Les Idées politiques de la France/Introduction

Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 7-11).

La politique, ce sont des idées. Et les courants d’idées politiques, les familles politiques d’esprits, sont loin de coïncider avec les partis officiels et les groupes parlementaires. Il y a là deux systèmes de morcelage assez différents. Cependant les partis et les groupes doivent, dans leurs divisions et leurs articulations, révéler quelque chose de ces familles d’idées politiques, qui comme eux, sinon avec eux, naissent, meurent, évoluent. Les familles d’idées politiques n’apparaissent à peu près formées qu’après 1815, lorsque quelques données fondamentales, à savoir l’opposition d’une ancienne France et d’une nouvelle, de grands partis contrastés en politique, en religion, en littérature, émergent dans la conscience générale, forment un dialogue animé, suivi, et presque, à l’intérieur de la France, un diminutif d’Europe divisée. Elles ont certes changé depuis cette époque, mais en gardant, le long de ce changement, une ligne intelligible. Leurs figures anciennes demeurent aujourd’hui reconnaissables ; chacune relève d’une tradition qui l’enracine en pleine histoire.

À ces familles d’idées correspondent plus ou moins des systèmes d’intérêts, ceux-ci donnant à celles-là un corps et une matérialité. Mais cette matière et cet esprit ne s’équilibrent pas toujours, et, comme dans les individus, l’esprit peut transcender le corps ou la matérialité commander l’esprit. Quand un parti a réalisé le meilleur de son programme d’idées, il retombe et s’enlise dans des intérêts, une crise s’ouvre pour lui, et son triomphe matériel est, comme la santé pour le médecin, un état précaire qui ne présage rien de bon. Ce fut le cas du « juste-milieu » sous la monarchie de Juillet, quand le libéralisme bourgeois eut donné tout son fruit. Ce serait le cas du communisme prolétarien lui-même, s’il accomplissait sa révolution matérialiste.

Une Grandeur et Décadence des familles politiques d’esprits en France au XIXe et au XXe siècle ferait un grand livre. Nous nous bornerons à opérer une coupe sommaire dans le temps présent. Sans doute eût-elle été différente, prise il y a un demi-siècle, et le sera-t-elle encore plus dans cinquante ans. Je crois cependant que les pentes de notre spirituel politique comportent une géographie : si les crues et les sécheresses de leurs cours d’eau dépendent du climat saisonnier, s’ils paraissent tantôt lacs et tantôt filets, ces cours d’eau subsistent, et le visage du pays ne change que lentement.

On distinguerait dans la carte générale actuelle des idées politiques françaises six familles d’esprits, que j’appellerais la famille traditionaliste, la famille libérale, la famille industrialiste, la famille chrétienne sociale, la famille jacobine, la famille socialiste. En d’autres termes, on discernerait six idéologies politiques françaises, lesquelles s’arrangent tant bien que mal, souvent plus mal que bien, avec des systèmes d’intérêts, et ne coïncident parfois que d’assez loin avec des groupes parlementaires, avec une représentation politique. C’est ainsi que la première n’est représentée au Parlement qu’avec une mauvaise conscience, qu’elle y est un amour (du passe) qui n’ose pas dire son nom, tandis que la dernière puise une partie de sa force, même spirituelle, dans sa puissance et son allure parlementaires. Du Parlement qui siège au Luxembourg et au Palais-Bourbon on pourrait dire à peu près ce que le platonicien Mallarmé dit de l’Académie française : c’est un dieu tombé qui se souvient des cieux. Il représente sous une enveloppe grossière un Parlement des Idées, comme l’Académie représente, par sa forme, le Concile des Lettres françaises. Il y a autour du Parlement comme autour de l’Académie une disponibilité de foi, un crédit, qui font qu’on peut espérer à tout instant que le dieu tombé remontera, que là-bas l’idéologie politique resplendira, qu’ici les lettres pures seront honorées. La pureté du droit n’est pas entamée par la misère du fait. Cette misère du fait elle-même, c’est misère d’un droit dépossédé. Il y a en somme un Parlement idéologique que nous voyons plus ou moins divise en six travées. Concevons-le comme un plafond du Parlement réel, un plafond posé là-haut par le peintre immanent au génie de la France. Lamartine parlait avec justesse quand il disait que sa place à la Chambre était le plafond. Il n’y a plus de place de Lamartine. Nous pouvons du moins en repérer le lieu logique ou possible, évoquer, à défaut du plafond vivant du poète, un plafond abstrait du critique.