Les Illusions perdues de deux germanophiles

Les Illusions perdues de deux germanophiles
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 909-922).
LES ILLUSIONS PERDUES
DE
DEUX GERMANOPHILES[1]

Il y a quinze mois, l’Allemagne comptait quelques amis, et beaucoup d’admirateurs. Elle est en train de perdre les uns et les autres. En voici deux dont il est opportun d’entendre les déceptions et de recueillir le témoignage.


Le premier est un Luxembourgeois, et un Luxembourgeois catholique. Membre du Comité permanent des Congrès eucharistiques internationaux, commandeur de l’Ordre pontifical de Saint-Sylvestre, ancien député, bourgmestre de Clervaux et industriel de carrière, chef réputé et influent du parti catholique luxembourgeois, M. Emile Prüm était, avant la guerre, un fervent de la culture allemande, et, par ses relations, comme par ses sympathies, il se rattachait étroitement au grand parti du Centre. Chose curieuse, et triste d’ailleurs, et qui devrait donner à réfléchir à quelques-uns de nos compatriotes, il était antifrançais par catholicisme, et la politique scolaire et anticléricale du premier ministre, M. Eyschen, lui paraissait une fâcheuse importation française, qu’il se donnait pour mission de combattre avec ardeur.

Survint la guerre. Le Luxembourg apprit à connaître à ses dépens le mépris des « chiffons de papier » et les bienfaits de la « Kultur » voisine. Quelques précautions que prissent ses nouveaux maîtres, ils ne purent lui cacher entièrement ce qui se passait en Belgique et en France. Il connut, par expérience et par ouï-dire, les délices de l’occupation et de la guerre allemandes. M. Emile Prüm vit, observa, s’informa, compara : il fut vite désabusé. Sa haute conscience de catholique s’indigna, se révolta contre les enseignemens de l’Evangile selon Bernhardi et von der Goltz. Comme il est bien naturel, il éprouva le besoin de donner publiquement les raisons de sa révolte et de sa déconvenue. Et il les donna dans une « lettre ouverte » qui, publiée d’abord dans deux journaux luxembourgeois de langue allemande, au mois de mars dernier, fut, peu après, éditée séparément sous forme de brochure…

Mais l’Allemagne veillait. A sa requête officieuse, la police luxembourgeoise s’empressa de saisir la brochure de M. Prüm. De plus, tandis que le destinataire de la lettre intentait à son auteur un procès « pour injures, » le gouvernement luxembourgeois intentait au même M. Prüm une autre action judiciaire, sous prétexte que sa « lettre ouverte » « exposait l’Etat à des hostilités de la part d’une Puissance étrangère. » M. Prüm s’est défendu avec vigueur et habileté devant le juge d’instruction de Diekirch. Nous ne savons trop comment s’est terminée cette odieuse et ridicule « querelle d’Allemand. » Les Luxembourgeois auront d’intéressans souvenirs à nous conter après la guerre.

Revenons à l’opuscule de M. Prüm. Il était intitulé : la Conduite allemande des hostilités en Belgique et les instructions de Benoît XV, Lettre ouverte à M. M. Erzberger, député au Reichstag. Ce Mathias Erzberger, dont l’abbé Wetterlé, qui le connaît trop bien, a tracé dans la France de demain un vigoureux et vivant portrait, est cet ancien instituteur wurtembergeois qui, entré au Reichstag en 1903, ambitieux, remuant, laborieux d’ailleurs et intelligent, mais vénal et sans grands scrupules, est devenu assez vite une manière de personnage, et le porte-parole du parti du Centre. C’est lui que Guillaume II, il y a quelques mois, a délégué à Rome, pour y renforcer, dans les milieux catholiques, l’action coûteusement inutile du prince de Bülow : le Kaiser, comme chacun sait, aujourd’hui, a « ses » catholiques, comme il a « ses » socialistes, et les héritiers de Windthorst n’ont plus rien à lui refuser. Peut-être aurait-il pu mieux choisir que « ce gros garçon trapu, large d’épaules et joufflu, » ineffablement vulgaire, pour intriguer au Vatican. Mais en temps de guerre, comme d’ailleurs en temps de paix, on n’y regarde pas de si près à Berlin pour ce qui est des diplomates. En tout cas, la « lettre ouverte » de M. Emile Prüm ne pouvait être adressée à un personnage plus copieusement représentatif des nouvelles tendances du Centre catholique.

Verba volant. Il est difficile aujourd’hui, fût-on même « empereur d’Europe, » d’empêcher la lettre imprimée de circuler à travers le monde. Quelques exemplaires de la brochure de M. Prüm ont dû échapper à la saisie officielle. L’un d’eux est tombé entre les mains d’un jeune publiciste français, M. René Johannet, auquel nous devions déjà de curieuses études sur Chaules Péguy, sur Georges Sorel et sur Romain Rolland. M. Johannet s’est empressé de traduire ce précieux factum ; il a joint à sa traduction un certain nombre d’éclaircissemens, de commentaires et de documens qui en rendent la lecture plus intéressante et plus profitable. Grâce à lui, l’affaire Prüm est sortie du cercle étroit et mystérieux ou les catholiques allemands auraient bien voulu l’enfermer, et elle est en train de faire le tour de la presse européenne. Il n’y aura que nos ennemis pour s’en plaindre.

Car elle est fort piquante, la lettre du bourgmestre de Clervaux, et j’imagine que le bouillant député au Reichstag a dû être de bien méchante humeur en la lisant. On y apprend chemin faisant des choses très suggestives et que, ce me semble, nous ignorions. On sait, par exemple, toutes les violences dont les prêtres et les religieux belges ont été l’objet de la part des troupes allemandes. Il s’agissait de les justifier aux yeux des Allemands eux-mêmes. On fit circuler, — et « les feuilles catholiques d’édification se sont tout particulièrement distinguées » dans cette campagne « dont l’histoire ne nous offre aucun exemple, » — toute sorte d’anecdotes mensongères concernant les provocations sanguinaires dont le clergé belge se serait rendu coupable à l’égard de l’armée d’invasion. Or, il arriva qu’en plus d’une localité allemande, la population protestante, excitée par ces abominables inventions, fit retomber sa fureur sur des compatriotes catholiques ; et l’on cite, entre autres, tel curé de l’Eifel qui fut « confiné trois jours dans une étroite chambrette et accablé de mauvais traitemens. » Résultat bien imprévu d’une campagne de presse trop parfaitement conduite !

M. Prüm est justement indigné de la conduite de l’Allemagne à l’égard du Luxembourg sans doute, mais surtout de la malheureuse Belgique. La violation de la neutralité belge, les innombrables crimes de droit commun commis par les troupes allemandes sur la population civile, en particulier sur le clergé, et qu’il paraît fort bien connaître, trouvent en cet honnête homme un juge sans défaillance. Et il n’a pas de peine à montrer que ces procédés de guerre sont en contradiction formelle, absolue avec les principes chrétiens nettement rappelés par le pape Benoît XV dans son allocution consistoriale du 22 janvier 1915. Allant au fond des choses, il voit avec raison, dans la manière allemande de concevoir et de pratiquer la guerre, une véritable régression, un retour à la barbarie, ou, pour mieux dire, au paganisme. A ses yeux, l’auteur responsable, le théoricien de ce néo-paganisme, c’est Nietzsche, dont la philosophie violemment antichrétienne et profondément immoraliste a fait, dans l’Allemagne contemporaine, d’innombrables adeptes. La guerre que nous voyons se dérouler depuis plus d’un an, c’est, proprement, la guerre à la Nietzsche.

Mais ce qui, plus que tout le reste, scandalise M. Prüm dans les événemens actuels, c’est l’attitude du Centre, et, d’une manière générale, des catholiques allemands. Quoi ! les héritiers de Ketteler, de Mallinkrodt, de Reichensperger, de Windthorst, — « ces chevaliers, jadis, et ces défenseurs du droit et de la justice, » — n’ont pas une parole de désapprobation pour tous ces crimes, pas un instant ils ne songent à dégager leur responsabilité ! Ils ne se sont pas contentés de « laisser passer dans un silence pour ainsi dire absolu » l’allocution consistoriale du 22 janvier ; ils hurlent avec les loups, ils font leur partie dans ce concert de malédiction et de haine. Ils ont « approuvé sans restriction » la violation des neutralités belge et luxembourgeoise. Pratiquement, il n’y a aucune différence entre leur conception et la conception nietzschéenne de la guerre. C’est Erzberger qui écrit dans le Tag : « Plus impitoyable et plus cruelle est la guerre, et plus elle est humaine, parce que, de cette façon, elle aboutit plus vite à une fin satisfaisante… A la guerre, la plus grande absence de scrupules, si l’on y va intelligemment, coïncide en fait avec la plus grande humanité. Quand on est en situation d’anéantir Londres par un procédé que l’on a, cela est plus humain que de laisser un seul de nos camarades allemands perdre son sang sur le champ de bataille, car une telle cure aussi radicale amène la paix au plus vite. » Quoi ! anéantir Londres ! Et c’est un catholique qui parle ainsi, un député au Reichstag, un leader du Centre ! Et pas un de ses coreligionnaires ne le désavoue ! Et pas un d’eux ne se souvient de l’accueil que les Jésuites allemands, bannis de l’Empire d’Allemagne, ont trouvé dans tout l’Empire britannique ! Quelle « aberration morale ! » : Assurément, depuis Windthorst, le parti dont il avait été la plus pure gloire a bien changé. « Il ne faut maintenant regarder le Centre que comme un parti allemand interconfessionnel, purement nationaliste. » Mais qu’il en fût venu ace degré d’abaissement et de servilité, — et d’immoralité antichrétienne, — c’est ce qu’on n’aurait pu concevoir avant la guerre. Et puisque aucun catholique allemand ne se lève pour désavouer les paroles impies de Mathias Erzberger, il faut qu’un catholique d’un autre pays proteste contre ces déclarations « effroyables, » pour l’honneur même et le bon renom du vrai catholicisme…

Tel est le ton, telle est la substance de la lettre ouverte de M. Prüm à M. Erzberger. Elle est d’un brave homme et d’un homme brave. Il faut souhaiter que le petit livre de M. Johannet soit traduit en plusieurs langues et se répande à l’étranger, parmi les neutres. Et si, traduit en italien, il trouvait de nombreux lecteurs dans les milieux du Vatican, je n’y verrais, pour ma part, nul inconvénient.


Il faut souhaiter aussi qu’un autre livre, plus significatif encore, puisqu’il est d’un Allemand, et, selon toutes les apparences, d’un Allemand authentique, soit lu non seulement chez les neutres mal informés ou flottans encore, mais en Allemagne. Il est d’ailleurs à présumer que, dans ce dernier pays, plus tard, après la guerre, l’ouvrage provoquera des commentaires passionnés et amèrement approbatifs. En attendant, on l’y discute brièvement, et l’on essaie d’en discréditer l’auteur, sur l’identité duquel on ne paraît pas d’accord, mais auquel, chose assez curieuse, personne ne semble refuser la nationalité allemande.

L’auteur anonyme de J’accuse ! — un titre qui nous rajeunit un peu, — a cru remplir, en publiant son livre, « un devoir patriotique. » Il a pris pour épigraphe deux vers d’une chanson des étudians allemands :


Celui qui sait la vérité et ne la dit pas
Est vraiment un pitoyable drôle.


Il estime qu’en faisant connaître à ses concitoyens la vérité qu’il croit posséder, il leur rend le plus grand service qu’ « un Patriote allemand » puisse rendre à son pays. Il veut réveiller l’Allemagne égarée du sommeil trompeur où ses dirigeans la maintiennent à dessein ; il veut « provoquer un revirement salutaire. » Son livre, achevé au mois de février dernier, a été publié d’abord en allemand à Lausanne ; il a été récemment traduit en français. Je ne sache pas d’ouvrage dont la lecture soit aujourd’hui pour nous aussi involontairement réconfortante.

C’est que d’abord, quel qu’en soit l’auteur, ce livre est fort loin d’être du premier venu. Esprit très cultivé et très informé, de tendances libérales, et peut-être socialistes, aussi peu « Prussien » que possible, à ce qu’il semble, connaissant l’étranger, où il paraît avoir assez longtemps séjourné, presque aussi bien que son propre pays, de tournure peut-être plus positiviste qu’idéaliste, mais honnête, sincère, et se vantant justement d’ « appeler un chat un chat, » il sait rapprocher les faits, critiquer les textes, discuter les documens historiques ou diplomatiques ; sa dialectique est vigoureuse ; il a du bon sens, de l’esprit, de la verve ; il sait écrire enfin[2] ; en un mot, c’est un excellent avocat et un excellent publiciste. Quel dommage qu’il ne soit pas au Reichstag, et qu’il ne puisse donner la réplique à M. de Bethmann-Hollweg !

La thèse qu’il soutient est que la guerre actuelle est un « crime, » — crime contre l’humanité et crime contre la patrie allemande, — et que de ce crime effroyable l’Austro-Allemagne seule est responsable. Rien de plus contraire, comme on sait, à la thèse germanique officielle, d’après laquelle la guerre d’aujourd’hui aurait été « imposée » à l’innocente et pacifique Allemagne par la belliqueuse et jalouse Triple-Entente.

Que la France ne soit pas responsable de la guerre, c’est ce que l’auteur de J’accuse ! a d’autant moins de peine à établir que cette vérité, au fond, n’est guère contestée, même en Allemagne. La France, d’après lui, depuis vingt ans, avait complètement renoncé à la « revanche, » et ne demandait qu’à vivre en paix avec tous ses voisins, et en particulier avec l’Allemagne. Si, depuis une dizaine d’années, les relations entre les deux peuples ont été plus d’une fois tendues, la faute en était toujours à l’Allemagne qui se vengeait par des coups de force des constantes maladresses de sa lamentable diplomatie.

Pas plus que la France, la Russie ne souhaitait et ne voulait la guerre. Des intérêts divergens, des souvenirs communs de famille et d’histoire, de bonnes relations économiques et intellectuelles, tout semblait devoir maintenir les deux Empires voisins en bonne intelligence. Prétendre le contraire, c’est travestir la vérité : « confusion des esprits indescriptible, océan de mensonges et de falsifications, qui est malheureusement teint de rouge, et menace de submerger complètement notre bonheur et notre bien-être. »

Et enfin, pour ce qui est de l’Angleterre, celui de tous ses ennemis que l’Allemagne hait de la haine la plus vivace, comment soutenir sérieusement qu’elle ait provoqué et machiné la guerre ? Et l’auteur de J’accuse ! rappelle en quelques pages très nourries et très persuasives les efforts véritablement inlassables faits par l’Angleterre aux divers congrès de La Haye, et en dehors de ces congrès, pour assurer la paix, pour régler l’arbitrage, pour limiter et diminuer les arméniens, pour se rapprocher de l’Allemagne ; et l’Allemagne, toujours, repoussant ces avances, ou tâchant de les exploiter à son profit, ou faisant avorter, par son opposition systématique et hargneuse, toutes les tentatives, même les plus anodines, pour soustraire à la force brutale les rapports internationaux.

Et la conclusion de tout ceci est que, de toutes les grandes Puissances engagées dans le présent conflit, les deux seules qu’on puisse accuser de l’avoir délibérément préparé sont l’Autriche et l’Allemagne.

Ce qui donne à cette conclusion le caractère d’irréfutable démonstration, c’est l’examen impartial et complet des faits et des pourparlers qui ont immédiatement précédé l’ouverture des hostilités. L’auteur de J’accuse ! se livre à cet examen et le poursuit avec une conscience critique, une rigueur logique difficiles à surpasser. Des différentes publications diplomatiques, — et du Livre Blanc et du Livre Rouge eux-mêmes, — il extrait les preuves irrécusables de la bonne volonté conciliante, de la modération, de la patience, du désir obstiné de la paix dont les nations alliées ont fait preuve, et, en même temps, de la brutalité inouïe, du cynisme et de la mauvaise foi que les deux Empires complices n’ont cessé de manifester au cours de la crise. Et comme il n’a pas peur des mots, il dispense l’éloge ou le blâme avec la plus savoureuse franchise. Parlant de sir Edouard Grey et des efforts proprement héroïques qu’il a déployés pour conjurer l’issue fatale, il dira : « Ses efforts ont été vains, mais son mérite d’avoir, avec un zèle infatigable, avec prudence et énergie, travaillé au maintien de la paix, restera éternellement dans l’histoire. » « Quels types brillans que ces frères Cambon ! » s’écriera-t-il encore, et il avouera que « la lecture du Livre Jaune est une vraie jouissance pour le gourmet littéraire. » A propos de l’attitude de l’Autriche à l’égard de la Serbie : « Un avocat marron aurait honte de recourir, dans un procès roulant sur une bagatelle, aux finasseries que l’Autriche a trouvées pour motiver son mécontentement de la réponse serbe. » A propos des soi-disant scrupules qu’aurait eus l’Allemagne à agir auprès de son alliée pour la retenir sur la pente qui conduisait à la guerre : « Tout cela n’est que mensonge et tromperie. » Et il n’hésitera point à déclarer que « l’Allemagne est maîtresse en toutes sortes d’hypocrisies. »

Mais c’est surtout en parlant de la Belgique que la verve indignée de cet honnête homme se donne librement carrière. La façon dont, après coup, l’Allemagne essaie de se disculper d’avoir violé la neutralité belge, en déclarant que la Belgique l’avait violée la première, lui parait une monstruosité morale. « La manière, écrit-il, dont l’Allemagne cherche à se défendre me fait penser à celle d’un brigand qui tenterait de s’excuser en alléguant que sa victime était une canaille, et qu’elle avait dérobé le bien dont il l’a dépouillée. » Comme il a voyagé à l’étranger, il sait comment l’on y juge à cet égard le crime de l’Allemagne. « Rien, affirme-t-il, ne nous lavera de ce reproche, et plus nous noircirons après coup notre victime, plus le jugement du monde sera accablant pour nous. » Et il cite, en l’approuvant, le mot sanglant et définitif du poète suisse Cari Spitteler : « Après coup, pour se blanchir, Caïn a noirci Abel. Égorger la victime était bien suffisant. La calomnier ensuite, c’est trop. »

C’est trop, en effet. Mais le « loup » allemand n’a même pas le courage et la franchise de sa violence : il aime mieux incriminer l’agneau.


Si encore, — écrit le patriote de J’accuse ! — si encore nous étions assez loyaux pour avouer notre indicible forfait !… Cela aurait encore quelque chose de fascinant, de grandiose… Un Rinaldo Rinaldi, un Richard III, un César Borgia sont des monstres, mais ils sont grands dans leur genre, et ils éveillent l’admiration comme chaque type d’homme parfait en soi. Mais nous, ah ! que nous sommes petits ! Chez nous, dans des écrits et des discours, nous prêchons la conquête et l’hégémonie mondiale, — naturellement entre initiés ! — et aux yeux du peuple aveugle et de l’étranger, nous sommes ceux qui ont été attaqués et surpris, les victimes de perfides ennemis.

Menace et défense, voilà le mot d’ordre. Assurément, le détrousseur de grands chemins est, lui aussi, en un certain sens, menacé et en état de défense, quand, après avoir attaqué le voyageur, il s’aperçoit tout à coup que des hommes bien armés viennent au secours de celui qui paraissait seul. Lui aussi, combat pour sa liberté et son existence, à la vie et à la mort. C’est dans ce sens que l’Allemagne se trouvait, elle aussi, en état de défense.


Par quelque biais donc qu’on envisage la question, « l’Allemagne est coupable d’avoir, conjointement avec l’Autriche, suscité la guerre européenne ; » et seules, ces deux Puissances sont coupables d’avoir déchaîné sur le monde pareille calamité. Et l’auteur de J’accuse ! peut conclure avec tristesse, mais avec assurance : « Jamais un plus grand forfait n’a été commis dans l’histoire du monde, jamais un forfait commis n’a été nié avec plus de sang-froid et d’hypocrisie. »

Cette guerre effroyable, qu’aucune considération morale ne saurait justifier, peut-elle au moins se justifier dans l’ordre de l’intérêt politique ou économique ? — Pas le moins du monde, répond l’écrivain allemand. Les biens pour lesquels nous prétendons combattre, nous les possédions déjà. Notre indépendance nationale ? Mais personne ne la menaçait. Notre « culture ? » Mais elle n’était pas menacée davantage. Notre « place au soleil ? » Mais nous l’avions largement, et, depuis 1870, surtout depuis l’avènement de Guillaume II, elle était plus brillante que jamais. Et ici, l’auteur trace, — d’après Bernhardi lui-même, — un rapide, mais suggestif tableau de l’extraordinaire prospérité matérielle de l’Allemagne contemporaine. A ceux qui, ne la jugeant pas suffisante, réclament des colonies, il répond, invoquant l’exemple de la France, que les colonies ne sont pas toujours un signe ou une cause de puissance économique, et que d’ailleurs les vraies colonies allemandes, ce sont, — hélas ! nous l’avons trop bien vu depuis la guerre, — ce sont… « la France, la Russie, l’Angleterre, l’Italie, l’Amérique, le Brésil, l’Argentine. » Dira-t-on que « l’Allemagne est vraiment trop petite pour nourrir sa population croissante ? » Erreur encore, puisque le nombre des émigrans va en décroissant, tandis que le nombre des immigrans va croissant. « Depuis quinze ans, il est supérieur à celui des émigrans : l’Allemagne est en voie de devenir un pays d’immigration. » Il est donc faux, absolument faux que la guerre actuelle soit motivée par de sérieuses raisons politiques ou économiques. C’est une guerre de conquête, une « guerre impérialiste. »

C’est dire, d’après le publiciste allemand, que l’Allemagne, prise dans son ensemble, n’est point responsable de la guerre que son gouvernement a déchaînée. La guerre mondiale serait l’œuvre abominable du parti pangermaniste qui a réussi à imposer sa volonté aux dirigeans de la politique allemande et à duper le pays tout entier. Sans- innocenter complètement l’Empereur, l’auteur de J’accuse ! lui témoigne une relative indulgence : il veut voir dans ses télégrammes au Tsar, dans les fluctuations de sa diplomatie des traces de ses irrésolutions, de ses luttes intérieures. Il réserve toute sa sévérité, et même tout son mépris, pour M. de Bethmann-Hollweg, dont il relève sans pitié les multiples contradictions, les grossiers sophismes, les déclarations mensongères, et qu’il accable sous la supériorité du « géant Bismarck. » — Il y aurait certes beaucoup à dire sur la moralité politique de Bismarck, dont les « géniales manœuvres » ont été si rarement marquées au coin de la bonne foi. Qui sait s’il n’y a pas plus d’honnêteté foncière dans les maladresses et même dans les mensonges de son modeste successeur ? En tout cas, un Français saura toujours gré à ce dernier de sa fameuse phrase sur le « chiffon de papier, » et, dans son dernier discours au Reichstag, de sa condamnation de la politique de l’équilibre européen. Si M. de Bethmann n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Où il semble difficile aussi de donner raison à l’auteur de J’accuse ! c’est dans son effort pour distinguer entre l’Allemagne pacifique, « la grande majorité » du pays, selon lui, et l’Allemagne belliqueuse. Il s’appuie, pour le prouver, — ou pour l’affirmer, — non seulement sur sa connaissance personnelle des milieux allemands, mais encore sur les remarquables rapports français publiés dans le Livre Jaune. « On doit, dit-il, les tenir pour exacts, et même admirer leur analyse aiguë de l’état des choses en Allemagne. » Mais ce qui ressort de ces rapports, notamment des très belles lettres de M. Jules Cambon et de l’admirable Note sur l’opinion publique en Allemagne, d’après les rapports des agens diplomatique et consulaires, c’est d’abord que le parti de la paix, inorganique, « passif et sans défense contre la contagion d’une poussée belliqueuse, » est de moins en moins nombreux et épouse de plus en plus les rancunes, les préjugés et les convoitises des pangermanistes. Notre attaché militaire à Berlin ne note-t-il pas, dès 1913, que tel article, virulent et inconvenant, de la Gazette de Cologne contre la France « correspond à un sentiment réel, à une colère latente ? » D’autre part, car le propre de la guerre est précisément de faire éclore et de manifester des sentimens latens, qu’avons-nous appris, qu’avons-nous vu depuis que la guerre est déclarée ? Y a-t-il un seul catholique, un seul socialiste allemand qui ait protesté, au début, contre la violation de la neutralité belge ? par le fameux manifeste des Quatre-vingt-treize, n’est-ce pas toute la pensée allemande qui s’est solidarisée avec le militarisme prussien ? Par les lettres ou papiers saisis sur les prisonniers ou sur les morts, nous savons que ce ne sont pas seulement des femmes de la dernière catégorie sociale qui réclamaient à leurs pères, frères ou époux, de l’or, des bijoux ou des dentelles. Des femmes d’officiers sont venues dévaliser en Lorraine des maisons françaises ; des officiers supérieurs ont pris part à de véritables pillages, et d’innombrables wagons sont depuis quinze mois partis pour l’Allemagne emportant le profitable produit des infatigables rapines allemandes. Nous savons quels cris unanimes d’enthousiasme ont accueilli le torpillage du Lusitania, et nous demandons combien, aujourd’hui encore, il se trouverait de justes en Allemagne pour désapprouver l’annexion de la Belgique. Assurément, ce n’est point en Bavière qu’il faudrait les chercher, dans cette Bavière dont le roi, récemment, réclamait avec insistance de si larges « compensations » territoriales et économiques. Et enfin, l’on n’a pas oublié le copieux programme de « revendications » qu’au mois de mai dernier l’Union des Agriculteurs, l’Union des Paysans, le Groupement provisoire des associations chrétiennes des paysans allemands, l’Union centrale des industriels allemands, la Ligue des industriels, l’Union des classes moyennes, en un mot, toute l’Allemagne laborieuse exposait au docile chancelier de l’Empire. Ce ne sont pas les seuls junkers qui, là-bas, à Berlin, se livrent au jeu puérilement barbare et bien allemand de planter des clous dans la tête « colossale » d’Hindenburg. Non, non, quoi qu’en dise l’auteur de J’accuse ! toute l’Allemagne, dans le « crime » qu’il dénonce, est solidaire de son gouvernement. L’Allemagne tout entière a voulu la guerre actuelle. Toute son histoire en témoigne, la guerre est pour elle « une industrie nationale. » Guerroyer, c’est-à-dire tuer et piller, elle a cela dans le sang, si l’on peut ainsi dire. L’Allemagne, comme son Empereur, et déchaînant la guerre, a obéi à un vieil instinct héréditaire.

Et assurément, quand elle sera vaincue, nous pouvons nous y attendre, elle protestera de son innocence. Elle essaiera de nous attendrir en criant : « Kamerad ! » et en déclarant, le livre J’accuse ! en mains, qu’elle a été trompée par ses gouvernans. Comme si les peuples n’avaient pas les gouvernemens qu’ils méritent, et comme s’ils n’étaient pas jamais trompés que par eux-mêmes ! Pour accueillir comme il conviendra ces protestations tardives, il suffira de nous demander combien de voix se seraient élevées pour les faire entendre dans une Allemagne victorieuse ? Que l’on calcule combien d’Allemands, depuis quarante-quatre ans, ont désapprouvé l’annexion de l’Alsace-Lorraine, ou la falsification de la dépêche d’Ems[3]. La vérité est qu’il y a toujours eu dans l’âme allemande un fonds de brutalité et de voracité qui faisait souvent craquer le mince vernis de bonhomie, de vague idéalisme, dont il était recouvert. Grisé par ses victoires, par la réussite de sa fortune matérielle, par les théories de ses philosophes, par les discours de son Empereur, le peuple allemand s’est cru le peuple élu de Dieu pour « organiser » l’univers. Grisé à son tour par son peuple, Guillaume II s’est laissé convaincre qu’il n’avait qu’à le vouloir pour obtenir l’empire du monde. En déchaînant la guerre, il a libéré tous les vieux instincts de sa race qui sommeillaient chez les uns et qui, chez les autres, se traduisaient en formules âprement impérialistes. Il n’aurait point brusquement réalisé l’unanimité de 70 millions d’hommes, si cette guerre de proie n’avait pas répondu aux aspirations héréditaires de tout un peuple.

Ces tristes constatations, on ne peut demander à un Allemand de les faire, eût-il même la liberté d’esprit dont témoigne l’auteur de J’accuse ! Pour leur donner d’ailleurs tout leur poids, il aurait fallu insister longuement sur la manière dont l’Allemagne a conçu et pratiqué la guerre qu’elle avait allumée. L’écrivain allemand en a-t-il eu obscurément conscience ? A-t-il senti que, s’il descendait au détail des faits et des pratiques de guerre, il serait amené à aggraver le cas de ses compatriotes, à rendre plus lourdes leurs responsabilités collectives, et, par une sorte de pudeur patriotique bien excusable, a-t-il voulu abréger son réquisitoire ? Le fait est qu’après avoir longuement parlé du « crime » allemand et des « antécédens du crime, » il passe très rapidement sur « les conséquences de l’acte, » à savoir sur la guerre elle-même. Il a sans doute reculé devant le dénombrement des innombrables violations du droit des gens dont l’Allemagne officielle et le peuple allemand se sont rendus coupables depuis quinze mois ; il lui en eût coûté d’avouer que son pays s’est déshonoré par une série d’actes qui nous reportent à la barbarie primitive. Mais toute sa discrétion ne l’empêche pas de citer et de commenter tristement un article du Jauers’che Tageblatt où, sous le titre de : Un jour d’honneur pour notre régiment, 24 septembre 1914, un sous-lieutenant raconte les effroyables traitemens que ses soldats ont infligés aux blessés français. Il s’indigne que ces hauts faits, qui ont eu l’approbation admirative du prince Oscar de Prusse, soient célébrés « comme des actes héroïques louables » et soient « reproduits à la place d’honneur dans la feuille du district. » Et il ajoute : « Il est possible qu’on ait commis des brutalités dans l’autre camp : lorsque la brute est déchaînée dans l’homme, il ne faut pas s’étonner des brutalités qu’il commet ; mais j’ai vainement cherché dans la presse étrangère la publication d’ « exploits » héroïques comme ceux-là…) » Voilà, n’est-il pas vrai ? un aveu qu’il n’est pas inutile de recueillir.

Nous ne suivrons pas maintenant l’auteur de J’accuse ! dans ses considérations finales qui tiennent de la prophétie, ou de la rêverie. S’il ne croit pas à la victoire allemande, que « la brillante stratégie de Joffre, le Moltke français, » a rendue impossible, il ne croit pas davantage au triomphe des Alliés, et il s’accommoderait volontiers d’une sorte de paix blanche qui laisserait toutes choses en l’état. Il rêve aussi pour l’avenir d’une « alliance pacifique des peuples libres. » Mais comme il se rend fort bien compte qu’un pareil accord est impossible avec un État qui, comme l’Allemagne, « viole ses engagemens » et qui, d’ailleurs, « au point de vue politique, n’a pas dépassé le niveau des hommes des bois, » il appelle de ses vœux, pour son pays, une réforme politique qui lui permette de prendre sa place dans le chœur de « l’humanité civilisée. » Et c’est, peut-être à son insu, pour hâter cette réforme, qu’il a cru devoir charger le gouvernement allemand de tous les « crimes » de l’Allemagne ; et c’est, en tout cas, pour la précipiter, qu’il a écrit son livre. Hélas ! il nous faudra bien des livres comme celui-ci pour nous prouver que l’Allemagne n’a jamais cessé d’être une nation sensée et pacifique.

En attendant, la brochure de M. Emile Prüm et le livre J’accuse ! constituent, chacun dans son genre, un formidable réquisitoire contre l’Allemagne, un réquisitoire dont les auteurs ne sauraient être accusés de prévention pour la cause adverse, et un réquisitoire tel qu’on n’en saurait même concevoir un semblable dirigé contre l’un quelconque des Alliés. Voit-on M. Prûm formulant d’aussi graves accusations, fût-ce même contre la France anticléricale, qu’il n’aime pourtant guère ? Et voit-on surtout un Français, un Russe, un Anglais ou un Italien écrivant le livre J’accuse ! contre le gouvernement de son pays ? Et, s’il en est ainsi, Russes, Anglais, Italiens et Français ont le droit de dire aux autres peuples, spectateurs impartiaux et neutres de la grande lutte qui met aux prises deux civilisations différentes, ou plutôt la civilisation même et « la grande Barbarie : » « Comparez, jugez, et choisissez. »,


VICTOR GIRAUD.

  1. La conversion d’un catholique germanophile, par M. René Johannet, 1 vol. in-16. Paris, Bibliothèque des ouvrages documentaires ; — J’accuse ! par un Allemand, 1 vol. in-8. Paris, Payot.
  2. Le livre J’accuse ! vient d’être inscrit au programme de l’agrégation des jeunes filles.
  3. L’auteur de J’accuse ! lui-même, dans son admiration, peut-être excessive, pour le « géant » Bismarck, — dont Guillaume II est le continuateur, plus qu’on ne le veut bien dire, — ne désavoue pas ces deux actes, bien qu’il reconnaisse que l’annexion de l’Alsace-Lorraine « n’a valu jusqu’ici à l’Allemagne que des difficultés, et aucun avantage. » Et il condamne lui aussi, tout comme M. de Bethmann-Hollweg, mais au nom de théories pacifistes, le système de l’équilibre européen.