et d’une manière systématique. Le plus amusant, c’est qu’en réalité rien n’est plus conforme à l’origine et à l’objet de la gravure. La gravure, en principe, est un art de reflet, un simple procédé de vulgarisation : c’est ce qu’elle était au début, et c’est ce qu’elle redevient entre les mains de Jean-Charles. L’estampe d’amateurs, tirée à petit nombre, est une idée assez récente ; peut-être ne date-t-elle que de Rembrandt, et le nom de certaines pages fameuses, comme la Pièce aux cent florins, témoigne de la mauvaise humeur avec laquelle on accueillit des œuvres si coûteuses. Et, tandis que la gravure devenait originale, se perfectionnait, raffinait ses procédés en eau-forte, aquatinte, mezzotinte, l’antique xylographie, restée en possession de plaire aux bonnes gens, retrouvait une seconde jeunesse ; le vieux bois se mettait à refleurir, perpétuant encore, en plein XIXe siècle, quelques-uns des usages et des traits archaïques de la tradition gothique.


Car elle a beau n’être qu’un reflet, l’image d’Epinal n’en a pas moins son style, ses caractères intrinsèques qui la distinguent d’une lieue, et qui en font un genre à part. Soyons francs : le grand art aussi vit d’imitations, et peut-être les artistes les plus originaux sont-ils ceux qui se souviennent le plus et qui ont le plus imité. Mais il y a la manière, et la manière d’Epinal vaut la peine qu’on s’y arrête. Il faut voir comment l’ouvrier transforme son modèle, quel travail il lui fait subir, et comment il l’arrange à la mode d’Epinal. C’est ici la partie la plus curieuse de notre étude, et celle où peut-être arriverait-on à déterminer d’assez près ce qu’on entend par le génie ou le goût populaire. Il faudrait prendre les modèles en vogue dans la maison, gravures d’originaux célèbres, reproductions de Steuben ou d’Horace Vernet, plus tard dessins de l’Illustration ou du Monde illustré, — voir ce qu’on en conserve, ce qu’on en élimine, préciser ce qui de l’œuvre savante passe dans l’œuvre populaire, quels élémens en restent assimilables au peuple, et de quoi se nourrit son imagination. Ainsi comprise, l’imagerie devient un document précieux. C’est le véritable miroir de la vision des foules.

Ce travail se résume d’un mot : il consiste dans une sorte de dessèchement. D’une scène quelconque, après que Réveillé ou Georgin y a passé, il ne reste que le squelette. Les contours se durcissent. Les personnages et les objets sont consciencieusement enfermés dans une sorte d’armature rigide, dans une cage de fils de fer, dont la dureté a pour cause la gaucherie du graveur, mais aussi son instinct de la définition. Le cerveau populaire, simplificateur par essence, éprouve un surprenant besoin de certitude. Il n’admet dans la représentation ni vague, ni flottement, ni coins d’ombre. Tout ce qui est un peu particulier, divers, tout ce qui, dans la vie ou dans une scène imaginaire, dérange nos habitudes et complique l’idée sommaire que nous avons des choses, est sacrifié d’autorité à cet instinct de l’évidence. Si l’art, comme on l’a dit, débrouille la nature, le dessin d’Epinal se pose sur la confusion des faits comme une grille, qui ne laisse apercevoir que les gros caractères. L’homme du peuple ressemble à quelqu’un qui ne saurait lire dans un livre que les têtes de chapitres et ce qui est écrit en capitales. Il lui faut des choses soulignées et isolées les unes des autres par ce trait labouré des écritures enfantines. En même temps qu’elle se schématise, la forme passe par une sorte d’opération de laminage : elle s’aplatit ; tout ce qui est profondeur, atmosphère, enveloppe, relief, est aboli. Il ne reste que la silhouette, une formule sans substance et presque vide de contenu. Oh ! non, ce n’est pas, comme l’écrit spirituellement M. Maurice Barrès, le langage « ouaté, capitonné » des intellectuels et des « grands mandarins. » Mais ces raffinemens, ces demi-teintes, ces nuances rompues de la langue savante ne sont qu’une manière d’exprimer de plus près la vie. L’image d’Epinal y substitue des abstractions. Elle ne se soucie point de la réalité. Elle n’est, pour tout dire, nullement naturaliste, et je ne serais pas surpris que M. Maurice Denis ne l’en aimât que mieux, de ne pas chercher le trompe-l’œil et faire concurrence à la réalité. C’est, au fond, une école merveilleusement idéaliste, et les taches aveuglantes, le tatouage barbare dont elle illustre ses dessins, sont moins une peinture des choses qu’une enluminure éclatante qui vient relever le prix de ses affirmations.

Ainsi préparé, décoré, rutilant, flamboyant, avec ses traits grossiers et ses couleurs criardes, le chef-d’œuvre d’Epinal est tout prêt pour l’usage qu’on en attend : c’est un incomparable instrument de légende. Il impose la foi. Il a cette vertu, suprême ambition de l’artiste, et qui lui manque si souvent : il persuade, il se fait croire. L’absence de talent arrive au résultat qui est l’effort suprême du talent : l’artiste se fait oublier, il s’efface devant le sujet. On ne pense plus à sa personne, mais aux choses représentées. L’œil se sature, avant l’esprit, de ces teintes acides, qui grisent comme un alcool, fouettent l’imagination : il y a des bleus, des verts qui vous poursuivent et, après trente ans, gardent dans la mémoire leur opiniâtre activité. Ces bariolages, sans rapport avec la réalité, s’imposent comme des faits, par leurs couleurs violentes et leurs contours tranchés : ce qu’ils présentent d’incohérent et quelquefois d’énigmatique, intrigue l’intelligence, comme le ferait l’inconnu de la vie. Ainsi l’insuffisance et la sécheresse de l’artiste, son absence d’érudition, son impersonnalité, impriment la conviction mieux que ne saurait faire une photographie ; cette simplicité répond à la manière d’imaginer des simples ; et ce que la gaucherie de l’ouvrier laisse d’inexpliqué dans les choses, prend dans l’imagination une valeur mystérieuse. Les fables ne vivent pas moins par ce qu’on en comprend que par ce qu’elles enferment d’incompréhensible. De même l’image d’Epinal apporte aux gens du peuple un canevas de songes. Elle porte en elle un charme. Elle captive. Elle ébranle fortement la sensibilité. De la muraille où on la cloue, elle interpelle le spectateur, et semble l’apostropher ; elle s’attache à sa conscience et s’incorpore à ses idées, elle lui fournit des thèmes aisément saisissables, et lui donne par son incomplet de quoi faire travailler son imagination. C’est un thème vigoureux avec lequel chacun collabore. On ne peut douter que l’image d’Epinal n’ait beaucoup contribué, sous la monarchie de Juillet, à populariser la légende napoléonienne. Les peintres, les artistes, les Raffet, les Charlet, ne dépassaient guère le cercle d’action de deux ou trois grandes villes ; l’image populaire avait le privilège de pénétrer au village ; c’est elle qu’on trouvait dans les auberges le long des routes, c’est elle dont les rouliers, les compagnons du tour de France, rencontraient l’accueil à l’étape et emportaient le souvenir ; c’est elle qui achemina lentement vers l’Empire l’âme profonde des campagnes.

C’est à ce moment à peu près que cesse l’âge des primitifs, et que la fabrique d’Epinal entre dans une nouvelle phase d’activité. Vers 1850, elle s’adjoignit un dessinateur. Ce dessinateur, Pinot, était un enfant d’Epinal, un garçon distingué, délicat, spirituel, dont on voit, au musée de la ville, quelques charmants tableaux de mœurs. Il s’engagea, pour vivre, à la maison Pellerin, et lui donna pendant vingt ans toutes les forces d’un talent où il y avait de l’exquis. Il était plein de dons aimables, d’une verve amusante, d’une qualité rare de conteur en images, avec ce tour moral qu’on remarque aussi chez Granville ; mais il avait certainement plus de grâce que ce dernier, une élégance naturelle, encore qu’un peu banale, quelque chose de l’esprit voluptueux d’un Gavarni. L’imagerie prit avec lui beaucoup de raffinemens qu’elle ignorait au temps de Réveillé et de Georgin. Elle a désormais des coquetteries nouvelles, je ne sais quoi de piquant, de pimpant, d’attifé, où l’on reconnaît aisément l’esprit de cette époque et son goût du plaisir. Rien de plus propre, de plus tiré à quatre épingles, que les longues files de soldats, les uniformes de la garde, avec le tambour-major et l’indispensable cantinière, que Pinot ne se lasse pas d’aligner, tous brillants, tous pareils, tous astiqués, tous au port d’arm.es, comme à la revue ou à la parade. En même temps, les procédés d’impression et de tirage se modernisent. L’image s’allume de paillettes d’or, de petites étincelles aux gourmettes, aux shakos, aux éperons, aux sabretaches. Avec tous ces perfectionnements, elle fait désormais la conquête d’un public nouveau : ce n’est plus l’image rustique de la première époque ; assouplie et débarbouillée, dégourdie, parisianisée, elle s’adresse maintenant moins au peuple qu’à la bourgeoisie : elle devient l’image enfantine.

Mais, sous cette nouvelle forme, elle conserve toujours deux ou trois caractères qui semblent constitutifs et sont, en quelque sorte, inhérents à sa définition. Si l’on voulait savoir ce que c’est qu’une image, et en quoi elle diffère d’une œuvre proprement artistique, on verrait que le premier trait est l’indifférence à la valeur d’art, et inversement l’importance accordée à l’idée. L’image, je l’ai dit, est un genre éminemment idéaliste. Le public à qui elle s’adresse est incapable de jouir de la forme pour elle-même ; il n’a pas le loisir d’être désintéressé. Il ne voit que l’histoire, le sujet contenu dans cette forme. L’image est, à Epinal, ce qu’elle était au moyen âge et depuis les premiers temps de l’Eglise : elle est toujours le livre des illettrés, la manière qu’iIs ont de s’initier par les yeux à la vie idéale. Voilà, même laïcisée, ce que l’image moderne a conservé d’abord de l’image d’autrefois. Elle a toujours un sens, une portée édifiante. Elle est l’héritière des vieux « Saints » qui furent ses premiers héros, et le peuple a bien fait de lui en laisser le nom.

L’image est instructive : elle enseigne, elle est pédagogique et encyclopédique. Voilà pourquoi elle ne souffre ni vague, ni indécision. Elle présente sur l’univers une foule de notions précises, et ramène l’ensemble des choses à un petit nombre de traits simples et lumineux. Il vaudrait bien la peine de feuilleter un moment un carton plein de ces images, et d’y voir, dans son pêle-mêle et sa simplicité, les élémens qu’elle fournit pour reconstituer le monde. On aimerait à voyager en compagnie de ces feuilles magiques, à faire avec elles, à vol d’oiseau, le tour des siècles et de la terre, car il y a une géographie, une histoire d’Epinal, et l’on est tout surpris du peu où se réduit l’immense tradition du passé. De quoi se compose, pour le peuple, l’héritage de l’humanité ? Quel viatique ? Ce que chacun peut emporter sur l’épaule, roulé dans son mouchoir avec son baluchon. De l’antiquité, la Genèse depuis Adam jusqu’au déluge, l’histoire de Joseph, puis Vercingétorix : rien de plus. Du moyen âge émergent Charlemagne et Roland, puis les croisades et Jeanne d’Arc. On passe ensuite à Henri IV, et on arrive en ligne droite à Napoléon, aux guerres d’Afrique, à Solférino, Magenta, Malakolf, Puébla ; c’est tout ; et en voilà assez pour que l’Orient, l’Egypte, l’Afrique, les Mameluks, les Pyramides, les Bayadères, les étrangetés du désert, les mystères des sérails, les enchantemens d’Armide entrent dans la pensée et y mettent à jamais leurs mystères et leurs fantômes.

Ce qui ressort de là, c’est que l’univers, le monde entier n’intéresse les simples que par les faits humains. Jamais de descriptions, jamais de pittoresque : le paysage existe à peine. Les physionomies ne comptent pas. Le costume, les armes, quelques traits d’exotisme, une pagode si l’on est en Chine, un palmier pour l’Orient, constituent tout le décor ; le peuple, comme l’enfance, ne s’intéresse guère au monde extérieur. En revanche, le monde animal, l’histoire naturelle excitent au pi us haut point sa curiosité ; ce sont toujours ces mêmes âmes pour lesquelles l’arche de Noé est le jouet inépuisable en éruditions et en surprises. Un Adam au milieu de la ménagerie de l’Eden, voilà ce que nous avons tous été ; et c’est pourquoi nous conservons tant de reconnaissance aux images qui nous ont donné nos premières notions du vieux livre de l’univers.

Ainsi l’histoire et le monde apparaissent déjà réduits aux élémens d’une fable. Cela explique que les fables tiennent une grande place dans l’imagerie d’Epinal. Charmantes images ! Elles instruisent, mais elles amusent. Elles savent que les hommes ont, comme les enfans, besoin d’être divertis, et qu’ils retiennent mieux ce qui a forme de conte. L’image d’Épinal est une conteuse intarissable ; jamais elle n’a fini ses récits. Elle en a de gais, de touchans, de facétieux ou de comiques ; elle en a de fantaisistes et elle en a de vrais. Elle a de la mémoire, de la bonne humeur, de l’expérience et du courage. C’est la vieille mère-grand, la Mère l’Oie à laquelle nous devons tous une part de notre éducation. Que de matières diverses se coudoient dans ces contes ! C’est la vie de Pie IX et Geneviève de Brabant ; la vie de saint Vincent de Paul et Mlle Zéphirine ; le Grand saint Nicolas voisine avec Cartouche, et voici Jean qui pleure, Calino, Monsieur Dumollet, Ali-Baba, Robinson, Guillaume Tell, Don Quichotte, la Biche au Bois, la Légende dorée, les Mille et une nuits, les vieilles chansons. Cadet Roussel, les contes des frères Grimm, l’histoire contemporaine, les trois ou quatre grands romans qui surnagent de la littérature universelle. Il me semble qu’une imagination nourrie de ces images n’était pas entièrement démeublée ; elle n’était pas non plus un cerveau encombré : c’était, en quelques traits, l’abrégé portatif de la sagesse humaine.

Car toutes ces histoires ont un trait commun, l’intention morale. L’image d’Epinal connaît trop son public pour lui faire des contes qui ne soient que pour conter. Elle a toujours un sens pratique et un but édifiant. Toujours on y voit représenté, sous la fiction ou sous la biographie, sous le roman ou la légende, le mystère de la destinée. Et la leçon qu’elle nous apporte est que les caprices du hasard donnent des aspects divers à la plupart des existences humaines, mais que chacun de nous, à un certain moment, tient son sort dans ses mains. L’un fait son salut, si je puis dire, parce qu’il a eu l’énergie de se corriger d’un défaut ; l’autre, grâce à un petit chat qu’il a retiré de l’eau et qui devient son bon génie : ainsi le premier a le mérite de sa vertu, et l’autre la récompense d’un bon mouvement. Je ne me dissimule pas que la morale d’Epinal est un peu terre à terre : elle conseille la vertu comme un placement profitable, comme la meilleure voie pour arriver à une situation confortable et à la considération bourgeoise. Je reconnais que cet idéal n’est pas très distingué, mais une morale plus délicate aurait-elle autant de chances de se faire comprendre ? Enseigner que chacun est son maître et qu’il dépend de soi de faire son chemin, que l’occasion ne manque jamais à celui qui en est digne, que les seuls obstacles qui nous séparent du succès sont nos travers, notre impatience ou notre lâcheté, tout cela, en effet, n’est pas bien raffiné : c’est une philosophie qui manque un peu d’au-delà, mais elle suffit après tout pour faire d’honnêtes gens. Et puis, cette sagesse pratique a une saveur de terroir. Sans doute je n’ai garde d’y réduire tout le génie de la race ; je n’oublie pas Jeanne d’Arc et les voix du Bois Chenu ; mais que de carrières lorraines s’expliquent par cette ténacité, par cet esprit de sang-froid, de calcul et d’aventure ! Je songe, puisque nous parlons d’images, à l’obstination de ces petits Lorrains, qui voulurent aller à Rome, et qui s’appelaient Jacques Callot et Claude Gellée. Ce ne sont pas de mauvais exemples à mettre sous les yeux de la jeunesse.

Il ne serait pas difficile de trouver dans la biographie de nos plus notoires contemporains d’excellens sujets pour images d’Epinal. Certes, mais aujourd’hui, nous disposons de tant de moyens d’information ! L’image d’Epinal n’est qu’une voix noyée parmi cent autres, perdue dans le tumulte de notre moderne publicité. Vingt concurrences plus puissantes qu’elle la dépassent et la débordent : les journaux illustrés, de semaine en semaine, changent aux vitrines des papetiers l’affiche du crime hebdomadaire, du suicide, du fait divers qui sera pendant huit jours la pâture des lecteurs et la distraction du passant ; la presse quotidienne elle-même jette au fond des campagnes ses zincographies brouillées, et ses instantanés éphémères ; enfin le cinéma projette à mesure sur l’écran le tremblotement de ses films, ses vaudevilles mécaniques, ses drames falots, ses vaines gesticulations, son tohu-bohu d’actualités de spectacles, d’informations, de farces et de mélos, entraines dans cette frénésie de mouvemens saccadés, dans cette fièvre trépidante et cette bousculade qui est de plus en plus l’image de notre vie.

On n’y peut rien : c’est le progrès. Mais le progrès est quelquefois une chose mélancolique. Peut-être, devant ce tourbillon d’images incohérentes, cette masse de faits inutiles qui passent devant nos yeux et que tout Français d’aujourd’hui absorbe chaque matin en lisant son journal, peut-être est-il permis de regretter un temps, qui n’est pas si lointain, et où la vie coulait plus lente. On était moins pressé par cette fièvre de savoir ce qui se passe à l’autre bout du monde. On ne vivait pas dans cette impatience maladive du lendemain, et dans l’illusion que la vie recommence tous les matins. Le temps de préparer, de graver les images, était un intervalle heureux, qui permettait de choisir entre les sujets importans ; c’était une sorte de filtre qui laissait le loisir de l’oubli, et à travers lequel se perdait le bruit des événemens d’un jour. Seuls, les événemens d’une valeur durable parvenaient, si je puis dire, à la nappe profonde, à la conscience des foules. Le peuple n’était pas distrait de son travail par des renommées importunes ; il ignorait nos inquiétudes et nos nervosités. Et ce qu’il apprenait par l’image d’Epinal, il l’apprenait dans toute la France sous des traits identiques, d’une manière uniforme. Cette imagerie était un admirable régulateur de l’imagination, un précieux instrument de l’unité morale.

C’était un spectacle charmant, lorsqu’à l’entrée de l’automne, les colporteurs. Gascons au jarret de cerf, Savoyards à la dure échine ou Chamagnons patiens qui voyagent par tribus, venaient charger à Épinal la provision de l’hiver. Ils remplissaient leur balle l’espèce de hotte ou d’armoire qu’ils se hissaient sur le dos par une secousse des reins, attrapaient leur bâton ferré, et en voilà pour une année ! La jolie chose que tous ces contes en voyage, ces images nomades, en route par les chemins avec la régularité des saisons, ou de l’oiseau migrateur ! Ils étaient les messagers de l’hiver, saison des plaisirs rustiques, où les campagnes soufflent et respirent, où les soirées sont longues, les matinées tardives, où les veillées forment un cercle autour de chaque foyer. Quel plaisir de voir alors s’encadrer dans la porte, à jour et à heure fixe, comme le coucou d’une horloge, le personnage prestigieux qui apporte les nouvelles du monde ! Que de choses merveilleuses dans sa bibliothèque ambulante ! Almanachs, alphabets, vieux romans populaires, images de l’année, images d’autrefois, clef des songes, batailles, victoires, légendes, que n’y a-t-il pas dans ce trésor ! Et puis, le voilà reparti, le robuste colporteur, pareil à ce Juif Errant dont il est tant question dans ses papiers ; voilà reparti le marchand d’images, l’humble magicien, laissant dans la maison, en échange de quelques sous, l’aliment des songes d’une année, tout un trésor de poésie.

Tout cela, j’en ai peur, est fini, bien fini. C’est dommage. Il parait que l’industrie de l’imagerie populaire est plus prospère que jamais, occupe plus de monde, fait de meilleures affaires. Mais Jean-Charles comptait davantage dans la vie française avec ses deux ouvriers et ses deux presses à bras. L’image d’Epinal est une chose du passé. Elle restera un document sur la France d’autrefois. Elle était, cette image, optimiste, gaie, pimpante. Elle n’était jamais à court de contes et d’histoires. Elle n’était pas belle, mais elle n’était point vulgaire. Elle pouvait paraître barbare, mais elle n’avait pas la perfection stupide de la chromo. Elle donnait aux simples l’image du monde qui leur convient : une image simplifiée, tonifiante, héroïque. Elle était, dans la France moderne, un dernier reste de l’ancienne France : avec son vieux nom mystérieux de Saints, ses belles légendes, ses vieux bois, elle demeurait le dernier souvenir encore vivant de la tradition gothique.


LOUIS GILLET.

  1. Les images d’Epinal, par M. René Perrout. Préface de M. Maurice Barrès. Cent cinquante illustrations d’après des imagées d’Epinal, 1 vol. in-4o, chez Ollendorff.