Les Idées modernes sur les enfants/VI.4

IV

les mémoires partielles


Nous arrivons à une question à laquelle on a attaché, il y a une vingtaine d’années, une importance peut-être exagérée. C’était l’époque où le professeur Charcot faisait ses belles leçons sur l’aphasie, ses leçons si claires, et doit-on ajouter, si schématiques. Le grand neurologiste français exerçait sur tous ceux qui l’écoutaient une influence impressionnante ; il insistait sur la pluralité des mémoires et sur leur indépendance chez les malades aphasiques. Il prononçait, non pas le premier sans doute, mais avec plus d’autorité que ses devanciers ces mots de type visuel, type auditif, type moteur, qui ont eu depuis lors un succès si retentissant dans le monde philosophique. Les leçons de Charcot mirent donc à l’ordre du jour des études qui avaient été faites un peu antérieurement, surtout par Galton (Inquiries into human mind, Londres, 1883), par Taine (L’intelligence) et par Ribot (Maladies de la mémoire, Paris, Alcan). Si on ajoute à ces ouvrages une thèse de Saint-Paul sur Le langage intérieur et les livres de Stricker et d’Egger sur La parole intérieure, on aura réuni ainsi, croyons-nous, la principale littérature d’un sujet fort intéressant[1].

Bien que des études de ce genre aient surtout été faites sur des malades, on a cherché à les transporter dans le domaine de l’éducation. On a proposé de distinguer les écoliers en visuels, auditifs, moteurs ; on a même proposé de les grouper, suivant ces aptitudes, en classes différentes. Mais il semble que peu à peu cet engouement a diminué, et on est arrivé aujourd’hui à une appréciation plus pondérée. Il nous reste maintenant à exposer ce qui paraît être raisonnable dans cet ordre d’idées et surtout ce qui peut être directement utilisé par l’éducation. C’est une étude de mise au point que nous entreprenons.

Tout d’abord, il doit être admis comme absolument exact que la mémoire n’est point une faculté unique ; il n’existe pas une mémoire, mais des mémoires ; c’est-à-dire toute une série de mémoires spéciales, locales. L’importance de cette distinction n’est pas seulement dans les mots ; elle résulte aussi de cette observation que les mémoires spéciales sont indépendantes les unes des autres au point de vue de leur développement et de leur puissance ; telle personne a une meilleure mémoire pour a, telle autre pour b. Mais la question est de savoir quels sont les points de vue les plus importants auxquels il faut se placer pour distinguer ces diverses sortes de mémoires. Nous estimons qu’il y a lieu de distinguer principalement : 1o des mémoires différentes par leur objet ; 2o des procédés différents de mémorisation, et 3o des procédés différents d’idéation.

1o Depuis bien longtemps, il est d’observation courante que les individus ne se rappellent pas tous avec la même exactitude les mêmes genres d’objets. Il y en a qui observent beaucoup ce qui existe autour d’eux et se rappellent bien tout ce qu’ils ont vu ; d’autres se souviennent mieux des idées, des conversations, des théories. Dans ce qu’on voit, l’un retient mieux la couleur, un autre la forme. D’autres se rappellent surtout les raisonnements mathématiques ; d’autres, les leçons de physique et de chimie. Il est connu que la mémoire de la musique est une mémoire à part : on l’a ou on ne l’a pas. Les exemples de grande mémoire musicale sont célèbres, et chacun se rappelle le cas si souvent cité de Mozart. J’ai connu autrefois une jeune femme qui au sortir de la représentation d’un opéra peut chanter de mémoire plusieurs airs qu’elle n’a entendus qu’une seule fois ; son frère et sa mère ont le même don. Mais cette personne ne peut pas raconter aussi exactement qu’une autre les scènes d’une comédie. Je connais aussi une dame qui est extraordinaire pour se rappeler les dates, les anniversaires, les numéros des adresses ; parfois elle oublie le nom de la rue, mais elle se rappelle le numéro, ce qui est tout juste le contraire de la règle commune.

Cette prédominance d’une mémoire sur les autres est quelquefois un phénomène tout naturel, qui s’explique par l’effet de l’intérêt. On fait surtout attention à ce qui intéresse, et par conséquent on s’en souvient mieux que d’autre chose. Un jeune sportsman connaît par cœur les noms, l’ascendance, les performances d’un grand nombre de chevaux de course ; mais il ne pourrait pas réciter une seule formule de chimie ou de physique ; ce n’est pas qu’il ait tout spécialement la mémoire de ce qui concerne le cheval ; c’est qu’il s’intéresse aux courses plus qu’aux sciences. Même explication pour la mémoire du politicien qui se rappelle les votes, les discours de tant de ses collègues. Mais, souvent, l’intérêt qu’on porte à certaine classe de souvenirs est la preuve d’une aptitude spéciale, témoin les musiciens ; souvent aussi, il n’y a ni intérêt ni aptitude, mais simplement une mémoire spéciale d’une force exceptionnelle. La dame que je citais tout à l’heure pour la mémoire des chiffres, me disait qu’elle ne trouvait aux chiffres aucun intérêt, et que c’était malgré elle qu’ils s’imposaient à sa mémoire. Elle trouvait cela « très bête ». Il faut donc supposer que la division des mémoires, leur indépendance, la supériorité des unes sur les autres peut être tantôt une conséquence d’autres faits mentaux, comme l’attention et l’intérêt, tantôt au contraire un fait primitif, un fait qui psychologiquement est inexplicable, et doit tenir à quelque structure inconnue des centres nerveux.

2o Nous venons de voir une pluralité de mémoires qui dépend d’une pluralité d’objets différents sur lesquels la mémoire s’exerce. Nous allons maintenant décrire une pluralité de mémoires qui dépend d’une pluralité d’images. Il est remarquable en effet que, pour un même genre de faits ou d’idées ou d’objets à se rappeler, nous pouvons employer, cumulativement ou alternativement, plusieurs moyens différents ; ce sont comme autant de chemins qui conduisent au même but, comme autant d’instruments qui permettent de faire le même travail.

Considérons d’abord qu’étant doués de langage, nous savons exprimer en mots tout ce que nous ressentons ; la parole est un premier duplicata de tous nos phénomènes psychologiques. Si je regarde un paysage, j’ai la perception par la vue, et par d’autres sensations que la vue évoque, de tous les détails de forme, de couleur, de position des objets que je regarde ; outre cette perception sensorielle, qui résulte d’un contact avec la nature, je puis prendre conscience de ce même paysage, en m’en faisant une description verbale attentive ; et lorsque je me trouverai loin de l’endroit que j’ai regardé, je suis capable de m’en souvenir sous ces deux formes : la forme sensorielle, où mes sensations perçues revivent dans un tableau intérieur : « je crois voir, dirai-je à la manière des romanciers, c’est comme si j’y étais encore » ; et la forme verbale, la description en mots, par une parole que je prononcerai effectivement, ou qui retentira dans mon audition intérieure, et que j’écouterai. Prenons un autre exemple, celui des mouvements et des gestes qui composent une danse nouvelle. Cette danse, je puis l’apprendre musculairement ou verbalement. L’apprendre musculairement, c’est la danser, c’est-à-dire exécuter en série les mouvements qui la composent, et retenir cette série de mouvements, de telle manière que si mon corps commence à en exécuter un, il ait une tendance naturelle à exécuter les suivants. Je saurai cette danse lorsque le déroulement des actes d’exécution se fera en moi automatiquement, par la mémoire motrice. Apprendre verbalement, c’est connaître la description de cette danse, telle qu’elle est contenue dans un livre, et pouvoir réciter cette description verbale, en prononçant les mots l’un après l’autre, textuellement, ou en se bornant à en reproduire le sens. On remarquera dans ces exemples que ces deux procédés de représentation des choses sont cumulatifs ; le langage est le double de toutes les sensations et émotions que nous sommes capables d’éprouver, et par conséquent nous pouvons faire revivre en nous toute notre vie psychique sous deux formes, l’une sensorielle, l’autre verbale. Telle est, à notre avis, la première des distinctions à établir entre les mémoires ; c’est la plus importante de toutes, celle qui donne lieu aux deux types mentaux les plus différents, le type sensoriel et le type verbal.

Et à ce propos, nous pouvons faire une remarque qui a un grand intérêt psychologique. Il faut, lorsqu’on veut graver un souvenir dans un esprit d’enfant, montrer l’objet plutôt que de se servir de noms, car l’enfant est bien plus sensoriel que verbal, surtout quand il est jeune. Il est incroyable de voir combien la perception d’objets se conserve plus longtemps chez lui que le mot. Ainsi, montrez dix objets à une classe d’enfants, ou bien montrez dix mots, puis faites reproduire tout cela à vos élèves, et arrangez-vous pour que ces présentations durent le même temps ; vous serez étonné de la différence. Sur le moment même, ils pourront peut-être reproduire un nombre équivalent de mots et de noms d’objets, mais trois jours après, presque tous les mots seront oubliés et presque tous les objets pourront encore être rappelés[2].

À cette première division entre la mémoire sensorielle et la mémoire verbale s’en ajoute une autre, qui est une subdivision. Tout ce que nous ressentons peut s’exprimer à nous par cinq ou six formes différentes, la forme visuelle, l’auditive, la tactile, la motrice, l’intellectuelle et la sentimentale. Voici, par exemple, quelques chiffres que je cherche à retenir. Je puis, ou bien en retenir la silhouette visible, ou bien m’en représenter le son, ou enfin me représenter le mouvement nécessaire pour les écrire ; dans le premier cas, je me sers de la mémoire visuelle ; dans le second cas, de la mémoire auditive ; dans le troisième, de la mémoire motrice. La différence sera encore plus frappante s’il s’agit pour moi de retenir un air de musique. Visuellement, je puis le retenir par la représentation de la portée musicale ; ce sera une mémoire de lecture par les yeux ; auditivement, par la représentation sonore de l’air ; ce sera une mémoire d’auditeur ; musculairement enfin, par la représentation des mouvements du larynx, ce sera une mémoire de chanteur. Même distinction encore, pour la manière de retenir une pièce de théâtre qu’on a vu jouer ; les uns se représentent par la vue la mise en scène, les décors, les jeux des acteurs ; d’autres entendent de nouveau les paroles, les voix, les timbres. Par leur nature même, semble-t-il, certaines choses font un appel direct à certaines mémoires plus qu’à d’autres ; le choix nous est en quelque sorte imposé du dehors ; mais notre tempérament y ajoute une correction. Ainsi, la notion et le souvenir d’un dessin nous seront sans doute fournis de la manière la plus naturelle par la mémoire visuelle : après avoir vu, on visualise ; et la visualisation est la conséquence logique, le prolongement de la vision ; cependant on rencontre des artistes qui, lorsqu’ils veulent se rappeler une forme, ne se contentent pas de la regarder ; ils en suivent le contour attentivement avec le doigt ; de sorte que pour la reproduire, ils ont la double action de la mémoire des yeux, et de la mémoire du mouvement. De même, un objet matériel, comme un arbre, vit presque complètement dans le monde visuel ; c’est avant tout un langage pour la vue ; il est un tronc gris ou jaune, rugueux, pelé, surmonté de petites taches vertes, claires, grises, sombres qui s’agitent ; mais au lieu du tableau visuel, nous pouvons avoir l’image auditive d’un quelque chose qui fait un bruit léger quand le vent passe à travers ; et il est possible qu’un vrai musicien, si attentif à la voix de toute chose, s’absorbe dans ce bruit délicat, en perçoive les nuances, les harmoniques, et y découvre un monde d’idées qui nous est complètement inconnu, et fasse avec ce bruit la personnalité de l’arbre. Néanmoins, la mémoire qui s’exerce le plus naturellement pour retenir les objets matériels est la mémoire de la vue. Sur ce point, les témoignages et les expériences abondent[3].

En est-il autrement pour le langage ? On a cru longtemps que comme le langage s’adresse naturellement à l’oreille, il doit être retenu surtout par la mémoire auditive. On s’est imaginé que lorsqu’on cherche à se rappeler une leçon entendue, une conversation, un discours, ou même une page de livre, on fait vivre des images de sons, une voix intérieure. On a remarqué aussi que cette voix intérieure accompagne toutes les opérations de notre pensée, et les rend claires et conscientes, et en effet on ne saurait exagérer l’importance de ce langage interne pour la constitution des pensées abstraites. Lorsque par exemple j’arrête cette résolution : « j’irai demain à mon laboratoire », il se produit en moi une prononciation de cette phrase. Lorsque je me rappelle qu’un collègue m’a dit : « la théorie philosophique du parallélisme est une absurdité », je puis bien revoir sa figure et le geste de sa main, mais quant à sa parole, elle revit en moi, comme parole.

On a donc supposé que les images auditives jouent un rôle très important dans l’idéation qui concerne le langage. Mais des analyses plus exactes, et surtout de nombreuses expériences ont montré l’erreur de cette interprétation. L’analyse prouve que lorsque nous croyons entendre, dans notre audition intérieure, une voix qui prononce des phrases, nous n’avons pas affaire à une image auditive pure, mais plutôt à une image motrice, à une articulation faible et commençante, qui s’accompagne de quelques fragments d’images auditives. La vraie mémoire du langage serait donc une mémoire d’articulation, ou, si l’on préfère, elle résulterait de l’acquisition d’une habitude motrice. Apprendre un morceau par cœur, c’est acquérir un mécanisme tel qu’on puisse le réciter à volonté : il y a très peu d’images auditives dans cette récitation ; il n’y en a pas plus que dans le cas où prenant part à une conversation nous prononçons une phrase ; nous la prononçons sans avoir besoin de nous la représenter auditivement. Ce qui a produit la confusion, c’est que la différence n’est pas très grande entre la mémoire motrice et l’image auditive ; elle est même assez petite, et on est quelquefois embarrassé pour les distinguer ; disons simplement que dans la parole intérieure, on a moins que dans l’audition intérieure le sentiment du timbre d’une voix étrangère, et qu’on a en plus des sensations de la gorge et le sentiment de conduire la parole ; en outre, on voit souvent les organes moteurs s’agiter.

Plus rarement, le langage intérieur s’exprime par une visualisation ; le cas est singulier ; on se rappelle et on se représente les mots sous la forme visuelle ; si on pense à un chien, on voit le mot chien écrit, par exemple en imprimé.

Enfin, il arrive fréquemment qu’on ne voit rien, qu’on n’entend rien, qu’on ne prononce rien de la phrase à laquelle on pense ; mais on en a le sentiment, on a conscience de son sens, on sait ce qu’elle veut dire et ce que soi-même on veut faire ; c’est un mystérieux langage sans paroles. Malgré ces nuances de tempéraments, il reste établi que la mémoire du langage est principalement une mémoire motrice d’articulation.

En résumé, si pour se rappeler les objets matériels, on emploie le plus communément la mémoire visuelle, on emploie d’ordinaire pour se rappeler mots et phrases la mémoire motrice ; mais ces règles subissent de nombreuses exceptions qui prouvent que les mémoires de certains sens sont beaucoup plus développées chez tels et tels individus que les mémoires des autres sens. Pour tenir compte de ces observations, on a distingué les types visuel, auditif, moteur et indifférent ; ce dernier représente un juste équilibre entre toutes les espèces de mémoire.

3o De l’étude de la mémoire on passe tout naturellement à celle des types d’idéation ; les deux questions se confondent presque. D’après ce qui précède, on prévoit ce qui se passe dans l’esprit d’une personne qui pense, réfléchit, combine, se rappelle, imagine, conjecture. Ces opérations varient d’un individu à l’autre par la nature des images mises en jeu et il en résulte que chacun a sa manière propre de penser, même quand il pense à la même chose que d’autres individus. Il y aura donc pour l’idéation comme pour la mémoire des visuels, des auditifs, des moteurs et des verbaux. Mais ici s’ajoute une complication : les différences individuelles d’éducation sont produites non seulement par la qualité personnelle des images, mais encore par leur intensité et leur caractère plus ou moins complet. Si l’on fait une comparaison entre plusieurs personnes, si on demande aux unes et aux autres de se représenter un objet connu, puis de dire si cette représentation ressemble ou non à ce que serait la perception réelle du même objet, dans le cas où cet objet serait présent, on obtient des réponses très variées. Beaucoup de personnes, — presque la moitié, si elles sont encore jeunes, — répondent que leurs représentations ont une force, une netteté, une vivacité qui les rend égales ou presque égales à la vision directe[4]; d’autres trouvent que leurs images sont faibles, pâles, ternes, éteintes, fuyantes, imprécises, lointaines, toutes petites ou fragmentaires, décolorées comme des photographies[5]. Ces dernières formes apparaissent souvent chez les enfants les plus âgés et les plus intelligents, chez les adultes et surtout chez ceux qui s’adonnent à la spéculation abstraite. Ces formes spéciales jalonnent en quelque sorte le développement mental des individus et indiquent à quel niveau supérieur ceux-ci sont parvenus.

Rien n’est plus instructif à cet égard que les comparaisons qu’on a pu faire entre la pensée intérieure de l’enfant et celle d’un homme adulte.

Les jeunes enfants ont l’esprit plein d’images qui répètent des sensations éprouvées antérieurement ; ils se représentent les objets absents avec une vivacité qui confine au rêve et à l’hallucination ; puis, à mesure que l’on grandit et que l’intelligence se développe, on se sert davantage d’abstractions ; le langage prend plus d’importance, il gagne du terrain sur les images sensorielles ; un adulte pense plus que l’enfant avec des mots ; et, en revanche, il se représente moins bien qu’un enfant la forme pittoresque des choses. Si on va jusqu’à interroger un savant, il vous dira, comme plusieurs des confrères de Galton l’avaient répondu à son questionnaire, qu’il ne voit rien de ce qu’il pense, que lorsqu’il songe à un de ses amis absents il ne se le représente pas comme s’il le voyait, il n’entend à aucun degré sa voix, mais il pense à lui sous une forme abstraite, déliée et subtile. Les images sensorielles, si elles sont encore évoquées, ne le sont que par fragments ; ou bien elles prennent une valeur de schémas, de symboles, ne correspondant plus à l’objet exact auquel on pense ; enfin elles perdent la netteté, le relief, à tel point qu’on ne peut plus reconnaître en elles des sensations renaissantes. Un degré de plus, elles disparaissent complètement. Il ne reste que le mot. Celui-ci peut aussi jouer un rôle secondaire, fragmentaire, et se volatiliser en quelque sorte. La pensée devient toute nue, réduite à une direction, à un choix, à un sentiment, à une attitude, à un phénomène intellectuel qui est peut-être ce qu’il y a au monde de plus difficile à expliquer et à comprendre.


Passons aux applications pédagogiques. La connaissance approfondie du type mental d’un individu est extrêmement utile à celui qui veut lui donner des conseils, car les aptitudes en dérivent en partie, comme nous le montrerons un peu plus loin. Il est évident qu’un visuel est porté à l’observation des choses de la nature ; il sera bien plus observateur, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un auditif et trouvera plus d’intérêt au dessin, à la géographie et à l’histoire naturelle ; il fera plus facilement que s’il était auditif un naturaliste ou un peintre. Mais nous réservons pour le chapitre suivant cette question des aptitudes qui est très vaste et encore très mal connue. Nous nous restreignons ici à examiner un point très particulier. Nous nous occupons de la mémoire. Nous avons vu qu’il y a des mémoires spéciales différant soit par le verbalisme, soit par la qualité des images sensorielles. N’est-il pas utile de savoir reconnaître, chez un enfant, s’il a plus de mémoire visuelle ou plus de mémoire motrice d’articulation ? Ne devra-t-on pas, selon les cas, le mettre en situation de se servir de sa mémoire la meilleure ? Voilà ce qui a paru une question pratique au premier chef.

Je ne pense pas qu’il soit prudent d’interroger les enfants sur leur idéation, car ils ne comprennent pas le plus souvent ce qu’on leur demande là, et puis ils sont très suggestibles, et enfin ils n’ont pas le talent de s’analyser. Supposons qu’on leur demande, comme on le fait habituellement avec un adulte : « Représentez-vous une rose coupée, enfermée dans une boîte, sur un lit de fougères : est-ce que vous en voyez nettement la couleur, la forme ? Percevez-vous en imagination son odeur, etc., etc. ? » Ou bien, qu’on leur demande encore : « Imaginez votre dernier déjeuner. Voyez-vous l’ensemble de la table, la bouteille, les plats avec leur couleur habituelle, etc., etc. ? » — J’ai remarqué que dans ce cas très souvent les enfants comprennent qu’on veut leur faire dire s’ils connaissent la couleur de la rose ou s’ils se rappellent les particularités de leur déjeuner ; ils confondent savoir et se représenter. Très souvent aussi, si l’on insiste sur une question, ils pensent vous faire plaisir en répondant oui, et on obtient facilement, en changeant de ton, que quelque temps après ils répondent non. Il faut donc, à mon avis, ne pas faire grand fonds sur ces analyses d’introspection. Au lieu d’un témoignage suspect, on doit plutôt recourir à une expérience. Mais à laquelle ?

Les expériences recommandées par les auteurs pour démontrer les types de mémoire sont très nombreuses, parce qu’aucune n’est bien commode, ni bien sûre ; d’ordinaire on les recommande parce que, a priori, elles paraissent raisonnables, et le motif n’est pas suffisant. Il en est une pourtant qui nous paraît meilleure, plus logique, plus directe que les autres : elle consiste à éprouver la rapidité et la sûreté avec lesquelles un écolier enregistre les mêmes faits suivant qu’il se sert de la mémoire visuelle, ou auditive ou motrice. Cette constatation répond en effet très exactement à la préoccupation de la pédagogie. Voici le procédé qui a été souvent proposé, notamment par Biervliet. Le maître lira à deux ou trois reprises vingt-cinq mots à toute une classe et les élèves écriront aussitôt après de souvenir tout ce qu’ils se rappellent. Ensuite le maître leur présentera vingt-cinq autres mots, imprimés ou écrits sur le tableau noir ; les élèves auront un temps sensiblement égal au précédent pour les apprendre par cœur et de nouveau ils écriront tout ce qu’ils se rappellent. Après avoir fait alterner quatre ou cinq fois ces deux modes de présentation, on verra en corrigeant les copies si certains élèves retiennent mieux ce qu’ils ont vu et si d’autres élèves ont une préférence pour ce qu’ils ont entendu. Les premiers présenteraient vraisemblablement une prédominance de la mémoire visuelle, et les seconds une prédominance de la mémoire auditive. Il faudrait cependant, ajoutons-nous, qu’il fût reconnu que ces conclusions ne sont pas entachées d’erreurs et qu’aucune cause étrangère n’est intervenue ; ainsi on a pu remarquer que lorsque le maître prononce les mots, il dirige l’attention des enfants, tandis que lorsque les mots sont écrits au tableau noir, les enfants sont obligés de diriger eux-mêmes leur travail, ce qui est moins commode pour eux et ce qui les embarrasse, surtout s’ils sont jeunes, de sorte que, toute chose égale d’ailleurs, ils retiendront moins de mots qu’après une présentation visuelle[6].

J’ai voulu, pour en avoir le cœur net, savoir ce que cette expérience peut nous apprendre d’utile pour les écoles. Une somme totale de deux cents mots a été présentée, par séries de vingt-cinq mots, soit visuellement, soit auditivement, à une classe de vingt-cinq enfants âgés de onze à quatorze ans ; il y a eu quatre séances, séparées par plusieurs jours. M. Vaney a surveillé avec soin toute l’exécution. En calculant les résultats, on trouve que rares sont les enfants qui ont retenu un nombre rigoureusement égal de mots dans les séries visuelles et auditives ; les différences sont presque la règle ; et elles vont de un à douze mots appris en plus dans l’une des séries. Mais faut-il conclure de cette différence que ceux qui ont retenu une majorité de mots visuels sont visuels et que les autres sont auditifs ? C’est aller vite en besogne. Examinons de plus près les résultats. Il y a eu, avons-nous dit, quatre séries visuelles et quatre auditives, composées chacune de vingt-cinq mots.

Si un enfant est réellement d’un type visuel accentué, il devra retenir une majorité de mots non seulement dans l’ensemble des quatre séries visuelles, mais dans chaque série visuelle comparée à la série correspondante d’audition. En est-il souvent ainsi ? Non, le cas ne s’est présenté que trois fois seulement. Donc il n’y aurait, d’après ce calcul, que trois enfants sur vingt-cinq qui auraient un type accentué. Peut-être trouvera-t-on que notre procédé est trop sévère ; au lieu de comparer chaque série visuelle à la série auditive correspondante, faisons une comparaison de la somme de deux séries visuelles à la somme de deux séries auditives ; et voyons si les enfants qui, en bloc, sur la totalité des épreuves sont supérieurs pour la mémoire visuelle l’ont été également pour chaque double série visuelle sur chaque double série auditive : nous trouvons que non. D’ordinaire, on a des résultats analogues à celui-ci : série auditive, 17, 21 ; série visuelle : 19, 17. Ainsi, dans la première double série visuelle, on a la majorité, et c’est ensuite le contraire. Bien des petites causes amènent ces petits effets ; une des plus fréquentes est la suivante : dans une des expériences, l’élève a donné un résultat très inférieur, six mots par exemple au lieu de dix qui est son nombre presque habituel ; sans doute, il a été distrait, troublé ; et c’est cet accident qui fausse le résultat général. En éliminant ces cas, je ne trouve sur vingt-cinq élèves que quatre sujets qui se présentent constamment comme auditifs ; le reste ne marque aucune tendance d’aucune sorte. Quatre sur vingt-cinq, voilà une proportion bien faible ; et nous sommes loin de cette idée d’après laquelle il faudrait faire des classes de visuels et d’auditifs. Or, sur ces quatre sujets soupçonnés d’être auditifs, on nous en signale un qui a une mauvaise vue, et peut fort bien avoir eu de la peine à lire les mots écrits sur le tableau noir. Il en reste trois. Ceux-là aussi me paraissent un peu suspects car, d’après le maître, ils ne présentent aucune aptitude particulière en dessin, orthographe, géographie, c’est-à-dire dans des branches d’études où le visualisme paraît dominer. Je conclurai provisoirement de ces explorations, non pas que les types différents d’imagerie n’existent point chez les écoliers, mais que s’ils existent, on ne peut pas les reconnaître sûrement par les méthodes ordinaires, et qu’il n’y a pas lieu, pour le moment, de faire des groupements d’élèves sur une base aussi fragile et aussi équivoque.


  1. J’en ai parlé dans mes livres, La Psychologie du raisonnement, Les Grands Calculateurs, et Étude expérimentale de l’intelligence. Le nombre d’articles publiés à ce propos est incroyable. Je citerai, comme principale indication des sources, le Manuel de psychologie de Titchener, au chapitre de l’idéation.
  2. Kirkpatrick. Psychological Review, I, 1894, p. 602.
  3. Je citerai seulement : H. Höffding, Esquisse d’une psychologie fondée sur l’expérience, Paris, Alcan, 1900, p. 194, et les articles de Lemaître, Netschaeff, Kuhlmann, etc. Tous ces articles, qui résument des recherches expérimentales, et le dernier surtout (paru dans The American Journal of Psychology, oct. 1907, p. 389, et avril 1909, p. 194), ont abouti à montrer, comme nous le disons dans le texte, l’importance primordiale des images visuelles et des images motrices d’articulation.
  4. Armstrong. Psychological Review, I, no 5, 496.
  5. Dans l’Étude expérimentale de l’Intelligence, j’ai publié deux observations de type d’idéation entre lesquelles ce contraste est bien marqué.
  6. A. Pohlmann. Experimentelle Beiträge zur Lehre vom Gedächtniss, Berlin, 1906.