Les Illuminés (1852)/Le Roi de Bicêtre

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Roi de Bicêtre (Nerval).

Victor Lecou (p. 1-20).

LE ROI DE BICÊTRE.

(xvie siècle)
Séparateur
RAOUL SPIFAME

I.

L’IMAGE.

Nous allons vous raconter la folie d’un personnage fort singulier, qui vécut vers le milieu du xvie siècle. Raoul Spifame, seigneur Des Granges, était un suzerain sans seigneurie, comme il y en avait tant déjà dans cette époque de guerres et de ruines qui frappaient toutes les hautes maisons de France. Son père ne lui laissa que peu de fortune, ainsi qu’à ses frères Paul et Jean, tous deux célèbres, depuis, à différents titres ; de sorte que Raoul, envoyé très jeune à Paris, étudia les lois et se fit avocat. Lorsque le roi Henri deuxième succéda à son glorieux père François, ce prince vint en personne, après les vacances judiciaires qui suivirent son avènement, assister à la rentrée des chambres du parlement. Raoul Spifame tenait une modeste place aux derniers rangs de l’assemblée, mêlé à la tourbe des légistes inférieurs, et portant pour toute décoration sa brassière de docteur en droit. Le roi était assis plus haut que le premier président, dans sa robe d’azur semée de France, et chacun admirait la noblesse et l’agrément de sa figure, malgré la pâleur maladive qui distinguait tous les princes de cette race. Le discours latin du vénérable chancelier fut très long ce jour-là. Les yeux distraits du prince, las de compter les fronts penchés de l’assemblée et les solives sculptées du plafond, s’arrêtèrent enfin longtemps sur un seul assistant placé tout à l’extrémité de la salle, et dont un rayon de soleil illuminait en plein la figure originale ; si bien que peu à peu tous les regards se dirigèrent aussi vers le point qui semblait exciter l’attention du prince. C’était Raoul Spifame qu’on examinait ainsi.

Il semblait au roi Henri II qu’un portrait fût placé en face de lui, qui reproduisait toute sa personne, en transformant seulement en noir ses vêtements splendides. Chacun fit de même cette remarque, que le jeune avocat ressemblait prodigieusement au roi, et, d’après la superstition qui fait croire que quelque temps avant de mourir on voit apparaître sa propre image sous un costume de deuil, le prince parut soucieux tout le reste de la séance. En sortant, il fit prendre des informations sur Raoul Spifame, et ne se rassura qu’en apprenant le nom, la position et l’origine avérés de son fantôme. Toutefois, il ne manifesta aucun désir de le connaître, et la guerre d’Italie, qui reprit peu de temps après, lui ôta de l’esprit cette singulière impression.

Quant à Raoul, depuis ce jour, il ne fut plus appelé par ses compagnons du barreau que Sire et Votre Majesté. Cette plaisanterie se prolongea tellement sous toutes sortes de formes, comme il arrive souvent parmi ces jeunes gens d’étude, qui saisissent toute occasion de se distraire et de s’égayer, que l’on a vu depuis dans cette obsession une des causes premières du dérangement d’esprit qui porta Raoul Spifame à diverses actions bizarres. Ainsi un jour il se permit d’adresser une remontrance au premier président touchant un jugement, selon lui, mal rendu en matière d’héritage. Cela fut cause qu’il fut suspendu de ses fonctions pendant un temps et condamné à une amende. D’autres fois il osa, dans ses plaidoyers, attaquer les lois du royaume, ou les opinions judiciaires les plus respectées, et souvent même il sortait entièrement du sujet de ses plaidoiries pour exprimer des remarques très hardies sur le gouvernement, sans respecter toujours l’autorité royale. Cela fut poussé si loin, que les magistrats supérieurs crurent user d’indulgence en ne faisant que lui défendre entièrement l’exercice de sa profession. Mais Raoul Spifame se rendait dès lors tous les jours dans la salle des Pas-Perdus, où il arrêtait les passants pour leur soumettre ses idées de réforme et ses plaintes contre les juges. Enfin, ses frères et sa fille elle-même furent contraints à demander son interdiction civile, et ce fut à ce titre seulement qu’il reparut devant un tribunal.

Cela produisit une grave révolution dans toute sa personne, car sa folie n’était jusque-là qu’une espèce de bon sens et de logique ; il n’y avait eu d’aberration que dans ses imprudences. Mais s’il ne fut cité devant le tribunal qu’un visionnaire nommé Raoul Spifame, le Spifame qui sortit de l’audience était un véritable fou, un des plus élastiques cerveaux que réclamassent les cabanons de l’hôpital. En sa qualité d’avocat, Raoul s’était permis de haranguer les juges, et il avait amassé certains exemples de Sophocle et autres anciens accusés par leurs enfants, tous arguments d’une furieuse trempe ; mais le hasard en disposa autrement. Comme il traversait le vestibule de la chambre des procédures, il entendit cent voix murmurer : « C’est le roi ! voici le roi ! place au roi ! » Ce sobriquet, dont il eût dû apprécier l’esprit railleur, produisit sur son intelligence ébranlée l’effet d’une secousse qui détend un ressort fragile : la raison s’envola bien loin en chantonnant, et le vrai fou, bien et dûment écorné du cerveau, comme on avait dit de Triboulet, fit son entrée dans la salle, la barrette en tête, le poing sur la hanche, et s’alla placer sur son siège avec une dignité toute royale.

Il appela les conseillers : nos amés et féaux, et honora le procureur Noël Brûlot d’un Dieu-gard rempli d’aménité. Quant à lui-même, Spifame, il se chercha dans l’assemblée, regretta de ne point se voir, s’informa de sa santé, et toujours se mentionna à la troisième personne, se qualifiant : « Notre amé Raoul Spifame, dont tous doivent bien parler ». Alors ce fut un haro général entremêlé de railleries, où les plaisants placés derrière lui s’appliquaient à le confirmer dans ses folies, malgré l’effort des magistrats pour rétablir l’ordre et la dignité de l’audience. Une bonne sentence, facilement motivée, finit par recommander le pauvre homme à la sollicitude et adresse des médecins ; puis on l’emmena, bien gardé, à la maison des fous, tandis qu’il distribuait encore sur son passage force salutations à son bon peuple de Paris.

Ce jugement fit bruit à la cour. Le roi, qui n’avait point oublié son Sosie, se fit raconter les discours de Raoul, et comme on lui apprit que ce sire improvisé avait bien imité la majesté royale : « Tant mieux ! dit le roi ; qu’il ne déshonore pas pareille ressemblance, celui qui a l’honneur d’être à notre image. » Et il ordonna qu’on traitât bien le pauvre fou, ne montrant toutefois aucune envie de le revoir.

II.

LE REFLET.

Durant plus d’un mois, la fièvre dompta chez Raoul la raison rebelle encore, et qui secouait parfois rudement ses illusions dorées. S’il demeurait assis dans sa chaise, le jour, à se rendre compte de sa triste identité, s’il parvenait à se reconnaître, à se comprendre, à se saisir, la nuit son existence réelle lui était enlevée par des songes extraordinaires, et il en subissait une tout autre, entièrement absurde et hyperbolique ; pareil à ce paysan bourguignon qui, pendant son sommeil, fut transporté dans le palais de son duc, et s’y réveilla entouré de soins et d’honneurs, comme s’il fût le prince lui-même. Toutes les nuits, Spifame était le véritable roi Henri II ; il siégeait au Louvre, il chevauchait devant les armées, tenait de grands conseils, ou présidait à des banquets splendides. Alors, quelquefois, il se rappelait un avocat du palais, seigneur Des Granges, pour lequel il ressentait une vive affection. L’aurore ne revenait pas sans que cet avocat n’eût obtenu quelque éclatant témoignage d’amitié et d’estime : tantôt le mortier du président, tantôt le sceau de l’État ou quelque cordon de ses ordres. Spifame avait la conviction que ses rêves étaient sa vie et que sa prison n’était qu’un rêve ; car on sait qu’il répétait souvent le soir : « Nous avons bien mal dormi cette nuit ; oh ! les fâcheux songes ! »

On a toujours pensé depuis, en recueillant les détails de cette existence singulière, que l’infortuné était victime d’une de ces fascinations magnétiques dont la science se rend mieux compte aujourd’hui. Tout semblable d’apparence au roi, reflet de cet autre lui-même et confondu par cette similitude dont chacun fut émerveillé, Spifame, en plongeant son regard dans celui du prince, y puisa tout à coup la conscience d’une seconde personnalité ; c’est pourquoi, après s’être assimilé par le regard, il s’identifia au roi dans la pensée, et se figura désormais être celui qui, le seizième jour de juin 1549, était entré dans la ville de Paris, par la porte Saint-Denis, parée de très belles et riches tapisseries, avec un tel bruit et tonnerre d’artillerie que toutes maisons en tremblaient. Il ne fut pas fâché non plus d’avoir privé de leur office les sieurs Liget, François de Saint-André et Antoine Ménard, présidents au parlement de Paris. C’était une petite dette d’amitié que Henri payait à Spifame.

Nous avons relevé avec intérêt tous les singuliers périodes de cette folie, qui ne peuvent être indifférents pour cette science des phénomènes de l’âme, si creusée par les philosophes, et qui ne peut encore, hélas ! réunir que des effets et des résultats, en raisonnant à vide sur les causes que Dieu nous cache ! Voici une bizarre scène qui fut rapportée par un des gardiens au médecin principal de la maison. Cet homme, à qui le prisonnier faisait des largesses toutes royales, avec le peu d’argent qu’on lui attribuait sur ses biens séquestrés, se plaisait à orner de son mieux la cellule de Raoul Spifame, et y plaça un jour un antique miroir d’acier poli, les autres étant défendus dans la maison, par la crainte qu’on avait que les fous ne se blessassent en les brisant. Spifame n’y fit d’abord que peu d’attention ; mais quand le soir fut venu, il se promenait mélancoliquement dans sa chambre, lorsqu’au milieu de sa marche l’aspect de sa figure reproduite le fit s’arrêter tout à coup. Forcé, dans cet instant de veille, de croire à son individualité réelle, trop confirmée par les triples murs de sa prison, il crut voir tout à coup le roi venir à lui, d’abord d’une galerie éloignée, et lui parler par un guichet comme compatissant à son sort, sur quoi il se hâta de s’incliner profondément. Lorsqu’il se releva, en jetant les yeux sur le prétendu prince, il vit distinctement l’image se relever aussi, signe certain que le roi l’avait salué, ce dont il conçut une grande joie et honneur infini. Alors il s’élança dans d’immenses récriminations contre les traîtres qui l’avaient mis dans cette situation, l’ayant noirci sans doute près de Sa Majesté. Il pleura même, le pauvre gentilhomme, en protestant de son innocence, et demandant à confondre ses ennemis ; ce dont le prince parut singulièrement touché ; car une larme brillait en suivant les contours de son nez royal. À cet aspect un éclair de joie illumina les traits de Spifame ; le roi souriait déjà d’un air affable ; il tendit la main ; Spifame avança la sienne, le miroir, rudement frappé, se détacha de la muraille, et roula à terre avec un bruit terrible qui fit accourir les gardiens.

La nuit suivante, ordre fut donné par le pauvre fou, dans son rêve, d’élargir aussitôt Spifame, injustement détenu, et faussement accusé d’avoir voulu, comme favori, empiéter sur les droits et attributions du roi, son maître et son ami : création d’un haut office de directeur du sceau royal[1] en faveur dudit Spifame, chargé désormais de conduire à bien les choses périclitantes du royaume. Plusieurs jours de fièvre succédèrent à la profonde secousse que tous ces graves événements avaient produite sur un tel cerveau. Le délire fut si grave que le médecin s’en inquiéta et fit transporter le fou dans un local plus vaste, où l’on pensa que la compagnie d’autres prisonniers pourrait de temps en temps le détourner de ses méditations habituelles.

III.

LE POÈTE DE COUR.

Rien ne saurait prouver mieux que l’histoire de Spifame combien est vraie la peinture de ce caractère, si fameux en Espagne, d’un homme fou par un seul endroit du cerveau, et fort sensé quant au reste de sa logique ; on voit bien qu’il avait conscience de lui-même, contrairement aux insensés vulgaires qui s’oublient et demeurent constamment certains d’être les personnages de leur invention. Spifame, devant un miroir ou dans le sommeil, se retrouvait et se jugeait à part, changeant de rôle et d’individualité tour à tour, être double et distinct pourtant, comme il arrive souvent qu’on se sent exister en rêve. Du reste, comme nous disions tout à l’heure, l’aventure du miroir avait été suivie d’une crise très forte, après laquelle le malade avait gardé une humeur mélancolique et rêveuse qui fit songer à lui donner une société.

On amena dans sa chambre un petit homme demi-chauve, à l’œil vert, qui se croyait, lui, le roi des poètes, et dont la folie était surtout de déchirer tout papier ou parchemin non écrit de sa main, parce qu’il croyait y voir les productions rivales des mauvais poètes du temps qui lui avaient volé les bonnes grâces du roi Henri et de la cour. On trouva plaisant d’accoupler ces deux folies originales et de voir le résultat d’une pareille entrevue. Ce personnage s’appelait Claude Vignet, et prenait le titre de poète royal. C’était, du reste, un homme fort doux, dont les vers étaient assez bien tournés et méritaient peut-être la place qu’il leur assignait dans sa pensée.

En entrant dans la chambre de Spifame, Claude Vignet fut terrassé : les cheveux hérissés, la prunelle fixe, il n’avait fait un pas en avant que pour tomber à genoux.

« Sa Majesté !… s’écria-t-il.

— Relevez-vous, mon ami, dit Spifame en se drapant dans son pourpoint, dont il n’avait passé qu’une manche ; qui êtes-vous ?

— Méconnaîtriez-vous le plus humble de vos sujets et le plus grand de vos poètes, ô grand roi ?… Je suis Claudius Vignetus, l’un de la pléïade, l’auteur illustre du sonnet qui s’adresse aux vagues crespelées… Sire, vengez-moi d’un traître, du bourreau de mon honneur ! de Mellin de Saint-Gelais !

— Hé quoi ! de mon poète favori, du gardien de ma bibliothèque ?

— Il m’a volé, sire ! il m’a volé mon sonnet ! il a surpris vos bontés…

— Est-ce vraiment un plagiaire !… Alors, je veux donner sa place à mon brave Spifame, de présent en voyage pour les intérêts du royaume.

— Donnez-la plutôt à moi ! sire ! et je porterai votre renom de l’orient au ponant, sur toute la surface terrienne :

Ô sire ! que ton los mes rimes éternisent !…

— Vous aurez mille écus de pension, et mon vieux pourpoint, car le vôtre est bien décousu.

— Sire, je vois bien qu’on vous avait jusqu’ici caché mes sonnets et mes épîtres, tous à vous adressés. Ainsi arrive-t-il dans les cours…

Ce séjour odieux des fourbes nuageuses.

— Messire Claudius Vignetus, vous ne me quitterez plus ; vous serez mon ministre, et vous mettrez en vers mes arrêts et mes ordonnances. C’est le moyen d’en éterniser la mémoire. Et maintenant, voici l’heure où notre amée Diane vient à nous. Vous comprenez qu’il convient de nous laisser seuls.

Et Spifame, après avoir congédié le poète, s’endormit dans sa chaise longue, comme il avait coutume de le faire une heure après le repas.

Au bout de peu de jours les deux fous étaient devenus inséparables, chacun comprenant et caressant la pensée de l’autre, et sans jamais se contrarier dans leurs mutuelles attributions. Pour l’un, ce poète était la louange qui se multiplie sous toutes les formes à l’entour des rois et les confirme dans leur opinion de supériorité ; pour l’autre, cette ressemblance incroyable était la certitude de la présence du roi lui-même. Il n’y avait plus de prison, mais un palais ; plus de haillons, mais des parures étincelantes ; l’ordinaire des repas se transformait en banquets splendides, où, parmi les concerts de violes et de buccines, montait l’encens harmonieux des vers.

Spifame, après ses rêveries, était communicatif, et Vignet se montrait surtout enthousiaste après le dîner. Le monarque raconta un jour au poète tout ce qu’il avait eu à endurer de la part des écoliers, ces turbulents aboyeurs, et lui développa ses plans de guerre contre l’Espagne ; mais sa plus vive sollicitude se portait, comme on le verra ci-après, sur l’organisation et l’embellissement de la ville principale du royaume, dont les toits innombrables se déroulaient au loin sous les fenêtres des prisonniers.

Vignet avait des moments lucides, pendant lesquels il distinguait fort clairement le bruit des barreaux de fer entre-choqués, des cadenas et des verrous. Cela le conduisit à penser qu’on enfermait Sa Majesté de temps en temps, et il communiqua cette observation judicieuse à Spifame, qui répondit mystérieusement que ses ministres jouaient gros jeu, qu’il devinait tous leurs complots, et qu’au retour du chancelier Spifame les choses changeraient d’allure ; qu’avec l’aide de Raoul Spifame et de Claude Vignet, ses seuls amis, le roi de France sortirait d’esclavage et renouvellerait l’âge d’or chanté par les poètes.

Sur quoi Claudius Vignetus fit un quatrain qu’il offrit au roi comme une avance de bénédiction et de gloire :

Par toy vient la chaleur aux verdissantes prées,
Vient la vie aux troupeaux, à l’oiseau ramageux,
Tu es donc le soleil, pour les coteaux neigeux
Transmuer en moissons et collines pamprées !

La délivrance se faisant attendre beaucoup, Spifame crut devoir avertir son peuple de la captivité où le tenaient des conseillers perfides ; il composa une proclamation, mandant à ses sujets loyaux qu’ils eussent à s’émouvoir en sa faveur ; et lança en même temps plusieurs édits et ordonnances fort sévères : ici le mot lança est fort exact, car c’était par sa fenêtre, entre les barreaux, qu’il jetait ses chartes, roulées et lestées de petites pierres. Malheureusement, les unes tombaient sur un toit à porcs, d’autres se perdaient dans l’herbe drue d’un préau désert situé au-dessous de sa fenêtre ; une ou deux seulement, après mille jeux en l’air, s’allèrent percher comme des oiseaux dans le feuillage d’un tilleul situé au-delà des murs. Personne ne les remarqua d’ailleurs.

Voyant le peu d’effet de tant de manifestations publiques, Claude Vignet imagina qu’elles n’inspiraient pas de confiance, étant simplement manuscrites, et s’occupa de fonder une imprimerie royale qui servirait tour à tour à la reproduction des édits du roi et à celle de ses propres poésies. Vu le peu de moyens dont il pouvait disposer, son invention dut remonter aux éléments premiers de l’art typographique. Il parvint à tailler, avec une patience infinie, vingt-cinq lettres de bois, dont il se servit, pour marquer, lettre à lettre, les ordonnances rendues fort courtes à dessein : l’huile et la fumée de sa lampe lui fournissant l’encre nécessaire.

Dès lors les bulletins officiels se multiplièrent sous une forme beaucoup plus satisfaisante. Plusieurs de ces pièces, conservées et réimprimées plusieurs fois depuis, sont fort curieuses, notamment celle qui déclare que le roi Henri deuxième, en son conseil, ouïes les clameurs pitoyables des bonnes gens de son royaume contre les perfidies et injustices de Paul et Jean Spifame, tous deux frères du fidèle sujet de ce nom, les condamnait à être tenaillés, écorchés et boullus. Quant à la fille ingrate de Raoul Spifame, elle devait être fouettée en plein pilori, et enfermée ensuite aux filles repenties.

L’une des ordonnances les plus mémorables qui aient été conservées de cette période, est celle où Spifame, gardant rancune du premier arrêt des juges qui lui avait défendu l’entrée de la salle des Pas-Perdus, pour y avoir péroré de façon imprudente et exorbitante, ordonne, de par le roi, à tous huissiers, gardes ou suppôts judiciaires, de laisser librement pénétrer dans ladite salle son ami et féal Raoul Spifame ; défendant à tous avocats, plaideurs, passants et autres canailles, de gêner en rien les mouvements de son éloquence ou les agréments nompareils de sa conversation familière touchant toutes les matières politiques et autres sur lesquelles il lui plairait de dire son avis.

Ses autres édits, arrêts et ordonnances, conservés jusqu’à nous, comme rendus au nom d’Henri II, traitent de la justice, des finances, de la guerre, et surtout de la police intérieure de Paris.

Vignet imprima, en outre, pour son compte, plusieurs épigrammes contre ses rivaux en poésie, dont il s’était fait donner déjà les places, bénéfices et pensions. Il faut dire que ne voyant guère qu’eux seuls au monde, les deux compagnons s’occupaient sans relâche, l’un à demander des faveurs, l’autre à les prodiguer.

IV.

L’ÉVASION.

Après nombre d’édits et d’appels à la fidélité de la bonne ville de Paris, les deux prisonniers s’étonnèrent enfin de ne voir poindre aucune émotion populaire, et de se réveiller toujours dans la même situation. Spifame attribua ce peu de succès à la surveillance des ministres, et Vignet à la haine constante de Mellin et de du Bellay. L’imprimerie fut fermée quelques jours ; on rêva à des résolutions plus sérieuses, on médita des coups d’État. Ces deux hommes qui n’eussent jamais songé à se rendre libres pour être libres, ourdirent enfin un plan d’évasion tendant à dessiller les yeux des Parisiens et à les provoquer au mépris de la Sophonisbe de Saint-Gelais et de la Franciade de Ronsard.

Ils se mirent à desceller les barreaux par le bas, lentement, mais faisant disparaître à mesure toutes les traces de leur travail, et cela fut d’autant plus aisé qu’on les connaissait tranquilles, patients et heureux de leur destinée. Les préparatifs terminés, l’imprimerie fut rouverte, les libelles de quatre lignes, les proclamations incendiaires, les poésies privilégiées firent partie du bagage, et, vers minuit, Spifame ayant adressé une courte mais vigoureuse allocution à son confident, ce dernier attacha les draps du prince à un barreau resté intact, y glissa le premier, et releva bientôt Spifame qui, aux deux tiers de la descente, s’était laissé tomber dans l’herbe épaisse, non sans quelques contusions. Vignet ne tarda pas dans l’ombre à trouver le vieux mur qui donnait sur la campagne ; plus agile que Spifame, il parvint à en gagner la crête, et tendit de là sa jambe à son gracieux souverain, qui s’en aida beaucoup, appuyant le pied au reste des pierres descellées du mur. Un instant après le Rubicon était franchi.

Il pouvait être trois heures du matin quand nos deux héros en liberté gagnèrent un fourré de bois, qui pouvait les dérober longtemps aux recherches ; mais ils ne songeaient pas à prendre des précautions très minutieuses, pensant bien qu’il leur suffirait d’être hors de captivité pour être reconnus, l’un de ses sujets, l’autre de ses admirateurs.

Toutefois, il fallut bien attendre que les portes de Paris fussent ouvertes, ce qui n’arriva pas avant cinq heures du matin. Déjà la route était encombrée de paysans qui apportaient leurs provisions aux marchés. Raoul trouva prudent de ne pas se dévoiler avant d’être parvenu au cœur de sa bonne ville ; il jeta un pan de son manteau sur sa moustache, et recommanda à Claude Vignet de voiler encore les rayons de sa face apollonienne sous l’aile rabattue de son feutre gris.

Après avoir passé la porte Saint-Victor, et côtoyé la rivière de Bièvre, en traversant les cultures verdoyantes qui s’étalaient longtemps encore à droite et à gauche, avant d’arriver aux abords de l’île de la Cité, Spifame confia à son favori qu’il n’eût pas entrepris certes une expédition aussi pénible, et ne se fût pas soumis par prudence à un si honteux incognito, s’il ne s’agissait pour lui d’un intérêt beaucoup plus grave que celui de sa liberté et de sa puissance. Le malheureux était jaloux ! jaloux de qui ? de la duchesse de Valentinois, de Diane de Poitiers, sa belle maîtresse, qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs jours, et qui peut-être courait mille aventures loin de son chevalier royal. « Patience, dit Claude Vignet, j’aiguise en ma pensée des épigrammes martialesques qui puniront cette conduite légère. Mais votre père François le disait bien : Souvent femme varie !… » En discourant ainsi, ils avaient pénétré déjà dans les rues populeuses de la rive droite, et se trouvèrent bientôt sur une assez grande place, située au voisinage de l’église des SS. Innocents, et déjà couverte de monde, car c’était un jour de marché.

En remarquant l’agitation qui se produisait sur la place, Spifame ne put cacher sa satisfaction. « Ami, dit-il au poète, tout occupé de ses chaussures qui le quittaient en route, vois comme ces bourgeois et ces chevaliers s’émeuvent déjà, comme ces visages sont enflammés d’ire, comme il vole dans la région moyenne du ciel des germes de mécontentement et de sédition ! Tiens, vois celui-ci avec sa pertuisane… Oh ! les malheureux, qui vont émouvoir des guerres civiles ! Cependant pourrai-je commander à mes arquebusiers de ménager tous ces hommes innocents aujourd’hui, parce qu’ils secondent mes projets, et coupables demain parce qu’ils méconnaîtront peut-être mon autorité ?

Mobile vulgus, dit Vignet.

V.

LE MARCHÉ.

En jetant les yeux vers le milieu de la place, Spifame éprouva un sentiment de surprise et de colère dont Vignet lui demanda la cause. « Ne voyez-vous pas, dit le prince irrité, ne voyez-vous pas cette lanterne de pilori qu’on a laissée au mépris de mes ordonnances. Le pilori est supprimé, monsieur, et voilà de quoi faire casser le prévôt et tous les échevins, si nous n’avions nous-même borné sur eux notre autorité royale. Mais c’est à notre peuple de Paris qu’il appartient d’en faire justice.

— Sire, observa le poète, le populaire ne sera-t-il pas bien plus courroucé d’apprendre que les vers gravés sur cette fontaine, et qui sont du poète du Bellay, renferment dans un seul distique deux fautes de quantité ! humida sceptra, pour l’hexamètre, ce que défend la prosodie à l’encontre d’Horatius, et une fausse césure au pentamètre.

— Holà ! cria Spifame sans se trop préoccuper de cette dernière observation, holà ! bonnes gens de Paris, rassemblez-vous, et nous écoutez paisiblement.

— Écoutez bien le roi qui veut vous parler en personne », ajouta Claude Vignet, criant de toute la force de ses poumons.

Tous deux étaient montés déjà sur une pierre haute, qui supportait une croix de fer : Spifame debout, Claude Vignet assis à ses pieds. À l’entour la presse était grande, et les plus rapprochés s’imaginèrent d’abord qu’il s’agissait de vendre des onguents ou de crier des complaintes et des noëls. Mais tout à coup Raoul Spifame ôta son feutre, dérangea sa cape, qui laissa voir un étincelant collier d’ordres tout de verroteries et de cliquant qu’on lui laissait porter dans sa prison pour flatter sa manie incurable, et sous un rayon de soleil qui baignait son front à la hauteur où il s’était placé, il devenait impossible de méconnaître la vraie image du roi Henri deuxième, qu’on voyait de temps en temps parcourir la ville à cheval.

« Oui ! criait Claude Vignet à la foule étonnée : c’est bien le roi Henri que vous avez au milieu de vous, ainsi que l’illustre poète Claudius Vignetus, son ministre et son favori, dont vous savez par cœur les œuvres poétiques…

— Bonnes gens de Paris ! interrompait Spifame, écoutez la plus noire des perfidies. Nos ministres sont des traîtres, nos magistrats sont des félons !… Votre roi bien-aimé a été tenu dans une dure captivité, comme les premiers rois de sa race, comme le roi Charles sixième, son illustre aïeul… »

À ces paroles, il y eut dans la foule un long murmure de surprise, qui se communiqua fort loin : on répétait partout : « Le roi ! le roi !… » On commentait l’étrange révélation qu’il venait de faire ; mais l’incertitude était grande encore, lorsque Claude Vignet tira de sa poche le rouleau des édits, arrêts et ordonnances, et les distribua dans la foule, en y mêlant ses propres poésies.

« Voyez, disait le roi, ce sont les édits que nous avons rendus pour le bien de notre peuple, et qui n’ont été publiés ni exécutés…

— Ce sont, disait Vignet, les divines poésies traîtreusement pillées, soustraites et gâtées par Pierre de Ronsard et Mellin de Saint-Gelais.

— On tyrannise, sous notre nom, les bourgeois et le populaire…

— On imprime la Sophonisbe et la Franciade avec un privilège du roi, qu’il n’a pas signé !

— Écoutez cette ordonnance qui supprime la gabelle, et cette autre qui anéantit la taille…

— Oyez ce sonnet en syllabes scandées à l’imitation des latins… »

Mais déjà l’on n’entendait plus les paroles de Spifame et de Vignet ; les papiers répandus dans la foule et lus de groupe en groupe, excitaient une merveilleuse sympathie : c’étaient des acclamations sans fin. On finit par élever le prince et son poète sur une sorte de pavois composé à la hâte, et l’on parla de les transporter à l’Hôtel-de-Ville, en attendant que l’on se trouvât en force suffisante pour attaquer le Louvre, que les traîtres tenaient en leur possession.

Cette émotion populaire aurait pu être poussée fort loin, si la même journée n’eût pas été justement celle où la nouvelle épouse du dauphin François, Marie d’Écosse, faisait son entrée solennelle par la porte Saint-Denis. C’est pourquoi, pendant qu’on promenait Raoul Spifame dans le marché, le vrai roi Henri deuxième passait à cheval le long des fossés de l’hôtel de Bourgogne. Au grand bruit qui se faisait non loin de là, plusieurs officiers se détachèrent et revinrent aussitôt rapporter qu’on proclamait un roi sur le carreau des halles. « Allons à sa rencontre, dit Henri II, et, foi de gentilhomme (il jurait comme son père), si celui-ci nous vaut, nous lui offrirons le combat. »

Mais, à voir les hallebardiers du cortège déboucher par les petites rues qui donnaient sur la place, la foule s’arrêta, et beaucoup fuirent tout d’abord par quelques rues détournées. C’était, en effet, un spectacle fort imposant. La maison du roi se rangea en belle ordonnance sur la place ; les lansquenets, les arquebusiers et les Suisses garnissaient les rues voisines. M. de Bassompierre était près du roi, et sur la poitrine de Henri II brillaient les diamants de tous les ordres souverains de l’Europe. Le peuple consterné n’était plus retenu que par sa propre masse qui encombrait toutes les issues : plusieurs criaient au miracle, car il y avait bien là devant eux deux rois de France ; pâles l’un comme l’autre, fiers tous les deux, vêtus à peu près de même ; seulement, le bon roi brillait moins.

Au premier mouvement des cavaliers vers la foule, la fuite fut générale, tandis que Spifame et Vignet faisaient seuls bonne contenance sur le bizarre échafaudage où ils se trouvaient placés ; les soldats et sergents se saisirent d’eux facilement.

L’impression que produisit sur le pauvre fou l’aspect de Henri lui-même, lorsqu’il fut amené devant lui, fut si forte qu’il retomba aussitôt dans une de ses fièvres les plus furieuses, pendant laquelle il confondait comme autrefois ses deux existences de Henri et de Spifame, et ne pouvait s’y reconnaître, quoi qu’il fît. Le roi, qui fut informé bientôt de toute l’aventure, prit pitié de ce malheureux seigneur, et le fit transporter d’abord au Louvre, ou les premiers soins lui furent donnés, et où il excita longtemps la curiosité des deux cours, et, il faut le dire, leur servit parfois d’amusement.

Le roi, ayant remarqué d’ailleurs combien la folie de Spifame était douce et toujours respectueuse envers lui, ne voulut pas qu’il fût renvoyé dans cette maison de fous où l’image parfaite du roi se trouvait parfois exposée à de mauvais traitements ou aux railleries des visiteurs et des valets. Il commanda que Spifame fût gardé dans un de ses châteaux de plaisance, par des serviteurs commis à cet effet, qui avaient ordre de le traiter comme un véritable prince et de l’appeler Sire et Majesté. Claude Vignet lui fut donné pour compagnie, comme par le passé, et ses poésies, ainsi que les ordonnances nouvelles que Spifame composait encore dans sa retraite, étaient imprimées et conservées par les ordres du roi.

Le recueil des arrêts et ordonnances rendus par ce fou célèbre fut entièrement imprimé sous le règne suivant avec ce titre : Dicæarchiæ Henrici regis progymnasmata. Il en existe un exemplaire à la bibliothèque royale sous les numéros vii, 6,412. On peut voir aussi les Mémoires de la Société des inscriptions et belles-lettres, tome  XXIII. Il est remarquable que les réformes indiquées par Raoul Spifame ont été la plupart exécutées depuis.



  1. Voir les Mémoires de la Société des inscriptions et belles-lettres, tome XXIII