Les Idées politiques de la France/Chapitre V

Librairie Stock (Delamain et Boutelleau) (p. 119-178).

V

LE JACOBINISME

L’IDÉOLOGIE RADICALE

Il y a un parti radical et un personnel radical, dont il est remarquable que, d’un côté qui compte tant de professeurs distingués, l’histoire n’ait jamais été faite. M. Jammy Schmidt, dans un livre de propagande sur les Grandes thèses radicales, rappelle que le mot date, en France, de la monarchie de Juillet : importation anglaise, comme le reste de la vie parlementaire. La devise de ce parti, celui de Ledru-Rollin et de la Réforme, pourrait être : les droits du peuple pour principe, les sociétés secrètes pour base, la conquête du pouvoir pour but. Cette devise s’est maintenue avec une certaine constance.

Mais si le parti radical a une doctrine, une politique, a-t-il une idéologie ? Représente-t-il une idée ? Quand Barrès dirigeait la Cocarde, à un moment où, n’éprouvant qu’une haine politique, l’opportunisme, il se trouvait fort tenté par le socialisme, il déclarait ne l’être nullement par le radicalisme. Pourquoi ? Parce que, disait-il, le parti socialiste a un idéal, tandis que le parti radical n’en a pas. À quoi le chef du parti radical, René Goblet, répondit à Barrès : « Pardon ! Le parti radical a un idéal : la séparation de l’Église et de l’État ! » Les jeunes gens qui entouraient Barrès s’amusèrent beaucoup, tant la séparation de l’Église et de l’État leur apparaissait comme une vieille lune, et Goblet une bonne tête du temps des barbes. Et Barrès articula, de sa grosse voix lorraine, que c’était tout de même, à côté de l’idéal socialiste, quelque chose d’un peu court. À quelques jours de là, la femme de charge de l’ambassadeur d’Allemagne, employée du service des renseignements français, trouvait dans la corbeille à papiers de son maître les morceaux du bordereau, et le capitaine Dreyfus était arrêté. La séparation de l’Église et de l’État allait sortir de cette corbeille. Et avec elle des précisions sur l’idéal radical : l’ancienne jeunesse de la Cocarde vit alors que c’était sérieux.

Le radicalisme n’est pas un parti traditionaliste. Mais il peut passer pour le plus traditionnel des partis français. Il est en effet le parti de la Révolution française. Et la tradition vivante et vivace de la France d’aujourd’hui, c’est celle de la Révolution française. Est radical qui professe à l’égard de la Révolution française un loyalisme analogue à celui des royalistes pour leur roi. À droite du radicalisme, il y a les partis qui tiennent la Révolution pour une chose passée, acquise, plutôt mal que bien, et qui, tout en la supportant, ne la feraient pas si elle était encore à faire. À gauche du radicalisme il y a le socialisme, parti de la Révolution non politique, non propriétaire et non française, mais sociale, collectiviste et internationale. En Saône-et-Loire le radicalisme a été longtemps le parti des disciples de M. de Lamartine (qui d’ailleurs l’avait honni dans le Conseiller du Peuple) : symbole de l’Histoire des Girondins, ce livre capital de la mystique politique française, révolutionnaire française, qui, s’il ne passe plus en torrent dans la rue, continue à goutter tenacement dans les urnes.

LE PARTI DE LA RÉVOLUTION

La Révolution française, dira-t-on, c’est grand et c’est vague, et l’on y trouve tout, et les révolutionnaires se sont dévorés les uns les autres. Justement ! Il ne faut pas mettre dans le radicalisme, parti et pensée et politique de la Révolution, plus de précision qu’il n’y en a dans la Révolution. L’un et l’autre sont des complexes, non des idées simples. Toutes les tendances et tous les groupes de la Révolution française sont encore représentés chez nos radicaux, et s’affrontent dans leurs congrès. La psychologie des partis révolutionnaires joue toujours chez eux. M. Caillaux est un Feuillant, M. Herriot un Girondin, M. Daladier un Jacobin, et les observateurs discernent de l’hébertisme chez tels jeunes radicaux. Qui sent la vie organique de la Révolution française sent, par le même mouvement, la vie organique du radicalisme.

M. Daladier disait un jour à M. Buré : « Il n’y a plus que deux vrais Jacobins, toi et moi. — Et encore, répondit Buré, toi c’est douteux ! » On reconnaît le vrai Jacobin à ce que, de temps en temps, il se dit : « Il n’y a décidément qu’un pur, c’est moi ! » Telle fut la pensée ordinaire de Robespierre. Mais comme il y en a beaucoup qui se le disent, sinon qui le disent, comme c’est même là une pente invincible de l’idéaliste de province (ce mot reste toujours au singulier, comme le serpent de mer), soit du militant jacobin, nous conclurons que les Jacobins sont beaucoup plus nombreux que ne le croit individuellement chaque idéaliste jacobin. Nous dirons même que, si toutes les tendances de la Révolution française sont représentées dans le radicalisme, si son chef actuel nous offre une belle et riche sensibilité girondine (M. Herriot eût été, en 1793, guillotiné à Paris, ou mangé par les loups à Saint-Émilion, ou mitraillé dans la plaine des Brotteaux, puis, en 1847, canonisé magnifiquement par Lamartine), le quartier général des idées politiques radicales reste, tout bien pesé, le jacobinisme. Les cadres radicaux sont jacobins, et, bien que M. Painlevé, le Condorcet du radicalisme, nous paraisse très girondin, c’est lui qui dans un congrès radical proclamait : « Nous, les fils des Jacobins ! »)

Si René Goblet avait eu plus de jeu dans la réplique, et s’il avait vu plus loin dans le passé et dans l’avenir, il eût pu répondre à Barrès que le radicalisme tenait de la tradition jacobine deux grandes idées politiques, deux idées qui, après avoir procuré sa vie à la première République, ont fourni sa durée à la troisième : le nationalisme doctrinal et les sociétés de pensée. Le jacobinisme, c’était cela, et le radicalisme, c’est encore cela.

LE PARTI ET LA DOCTRINE DE LA NATION

Le nationalisme, dont le nom, les attitudes et les doctrines sont dus à Barrès et à d’anciens boulangistes, appartient aujourd’hui à l’idéologie réactionnaire, et, par un curieux renversement, ce mot, discrédité devant l’électeur, noté de dextrisme et de réaction, évité avec soin par les politiques, ne figure plus que sur le titre du journal royaliste : l’Action française, organe du Nationalisme intégral. Or, bien que le suffixe isme soit ici récent, son radical dérive d’un sentiment et d’un ordre d’idées révolutionnaire et antiroyaliste. Le nationalisme, cela signifie la politique vue sous l’angle des intérêts, des droits et de l’idéal de la nation. Et la nation distinguée du roi, puis séparée du roi, puis opposée au roi, puis héritière du roi supprimé, est une idée et une création de la Révolution, ou plutôt du xviiie siècle, puisque Louis XV s’élevait contre elle dans le discours qu’il prononça devant le Parlement, au lit de justice appelé, pour l’énergie de ses propos, séance de flagellation. Le jour où Goethe déclara que quelque chose était changé dans l’histoire du monde est celui où des Allemands entendirent, à Valmy, ces Français qui se battaient contre eux depuis des siècles au cri de Vive le Roi ! pousser cette clameur insolite : Vive la Nation ! La nation eut ses soldats comme le roi avait eu les siens. Elle eut ses procureurs et ses légistes comme le Capétien avait eu ses légistes et ses procureurs. Depuis Philippe le Bel, la monarchie française s’était faite par ses légistes, et depuis Charles VII, par son armée permanente. La nation se fera par des légistes nationaux et des armées nationales. Le patriotisme, le nationalisme qui se formeront autour d’eux répondront à ce qu’étaient le loyalisme et le royalisme pour l’ancienne France. Entre les soldats et légistes du roi et les soldats et légistes de la nation, il n’y a d’ailleurs pas de solution de continuité technique : ce sont les solides armées royales qui ont fait le noyau des armées de la Révolution, et ce sont les dossiers des Bourbons qu’ont plaidés avec intempérance devant l’Europe, avec le canon pour huissier, les procureurs jacobins. Mais s’il n’y a pas solution de continuité technique, la solution de continuité idéologique apparaît : la nation jacobine est une nation doctrinaire, doctrinaire d’une doctrine nouvelle.

La doctrine, la voici. Nation, la France a, pour truchement et pour signe, des idées, tandis qu’avec le roi elle avait pour truchement et pour signe des personnes, personnes physiques et personnes morales. Ces idées sont celles des écrivains du xviiie siècle, condensées dans les principes de 1789. La nation française est une nation missionnaire, chargée d’un message. Et l’expression « Évangile des Droits de l’Homme » s’écrit couramment. Officiellement cet Évangile tient en ces trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité. Peut-être ceux d’Égalité, Laïcité, Raison serreraient-ils de plus près la réalité du message. Quoi qu’il en soit de la précision des idées révolutionnaires (et un sentiment fort n’a pas besoin d’idées claires), l’esprit de la Révolution consiste à établir un rapport de solidarité et de fonction entre un pays et des idées, comme l’esprit de la monarchie établissait ce rapport entre un pays et un roi.

Théoricien du royalisme, Maurras n’a pas eu tort d’attacher, avec une insistance curieuse, grande importance à ce cri du vieux républicain Ranc : « Vive la France, mais la France de la Révolution, de la justice et du droit ! » et d’en tirer une théorie de la France mais, qu’il impute à l’esprit républicain. Cela d’ailleurs n’est pas si méchant qu’il le paraît au soupçonneux Martégal, et signifie surtout que chacune des familles spirituelles de la France, y compris la jacobine (qu’on ne peut pourtant pas tuer) a ses raisons particulières de se sentir fière d’être française : les unes en regardant la Colonne, les autres en invoquant la Révolution, et ceux-là en pensant au roi de France. Le comte de Chambord aussi choisissait, qui voulait bien être roi de France, mais de la France du drapeau blanc. Et « Vive la France, mais la France A », ne signifie pas nécessairement : « À bas la France B ». Le mot de Ranc est un témoin de l’idéologie jacobine, devenue l’idéologie radicale, et du besoin français de mettre une idée comme rallonge au drapeau.

C’est ce nationalisme doctrinal qui a fait, après 1871, le fond de l’enseignement de l’histoire. Il a été défendu par tous les hommes d’État radicaux. Un des mots-clefs de l’histoire de France est ici un mot de Léon Bourgeois, à l’époque du ralliement. À des membres éminents du groupe rallié, qu’il recevait dans son cabinet, et dont il ne mettait en doute ni la bonne foi, ni la bonne volonté : « Vous acceptez la République, Messieurs, dit-il, c’est entendu ! Mais acceptez-vous la Révolution ? » Ainsi, pour le radical, il ne s’agit pas seulement de la France, mais… Il s’agit de la République, mais… La République, mais celle de la Révolution. Il y a un sens du mot de « républicain », le sens compris et senti par les masses, qui ne prend vie et force que par une acceptation profonde et quasi religieuse de la Révolution. Pareillement, il y a une critique et un refus de la Révolution qui font apparaître automatiquement au-dessus d’un parti une sorte de disque blanc, lequel signifie la réaction. Sa raison profonde du refus du drapeau tricolore, le comte de Chambord l’a exprimée dans ce mot : « Je ne veux pas être le roi légitime de la Révolution ». L’instinct radical, en accord avec un sentiment français, soupçonne toujours les « blancs », c’est-à-dire, électoralement, ceux qui s’appellent « républicains », d’un : « Nous ne voulons pas être les citoyens de la Révolution ».

Dans un pays très conservateur, très idéologique, et qui tient, par toutes ses fibres, à la Révolution française, on conçoit que les radicaux, interprètes, conservateurs, idéologues de la Révolution, représentent une infanterie, une reine des batailles de la politique, celle dont parlait M. Herriot. Le radicalisme est le parti du Français moyen. L’idée radicale la plus ancienne, la plus profonde, c’est l’idée nationale, c’est la patrie. Au moment du projet d’union douanière austro-allemande, nous avons été quelques-uns à nous trouver surpris de l’émotion patriotique qui a circulé dans les cadres radicaux. M. Herriot a écrit à ce moment ce mot émouvant et instructif, que le sentiment de la patrie était tout ce qui lui restait, à lui, de religion. Traiter aujourd’hui le parti radical d’anti-France relève d’un comique excessif.

À l’Assemblée nationale, entre les blancs monarchistes et les rouges de la Montagne, Victor Hugo, en 1851, voulut fonder le parti des bleus, auquel il se proposait pour chef. Mais Hugo n’avait rien d’un chef politique, et l’Assemblée inexperte de 1849 était plutôt extrémiste (il faut une génération entière à un régime nouveau pour que s’y forme un véritable centre). Hugo n’en est pas moins un bleu (bleu marine tandis que Lamartine serait bleu ciel), et, entre les blancs et les rouges, le parti radical reste le parti des bleus. De la Révolution à la guerre de 1914, le bleu (j’exclus ici le bleu ciel lamartinien) est chargé d’un patriotisme sous lequel on discerne facilement un nationalisme doctrinal.

La plus longue tradition radicale, et la plus dramatique, et la plus lourde de signification, qui ait été vécue par un homme politique, est certainement celle que personnifie Clemenceau, et qui va du lendemain du coup d’État, où il vit son père emmené, menottes aux mains, par les gendarmes, jusqu’à ces traités de Versailles où il vit ou fit naître pour on ne sait quels redoutables destins une Europe nouvelle. Et l’on peut, à volonté et du même fonds, appeler Clemenceau le plus grand des radicaux ou un demi-radical.

Le plus grand, parce qu’il a reçu la tradition non seulement de son père, mais des Pères du radicalisme ; le plus grand parce que seul d’entre eux il a été un grand homme ; le plus grand, parce qu’il a été chef radical et radicalement chef à trois moments capitaux de la vie de la République. Chef de la résistance au colonialisme. Chef dans la bataille des idées de la Révolution contre l’anti-Révolution au temps de l’affaire Dreyfus. Chef, enfin, le grand chef, au grand moment, dans la grande guerre. Les trois fois, ce Vendéen, ce bleu de Vendée, a figuré la Révolution française elle-même, non la Révolution jouée, comme elle l’était en 1848, par Ledru-Rollin ou Lamartine (voyez dans les Souvenirs l’admirable diagnostic de Tocqueville), mais la Révolution sérieuse, retrouvée, directe.

La Révolution n’a rien à faire de colonies, ni aux colonies, où sous le blanc, et quoi qu’il en ait, reparaît toujours plus ou moins le traiteur de nègres. Le Vendéen patriote, lui, dit Non, qui tourne le dos à Nantes et fixe les yeux sur le Rhin de 1871, comme il les fixera sur le Rhin de 1918, comme Danton, Carnot ou Cambon les ont fixés sur le Rhin de 1792. Patriote terrien et territorial de 1871, il n’a pas perdu un degré du feu avec lequel, dans l’Assemblée de Bordeaux, il a dit Non aux préliminaires de paix. Dans l’opportunisme colonial il a vu le masque, la monnaie et le pourboire d’un Oui à l’abandon de l’Alsace-Lorraine. Le radicalisme, alors, c’était le pays : le pays à qui la politique coloniale a été, contre sa volonté, imposée par des groupes d’hommes d’affaires intelligents et prévoyants. Les idées et les hommes de la Révolution font ici bloc contre le colonialisme.

On s’est étonné du contraste entre le Clemenceau militant de l’affaire Dreyfus et le Clemenceau ministre du temps de guerre, qui, avec des procédés parfois analogues à ceux du 2e bureau, monta comme trois affaires Dreyfus les affaires Caillaux, Malvy, Judet. Nous n’avons, pour comprendre ce Clemenceau (et en nous souvenant d’ailleurs qu’il aimait immodérément la vengeance), qu’à l’appliquer sur la Révolution, et à faire coïncider les deux figures. Le même élan formule en 1789 les Droits de l’Homme et en 1793 les suspend par cette parole : « Le gouvernement est révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le sabre du représentant est fait pour défendre les Droits de l’Homme, et au besoin pour les combattre. Mais si le Clemenceau de l’Affaire n’est pas continué par le Clemenceau de la guerre, il le sera, dans une certaine mesure, par le Clemenceau de la victoire. Clemenceau a bien conçu la victoire comme celle de la Révolution et des Droits de l’Homme. Il a voulu qu’elle se traduisît par cette libération : les huit heures. Il est remarquable que le ministre le plus impopulaire dans le parti et le pays socialistes ait été le créateur du ministère du Travail et le père de la loi de huit heures. Les socialistes ont moins reproché à la signature qu’à la main qui signait, individualiste et patriote.

Par son nationalisme doctrinal, son patriotisme des Droits de l’Homme, sa constante référence jacobine, sa température intacte de Révolution française, Clemenceau figurerait tout le radicalisme de la République, si la moitié précisément du radicalisme ne lui avait manqué, absolument manqué. Le radicalisme, s’il est d’abord un nationalisme doctrinal, est ensuite, peut-être surtout, ceci : les comités.

LE PARTI ET LA DOCTRINE DES SOCIÉTÉS DE PENSÉE

Le comité ou l’anti-Clemenceau. Clemenceau n’est même pas, pendant la guerre, l’homme du Comité de Salut public, puisqu’il règne seul, gouverne tout, ramasse des muets dans son antichambre ou sur les champs de course pour en faire son ministère, comme Bonaparte constitue Lebrun ou Roger Ducos en figurants consulaires. À plus forte raison, il ignore ou méprise les comités politiques, les cadres. Arthur Fontaine l’appelait le dernier homme d’État de l’Empire. Pour un radical, les élections, soit le tout de la vie politique, ce sont les comités. Pour « le premier des flics », les élections ce sont les préfets et la police. L’échec final de Clemenceau vient du même fonds que sa grandeur politique et poétique : c’est le radical sans les comités.

Or, plus encore qu’un nationalisme doctrinal destiné à s’atténuer et à s’effriter par les infiltrations socialistes, ce sont les comités et les cadres qui font le radicalisme, qui soutiennent effectivement et même qui figurent formellement la doctrine radicale. Aujourd’hui cet héritage révolutionnaire est partout, la charpente de la Révolution subsiste, et ses idées circulent. Augustin Cochin, historien de la Révolution, a créé un mot qui mérite de rester : celui de « sociétés de pensée », ces sociétés de pensée dont Cochin retrouve l’eau-mère dans le cours même de la Révolution. Les sociétés de pensée s’opposent aux sociétés naturelles et aux sociétés d’intérêt, en ce que les hommes s’y réunissent pour discuter, critiquer, remuer des idées, agir par les idées. La franc-maçonnerie est le type des sociétés de pensée. Comme, dans l’ancienne France, l’Église tenait le rôle de société de pensée à monopole, officielle et unique, les sociétés de pensée durent se former contre elle et ne correspondirent guère qu’à des pensées ou à des volontés antireligieuses. Pareillement, en politique, ce ne sont pas les satisfaits de l’ordre établi, mais les mécontents, qui se groupent en sociétés de pensée. Les clubs ont été les plus célèbres des sociétés populaires, et les Jacobins le plus célèbre des clubs, et le plus puissant. Le plus puissant à cause de ses nombreuses filiales en province. À ces sociétés filles autant qu’à la société mère est dû le triomphe de la Révolution. Comités et sociétés populaires, légaux ou spontanés, ont été la seule force locale organisée, pendant de longs mois, dans un pays centralisé où les fameux leviers étaient au premier qui pouvait les saisir.

Une Bourguignonne, la chanoinesse de Chastenay, « aristocrate » incarcérée en 1793, donne dans ses Mémoires une idée juste de ce qu’étaient en Bourgogne (et en beaucoup d’autres pays) les comités, sociétés et clubs de la première République. Cette psychologie n’a pas cessé d’être assez exacte : « Je crois en vérité, dit-elle, que la société populaire, comme distraction et comme spectacle, était dans la plupart des petites villes ce qui attirait surtout des sectaires à l’opinion vague de la République et de la Nation. Ces honnêtes gens, instruments et dupes bien souvent, ne pouvaient cependant résister aux ambitieux de leur classe qui eussent voulu tout perdre ; et je suis convaincue que leur force d’inertie et leur force de probité ont eu dans la balance une grande influence. Qu’on se reporte au temps d’une révolution où tout était nouveau, absolu et tranché ; où le gouvernement populaire avait été mis en action dès la première secousse, par l’institution violente, mais salutaire, des comités permanents, qui partout remplacèrent toutes les autorités, et des gardes nationales qui partout maintinrent la sécurité. D’honnêtes artisans, de petits commerçants, trouvaient agréable, le soir, d’aller entendre lire tous les journaux, d’en raisonner, d’en pérorer avec leurs égaux en talent, et de se sentir partie de l’ordre politique. Plusieurs y attachaient une sorte de devoir, et bientôt les plus modérés crurent y attacher leur sûreté. Quelques phrases de journal devinrent des symboles, quelques mots vagues des arguments irrésistibles, et la bigarrure qu’offrait à cette époque la langue vulgaire dut influer sur l’incohérence des idées. »

Évidemment, les sociétés populaires de pensée, de contrôle et d’action avaient toute une éducation à faire. Mais nous sommes loin ici du Jacobin croquemitaine de M. Taine. Ébranlées par la réaction thermidorienne, refoulées dans le néant par la police de l’Empire, les sociétés de pensée ont reparu dès 1815 sous forme de sociétés secrètes. À Paris elles ont contribué à la Révolution de 1830, elles ont fait la Révolution de 1848. Elles ont connu, au 2 décembre, un nouveau Thermidor. Mais la police impériale, malgré son habileté, n’en vint pas à bout. La République conservatrice les fixa d’un regard triste, sans employer la force. Et le phénomène corrélatif de la Fin des Notables fut la Formation des Cadres par ces sociétés de pensée, dont le génial commis voyageur s’appela Gambetta.

Elles donnent sa température et son mouvement au radicalisme. Le radicalisme, par ces intermédiaires, a hérité de la Révolution et la forme des sociétés de pensée, et la matière que pensent ces sociétés, et la ligne de leur action politique.

La marche politique à gauche, l’À gauche par quatre ! du mouvement républicain, réussit parce qu’elle est encadrée. Mais les cadres eux-mêmes réussissent parce que, comme il convient à des cadres, ils font de l’ordre, de la pondération, de la conservation. Tocqueville voyait dans le suffrage universel une force conservatrice. En tout cas, les cadres du suffrage universel sont des cadres conservateurs. Les comités radicaux et socialistes, à l’intérieur des partis, fonctionnent plus encore comme freins que comme moteurs, ainsi que Mme de Chastenay le remarquait des comités révolutionnaires. Comme les mers au regard des terres, ils s’échauffent et se refroidissent plus lentement que les personnalités dirigeantes. Ils marquent un retard sur les individus. Dans l’horlogerie politique, ils ressemblent davantage au Sénat qu’à la Chambre, ils sont les sénaticules de la petite démocratie locale.

De là la supériorité du républicain à la Clemenceau sur le républicain de comités quand il faut agir, vouloir prendre les responsabilités. Brisson, qui était révisionniste dès avant la découverte du faux Henry, prolongea de deux ans l’agitation de l’affaire Dreyfus parce qu’il n’osa prendre de décision sans être sûr de l’avis des cadres (maçonnerie, conseils généraux, vieux républicains), alors violemment antirévisionnistes. Ajoutons que son ministère comprenait trois vieux radicaux de sa formation, et, pour deux d’entre eux de sa génération, Sarrien, Lockroy, Bourgeois. Cet état-major, issu de l’école des cadres, laissa passer les quarante-huit heures pendant lesquelles tout le monde, à Paris, de l’aveu de Lemaître, acceptait la révision. Le seul radical autoritaire du cabinet était Cavaignac : petit-fils d’un conventionnel jacobin, fils du général des journées de juin, il avait (sans jeu de mots sinistre) l’autorité dans le sang. La tradition militaire de sa famille, l’ambition de succéder à Félix Faure, l’orgueil surtout, firent de lui l’obstacle, alors tout-puissant, à la révision.

Le vrai chef révisionniste, ce fut l’autre radical autoritaire, l’autre républicain formé par l’opposition à l’Empire, c’est-à-dire par l’Empire, Clemenceau. Devant les hésitations et les prudences du radicalisme de comité, Clemenceau demandait dans son journal si Brisson était plus lâche que bête ou plus bête que lâche. Brisson n’était ni l’un ni l’autre. Simplement il ne concevait que la République des cadres et par les cadres, tandis que Clemenceau, qui avait inventé Boulanger, et à qui il était réservé d’être lui-même le général ou plutôt le conventionnel Revanche, ne la sentait et ne la vivait que sous sa forme autoritaire. L’opposition de Clemenceau et de Jaurès eut en partie la même origine. Jaurès répugnait au rôle d’individualité sans mandat : son milieu, c’étaient les congrès du Parti, la vie du Parti, les oreilles du Parti, le dialogue avec le Parti, l’appel constant aux militants, les sollicitations des initiatives des militants, la lutte avec Guesde pour le championnat du socialisme français, avec Babel pour le championnat du socialisme européen. Quand, au 11 mai 1924, les cadres radicaux et socialistes, derrière leurs deux chefs normaliens, Herriot et Blum, enlevèrent le pouvoir, Clemenceau, à qui un journaliste alla demander son opinion sur le nouveau ministère, se contenta d’écrire sur un papier 0 + 0 + 0 = 0. C’était l’opinion naturelle à un proconsulaire sur les hommes des cadres. Notez que son opinion sur l’Académie, qui d’un vieux cadre, venait du même fonds, se résumait en un : « Comique ! Très comique ! » et qu’il fut académicien comme il était radical, en refusant la figuration et ce que M. Teste appelle la marionnette.

D’autre part, la vie politique de la France est commandée par ce fait qu’il n’y a de vrais comités qu’à gauche, radicaux et socialistes. Partis des comitards, dit-on à droite. Soit ! Entendons parti du raisin trop vert et bon pour les goujats. Les organisations de droite ont fait ce qu’elles ont pu pour créer de vrais comités. Elles ont toujours échoué. C’est qu’à droite on va des idées et des hommes aux cadres, alors qu’à gauche on va des cadres aux idées ou aux hommes.

Cercles catholiques d’ouvriers d’Albert de Mun, Action Libérale Populaire de Jacques Piou, Patrie Française de Barrès, Lemaître et Cavaignac, Action Française de Charles Maurras, ont formé des mouvements, des groupes autour de grands noms ou de grandes idées. Leurs initiateurs n’ont jamais réussi à créer des sociétés de pensée, des blocs vivants et durables, de militants. Première raison : à droite, une société de pensée sera plus ou moins une ombre ou timide ou fantaisiste de la grande société de pensée qu’est l’Église catholique (la condamnation de l’Action française montre quel sort attend à droite une société de pensée qui n’est pas assez catholique pour éviter les censures et qui l’est trop pour n’être pas grièvement blessée par elles). Deuxième raison : ces sociétés de pensée politique ne pourraient agir sur la démocratie que par une organisation démocratique. Or leur organisation est toujours monarchique ou aristocratique. La règle du jeu de leurs congrès est que le brigadier y ait raison. Les congressistes n’y viennent pas pour discuter, mais pour entériner. Il ferait beau voir qu’un indépendant critiquât les directives des chefs ! Le militant moyen y trouve la même atmosphère que trouve l’actionnaire à l’assemblée générale d’une société. Précisément, à l’époque de la Chambre bleu-horizon et du triomphe des Intérêts, cette expression était à la mode : la Société France, le bilan de la Société France. Peau de lion fallacieuse, d’où pointait le bout de l’oreille : cette société gouvernée, comme toutes les sociétés, par un Conseil d’Administration, l’actionnaire indiscret sidéré et liquidé, comme il se doit, par un président qualifié. D’un certain point de vue, et depuis qu’on ne vote plus pour ou contre l’Église, l’opposition droite et gauche s’établit entre l’esprit de société économique et l’esprit de société de pensée. Nous vivons aujourd’hui, comme on dit, sous ce signe.

La différence entre un congrès politique de droite et un congrès politique de gauche est frappante. Un congrès de droite est une assemblée de gens corrects, bien élevés, où tout se passe avec cordialité et distinction. Elle est dépourvue de ce comique provincial, en long et en large, sur lequel, lors des congrès radicaux et socialistes, les journalistes et les caricaturistes de droite n’ont qu’à se baisser pour en ramasser autant que leur en commandent leurs patrons. Et pourtant, même auprès des journalistes de droite, il n’y a que les congrès de gauche qui fassent recette. Un chef de droite, M. de Kérillis, qui gémit sur cette situation et qui cherche à y remédier, mais qui, enfin, comme journaliste, doit se soucier de ce que lit de préférence son public, se voit obligé, dit-il, de donner dans son journal, aussi de droite, la page-vedette et les images, et les envoyés spéciaux, au congrès radical, tandis que les congrès du bon parti doivent, dès le second jour, passer en quatrième, « entre le cours des colzas et le compte rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ». Au contraire, les congrès qui portent la marque des sociétés de pensée sont de petits Parlements, où des adversaires s’affrontent, où les tendances diverses se font jour, — et surtout où le militant n’est plus l’actionnaire innocent et passif, où le militant compte, où le militant discute, où le militant milite.

LES DEUX RADICALISMES

On comprendra dès lors comment le drame intérieur, et en somme la vie du radicalisme, sont faits de l’antagonisme entre deux directions jacobines contraires, deux filles ennemies de la société-mère. D’un côté, le tempérament autoritaire, centralisateur, le patriotisme militant, le dossier de légiste, tout ce qui s’épanouit pour le Jacobin dans sa fonction de représentant en mission sous la République, de préfet sous Napoléon : Merlin, Jean Bon, Fouché. De l’autre côté, le comité, le club, la cellule politique constituée par les bons citoyens de chaque localité, réunis en société fermée, correspondant entre eux par la société-mère : Robespierre. Bien que les deux natures s’équilibrent comme elles le peuvent dans le radical moyen, ainsi qu’elles le faisaient dans le jacobin moyen, on n’en distinguera pas moins, chez les chefs, deux types divergents de radical : le radical de proconsulat et le radical de comité.

Dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, M. André Siegfried a rencontré, au cours de son étude sur le terrain, ce type du radical proconsulaire ; il n’a pas eu de peine à montrer qu’il était à peine besoin de gratter le radical proconsulaire pour trouver le radical consulaire. Le front de l’empereur ne tarde jamais à briser le masque étroit du consul. Une part notable de tempérament et d’idées radicales vient relayer par là le tempérament et les idées bonapartistes. C’est Bonaparte qui, comme général de l’armée de l’intérieur, ferma la dernière salle des Jacobins, et on nous dit qu’il emporta la clef dans sa poche. Cette clef devint une pièce maîtresse dans ce trousseau de fer d’une maison bien tenue que les Bonaparte aimèrent exhiber à leur ceinture. Comme la monarchie ce sont les notables, l’Empire ce sont les préfets. Le bâton de maréchal d’un radical proconsulaire consiste à être ministre de l’intérieur — soit le chef de la police, — ou ministre civil de la guerre — soit représentant en mission stabilisé. Ce furent les deux seuls ministères qu’ambitionna et que posséda Clemenceau. On tirerait, non de ses livres filandreux et morts, mais de tant d’admirables discours, une idéologie saisissante du radicalisme proconsulaire. Il était réservé au dernier homme d’État du second Empire de venger Sedan. Retenons ce mot de l’impératrice Eugénie sur Clemenceau à M. Stead, vrai cri du cœur d’une Bonaparte : a Pourquoi ne se fait-il pas consul ? »

La fin de Clemenceau témoigne que le radicalisme des comités, appuyé par la province, par la tradition du parti, par les cadres, a de plus en plus expulsé de ce parti, depuis la guerre, le radicalisme proconsulaire. La personne de son chef compte ici pour beaucoup. Il est curieux que M. Herriot, dont le tempérament démocratique apparaît à tous les yeux, et qui fait à Paris de la politique démocratique en démocrate, à Lyon de l’administration démocratique en démocrate, M. Herriot, la démocratie même, tenu pour tel par les militants, tirant de là son prestige et sa force dans son parti, ait succédé, dans la mairie de Lyon, à un administrateur également remarquable, mais type même du radical proconsulaire, et que Lyon ne connaissait que sous le nom de « l’Empereur » : Augagneur. À mesure que se sont développés la vie du parti, le contrôle des militants, que les congrès ont acquis un pouvoir presque constituant, le radicalisme proconsulaire a décliné, et la confiance des cadres est devenue la seule valeur radicale durable. Le radical proconsulaire a cherché un refuge ou un poste d’attente derrière l’étiquette de radical indépendant. Indépendant de quoi ? Des comités, des cadres. Dépendant, vous le pensez bien, d’autre chose. Le statut parlementaire de l’indépendant, l’opposition de l’indépendant, c’est un aspect de la vie politique d’aujourd’hui qui ne rentre pas dans notre propos. Nous avons voulu seulement repérer deux courants d’idées politiques tantôt conjoints et plus souvent contraires, nés également du jacobinisme et des nécessités politiques de la Révolution française, et qui, nourris par l’histoire politique du xixe siècle, ont pu encore donner aux hommes et aux choses du radicalisme une figure vivante.

Les cadres ont leurs travers et leurs ridicules. Mais il faut reconnaître en eux la respiration même d’une démocratie. Ils sont seuls, avec la presse, à représenter le citoyen contre l’État, à constituer une puissance organique de contrôle, autre que cette poussière de puissance qu’est le bulletin de l’urne. Le comité, c’est le contrôle, ou, si l’on veut, une part de contrôle, un peu de contrôle. L’anticomitard parisien fait plus ou moins le lit du césarisme. C’est sans doute un de ces anticomitards qui, lorsque Paul Desjardins créa l’Union pour l’Action morale, disait à Faguet : « Très dangereux, cette machine que fonde Desjardins ! Cela va créer des embarras au gouvernement ! » Tous les citoyens qui se groupent en sociétés de pensée créent des embarras au gouvernement, et l’Empire avait pour principe de ne pas se laisser embarrasser. Il est vrai que lorsque, au lieu de contrôler, les sociétés de pensée, les comités, les cadres, prétendent régenter, césariser, ils le font lourdement et grossièrement. On l’a vu au temps du combisme. Pareillement quand ces sociétés de pensée deviennent des groupes d’intérêts matériels : ce qui se passerait si les cadres se laissaient eux-mêmes encadrer par les syndicats de fonctionnaires, noyauter par les salariés de l’État. Ce danger possible ne proviendrait pas des cadres, mais bien au contraire de leur relâchement, de leur apathie, de la carence intérieure qui les livrerait au Bernard-l’Ermite.

L’IDÉE RADICALE

Cette société de pensée qu’est le comité politique, ces réseaux de sociétés de pensées qui fonctionnent à gauche, qui sont le pays de gauche, quelle pensée supposent-ils donc ? Car, pour faire une société de pensée, il faut une pensée, il faut même des penseurs. Quel est le contenu des idées politiques du radicalisme, et que pensent les sociétés de pensée ?

Pratiquement, par sociétés de pensée, il faut entendre sociétés de libre pensée. Les sociétés de pensée se conçoivent en fonction de l’Église. Ce n’est pas un hasard si leur nom leur vient de droite, du côté traditionaliste, si elles ont été baptisées et étudiées par un fils éminent de Denys Cochin. Leur vie est liée à celle de leur éternelle adversaire. À commencer par la plus forte et la plus ancienne d’entre elles, la franc-maçonnerie, elles élèvent autel contre autel : leur autel fut dressé contre le trône tant qu’il fut plus ou moins solidaire de l’autel. Elles prospèrent dans les temps de lutte religieuse. Elles languissent dans l’apaisement. L’esprit nouveau de Spuller fut pour elles un coup de foudre dans un ciel serein. L’affaire Dreyfus eût été leur âge d’or, si elle ne s’était terminée par la séparation de l’Église et de l’État, qui leur retira le curé de la bouche et les contraignit à une vie plus ralentie. Il existait au début du xxe siècle une Association des Libres Penseurs de France, dont les adhérents, en province, étaient très nombreux, et dont l’organe officiel, la Raison de l’ex-abbé Charbonnel, connaissait d’énormes tirages. Dans des milliers de communes avait lieu un « banquet du Vendredi dit Saint » où l’on se vengeait du cléricalisme sur la charcuterie ; il a complètement disparu. Et le militant libre penseur, le lanternier, l’apôtre cantonal de la raison, le lieutenant de louveterie officiel de la chasse à l’homme noir sorti de dessous terre, sont des types révolus.

De là une crise apparente des idées radicales. Mais tout de même, peut-on parler bien sérieusement de crise d’un parti, quand ses idées sont passées dans l’inconscient et l’automatisme d’un pays, quand il a épuisé son programme ? Le pays républicain a donné une preuve de sa sagesse et de sa mesure en ne poursuivant pas la lutte anticléricale après la séparation, et voilà tout, dira-t-on. Le parti radical, l’infanterie victorieuse, n’a plus qu’à défiler sous l’Arc de Triomphe, du triomphe de ses idées.

Seulement il y a ceci. Toutes ces sociétés de pensée, qui, en pensant, donnaient ses idées, son Idée, au parti radical, elles ont pu s’atténuer, pâlir, disparaître plus ou moins dans leur succès et par leur succès. Mais il est une société de pensée qui demeure, — une société de pensée toujours à pied d’œuvre pour la lutte de pensée contre l’Église, — une société de pensée faite d’une milice de cent mille hommes et femmes formés dans des séminaires sous une direction unique, et, pour la grande part d’entre eux, animés du même esprit : l’École laïque.

L’École laïque des maîtres. Mais les enfants qu’élève l’école forment eux aussi, par position, une société de pensée. La vie sociale exclut l’enfant des sociétés d’intérêt, où il n’a rien à faire, et l’école l’inclut dans une société de pensée ; l’école oblige, en l’enfant, l’homme à faire un stage dans le genre de vie d’Ampère ou de Michelet avant de lui ouvrir le genre de vie de l’agriculteur, du commerçant et du fonctionnaire. Franc-Maçonnerie, Ligue de l’Enseignement, Association des Libres Penseurs, Universités populaires, on voit toutes les sociétés de pensée qui ont fait ou défendu la République radicale converger vers l’École, et ces fleuves se perdre dans cette mer.

Nous saisissons alors comme une réalité authentique et forte cette laïcité qui tout à l’heure nous fuyait, et que nous étions tentés d’abandonner aux facéties de la presse tortonisante. Si l’on entend par la célèbre laïcité la suprématie du pouvoir laïque dans l’État, personne ne le conteste efficacement, et l’on enfonce une porte ouverte. Pareillement si l’on y voit la neutralité religieuse du gouvernement et de ses fonctionnaires. Le langage courant et populaire nous avertit mieux ici que les truismes de la basoche parlementaire. Il n’emploie ce mot : laïque, qu’à une seule occasion : quand il s’agit de l’école. L’école laïque, ou la laïque, c’est l’école de l’instituteur et de l’institutrice. On dit la laïque, quand il y a une concurrence de Frères ou de Sœurs, et l’école tout court, quand il n’y en a pas. En dehors de cet usage, le mot « laïque » appartient : 1o au langage officiel de l’Église pour désigner ce qui n’est pas clerc, comme on appelle civil ou pékin ce qui n’est pas militaire, et il ne dépasse guère l’enceinte des conférences de curés ; 2o au schibboleth de l’enceinte parlementaire, où il fait office de mot-traquenard, comme le pouvoir prochain des Provinciales, et d’où il n’arrive pas à franchir le bassin du Luxembourg ou les artichauts de Madier de Montjau. Mais pour le peuple, qui pense vivant et parle vivant, le laïque c’est l’instituteur, comme le clérical c’est le curé.

C’est seulement dès qu’il s’agit de l’École que la laïcité importe, devient vivante, urgente. La laïcité est la défense et illustration de l’École laïque, dans son personnel, dans ses traitements, dans son programme, dans son progrès et dans son idéal. Les Congrès de l’enseignement primaire se plaignent toujours que la laïcité ne soit pas défendue, comme les Assemblées du Clergé se terminaient régulièrement par des vœux pour l’extinction de l’hérésie et la protection de l’Église. La laïcité apparaît alors comme le système complet d’une société de pensée, Il ne s’agit nullement de la neutralité en matière religieuse. Il ne s’agit même pas d’un intérêt politique à soutenir : les congrès des radicaux et des socialistes enregistrent les plaintes contre les institutrices catholiques, les Davidées, qui ne les menacent pas électoralement, mais jamais contre les instituteurs communistes, leurs ennemis politiques à tous deux. Il s’agit bien d’un intérêt d’idées, et nous nous trouvons sur le plan d’une société de pensée. La laïcité vraie, la laïcité de derrière les têtes, ne consiste pas dans la laïcité de la société, qu’on ne conteste plus, et dont la défense est déclassée comme un fort de Vauban. Elle consiste dans la volonté de faire progresser l’école laïque contre l’école chrétienne, c’est-à-dire un système d’idées contre un autre, un système d’idées qui prend pour tableau la référence au monde extérieur, contre un système d’idées qui prend pour tableau la référence au monde intérieur. Cette laïcité eut même sa théologie : la sociologie à forme talmudique de Durkheim, fils de rabbin, laquelle parut prendre, un moment, la figure d’un thomisme pour séminaires rationalistes.

Que le parti radical ait des idées de politique sociale, une bonne volonté de politique sociale, on ne saurait le nier. Que, patriote et pacifiste, il ait des idées en matière de politique internationale, on ne le contestera pas davantage. Les commissions et les rapports de ses congrès concernent tout le tour de l’horizon politique. Et il s’offre aux électeurs avec des affiches pleines. Mais en aucun de ces ordres il n’apporte d’originalité. Parti de gouvernement, il pratique un sage opportunisme de politique sociale. Son programme réformiste est fait de pièces et de morceaux quêtés, se confond avec celui des démocrates populaires en une sorte de droite socialiste. Héritier du patriotisme jacobin, il ne nourrit évidemment aucun dessein agressif, il ne désire que la paix, mais la paix avec le statu quo des traités, et le panache de quelque suprématie morale française ; il est même devenu colonial, et ses hommes politiques ont le goût des vice-royautés. Extérieurement il ne s’élève plus au-dessus d’un arbitrage entre le nationalisme de droite et le pacifisme d’extrême-gauche. Au contraire, comme représentant de l’idée laïque, il est seul, il est tout, et les socialistes, pour leurs intérêts électoraux, ont beau surenchérir : ils sont ici à sa remorque. L’idée laïque fournit à ses congrès la question vivante, le rapport annuel vivant.

Pourquoi, au 11 mai 1924, le Bloc national a-t-il été battu par le Cartel ? L’occupation de la Ruhr, l’outrecuidance des Intérêts, le double-décime, en donnent-ils les principales raisons ? On pourrait le discuter. Il est une cause qu’on a mal vue, parce qu’elle a fonctionné en haut, chez les chefs, au moyen des cadres, et qu’elle a agité les comités électoraux bien plus que les électeurs. Des promesses avaient été reçues, dans le Bloc national, par les catholiques, au sujet de la proportionnelle scolaire ; en cas de succès du Bloc aux élections, la proportionnelle eût été introduite à l’ordre du jour de la Chambre, probablement votée, quitte à chercher une monnaie d’échange pour triompher des résistances du Sénat. La loi très libérale sur les pupilles de la nation permettait aux catholiques des espérances. La proportionnelle scolaire ! les écoles religieuses subventionnées ! Il n’en fallait pas davantage pour alerter la défense républicaine, faire circuler électriquement dans les loges, les comités, les cadres, un : « Tout le monde en bas ! » et remonter le Cartel où, comme au temps de l’affaire Dreyfus, sonnait l’heure de la République. Elle sonna clair comme un chant de coq. Le cœur battit à gauche. Selon l’usage, une action répondit à la « réaction » : à la proportionnelle scolaire, l’École Unique.

Telle est l’idée propre au radicalisme d’aujourd’hui. Il y a une école primaire laïque, gratuite et obligatoire. Il y aura demain une école secondaire laïque, gratuite et sélectionnée. La gratuité, qui gagne chaque année une classe de plus, n’est pas une fin, c’est un moyen.

L’école unique porte la marque exclusive et originale de l’esprit radical. Elle se réfère exactement à la tradition de la Révolution française, créatrice de ces Écoles du Gouvernement, dont le prestige sur la bourgeoisie a été au xixe siècle si puissant, et les destinées si brillantes. On ne s’étonnera point que le champion et le père nourricier, sinon naturel, de l’école unique, soit un éminent boursier normalien, M. Herriot, promu dans l’élite par la bourse et l’École normale, et qui milite pour ouvrir largement au peuple la porte qui fut entrebâillée pour lui. Ce radical a opté pour le boursier, comme le traditionaliste Barrès opte pour l’héritier, tous deux portés par leur passé et leur fortune avec une égale sincérité, et, du côté de M. Herriot, évidemment avec plus de générosité. Il est vrai que devant un phénomène qui n’est ni héritier, ni boursier, mais Auvergnat, comme M. Laval, M. Herriot restera désemparé. Il y a dans un conte de Mark Twain un bouledogue qui est invincible, parce qu’il a un coup foudroyant pour saisir son adversaire au gras de la patte gauche de derrière. Il rapporte ainsi beaucoup d’argent à son maître. Jusqu’au jour où il tombe sur un chien amputé de la patte gauche de derrière, devant lequel il demeure stupide et qui le bat sans résistance. C’est ainsi qu’en vingt ans de vie parlementaire, M. Herriot ne resta court qu’une fois, devant un : « Moi, je n’ai pas eu de bourse ! » de M. Laval. Dans trente ans les exclus de l’école unique mèneront peut-être la vie dure aux inclus : à l’aristocratie des concours ne sera-t-il pas plus difficile de se faire aimer qu’à l’aristocratie de la fortune, et qu’à l’aristocratie de naissance ? Stuart Mill avait trouvé pour la première le nom de pédantocratie, et on estimera sans doute un jour qu’un sage équilibre de toutes trois aura fait son meilleur climat à la civilisation française. Mais enfin, comme la mystique héritière, la doctrine, la philosophie et la politique de l’héritage, fournissaient au nationalisme social de Barrès la notion vivante et vécue de la société de sang, calquée sur la famille, ainsi la mystique boursière installe nos professeurs politiques en plein centre et en pleine condition d’une société de pensée, de cette société de pensée qu’est l’école, qu’est par position toute école. De même que l’école laïque oppose sa conception du monde à celle de l’école religieuse, de même l’école unique oppose sa conception de la société à celle de la bourgeoisie. Prenant au mot le Barrès des Déracinés et le Bourget de l’Étape, posant les problèmes et comme eux et contre eux, elle entend substituer à l’hérédisme et au familiarisme de ces traditionalistes le principe du droit de l’enfant, de l’individualisme puéril (je ne dis pas un puéril individualisme, je le prends très au sérieux), et au privilège familial du rang et de la fortune acquise le privilège personnel de l’aptitude à apprendre, de la facilité scolaire, de l’intelligence discursive, et des succès aux examens, tels que les a connus M. Herriot. Après tout, la civilisation chinoise s’est maintenue pendant des millénaires par l’examinocratie. Sait-on jamais ce qui réussira ? Tout de même oui : on sait que c’est rarement ce qui devrait réussir.

Émanation, loi et forme même de la société de pensée, l’école unique demeure la chose et le but de sociétés de pensée, comités radicaux et loges. Elle n’a jamais été réclamée par les citoyens, elle reste indifférente au Français moyen, dont les sociétés de pensée font le bonheur sans le consulter. Je ne veux pas dire d’ailleurs que le Français moyen lui soit hostile. Il ne sait pas bien ce que c’est. Jusqu’à présent, dans l’école unique il voit surtout le lycée gratuit. Le bourgeois, habitué à payer pour l’éducation de son héritier, et dont l’économe refuse aujourd’hui l’argent, demeure pantois devant ce geste superbe. Il sait d’ailleurs qu’on le rattrapera au tournant et que les primes dites gratuites que lui donne son épicier ne sont pas nécessairement une preuve de munificence. Mais enfin c’est toujours une tasse à déjeuner ou une pince à sucre qui vous tombent, et qu’on n’a pas le sentiment de payer. L’école unique, grande pensée d’en haut, il semble qu’elle soit plus nécessaire à la vie normale du parti radical qu’à la vie normale du pays radical. On dirait un produit de remplacement destiné à faire l’intérim entre les luttes religieuses qui étaient hier la raison d’être du parti, et celles que des imprudences de droite et sa bonne étoile lui ramèneront, espère-t-il, plus tard. En 1916 un colonel disait : « Ah ! vivement la fin de la guerre, pour qu’on la retrouve, la vraie vie militaire — ?! — Je dis la vraie ! les revues, quoi ! l’astiquage, les manœuvres, l’Annuaire régulier, tout le tremblement ! » Depuis la séparation, avec le Sillon, le clergé démocrate, la condamnation de l’Action française, il semble que la vie anticléricale normale des sociétés de pensée soit ralentie, ou suspendue.

Il est possible que je charge un peu. Retenons simplement un décalage entre les cadres du parti et les libres électeurs du parti, entre les idées et les hommes. Les idées sont celles d’une société de pensée, — et les hommes sont des hommes. Entre le cadre d’idées et l’homme vivant, une démocratie voisine, la démocratie suisse, peut-être la vraie démocratie, possède un intermédiaire, qui est le referendum. Le referendum contraint l’électeur à manifester ses idées en détail, à voter sur des choses. Or le referendum est aussi étranger et aussi indifférent à notre démocratie traditionnelle que le suffrage féminin. Il n’intéresse pas. Il y a déjà longtemps, un de mes amis se présentait comme candidat modéré, réactionnaire si l’on veut, dans une circonscription du Jura, et son programme comportait : « Le referendum, comme dans le libre pays de Suisse ! » Aux électeurs de Voiteur, où il tenait une réunion, ce mot parut insolite, et il dut s’expliquer. Le maire du pays, un brave homme, aujourd’hui sénateur, se tenait au milieu des électeurs comme une citadelle vivante, et, quand il eut ruminé toute l’explication en sa tête, il dit : « Mais c’est l’enquête du commodo ! » Cet homme de bon sens avait raison. Le referendum n’existe que dans la vie communale, quand il s’agit d’établir une industrie malodorante, et que la municipalité demande aux voisins s’ils accepteraient ce voisinage. Le bistrot, qui voit la clientèle, dit commodo, et le retraité, qui greffe des roses, dit incommodo. Cela ne va pas plus loin. Que le peuple puisse se prononcer directement sur des questions politiques et sociales, cette éventualité est exclue des mœurs politiques françaises depuis les plébiscites de Napoléon III. Le protocole républicain est celui-ci : cadres, électeurs, Parlement, loi. Le citoyen est alors soumis à la loi, non la loi au citoyen. Ainsi le citoyen subit aujourd’hui une loi, qui, préparée par les cadres et faite par le Parlement, eût été repoussée en France, si elle eût été soumise au referendum, comme elle l’a été en Suisse : c’est la loi des assurances sociales. L’école unique passerait-elle au referendum ? C’est extrêmement douteux.

Reconnaissant que ses électeurs n’eussent pas voté la loi des assurances sociales, que lui-même a votée, l’éminent député radical de Castelnaudary, aujourd’hui membre du gouvernement, M. Mistler, écrivait l’autre jour qu’après tout il n’avait pas de préjugé contre le referendum. Il vaudrait la peine que la question fût posée devant l’opinion publique. Les partis de gauche le repousseront toujours, et, même si le referendum traversait les barrages de la Chambre, il serait fauché devant les chaises curules du Luxembourg par les gardiens de la doctrine républicaine. Non seulement comme rappel insidieux du régime plébiscitaire, mais parce que le referendum disloque les cadres, affaiblit les sociétés de pensée, de même que la lecture directe de la Bible, au xvie siècle, affaiblit l’Église catholique. Le referendum, autochtone dans la Suisse protestante, est une manière de protestantisme de la politique. Si le radicalisme est le parti du Français moyen, si, comme me le disait Barrès, la France est probablement radicale, c’est que, dans un pays catholique, le jacobinisme trouve précisément autant de points d’attache que le bolchevisme en a trouvé en pays tsariste. L’un ne s’explique pas sans l’autre, l’un est le rayon réfléchi de l’autre.

On peut dès lors reconnaître ce qu’il y a d’également vrai, et aussi d’un peu limité, dans les deux mots de Barrès, le jeune Barrès de 1893 qui, dans son bureau de la Cocarde, écrivait : « Le parti radical n’a pas d’idéal », et le Barrès, toujours jeune trente ans après, en 1923, qui disait dans son salon de Charmes : « La France est radicale ». L’idéologie radicale correspond moins à un idéal de la France qu’aux idées moyennes de la France dans ses pays de moyenne et de petite propriété, qui forment la part majeure de la terre française, et qui sont imprégnés de l’esprit de la Révolution française : diffusion de la propriété, petit bien-être pour tous, méfiance à l’égard des anciens ennemis de la Révolution, le prêtre et le noble, confiance dans le défenseur local de la propriété, le légiste, et dans le représentant des lumières, le maître d’école, formation de sociétés de pensée par lesquelles s’organiseront, dogmatiseront, agiront des idées de légiste et de maître d’école. Il est remarquable que le grand mouvement des Politiques et Moralistes de 1815 à 1915, qui a fourni la plus grande partie de leur idéologie au traditionalisme, au libéralisme, à l’industrialisme, au catholicisme social, au socialisme, ait si peu touché jacobinisme et radicalisme, qui pensent par cadres, et qui acceptent mal les individualités sans mandat. Un Proudhon, si Français moyen, si impossible en un autre pays que le nôtre, du seul fait qu’il a des idées originales et qu’il ne pense pas en série, est classé par l’opinion parmi les socialistes, qu’il détestait. Alain, qui n’est pas encadré, n’a jamais été accepté par les radicaux comme leur doctrinaire. Et pourtant le radicalisme ne s’explique pas sans un oxygène proudhono-alanien : la Justice dans la Révolution et dans l’Église, les Éléments d’une doctrine radicale sont les deux livres qu’il faudrait faire lire à un étranger pour lui éclairer le mot du Barrès de 1923.

Radicalisme, jacobinisme, les deux termes ne prennent vie et force que par l’intermédiaire de la société de pensée, et les radicaux ont raison de dire, comme auraient pu le dire les jacobins : « Nous sommes un parti d’idées ». Mais aussi ces idées restent des idées de parti. Elles tirent leur valeur et leur efficace de l’adhésion d’un parti, et de leur adhérence à un parti. Elles constituent pour des sociétés de pensée, pour des comités électoraux, un mot d’ordre et une ligne de conduite faciles. Elles sont simples, logiques, pratiques. L’affinité naturelle des idées du petit intellectuel avec les idées ou les intérêts du petit propriétaire leur donnent un goût de terroir : c’est un produit de la vie française. Et la réaction contre elle est aussi un produit de l’intelligence française, en défiance, comme chez Taine, contre sa pente naturelle de facilité.

L’autre jour, à l’Union pour la Vérité, M. Benda terminait une discussion sur son Histoire (en somme jacobine) des Français par cette conclusion, qui résumait sa pensée et passa sans encombre : « La France est une victoire de l’abstrait sur le concret ». Évidemment, il y aurait beaucoup à contester d’une telle définition. Mais on peut en retenir ceci, que la vie politique française comporte une mise en présence et en conflit de l’abstrait et du concret, que le radicalisme jacobin, qui touche au concret par son zèle pour les intérêts du petit propriétaire, triomphe électoralement par un système d’abstractions, en sympathie avec les habitudes de pensée du petit intellectuel.

Les idées sinon élaborées, du moins contrôlées et discutées par les sociétés de pensée, cet abstrait en voie de progrès par ce concret, M. de Fels leur a donné le nom d’École dirigeante. Oui. Mais autant qu’école dirigeante, direction par l’école. Si, sous les courants d’idées que nous avons jusqu’ici passés en revue, on cherchait à établir le plan où chacun d’eux trouve le meilleur de son jeu, son atout propre, on le verrait, pour le traditionalisme dans les lettres, pour le libéralisme dans la conversation des honnêtes gens, pour l’industrialisme dans les intérêts, pour le christianisme social dans l’esprit de l’Évangile, et pour le radicalisme jacobin dans l’École laïque.

Jacobin… Quand il s’agit de l’École, la Gironde disparaît, et, chez les radicaux, le jacobinisme est seul, le jacobinisme est le maître, l’école dirigeante dirige. Le ministre doctrinaire le plus éminent qui ait gouverné l’Instruction publique, Léon Bourgeois, était un homme politique supérieur, l’esprit le plus libéral et le plus délicat, de climat girondin, comme M. Herriot. Dès qu’il pense et parle école, la pure doctrine jacobine apparaît. Il pose en préface à son Éducation de la Démocratie ces axiomes : « Une société ne saurait vivre dans la sécurité et dans la paix, si les hommes qui la composent ne sont pas unis et comme volontairement disciplinés par une même conception de la vie, de son but et de ses devoirs. L’éducation nationale a pour fin dernière de créer cette unité des esprits et des consciences. » C’est la pure doctrine du fascisme et la pure doctrine de Moscou. L’école unique actuelle doit-elle suivre ce rail ? L’Éducation nationale, dont parle Léon Bourgeois, il était dans la logique que son enseigne jacobine, et précisément fasciste, remplaçât un jour, rue de Grenelle, l’enseigne modestement libérale d’Instruction publique. La nouvelle enseigne a été accrochée par les élections radicales de 1932, et elle est définitive. Aucune réaction ne l’enlèvera, et M. Marin lui-même, si son jour vient, devra porter cet enfant sur les bras. Le nom de l’enfant ? À l’école de l’unité par l’unité de l’école.

En 1890, le même Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction publique en fait, et de l’Éducation nationale en puissance, terminait, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, son discours aux lauréats du Concours général par un portrait du jeune Français de demain, qui est la page que je choisirais si l’étranger dont je parlais me demandait cette fois de lui faire connaître un type de notre idéologie radicale, non plus dans le lieu de sa formation individuelle et morale, mais dans l’acte même de sa poussée oratoire et de son expansion politique. Notons toujours que Léon Bourgeois fut un des politiques les plus éminents de la troisième République, et par ses qualités d’homme d’État, et par sa culture, et par son intégrité, — qu’il fournit au parti radical un homme-drapeau autant qu’un chef effectif, — que, s’il occupa excellemment les ministères les plus différents, Intérieur, Justice, Affaires étrangères, si le prestige qu’il acquit à la Société des Nations acheva magnifiquement sa carrière, l’Éducation nationale n’en était pas moins sa place normale, utile, (en somme la place naturelle d’un chef du parti radical quand les radicaux sont au pouvoir) et qu’enfin ces paroles ont eu pour le spirituel républicain un peu de la portée d’une constitution ou d’une encyclique.

« Je vois très nettement se dessiner à mes yeux ce que devra être, ce que sera, j’espère, le jeune Français de demain, le citoyen de notre République aux premiers jours du siècle qui va s’ouvrir.

» Il est agile et vigoureux ; il est habitué aux règles d’une simple et saine hygiène ; il a subi les entraînements qui donnent la souplesse et la force ; il a le corps droit, le front haut, le regard franc ; il entre dans la vie avec modestie et avec confiance, comme il sied aux jeunes athlètes bien préparés à tous les combats. Il a les yeux ouverts sur l’espace qui entoure le point du monde où l’a placé sa naissance et sur le temps qui l’a précédé. Il sait les lois générales des nombres et des lignes ; il sait ce que sont les forces physiques : la pesanteur, la lumière, le son, l’électricité, la chaleur, et il sait qu’elles ne sont peut-être que les diverses apparences d’un mouvement unique et qu’elles obéissent toutes à des lois semblables dont un certain nombre d’exemples ont suffi à lui montrer l’éternelle fixité. » Soit l’histoire naturelle, l’anthropologie, l’histoire, un humanisme fait de la tradition gréco-romaine, où le christianisme ne figure que pour avoir versé dans le cœur de l’homme nouveau « le sentiment nouveau de la pitié » (contre-sens qui vient de la proscription subie officiellement par tous les sens du mot charité), et qui se termine sur « la Réforme et la Renaissance l’éveillant pour ainsi dire de la longue nuit du passé, et lui mettant au front comme une aurore le rayon de la liberté de penser ; la France moderne, de Descartes à Voltaire, achevant dans une langue d’une force et d’une précision définitive l’affranchissement de son esprit, et faisant enfin, dans l’explosion de 1789, tomber autour de lui les dernières entraves, et le dressant, au milieu du monde, dans la hauteur de tous ses droits et le rayonnement de toutes ses libertés. »

Évidemment, c’est monument de Gambetta, c’est court, et l’on comprend que ce manifeste officiel du laïcisme ait été alors accueilli avec quelque gaîté par l’opinion littéraire, laquelle allait céder au mouvement dit des Cigognes, et prendre parti, en sens divers, dans la bataille Brunetière-Berthelot de 1894 sur la faillite ou l’apothéose de la science, — sorte d’ouverture de l’affaire Dreyfus, où l’on se disputa fort le jeune Français de demain. Ce jeune Français de demain (vingt ans entre 1894 et 1898…), Léon Bourgeois, en 1890, le voyait comme un Français décatholicisé, formé par la philosophie du xviiie siècle, fils de la Révolution. Quarante-deux ans ont passé. La question n’a pas sensiblement changé, l’idéologie radicale non plus. Celui que Léon Bourgeois appelait le jeune Français de demain est devenu un des vieux Français d’aujourd’hui ; l’École dirigeante, ou le maître d’école dirigeant de notre temps, a toujours pour lui les yeux de Léon Bourgeois. Mais nos yeux à nous lui seraient peut-être plus bienveillants, si l’École Unique ne risquait d’en faire le Français unique. Là est la limite du jacobinisme. La France multiforme ne nous paraît pas destinée à porter le Français unique. C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que de tailler quarante millions d’êtres humains, et les enfants de leurs enfants, sur le patron de ces conjectures ! La prédiction radicale de 1890 s’est-elle réalisée au quart ou au tiers ? « Ce serait peu, dit Candide. — Ce serait beaucoup », dit Martin.