Les Glaciers actuels et la Période glaciaire/02

Les Glaciers actuels et la Période glaciaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 588-615).
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LES
GLACIERS ACTUELS
ET LA PERIODE GLACIAIRE

II.
DE L'ANCIENNE EXTENSION DES GLACIERS PENDANT LA PERIODE GLACIAIRE


I. — NOTIONS PRELIMINAIRES.

La connaissance d’une période glaciaire embrassant les deux hémisphères du globe et postérieure à l’apparition de l’homme sur la terre est une des plus belles conquêtes de la géologie moderne. Malgré des preuves nombreuses et variées accumulées depuis trente ans, cette vérité n’est point encore parvenue à obtenir l’assentiment universel. On compte toujours quelques incrédules et beaucoup d’indifférens : il ne faut pas s’en étonner. L’esprit humain ne se familiarise point aisément avec des faits nouveaux ou des idées opposées à une longue tradition. Les savans n’échappent pas à cette loi de notre organisation intellectuelle. Mal venues auprès des princes de la science, dont elles troublaient la quiétude en ébranlant leur empire, ces nouveautés rencontraient chez le peuple scientifique des ennemis non moins redoutables : la paresse d’esprit, qui répugne à l’effort, et Y ignorance absolue des effets d’un nouvel agent différent de l’eau, de l’air et du feu, qu’on connaissait seuls auparavant. Cependant la vérité poursuivait son œuvre en silence, les faits se multipliaient, les preuves se fortifiaient, et à l’avènement d’une génération nouvelle dont l’intelligence n’était pas obscurcie par les erreurs et les préjugés du passé, la vérité apparut aux yeux de tous si claire, si lumineuse, que ses adversaires eux-mêmes prétendirent ne l’avoir jamais méconnue. Quand on est jeune, on se raidit contre les obstacles qu’elle rencontre à chaque pas, on s’étonne des résistances ; mais plus tard on les comprend, et on se résigne à ces lenteurs nécessaires. Toute vérité, les années nous l’apprennent, si évidente qu’elle soit aux yeux de ses premiers adeptes, ne saurait se passer, pour être généralement acceptée, d’un élément indispensable : cet élément, c’est le temps. Dans la question dont il s’agit, ce puissant ouvrier a fait son œuvre, et l’ancienne extension des glaciers, repoussée d’abord comme une chimère, n’a plus de contradicteurs parmi les géologues progressifs, tandis que des systèmes contemporains embrassant dans leur vaste synthèse le globe tout entier s’écroulent sous nos yeux. Dédaignées avant d’être oubliées, ces théories ambitieuses n’obtiennent pas même les honneurs de la réfutation. Ce mépris est injuste, car ces grandes conceptions, œuvres de puissans esprits, ont provoqué les observations et nécessité les recherches qui ont fondé sur leurs ruines les bases de la géologie positive.

Comment a-t-on pu constater l’ancienne extension des glaciers ? La recherche est aussi simple que logique. En dehors du domaine actuel des glaciers alpins, on a reconnu certaines modifications dans le relief et la configuration du sol exactement semblables à celles que les glaciers de la Suisse et de la Savoie produisent constamment sous nos yeux. On en a conclu que les glaciers s’étendaient jadis au-delà des étroites limites entre lesquelles ils oscillent depuis les temps historiques. Commençons donc par étudier le travail d’un glacier en activité. — D’abord, en descendant dans sa vallée, le glacier polit, strie et arrondit les roches qu’il recouvre ou qui l’enserrent latéralement : il agit comme un grand polissoir. L’émeri qui grave les stries, creuse les cannelures et use les roches, ce sont les pierres tombées des montagnes voisines. Parvenus sous le glacier qui les écrase ou logés entre ses côtés et les parois encaissantes qui les broient, ces débris se réduisent en petits fragmens, en sable, même en boue impalpable semblable à l’émeri qu’on emploie dans les arts. Les roches striées, polies et arrondies par cet émeri sont souvent désignées sous le nom de roches moutonnées ; leur forme justifie ce nom, que de Saussure leur a donné. Les stries, les cannelures sont toujours dans le sens de la marche du glacier, c’est-à-dire sensiblement parallèles à l’axe de la vallée. Les blocs, les cailloux qui composent la partie grossière de l’émeri dont nous parlons, pressés entre les parois rocheuses et le glacier qui les entraîne et les déplace, présentent également des traces d’usure, de frottement et des raies irrégulières qui se croisent dans tous les sens : ce sont les cailloux frottés ou rayés. Définissons maintenant les moraines. Sous l’influence des agens atmosphériques, la pluie, la neige, la chaleur, la gelée, le dégel, et des actions chimiques de l’oxygène et de l’acide carbonique, presque toutes les roches se décomposent, se désagrègent et s’écroulent. Les sommets sont des ruines. Ces débris, souvent énormes, tombent sur les bords du glacier. Si celui-ci était immobile, ils s’y entasseraient sans aucun ordre ; mais la progression amène dans la distribution de ces matériaux une certaine régularité. Les blocs, formant de véritables convois, se disposent sur le glacier en longues traînées parallèles à ses rives, ou s’accumulent au pied du talus terminal sous forme de grandes digues transversales : ce sont les moraines. Les unes, superficielles, c’est-à-dire étendues à la surface du glacier, se divisent en latérales ou médianes, suivant qu’elles sont sur les côtés ou au milieu du fleuve de glace. Les dernières enfin, concentriques à son escarpement terminal, reposent sur le sol à l’extrémité du glacier : on les appelle moraines terminales ou frontales. Tous les matériaux qui composent les moraines étalées à la surface du glacier, sable, cailloux, fragmens ou blocs erratiques gigantesques étant transportés doucement, sans secousse, par le mouvement insensible du glacier, conservent leurs arêtes tranchantes, leurs angles vifs, et ne présentent jamais les raies et les traces d’usure et de frottement qu’on observe sur les débris qui ont cheminé entre le glacier et les parois ou le fond de la vallée. Les cailloux frottés et rayés caractérisent donc les moraines profondes du glacier ; les fragmens et les blocs erratiques, anguleux, les moraines superficielles. Quand un glacier se fond et se retire, il laisse à découvert les cailloux rayés, le sable et la boue de la moraine profonde recouverts par des fragmens anguleux accompagnant les blocs erratiques des moraines superficielles et de la moraine frontale. Les roches encaissantes seront polies, striées et moutonnées. Si dans une vallée loin d’un glacier en activité nous trouvons tous ces signes pu presque tous, ces signes réunis, nous en conclurons invinciblement que jadis le glacier occupait l’emplacement où ils se rencontrent.

Pendant quelque temps, on a confondu les traces laissées par l’eau avec les effets produits par la glace. Cette confusion n’existe plus, l’observation en a fait justice. Tous les cailloux roulés par les torrens les plus, impétueux sont arrondis, lisses, polis, mais jamais rayés, de plus ils ne dépassent pas en volume quelques mètres cubes. Les roches sur lesquelles le torrent a passée ne sont ni striées, ni moutonnées ; elles sont creusées de cavités conoïdes ou de canaux irréguliers, sinueux et anastomosés entre eux, dont le fond et les côtes ne présentent aucune trace de burinage. L’eau polit les rochers, mais ne les raie pas.

II. — PREUVES DE L’ANCIENNE EXTENSION DES GLACIERS ALPINS.

On possède maintenant les élémens des connaissances nécessaires pour affirmer l’ancienne présence des glaciers lorsque les traces qu’ils ont laissées après eux sont nombreuses et variées. Dans les grandes chaînes de montagnes où ils existent encore, on retrouve partout, même autour et au-dessus d’eux, les tracés de leur ancienne extension. Un observateur qui de la mer de glace de Chamonix ou du glacier de l’Aar regarde les roches de la vallée polies et striées par l’action de la glace ne tarde pas à reconnaître que ces roches polies s’élèvent très haut sur les parois de la vallée, souvent à plusieurs centaines de mètres au-dessus de sa tête[1]. Il en conclut logiquement que le glacier était jadis plus épais, plus puissant qu’il ne l’est aujourd’hui ; mais, s’il était plus épais, il devait s’étendre plus loin et sortir des limites entre lesquelles il oscille depuis les temps historiques. Les preuves de cette ancienne extension sont de la dernière évidence. Au lieu de s’arrêter au point où finit le glacier actuel, les moraines latérales se prolongent souvent fort au-delà. Près de Chamonix, c’est un prolongement de la moraine latérale droite du glacier des Bois actuellement couvert de forêts qui porte le village de Lavangi et l’énorme bloc erratique connu sous le nom de Pierre-de-Lisboli. Du haut de cette moraine latérale, on reconnaissait jadis dans la vallée une ancienne moraine terminale à la place même où se trouve le village de Chamonix, mais des constructions récentes ont fait disparaître les ondulations du terrain. Plus loin, au hameau de Mont-Cuar, j’ai signalé une seconde moraine frontale couverte de blocs erratiques dont le plus gros, appelé Pierre-Belle, a 24m,7 de longueur, 9 mètres de large et 12 de haut. Encore plus loin, en face du hameau des Ouches, trois monticules de schiste serpentineux, arrondis, polis et striés, recouverts de gros blocs erratiques de protogine, espèce de granite caractéristique du Mont-Blanc, montrent que le glacier s’étendait jusque-là, et la limite supérieure des roches polies et des blocs erratiques prouve que son épaisseur était de 720 mètres environ. Je ne poursuivrai pas plus loin les traces que l’ancien glacier qui suivent le cours de l’Arve a laissées sur son passage : il a fait l’objet principal d’un article que j’ai publié, il y a vingt ans, dans la Revue[2].

Si j’ai rappelé ces faits, c’est seulement parce que la vallée de Chamonix est probablement la mieux connue du plus grand nombre des lecteurs. J’ose les prier de vouloir bien s’élever avec moi à 1,890 mètres au-dessus de la mer, au pied du glacier inférieur de l’Aar, non loin de l’hospice de la Grimsel, dans le canton de Berne. Le talus terminal du glacier est devant nous, une digue semi-circulaire l’entoure en forme de circonvallation. A chaque instant, des pierres, des blocs roulent du haut de l’escarpement et s’ajoutent à ceux dont l’accumulation forme la moraine frontale. Quelques-uns de ces blocs portent de grands numéros marqués en rouge ; ce sont ceux qui ont permis à M. Agassiz et à ses successeurs de mesurer la progression du glacier. Jadis espacés à sa surface, ces blocs ont atteint peu à peu l’extrémité, et sont tombés à côté de ceux qui les avaient précédés. Devant la moraine, quelques chalets s’abritent au pied d’un monticule composé de roches moutonnées, et à partir de ce point jusqu’à l’hospice de la Grimsel les roches du fond de la vallée, comme celles qui en forment les parois, sont unies, lisses, polies et striées. Le glacier occupait donc jadis ce couloir. Autour de l’hospice, le phénomène n’est pas moins marqué, et en descendant vers le Rœderichs-boden le poli et les stries sont si remarquables qu’on s’étonne que depuis longtemps les géologues n’en aient pas été frappés ; mais, on l’a souvent répété, c’est en vain que l’œil physique reçoit des impressions, si l’intelligence et la réflexion ne les fécondent pas. Ces rochers, dont le langage est si clair pour nous aujourd’hui, furent muets pour de Saussure, de Buch, Escher de la Linth et tant d’autres géologues éminens. Plus bas, la vallée se rétrécit, et le voyageur arrive à une surface tellement polie qu’on a dû y creuser des pas et y enfoncer des tiges en fer pour faciliter le passage des hommes et des mulets ; c’est la Heilenplatte ou surface luisante, ainsi nommée parce qu’elle réfléchit comme un miroir les rayons du soleil. Néanmoins des stries fines gravées sur le granite et les veines de quartz qui le traversent nous dévoilent l’action qui a poli cette roche : c’est encore le glacier. Bientôt le voyageur rencontre le chalet de la Handeck. Après avoir admiré la cascade de l’Aar et les majestueux sapins qui l’entourent, il est frappé de la forme des rochers : tous sans exception sont arrondis en forme de coupole. Ces dômes échelonnés sur la pente contrastent par leur forme avec les escarpemens de la vallée : ce sont des roches moutonnées, les plus belles, les mieux caractérisées qui existent en Suisse. Au-dessous de la Handeck, la vallée s’élargit, et le village de Guttanen occupe le centre d’une petite plaine cultivée. Plus loin, elle se resserre de nouveau, et le glacier, forcé de franchir ce défilé, a usé et aplani ses parois, qui semblent des murs verticaux polis par la main de l’homme. De fines stries et des cannelures horizontales prouvent que l’émeri interposé se composait tantôt d’un limon impalpable, tantôt de cailloux plus ou moins volumineux qui, pressés entre le glacier et la roche encaissante, ont laissé sur ses parois les traces de leur passage. Après avoir traversé les vertes prairies d’Im-Grund, le voyageur arrive à un monticule calcaire appelé le Kirchet. La surface de cette éminence est entièrement parsemée de blocs d’un granite blanc, entassés souvent les uns sur les autres de la façon la plus bizarre : c’est la moraine frontale du glacier dont nous avons suivi les traces jusqu’ici. Dans sa période de retrait, il a fait une longue station sur le monticule du Kirchet, et a déposé ses blocs, comme il les dépose encore aujourd’hui, au pied de son escarpement terminal. Cependant le glacier de l’Aar s’est étendu encore plus loin, et sa limite extrême est autour de la ville de Berne ; c’est là qu’il a édifié ses dernières moraines. Quand on détruisit les remparts de l’antique cité, on s’aperçut avec étonnement que ces moraines avaient été utilisées, et entraient presque sans remaniement dans le système des fortifications de la ville.

Que le lecteur se transporte maintenant au sommet d’une vallée quelconque des Alpes, à la source des rivières et des fleuves : le Rhône, l’Arve, le Rhin, l’Aar, la Reuss, la Linth, l’Inn, le Tessin, les deux Doires, l’Adda et l’Adige ; qu’il descende la vallée, et partout il trouvera les traces du glacier qui l’occupait. Suivant la configuration de cette vallée ou la nature des roches qui l’encaissent, ces traces sont plus ou moins accusées, mais elles existent toujours, et en les poursuivant avec persévérance les géologues ont acquis la certitude qu’à une certaine époque toute la chaîne des Alpes était envahie par les glaciers, comme le sont encore aujourd’hui les montagnes du Spitzberg. C’est Jean de Charpentier qui le premier osa l’affirmer, et depuis sa mort cette vérité, si hardie au moment où il la promulguait, est devenue l’une des mieux établies de la géologie. Les anciens glaciers ne se sont pas bornés à remplir les vallées ; ils ont débouché dans la plaine et ont envahi tout le pourtour des Alpes. Nous allons les passer rapidement en revue ; mais, pour mettre de l’ordre dans notre exposition, nous parlerons d’abord des anciens glaciers du revers septentrional de cette grande chaîne, savoir ceux de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné.


III. — ANCIENS GLACIERS DU REVERS SEPTENTRIONAL DES ALPES.

Tout à fait au nord, nous trouvons d’abord le glacier du Rhin. Descendant à la fois des hauteurs du Saint-Gothard et du Piz Val-Rhein, où sont actuellement les deux sources du Rhin antérieur et du Rhin postérieur, les deux branches se réunissaient à Reichenau, dans les Grisons. La masse, produit de ces deux affluens, s’avançait alors vers Sarganz ; mais là elle se bifurquait : la partie principale continuait directement sa route jusqu’au lac de Constance, tandis que l’autre se déversait dans la vallée occupée par le lac de Wallenstadt, où elle rencontrait le glacier de la Linth, qui la rejetait vers le nord. Embrassant le canton d’Appenzell, occupé lui-même par les glaciers du groupe de l’Altmann et du Sentis, les deux branches se rejoignaient aux limites occidentales de ce canton et comblaient tout le bassin du lac de Constance, couvrant d’une immense nappe de glace ; les cantons de Saint-Gall, de Thurgovie, la partie nord du Canton de Zurich et les districts voisins du Tyrol, de la Bavière et du duché de Bade. Le glacier du Rhin s’arrêtait vers l’est à la chaîne Wurtembergeoise connue sous le nom de Rauhalp, mais se prolongeait, à l’époque de sa plus grande extension, dans la vallée du Rhin j où il donnait la main aux glaciers qui occupaient alors les vallées des Vosges et de la Forêt-Noire.

On me demandera sans doute comment on peut limiter ainsi le domaine d’un glacier et s’assurer qu’il a réellement stationné sur le terrain, qu’on examine. On y parvient en étudiant les roches erratiques que le fleuve solide a charriées jadis et laissée sur le sol après son retrait. L’origine de ces roches, le lieu où elles sont en place, comme on dit en géologie, démontre d’où venait l’agent qui les a transportées. Ainsi le bassin erratique du Rhin est caractérisé par des granites porphyroïdes, originaires des montagnes de Trons, dans la vallée du Rhin antérieur, canton des Grisons. Il faut y ajouter des granites verts du Juliers, montagne où aboutit la vallée d’Oberhalbstein, qui elle-même débouche près de Coire dans celle du Rhin, enfin les gneiss bruns de la vallée de Montafun, située dans le Voralberg, au-dessus de Feldkirch. Ces roches avec leurs caractères minéralogiques propres n’existant que dans les montagnes nommées ci-dessus, leur présence à l’état erratique prouve que le glacier du Rhin les a amenées jadis sur les rives du lac de Constance.

Le second ancien glacier est celui de la Linth : originaire des montagnes du canton de Glaris, il a recouvert la partie méridionale du canton de Zurich, sans dépasser beaucoup la ville du même nom, sous laquelle et autour de laquelle on trouve des moraines frontales parfaitement caractérisées. L’Uetliberg et la rangée longitudinale des collines qui s’étend entre la Sihl et le lac sont un reste de l’ancienne moraine latérale gauche de ce glacier[3]. Au sud du glacier de la Linth, nous en trouvons un autre plus considérable : c’est celui de la Reuss. Descendu des hauteurs du Saint-Gothard à travers la vallée qui porte partout les traces les plus manifestes de son passage, il s’est étendu à la surface des cantons d’Uri, de Schwite, de Zug, de Lucerne et d’Argovie, comprenant dans son domaine les nombreux lacs de cette région, celui des Quatre-Gantons, de Zug, de Sempach, de Baldeck et d’Halwyl. Ces trois derniers lui doivent même l’existence, car ce sont des moraines terminales qui, en barrant le passage des eaux, ont donné naissance à ces petits réservoirs. Au sud de cet ancien bassin erratique se trouve un espace quadrangulaire appartenant aux cantons de Lucerne et de Berne, arrosé par les deux Emmes et qui n’a pas été recouvert par la grande nappe sous laquelle le reste de la Suisse était enseveli. Nous rejoignons maintenant l’ancien glacier de l’Aar dont nous avons déjà parlé, et dont les dernières moraines sont à Berne et aux environs.

Le bassin erratique du Rhône est le mieux caractérisé et le plus anciennement connu : il est aussi le plus vaste de la Suisse, car il s’étend depuis Belley, dans le département de l’Ain, jusqu’à Olten non loin d’Aarau, dans le canton de Soleure, et remplit tout l’intervalle compris entre les Alpes et le Jura. C’est au pied du Galenstock, entre la Grimsel et la Furca, que nous retrouvons ce qui reste du plus grand des glaciers qui ont recouvert la Suisse[4]. En avant de sa moraine terminale actuelle, on compte quatre anciennes moraines semi-circulaires, coupées par les cours d’eau qui forment la source du Rhône. Ces moraines sont la preuve des oscillations du glacier dans la période historique. La dernière, éloignée actuellement de plus de 500 mètres du glacier, correspond à l’année 1817. À cette époque, il touchait au monticule composé de roches moutonnées, qui abrite l’auberge et les maisons qui l’entourent. Dépassant ces limites, l’ancien glacier descendait dans le Valais, longue vallée rectiligne bordée d’un côté par la chaîne des Alpes bernoises, de l’autre par les Alpes lépontines et pennines. Les cols de ces deux chaînes atteignent ou dépassent tous 2,200.mètres, et les sommets 3,000 mètres ; c’est dire que ces deux chaînes sont chargées de glaciers. Tous étaient les affluens de celui du Rhône : leur nombre total ne s’élevait pas à moins de 66, et parmi eux il y en avait de considérables. Sur la rive gauche, nous trouvons d’abord celui de la vallée d’Eginen, qui se termine au Gries et au col de Nufenen, puis ceux de Binnen, de la coupure du Simplon, de la vallée de Viége, formée elle-même par la réunion des vallées secondaires de Zermatt et de Saas. La première était le lit d’un fleuve de glace qui aboutissait au pied du Mont-Rose. Les glaciers actuels de Zermatt, de Zmutt et de Findelen en sont les restes : réunis en une seule masse, ils apportaient à celui du Rhône le contingent des roches serpentineuses de ce groupe de montagnes. Au sommet de la vallée de Saasi le Saasgrat est formé d’une roche verte très dure, qui ne se trouve nulle part ailleurs dans les Alpes helvétiques : c’est l’euphotide ou gabbro. Les fragmens de cette roche étaient entraînés par le glacier de Saas, puis versés par celui de Viége dans la vallée du Rhône, et s’ajoutaient à la moraine latérale gauche du glacier de même nom. On trouve cette roche à l’état erratique jusqu’au-delà de Genève, et, partout où elle se rencontre en Suisse, elle nous apprend que nous sommes sur un sol couvert jadis par le glacier du Rhône. Le val d’Anniviers et la vallée d’Erin, qui débouchent dans le Valais en face de Sierre et de Sion, charriaient un granite talqueux jaunâtre appelé arkesine, dont les blocs, de dimension souvent considérable, se retrouvent jusqu’aux environs de Neuchâtel. Cette roche compose tout le massif de la Dent-Blanche, qui s’élève à 4,360 mètres au-dessus de la mer.

La dernière grande vallée latérale s’ouvre en face de Martigny, c’est celle de la Dranse, formée par la réunion de trois vallées secondaires, celle de Bagnes, celle d’Entremont, qui conduit au col du mont Saint-Bernard, et le val Ferret. Par la vallée de Bagnes descendaient des fragmens de gneiss chloriteux, et par le val Ferret d’énormes blocs de protogine, granite caractéristique du Mont-Blanc. La grande majorité de ces blocs monstrueux semés sur le versant oriental du Jura, qui, les premiers, ont excité l’étonnement des géologues, impuissans alors à expliquer leur présence, appartiennent à cette roche. Les blocs de protogine se déversaient également dans la vallée du Rhône par le col de la Forclaz, situé au-dessus de Martigny. Une autre roche des plus caractéristiques se joignait à la protogine : c’est le poudingue de Vallorsine, qui débouchait par le col de Salvan au-dessus de la cascade de Pissevache.

Sur sa rive droite, le glacier du Rhône recevait des Alpes bernoises des affluens moins puissans et des roches d’une composition minéralogique moins caractéristique, provenant des massifs de la Grimsel, de la Jungfrau et de la Gemmi, qui, par leur versant septentrional, alimentaient l’ancien glacier de l’Aar. Ces roches erratiques sont communes aux bassins de deux anciens glaciers, celui de l’Aar et celui du Rhône, qui se côtoyaient dans la partie occidentale du canton de Berne : elles ne sauraient donc servir à les distinguer. Je citerai néanmoins, comme affluens de la rive droite les grands glaciers de Viége et d’Aletsch, ceux du Loetschthal, de la Gemmi et des Diablerets, qui contribuaient considérablement à augmenter la puissance et l’étendue de l’ancien glacier du Rhône.

Nous connaissons maintenant l’origine des principales roches erratiques dispersées dans la plaine suisse ; elles ne sont point semées au hasard ; celles qui proviennent des Alpes pennines ne se trouvent pas sur la rive droite, ni celles des Alpes bernoises sur la rive gauche. Les moraines restent distinctes comme sur les glaciers actuels. Chaque convoi de matériaux suit le bord où il s’est déposé ; seulement ils s’étalent lorsque le glacier s’épanouit dans la plaine, comme nous voyons les moraines latérale et médiane du glacier de l’Aar s’étaler vers son extrémité, se réunir et recouvrir la glace d’une couche composée de menus débris et de blocs gigantesques[5]. Déjà en 1842, M. Arnold Guyot jalonnait les principales directions suivies par les roches erratiques du Valais ; mais le glacier du Rhône a encore laissé d’autres traces de son passage. Partout dans le Haut-Valais les roches sont moutonnées, polies et striées, comme celles qui bordent les glaciers actuels. Aux rétrécissemens, à celui de Viége par exemple, ces formes sont plus accusées parce que le glacier a dû faire effort pour traverser le défilé. Au-dessous de Brigg, la vallée s’élargit ; cependant les parois sont unies et usées, pas un rocher ne fait saillie, tout est uniformément aplani. Des blocs erratiques forment deux longues bandes à une grande hauteur au-dessus du fond de la rivière : ceux qui se trouvaient sur le milieu du glacier se sont déposés dans la vallée ; mais la plupart, enfouis dans les alluvions du Rhône, sont cachés aux yeux de l’observateur. Les monticules qui font saillie çà et là, tels que ceux de Tourbillon, de Valéria et de Majoria, près de Sion, ont tous été arrondis et striés par la glace qui les recouvrait ; ils sont semés de blocs erratiques, dont l’un, masse calcaire très volumineuse, située près de la poudrière, a été figuré par M. de Charpentier.

A Martigny, le glacier tournait à angle droit. Recevant le puissant affluent du Saint-Bernard et du Mont-Blanc, il a exercé une pression prodigieuse sur la montagne située en face de lui, c’est celle qui porte les ruines du château de La Bâtie. Les parois de cette montagne, au-dessus du cours de la Dranse, près de son embouchure dans le Rhône, sont dressées comme un mur colossal qui supporterait les vignes situées plus haut. Le glacier, continuant sa marche, recevait les psammites ou grès de Fouly, caractéristiques de la moraine latérale droite : il avait dans ce point une épaisseur de 970 mètres. Passant ensuite entre la dent de Morcles et celle du Midi, puis forçant la cluse étroite de Saint-Maurice, il a poli et strié partout le calcaire noir qui compose ces montagnes et déposé aux alentours de Bex d’énormes blocs erratiques ; c’est au milieu de ces blocs qu’habitait Jean de Charpentier, directeur des salines de Bex ; c’est lui qui les a décrits. Sur sa rive droite, près du village de Bévieux, le glacier a déposé des blocs calcaires provenant des contre-forts de la dent de Morcles et des Diablerets ; l’un d’eux, le plus gros que Charpentier connût, auquel il donna le nom de Bloc-Monstre, repose sur une colline de gypse appelée le Montet. Ce bloc a 17 mètres de long, 16 de large et 20 de haut ; son volume est de 5,522 mètres cubes. La Pierre-Bessa, située à 130 mètres au-dessus du Bloc-Monstre, mesure 1,428 mètres cubes. En face du Montet, sur la rive gauche du Rhône, et à 130 mètres au-dessus du fleuve, nous trouvons près du village de Monthey une portion remarquable de la moraine latérale gauche du glacier rhodanien. C’est une bande de 3 kilomètres de long sur 100 à 250 mètres de large, jetée en écharpe sur les flancs calcaires de la montagne : elle se compose uniquement de blocs de protogine à grands cristaux de feldspath, originaires de l’épaule septentrionale du Mont-Blanc, qui borde le val Ferret. Quelques-uns sont monstrueux. Le plus gros de tous, la Pierre-des-Marmettes, à 20 mètres de long, 10 de large et autant de haut ; son volume est donc de 2,076 mètres cubes. Ce bloc, offert à Jean de Charpentier par le gouvernement du Valais, porte un petit pavillon entouré d’un jardin d’où l’on jouit d’une belle vue sur la vallée environnante. Un autre bloc, la Pierre-à-Dzo, formant un polyèdre irrégulier, est perché sur un bloc plus petit que lui et retenu sur la pente de la montagne par un fragment plus petit encore, que le poids de la Pierre-à-Dzo a séparé en deux. La Pierre-de-Mourguets, non moins curieuse, s’est fendue horizontalement en portant à faux sur une autre, et l’angle supérieur, détaché par le choc, gît sur le sol à côté de la masse principale, dont la longueur est de 21 mètres. Ces blocs de granite, de toutes les formes, de toutes les dimensions, avec leurs angles vifs et leur arêtes tranchantes, souvent entassés bizarrement les uns au-dessus des autres, au milieu d’un beau bois de châtaigniers, méritent l’attention de l’artiste comme celle du savant. Malheureusement le chemin de fer passe de l’autre côté du Rhône, et le voyageur, emporté par la vapeur, ignore les beautés pittoresques que le nom d’une station ne recommande pas à sa curiosité.

Parvenu à l’extrémité orientale du lac de Genève, près de Villeneuve, le glacier du Rhône s’épanouissait en éventail dans la Basse-Suisse, qu’il a couverte de fragmens erratiques arrachés aux montagnes valaisannes ; mais il a laissé d’autres traces de son passage. Les collines du Jorat, au-dessus de Lausanne et de Vevey, se composent d’un poudingue (gompholite, nagelflue des géologues suisses) formé par l’agglutination de cailloux de nature variée. Sur la route de Vevey à Fribourg, on peut voir cette nagelflue striée par l’ancien glacier du Rhône et couverte de débris erratiques : les granites du Valais, les grès grisâtres et rouges de Fouly, les poudingues de Vallorsine, les euphotides de Saas s’y trouvent mêlés aux gypses de Bex, qui ne sauraient y avoir été transportés par des eaux courantes, car ils se seraient fondus dans le trajet. Les tranchées du chemin de fer de Villeneuve à Genève, le long de la rive occidentale du lac Léman, nous montrent partout des coupes de moraines, et en nous dirigeant vers le nord nous continuons, à marcher sur des débris alpins. Nous arrivons ainsi jusqu’aux premières pentes du Jura. Les vignobles des coteaux qui bordent le lac de Neuchâtel, comme ceux qui entourent l’extrémité du lac Léman, entre Lausanne et Vevey, sont plantés dans ce terrain de transport. C’est sur un sol déposé par la glace que mûrissent les raisins qui donnent ces vins de la Côte et de Neuchâtel si estimés de nos voisins. En France, on a remarqué que les grands crus de tout le Médoc et en particulier ceux, de Château-Laffitte, et de Château-Ichem, ceux du Rhône (Ermitage, Saint-Peray, Château-Neuf du pape), ceux du Languedoc (Saint-George, Lunel), mûrissaient sur des terrains recouverts de cailloux quartzeux. En Suisse, il en est de même, car la silice est l’élément qui domine dans ces débris empruntés aux roches cristallines des Alpes, La glace et l’eau ont formé les terrains cultivables de la Suisse, c’est à ces deux agens qu’elle doit sa fertilité ; mais dans ce travail préparatoire de la nature c’est la glace qui l’emporte : elle réunit sur un même point des roches de nature variée, où la plante trouve tous les élémens nécessaires à sa nutrition. Au contraire les cailloux des alluvions aqueuses sont d’une nature minéralogique, plus uniforme, parce que les roches les plus dures sont les seules qui viennent de loin. Dans le trajet, l’eau use ou dissout tous les élémens friables ou solubles des roches le glacier, il est vrai, en broie également une partie et les transforme comme l’eau en boue fertilisante ; mais il charrie les autres sans les détruire et les dépose intacts dans les plaines. Le soc de la charrue ou le fer de la pioche remue facilement ce terrain meuble, véritable manteau étendu sur les calcaires ou les grès souvent stériles qui forment la charpente de la contrée.

Dans les vignobles de Vaud et de Neuchâtel, l’observateur reconnaît çà et là, un bloc erratique. Beaucoup ont été employés à construire les murs de soutènement des terrasses du vignoble, qui sont entièrement formés de roches alpines.

Au-dessus de la région des vignes, dans les bois, les blocs deviennent très communs, quelques-uns sont énormes et ont reçu des pins qui les distinguent. Près de la ville de Neuchâtel, c’est la Pierre-à-Bot, à 271 mètres au-dessus du lac, élevé lui-même de 435 mètres au-dessus de la mer. La forme de la Pierre-à-Bot est celle d’une pyramide posée sur sa base, mais inclinée à l’horizon : elle a 16 mètres de long, 6 de large et 13 de haut, par conséquent un volume de 1,372 mètres cubes ; c’est un granite à grains fins des environs de Martigny. Sur la montagne de Chaumont, les blocs les plus élevés sont à 305 mètres au-dessus du lac ; sur les flancs du Chasseron, situé au nord-ouest d’Iverdun, on en rencontré à 970 mètres près du village de Bulelt. A partir de ce point culminant, la limite des blocs s’abaisse vers le sud du côté de Genève, vers le nord dans la direction de Soleure : ils ne se sont pas arrêtés sur le flanc oriental du Jura, mais ils ont pénétré dans les vallées qui s’ouvrent vers la plaine suisse, la gorge de la Reuss, le Val-Travers, le Val-Saint-Imier et même la vallée de la Chaux-de-Fonds, près de Pierre-Pertuis. On les rencontre encore, rares il est vrai, au-delà de Pontarlier et d’Ornans, dans le département du Doubs. Partout ces blocs sont accompagnés de menus débris erratiques au milieu desquels on trouve des cailloux rayés ; ils recouvrent souvent des surfaces admirablement polies et striées : on en remarque près de l’observatoire de la ville de Neuchâtel, au pied de la colline de Chamblon, non loin d’Iverdun, aux environs de Saint-Cergues, dans la combe du lac de Joux, et en France dans la vallée de Chezery au nord-est de Bellegarde. Sur les pentes uniformes du Jura, qui se prolongent le long de la rive occidentale du lac Léman, comme sur les montagnes accidentées de la Savoie, qui se dressent sur la rive orientale, ces blocs forment, suivant M. Alphonse Favre, une ligne continue à la hauteur moyenne de 820 mètres au-dessus du lac, et souvent ils montent plus haut ; M. Benoît les a vus à 1,000 mètres environ sur les flancs du mont Colombier, près de Bellegarde, dans le département de l’Ain, et déjà en 1842 M. Itier signalait ceux qui se trouvent à la même hauteur sur le pâté de montagnes que domine l’abbaye de Portes. Depuis, on a poursuivi ces débris erratiques jusqu’aux environs de Belley, où ils sont encore à 600 mètres au-dessus du lac de Genève.

Tandis que le glacier édifiait sa moraine terminale la mieux dessinée sur les flancs du Jura, la partie comprise entre les Alpes et cette dernière chaîne était elle-même couverte de moraines superficielles composées en partie de gros, blocs granitiques. Quand le glacier s’est retiré, ces blocs sont descendus à mesure que la glace fondait et se sont déposés dans la plaine aux points correspondans verticalement à ceux où ils se trouvaient sur le glacier : ils sont innombrables ; je me contenterai de citer les deux Pierres-de-Niton dans le lac de Genève, près de la ville, à peu de distance des Eaux-Vives : elles font saillie au-dessus de l’eau et l’une d’elles est creusée d’une cuvette rectangulaire, indice probable du rôle que ces pierres jouaient dans les sacrifices du culte païen ou druidique. A l’autre extrémité du glacier, nous trouvons sur les limites des cantons de Berne et de Soleure le groupe de Steinhof, près du village de Rietwiel ; il occupe un petit plateau élevé de 580 mètres au-dessus de la mer. L’un des blocs, de forme cubique, a 15 mètres de long, 14 mètres de large et 10 mètres de haut ; il est profondément enfoncé dans le sol, néanmoins le volume de la partie apparente est encore de 2,100 mètres cubes. Ce bloc et ses acolytes sont originaires de la vallée de Binnen dans le Haut-Valais, et ils ont parcouru au moins 230 kilomètres pour arriver de leur point de départ à leur gisement actuel.

Plus d’un savant s’était arrêté devant ces sphinx de granite, cherchant à deviner l’énigme qu’ils proposaient à leur sagacité. Un géologue écossais, John Playfair, voyageant en Suisse pendant l’été de 1815, comprit le premier que des glaciers pouvaient seuls avoir transporté ces masses sans arrondir leurs angles et sans émousser leurs arêtes. Son explication passa inaperçue, et la science officielle continua de professer que des courans diluviens, aussi fantastiques que le déluge mosaïque qui en a inspiré l’idée, avaient transporté ces blocs, comme de légers corps flottans, des sommets des Alpes aux crêtes du Jura. Quelques montagnards obscurs, puis Venetz, ingénieur du Valais, et enfin de Charpentier eurent à leur tour l’intuition de la vérité : actuellement la démonstration est complète, et la zoologie comme la botanique ont confirmé le fait d’une période de froid que la géologie avait déjà établi. Hâtez-vous d’admirer ces témoins irrécusables de la période glaciaire. La spéculation s’en est emparée ; des ouvriers piémontais, formés dans les carrières des granites de Baveno, sur le lac Majeur, savent tailler ces blocs et les convertir en marches d’escalier, en montans de fenêtres et de portes. Les têtes des nombreux tunnels du chemin de fer de Neuchâtel à Pontarlier, dans la vallée de la Reuss, sont revêtues de protogine du Mont-Blanc. Un grand nombre de blocs ont disparu ; à leur place, Vous ne trouvez plus que les éclats, résidus de l’exploitation : tous sont menacés. Les agriculteurs conspirent contre eux avec les ingénieurs et les architectes, et bientôt de ces pierres on ne possédera plus que celles qui occupent des positions inaccessibles et celles en petit nombre que des administrations intelligentes, comme la municipalité de la ville de Neuchâtel et du Valais, ont voulu préserver d’une destruction imminente. Je demande que quelques-uns de ces monumens géologiques soient classés à l’instar des monumens historiques : ils ne datent pas d’hier comme ceux que l’on conserve et restaure avec tant de soin. Parmi eux, il en est que de Saussure a décrits : ce sont les blocs perchés du Salève, près du château de l’Ermitage[6]. Ces blocs sont maintenant français. Que l’administration de la Haute-Savoie, sollicitée par les compatriotes de l’illustre savant, les prenne sous sa protection, et conserve à la postérité ces témoins muets de l’ancienne extension du glacier de l’Arve, qui les a déposés sur le flanc oriental du petit Salève. Le temps a usé la roche calcaire qui les entoure, mais eux, protégeant celle qui les portait contre les intempéries de l’air, sont devenus les chapiteaux de colonnes que les siècles ont taillées dans le rocher.

Ces blocs et d’autres disposés par groupes au pied des deux Salèves nous indiquent la limite extrême de l’ancien glacier de l’Arve, que nous avons décrit ailleurs[7] ; affluent puissant, il venait se confondre à son extrémité avec celui du Rhône. A peine réunis, tous deux butaient contre l’immense glacier de l’Isère. Du haut de la promenade de La Treille, à Genève, on découvre au-delà de Saint-Julien un léger bombement du sol élevé seulement de 650 mètres au-dessus de la mer ; c’est le mont de Sion, point de partage des eaux qui se rendent dans le lac Léman et dans celui d’Annecy : c’est là que les trois grands glaciers se rencontraient. Un groupe de blocs de protogine, situé au-dessus du village de Vers, près de la route de Genève à Chambéry, marque la limite des glaciers du Rhône et de l’Arve réunis. Au-delà, on se trouve dans le domaine du glacier de l’Isère, qui débouchait par les lacs d’Annecy et du Bourget. Ce glacier s’étendait jusqu’à Lyon. Déjà en 1852 MM. Fournet et Ed. Collomb avaient constaté, sur les hauteurs de la Croix-Rousse, du fort Montessuy et de Saint-Irénée, l’existence de cailloux calcaires alpins frottés ou rayés et de fragmens ou petits blocs erratiques formés de roches cristallines originaires des Alpes de la Savoie et du Dauphiné, mais depuis M. Charles Lory, professeur de géologie à la Faculté des sciences de Grenoble, a nettement circonscrit cet ancien glacier[8]. Au nord, il s’étendait jusqu’à Bourg, dans les département de l’Ain, couvrait toute la Bresse, et s’arrêtait au pied des montagnes du Lyonnais et de l’Ardèche en longeant le Rhône depuis Lyon jusqu’à Valence. Ses racines pénétraient dans les massifs alpins compris entre ce fleuve, l’Isère et la Romanche : c’est ce glacier qui a poli et strié les roches calcaires de Fontanilles, près de Grenoble, et celles des environs de Morestel, de Crémieu et de Bourgoin ; c’est lui qui a occupé la vallée de l’Isère, celle de la Côte-Saint-André, enfin déposé entre la Côte et Beaurepaire une grande moraine terminale qui porte les villages de Faramans, de Pajay, de Beaufort et de Thodure, près de Vienne en Dauphiné. Ce glacier n’a pas transporté ces blocs monstrueux qui caractérisent les anciens glaciers helvétiques ou italiens : les eaux résultat de la fusion de cette immense nappe de glace ont remanié les moraines. Les actions aqueuses et glaciaires se mêlent et se confondent. Le géologue hésite souvent en présence de dépôts qui portent l’empreinte de l’un et de l’autre agent. Ces doutes l’accompagnent quand il remonte la vallée de la Durance, dans laquelle descendait le dernier glacier du versant, septentrional des Alpes ; les terrasses qui bordent la rivière ont été évidemment, sinon déposées, du moins modelées par les eaux : de là leurs formes régulières comme celles d’un ouvrage de fortification ; mais, arrivé au village de Château-Arnoux, on est à l’extrémité de deux moraines latérales évidentes qui se prolongent des deux côtés de la Durance jusqu’à Sisteron. Pour achever la démonstration, on y trouve des cailloux rayés et on remarque sur la route des roches polies et striées, que les travaux de rectification ont mises à découvert. La ville de Sisteron elle-même est entourée de moraines ; la plus remarquable par le nombre elle volume des blocs qui la couronnent s’élève au nord de la ville, sur la route de Gap, avant la rivière du Buech, qui coule elle-même dans une vallée barrée par une grande moraine terminale découverte par M. Lory près du village de Veynes. Ce sont les matériaux accumulés dans les moraines et les terrasses de la vallée de la Durance qui ont fourni les innombrables cailloux qui recouvrent la Crau[9]. À cette époque, la Durance se jetait non pas dans le Rhône, mais directement dans la mer : elle traversait le pertuis de Lamanon, près de Salon, et la Crau n’est qu’un immense cône de déjection comme ceux dont M. Surrel a si bien décrit le mode de formation dans son remarquable ouvrage sur les torrens des Hautes-Alpes.


IV. — ANCIENS GLACIERS DU VERSANT MERIDIONAL DES ALPES.

Nous ne décrirons pas les anciens glaciers du versant méridional des Alpes avec les détails que nous avons donnés sur ceux du versant septentrional : ils ont laissé les mêmes traces et produit les mêmes effets ; nous nous bornerons à une esquisse générale où nous signalerons quelques points spéciaux, résultats de nos propres observations combinées avec celles de MM. Bartolomeo Gastaldi, Gabriel de Mortillet, T. Zollikoffer, Giovanni Omboni, Enrico Paglia et de l’abbé Stoppani.

A chacun des principaux cours d’eau du versant italien des Alpes correspondait un glacier qui s’est étendu dans la plaine. Le premier est celui de la Dora-Riparia dans la vallée de Suze. Dès qu’il a dépassé les lacs du Mont-Cenis et qu’il commence à descendre sur le versant italien, le voyageur se voit entouré de roches moutonnées, dont le poli et les stries rectilignes ne lui laissent pas de doute sur l’agent qui les a tracées ; arrivé dans la vallée de Suze, il reconnaît le terrain erratique dans toutes les tranchées du chemin de fer. La moraine terminale de l’ancien glacier de la Dora-Riparia forme un arc de cercle entre Rivoli et Pianezza. Près de ce village se trouve un espace appelé regione alle pirtre à cause du grand nombre de blocs erratiques dont il est semé, et au milieu même du bourg se dresse un rocher de serpentine appelé il Rocco. C’est un des plus grands blocs erratiques connus : il a 25 mètres de long sur 14 mètres de large et 12 mètres de haut ; au sommet se trouve une chapelle qui est loin d’en couvrir toute la superficie. On conçoit qu’en le voyant un géologue piémontais l’ait considéré comme une roche en place ; pour le convaincre du contraire, M. Gastaldi a dû fouiller les caves et sonder les puits des maisons voisines. les uns et les autres étaient creusés dans des terrains meubles ; en haut le terrain glaciaire, au-dessous les cailloux roulés du diluvium. Près du petit lac d’Avigliana, on voit des roches serpentineuses polies et striées qui portent encore les blocs qui les ont usées.

La Dora-Baltea, qui se jette dans le Pô près de Chivasso ; prend sa source dans les glaciers du revers méridional du Mont-Blanc ; ses affluens sortent des vallées qui aboutissent au Mont-Rose ou qui s’enfoncent dans le massif des montagnes de Cogne. Le glacier qui descendait par la vallée d’Aoste provenait donc de ces trois massifs : c’est le pendant du glacier du Rhône ; mais au lieu d’arriver comme celui-ci dans une grande vallée où d’autres glaciers, tels que ceux de l’Isère, de l’Arve, de l’Aarç etc., descendaient avec lui, au lieu d’être arrêté dans sa marche par un barrage tel que la chaîne du Jura, le glacier de la vallée d’Aoste, débouchant à Ivrée dans les plaines du Piémont, s’est étalé librement sur un sol nivelé par les eaux. Aussi, au lieu de la forme irrégulière et tourmentée du glacier du Rhône, forcé de se rejeter à gauche vers Genève, à droite vers Soleure, le glacier de la vallée d’Aoste forme-t-il un magnifique amphithéâtre dont le grand diamètre est marqué à ses deux extrémités par les villes d’Ivrée et de Caluso. Sa moraine latérale gauche appelée la Serra, s’adossant aux Alpes, où elle porte le village d’Andrate, s’élève à 650 mètres au-dessus de la Doire ; elle descend en se divisant jusqu’à Cavaglia, près du lac de Viverone. C’est incontestablement l’ancienne moraine latérale, formée uniquement par l’accumulation de blocs erratiques et de fragmens, la plus élevée, la plus régulière et la mieux caractérisée des Alpes. La moraine latérale droite, moins régulière, s’étend de Brosso jusqu’au lac de Candia près de Caluso. Enfin la moraine terminale décrit un arc de cercle entre les deux lacs. La Doire traverse l’amphithéâtre morainique en suivant son grand axe. Les collines serpentineuses voisines d’Ivrée sont entièrement polies et striées. Partout sur la moraine frontale on recueille des cailloux rayés de serpentine mêlés à ceux d’autres roches amphiboliques et de micaschistes trop friables pour avoir conservé les raies comme les roches dures et inaltérables dont nous venons de parler[10].

En jetant les yeux sur une carte de la Lombardie, il est impossible de ne pas être frappé par la vue de cette série de lacs parallèles entre eux et dirigés du nord au sud, dont la tête pénètre dans les chaînes secondaires des Alpes, tandis que l’extrémité méridionale s’effile dans la plaine : ce sont, en allant de l’ouest à l’est, les lacs d’Orta, Majeur, de Lugano, de Côme, d’Iseo et de Garde. Tous ces lacs ont un caractère commun : leur extrémité inférieure est circonscrite par une série de moraines concentriques déposées jadis par le glacier qui descendait dans la vallée où leurs bassins ont été creusés. Chacun d’eux a pour affluent principal un torrent ou une rivière qui le traverse dans toute sa longueur. Quelquefois la rivière a pu se frayer un chemin à travers les digues concentriques formées par les moraines frontales : c’est ainsi que le Tessin, sortant du lac Majeur à Sesto-Calende, circule entre les moraines qui dominent cette ville. L’Adda, ne pouvant franchir celles qui entourent la ville de Côme, s’échappe par le bout du lac qui aboutit à celle de Lecco. L’Oglio traverse le lac d’Iseo, et le Mincio sort du lac de Garde près de Peschiera ; mais la plupart de ces lacs sont barrés par des moraines en arc de cercle qui empêchent tout écoulement en aval ; alors le réservoir se décharge en amont ou sur les côtés. Ainsi le lac d’Orta se déverse par sa partie supérieure près d’Omegna, et ses eaux vont se réunir à celles de la Toce, qui se jette dans le lac Majeur près de Baveno. Les lacs de Varese et de Lugano, également barrés en aval, envoient leurs eaux au lac Majeur : il en est de même des petits lacs de Commabio et de Monate, dont les déversoirs, coulant du sud au nord, débouchent, le premier dans le lac de Varese, le second dans le lac Majeur. Les eaux des petits lacs de la Brianza s’écoulent dans celui de Lecco. Ces lacs, spécialement caractérisés par un écoulement anormal en amont, se rencontrent toujours dans le domaine des anciens glaciers : ils ont été désignés sous le nom de lacs morainiques. Nous les retrouverons dans les Vosges et dans les Pyrénées.

Le grand glacier dont les moraines terminales circonscrivent l’extrémité méridionale du lac Majeur descendait des Alpes pennines comprises entre le Mont-Rose, le Simplon et le Gries, dont les vallées débouchent dans celle de Domo-d’Ossola. Tous ces affluens réunis arrivaient au lac Majeur, usant et polissant les contre-forts de la vallée. Les montagnes granitiques voisines de Baveno faisaient saillie à l’entrée du golfe de même nom ; le glacier, en passant par-dessus, les a striées et arrondies. Partout d’énormes blocs erratiques provenant des Alpes sont semés sur les flancs des montagnes. Il en est un, composé de schiste serpentineux, qui se voit au-dessus du palais de la duchesse de Gênes, à Stresa ; j’en estime le volume à 1,500 mètres cubes. Sur le Motterone, au-dessus des îles Borromées, ces blocs s’élèvent à 850 mètres au-dessus du lac Majeur : c’était l’épaisseur du glacier en ce point. Là il se séparait en deux branches ; l’une occidentale, contournant le massif du Motterone, à poussé ses dernières moraines au-delà du lac d’Orta, qu’elles barrent complètement ; l’autre, plus considérable, rejoignait sur le promontoire de Pallanza le puissant glacier du Tessin descendu par la vallée Levantine des sommets du Saint-Gothard. Les deux glaciers réunis ont couvert tout le pays occupé par les lacs Majeur, Varese et de Lugano. Deux chemins de fer, celui de Sesto-Calende à Milan et celui d’Arona à Novarre, sont creusés dans le terrain erratique. De nombreux villages, Sessona, Golasecca, Somma et Crena, sont construits sur cette moraine qui sert de champ de manœuvres à l’armée italienne ; mais à partir de Gallarate on n’est plus dans le domaine du glacier. Sur le chemin de fer d’Arona à Novarre, on en sort un peu avant d’arriver à Ollegio. Cette immense moraine rejoignait près de Porlezza et de Côme celle du glacier de l’Adda, qui, des hauteurs du Splugen, descendait par la vallée de Chiavenna pour se réunir, à l’extrémité septentrionale du lac de Côme, à l’immense glacier qui remplissait la Valteline. Tous deux confondus ont occupé le bassin du lac et poussé leurs dernières moraines jusque près de Monza. Sur le lac de Xôme, la nappe de glace avait 700 mètres d’épaisseur ; en effet, sur le Monte-San-Primo, élevé de 1,595 mètres au-dessus de la branche orientale, sir Henri de la Bêche signalait, il y a déjà longtemps, un bloc appelé il Sasso-di-Lentina, long de 18 mètres, large de 12, haut de 8, et élevé de 700 mètres au-dessus du niveau du lac.

Un glacier relativement petit débouchait par le val Camonica, entre Bergame et Brescia ; mais celui qui correspond au lac de Garde rivalise avec ceux des grands lacs lombards. Toutes les collines aux environs de Peschiera sont des moraines. Formant une ligne de défense pour la Vénétie, elles ont été le théâtre de sanglans combats et arrosées de sang français, allemand et italien. Lonato, Castiglione, San-Martino, Solferino, sont situés sur la moraine. Ces collines, composées de matériaux erratiques, rompent seules l’uniformité de la plaine lombarde, et c’est toujours là que se livreront les batailles dont là possession de la Vénétie sera l’enjeu. Avant la bataille de Solferino, les Autrichiens occupaient le revers oriental de la moraine, et les Français durent les déloger de ces hauteurs, champ de manœuvres habituel de l’armée du quadrilatère. En se retirant sur Vérone, les vaincus traversèrent l’amphithéâtre morainique dans toute sa largeur.

La dernière grande moraine terminale que nous ayons à signaler est celle du glacier qui descendait des Alpes carniques par la vallée du Tagliamento : elle occupait un district étendu situé au nord de la ville d’Udine. Plus à l’est, les montagnes sont trop basses pour avoir engendré ces puissantes nappes de glace qui envahirent jadis la grande plaine comprise entre les Alpes cottiennes et la mer Adriatique.

Les études sur les phénomènes glaciaires dans le nord de l’Italie ont soulevé plusieurs questions, et d’abord celle-ci : l’existence des nombreux lacs du versant méridional et du versant septentrional des Alpes se rattache-t-elle à la présence des moraines ? Il est certain que ces lacs n’auraient ni la même forme ni la même étendue, si les moraines qui les côtoient et surtout celles qui les circonscrit vent à leur extrémité inférieure n’avaient pas été édifiées pendant la période glaciaire ; mais la plupart de ces lacs n’en existeraient pas moins, leur profondeur le prouve : ils sont le résultat de grandes fractures produites par la dislocation des couches solides du globe. Ainsi le fond du lac Majeur est au-dessous du niveau de la mer, car ce lac, élevé de 197 mètres au-dessus de la Méditerranée, a jusqu’à 854 mètres de profondeur. Le lac de Côme, élevé de 218 mètres au-dessus de la mer, a une profondeur de 604 mètres, et celui d’Iseo, dont l’altitude est de 197 mètres, a 340 mètres de fond. Mais comment les anciens glaciers ont-ils traversé ces bassins lacustres ? Ces bassins étaient-ils vides ou remplis par les masses de cailloux charriés par les rivières et les torrens qui se jetaient dans leur sein ? le glacier a-t-il creusé de nouveau ces lacs comblés par l’apport des eaux, ou bien remplissait-il tout le creux de la dépression, hypothèse qui, sur le lac Majeur, assignerait au glacier de la Toce, près des îles Borromées, une puissance de 1,250 mètres ? ou bien encore le glacier surplombait-il le lac comme ceux du Spitzberg surplombent la mer ? Toutes ces questions divisent les géologues. Quelques-uns, MM. de Mortillet, Gastaldi, Omboni, Ramsay, Lory, pensent que les glaciers ont creusé les lacs ou du moins leurs bassins, comblés préalablement par l’apport des eaux diluviennes : ils soutiennent la théorie de l’affouillement glaciaire, MM. Murchison, Desor, Alphonse Favre, Benoît, J. Bail, la combattent. Il m’est impossible de reproduire ici toutes les raisons données de part et d’autre. Il y a, dans les rapports du terrain erratique avec les lacs et les nappes de cailloux roulés de l’un et de l’autre versant alpin des particularités singulières et inexpliquées jusqu’ici : elles seront éclaircies à leur tour par une hypothèse ou par l’autre. La tâche du vulgarisateur est de présenter au public les faits bien constatés et les théories généralement admises par les savans, mais son devoir est de lui épargner les doutes, les incertitudes et les discussions qui forment pour ainsi dire l’avant-garde de la science et préparent la conquête de la vérité.

Dans cet exposé de l’ancienne extension des glaciers alpins, nous avons toujours, pour ne pas compliquer le sujet, parlé comme s’il n’y avait eu qu’une seule époque glaciaire : il y en a eu réellement deux. Une première, plus étendue, c’est celle pendant laquelle les glaciers du Rhône et de l’Isère ont dépassé le Jura et se sont étendus jusqu’à Lyon. À la même époque, le glacier du Rhin atteignait les Vosges. Les moraines, les gros blocs erratiques appartiennent à la seconde époque. C’est le professeur Oswald Heer, botaniste et géologue de Zurich, qui a le mieux établi l’existence de ces deux époques. Voici les faits : près d’Utznach et de Dürnten, à l’extrémité du lac de Zurich, à Mœrschweil, dans le canton de Saint-Gall, et à Unterwetzikon, dans celui de Zurich, se trouvent des bancs de lignite ou bois fossile. M. Heer a reconnu que ces lignites avaient été formées par des essences actuellement existantes en Suisse, le sapin, le pin sylvestre, l’if, le mélèze, le bouleau, le chêne, l’érable-sycomore, accompagnés de plantes marécageuses également communes dans les environs encore aujourd’hui ; mais le plus extraordinaire, c’est que ces lignites sont accompagnés d’ossemens et de dents d’éléphant (Elephas antiquus, forme très rapprochée de l’éléphant d’Afrique). Un squelette presque complet de rhinocéros (Rhinoceros Merkii, voisin du rhinocéros à deux cornes du Cap), a été exhumé à Dürnten, avec un bœuf (Bos primigenius). On a trouvé de plus des dents de l’ours des cavernes (Ursus spelœus). Ces animaux, tous disparus, vivaient donc au milieu d’une végétation semblable à la végétation que nous connaissons et par conséquent sous un climat peu différent du climat actuel ; mais ces animaux et ces plantes ont été précédés d’une époque glaciaire. En effet, les lignites comme les ossemens reposent sur un lit de cailloux erratiques provenant des Alpes, dont quelques-uns sont manifestement rayés. Les traces de ce terrain glaciaire ancien ont été retrouvées aux environs de Nyon dans le canton de Vaud, à Thonon dans la Haute-Savoie, par les géologues suisses, et en Dauphiné par M. Scipion Gras.

Ainsi donc à une époque dont l’imagination n’ose fixer ni l’éloignement ni la durée, des chênes, des pins, des sapins, des mélèzes croissaient en Suisse ; mais des animaux disparus aujourd’hui parcouraient ces forêts. Cette époque si semblable à la nôtre est intercalée entre deux périodes glaciaires. En effet, si nous demandons maintenant à M. Heer et à ceux qui ont étudié ces curieuses localités quels sont les terrains qui recouvrent ces lignites et ces ossemens, ils nous apprendront quelles sont les époques géologiques qui ont succédé à la première période glaciaire. On trouve d’abord une épaisseur de cailloux roulés stratifiés, c’est-à-dire disposés par lits réguliers dont les matériaux ne sont pas de même volume, tantôt sable, tantôt cailloux de diverses grosseurs. C’est ce que l’on nomme un terrain diluvien ou diluvium, déposé par des eaux courantes. Sur ce diluvium reposent les moraines et les gros blocs erratiques transportés par les glaciers pendant la seconde période de froid. Si la Suisse et la Savoie offraient seules des exemples semblables, on ne serait pas en droit d’affirmer l’existence de deux périodes glaciaires ; mais nous verrons ces deux périodes se dessiner d’une manière encore plus irrécusable dans les îles britanniques et dans le nord de l’Amérique. Nous en concluons qu’elles ont existé partout ; mais partout aussi c’est la seconde qui a laissé les traces les plus nombreuses, les plus manifestes, c’est celle que les géologues ont plus particulièrement étudiée.


V. — ANCIENS GLACIERS DES PYRENEES.

Nous savons déjà que les glaciers actuels des Pyrénées restent suspendus aux flancs des montagnes et ne descendent point dans les vallées : ce sont des glaciers de second ordre ; ils n’ont pas moins à une certaine époque envahi toute la chaîne. Malgré la situation méridionale des Pyrénées et la moindre hauteur des cimes principales, comparée à celles des Alpes, quelques-uns de ces glaciers ont débouché dans la plaine. Dès qu’on a pénétré dans les vallées pyrénéennes, les traces glaciaires se montrent de tous côtés. Je me bornerai à signaler aux lecteurs les localités les plus remarquables, telles que les roches moutonnées, polies et striées du col de Venasque et de la vallée d’Essera, sur la route de l’hospice à la Maladetta, — celles des environs du Lac-Bleu, les schistes serpentineux polis et lustrés à l’entrée de la gorge de Scia, les roches moutonnées en amont du chaos de Gavarnie, au-dessus de Gèdre, aux alentours du pont d’Espagne près de Cauterets, — les surfaces striées qu’on laisse à gauche de la route avant d’arriver aux Eaux-Chaudes et entre ces thermes et la belle grotte traversée par un ruisseau. Les blocs erratiques ne manquent nulle part, mais les moraines les plus remarquables sont d’abord celle qui a barré le lac d’Oo, une autre qui s’étend de Garin à Castillon, au débouché de la vallée d’Oo. Les anciennes moraines latérales du glacier du pic du Midi dans la vallée de Grip, au sommet de celle de Campan, sont aussi démonstratives que celles des Alpes le plus souvent citées. Toutes les promenades aux environs des Eaux-Bonnes ont été découpées dans des moraines, et on peut y reconnaître les roches erratiques les plus communes des Pyrénées : les granites blancs de la chaîne centrale, les calcaires noirs et les ophites. Dans la plupart de ces moraines, on trouve, en cherchant avec soin, des cailloux rayés ou frottés. Tous les signes caractéristiques de l’action des glaciers se rencontrent donc réunis dans les Pyrénées. Le plus considérable était celui qui, partant des cirques de Gavarnie et de Troumouse, descendait vers Luz, où il recevait l’affluent de Barèges, puis à Pierrefitte, où il était rejoint par celui de Cauterets, au pied du pic de Viscos. De là les deux glaciers réunis s’avançaient dans la large vallée d’Argelez et arrivaient à Lourdes. Les innombrables blocs erratiques accumulés sur la montagne de Beout et en face sur le pic de Geer montent jusqu’à une hauteur de 420 mètres au-dessus du gave de Pau. La limite supérieure de ces blocs nous démontre que le glacier avait cette épaisseur lorsqu’il débouchait de la vallée d’Argelez dans la plaine sous-pyrénéenne. Aussi s’est-il étendu plus loin et a-t-il laissé aux environs de Lourdes un grand nombre de blocs et de moraines, témoins des longues stations qu’il a faites en se retirant. Le chemin de fer de Lourdes à Tarbes coupe dans l’espace de 4 kilomètres sept moraines terminales, dont la dernière est située immédiatement après le village d’Adé. Les tranchées de la voie ferrée de Lourdes à Pau sont coupées dans le terrain erratique jusqu’au village de Peyrouse. Le lac de Lourdes, qui rappelle sous tant de points de vue les jolis lacs de l’Ecosse, est un lac morainique : son écoulement se fait en amont, et ses eaux se versent dans le gave de Pau, près de Birens. Les alentours du lac sont couverts de blocs erratiques de granite énormes. Les plus gros de ces blocs se trouvent entre le lac et le village de Poueyferré. J’en ai mesuré un avec mon ami M. Edouard Collomb, qui avait 9m 50 de long, 7m40 de large et 3m60 de haut. Beaucoup de ces blocs sont dans des positions très pittoresques ; c’est dans les terres incultes envahies par les fougères et les ajoncs, au milieu des bois de chênes et de châtaigniers, qu’il faut les chercher, et la vue de ces beaux blocs nous a fait souvent regretter que la colonie de paysagistes établie près de la forêt de Fontainebleau ne détachât pas un de ses membres pour peindre ces groupes pittoresques. Calame donnait jadis rendez-vous à ses élèves au milieu des blocs erratiques du Kirchet, près de Meyringen ; ceux des environs de Lourdes n’ont rien à leur envier, et la vue des Pyrénées dans le lointain forme un fond de paysage plus grandiose que les contre-forts trop rapprochés de la vallée de Hasli, Les principales roches à l’état erratique autour de Lourdes sont les granites blancs, les quartzites rougeâtres, les schistes maclifères, les ophites vertes et les calcaires noirs, souvent usés et rayés. Le géologue qui voudrait d’autres preuves du long séjour que le glacier a fait sur ces collines aujourd’hui si riantes n’a qu’à visiter la Grotte-Miraculeuse, à 2 kilomètres de Lourdes. Sur la route, il verra des rochers calcaires exploités en carrières, arrondis, polis et striés partout où les ouvriers ont mis la surface à découvert. L’église qui surmonte la grotte est elle-même construite sur une roche moutonnée et placée devant une moraine composée en grande partie de boue glaciaire dans laquelle les cailloux rayés ne sont pas rares. Nous nous sommes assurés, M. Collomb et moi, que la limite extrême du glacier de Lourdes passait par les villages de Peyrouse, Loubajac, Adé, Juloz et Arcizac-ès-Angles, Au-delà, la plaine est nivelée comme la surface d’un lac, et s’étend jusqu’au plateau de Lannemezan, dont l’origine et la nature géologique sont encore à l’état de problème.

Les autres anciens glaciers des Pyrénées ne paraissent pas être sortis des vallées pour déboucher dans la plaine. Les accumulations de matériaux erratiques que l’on trouve à l’issue de ces vallées ne portent pas des signes assez caractéristiques de leur origine glaciaire pour qu’on puisse affirmer dès aujourd’hui qu’elles ne sont pas uniquement l’œuvre des eaux diluviennes. Ces terrains réclament de nouvelles études. La société Ramond, fondée pour l’exploration des Pyrénées, compte parmi ses membres des géologues assez autorisés pour dissiper les doutes qui planent encore sur l’agent qui a transporté ces innombrables débris empruntés à la chaîne pyrénéenne.

On a signalé des preuves de l’ancienne extension des glaciers sur l’autre versant des Pyrénées, dans les vallées d’Essera et de Carol, aux alentours de la forteresse de Mont-Louis ; mais la topographie complète de ces domaines erratiques est encore à faire. Nous savons seulement par le regrettable géologue espagnol Casiano de Prado que les dernières traces se trouvent dans les montagnes de Galice. Au sud de cette chaîne, on n’en rencontre plus. Malgré les explorations de deux géologues très compétens, MM. Schimper et Collomb, nous resterons dans le doute au sujet de la Sierra nevada de Grenade. Les terrains de transport qu’ils y ont aperçus pourraient bien être l’œuvre des eaux, et eux-mêmes hésitent à leur attribuer une autre origine. En Afrique, la chaîne de l’Atlas et les montagnes de la Kabylie, où les érosions aqueuses ont joué un rôle si considérable, ne présentent aucune trace de terrain erratique. C’est donc en Espagne, sous le 42e degré, que nous poserons en Europe la dernière limite de l’ancienne extension des glaciers autour des massifs montagneux. Cette limité se rapprocherait évidemment, de l’équateur, si l’Espagne ou l’Italie méridionale avait des montagnes plus élevées et des massifs plus considérables.


VI. — ANCIENS GLACIERS DES VOSGES ET DU JURA.

Les cirques élevés des Alpes et des Pyrénées recèlent encore les restes et pour ainsi dire les embryons de ces immenses glaciers qui ont jadis couvert les plaines environnantes. Il n’en est pas de même des Vosges ; dont les sommets les plus élevés, le Hoheneck, le Drumont, le Belchenberg, le ballon d’Alsace, celui de Guebwiller, ne s’élèvent pas même à 1,500 mètres au-dessus de la mer : aussi actuellement les neiges disparaissent-elles complètement en été dans la chaîne des Vosges, qui ne compte pas un seul glacier en activité ; mais pendant la période de froid les vallées qui descendent des points culminans étaient occupées par des glaciers permanens de plusieurs kilomètres d’étendue. Comme ceux des Alpes, ils ont poli et strié les durs granites des Vosges et édifié des moraines à leur extrémité. Dès 1838, elles avaient été signalées par le colonel du génie Félix Leblanc, puis décrites par MM. Renoir, Hogard et Éd. Collomb. Ces moraines sont d’autant plus frappantes qu’elles ont précisément les dimensions de celles que les glaciers actuels construisent de nos jours. En effet, les anciens glaciers des Vosges n’étaient pas plus grands que ceux de la Suisse ne le sont aujourd’hui. Quand le géologue se trouve en présence d’une moraine de 600 mètres de haut, telle que la Serra, près d’Ivrée, ou au milieu d’une contrée couverte tout entière de débris erratiques, telle que les environs de Varese, en Piémont, ou ceux de Peschiera, en Vénétie, son imagination est effrayée et sa raison hésite. Rien de semblable dans les Vosges. Tous les effets du glacier sont sous nos yeux comme nous les retrouvons en Suisse, la glace seule a disparu. Ainsi un glacier descendait jadis des hauteurs du Hoheneck dans la vallée de Saint-Amarin ; il avait 15 kilomètres de long. Dans son trajet, il a déposé des débris en amont de tous les monticules qui font saillie dans la vallée, poli et strié les roches, schisteuses où elle a été creusée et édifié à son extrémité trois moraines terminales couvertes de blocs erratiques au milieu desquels s’élèvent les belles manufactures de Wesserling. Deux longues moraines latérales accompagnaient ce glacier dans tout son parcours. Les limites de ce glacier et celles des affluens sont si évidentes que M. Éd. Collomb[11] a pu restaurer l’ancien glacier de Saint-Amarin, comme un habile architecte restaure un temple antique à l’aide des fondations que ses fouilles mettent à découvert et des pans de l’édifice qui subsistent encore. Un autre glacier descendait dans la vallée de Giromagny, et ses dernières moraines portent la ville de même nom ; mais le plus intéressant est celui de la vallée de Gerardmer. Descendu également des hauteurs du Hoheneck, il a déposé ses moraines terminales près de Rainbrice, au-dessus du Tholy[12]. Ces moraines forment un triple barrage qui ferme entièrement la vallée. Les eaux des parties supérieures, arrêtées dans leur cours, entretiennent des marais tourbeux qui occupent le fond du bassin. Une seconde moraine, précédée également en amont d’une tourbière, se trouve près de la scierie du Belliard, et plus haut une troisième moraine a créé le lac de Gerardmer. La digue morainique le barrant complètement, le lac se déverse par son extrémité supérieure, près du village de Gerardmer, dans une gorge appelée la Gauche-de-Vologne. Ce lac présente donc ce caractère des lacs morainiques que nous avons déjà signalé chez ceux d’Orta, de Varese, de Lourdes, etc. Plus haut, on rencontre de nouveau une moraine précédée d’une tourbière, et on arrive au joli lac de Longemer dont l’origine est la même que celle du lac de Gerardmer. Son écoulement se fait par l’aval, mais ses eaux vont rejoindre celles de Gerardmer dans la Gauche-de-Vologne. Le lac de Retournemer n’est pas morainique, il est contenu dans une cuvette de granite porphyroïde. Si, traversant le Fachepremont, le voyageur entre dans l’étroit vallon de Chayoux, il trouvera le petit lac de Lispach également barré par une moraine, à laquelle en succède une série d’autres échelonnées d’amont en aval, jusque dans le voisinage de la Bresse. Dans les vallées de la Moselle et de la Moselotte, sur la route de Remiremont à Saint-Amarin, on reconnaît également de nombreuses moraines depuis Rupt jusqu’à Bussang. Au-dessus de Maxenchamp, on visite avec intérêt le petit lac morainique de Fondromé et de belles roches polies près du tissage des Maix.

Nous croyons en avoir dit assez pour éveiller chez le lecteur le désir d’étudier le phénomène erratique dans la contrée où il est le plus facile à embrasser dans son ensemble et à visiter dans ses détails, sans fatigue et sans difficultés, au milieu des sites les plus admirables et dans le voisinage de villes ou de stations thermales, telles que Luxeuil, Remiremont, Thann, Bussang et Plombières. Pour guides, le voyageur aura les ouvrages si bien illustrés de MM. Hogard et Collomb, et pour terme de comparaison les glaciers des Alpes que la vapeur a mis à quelques heures de leurs anciens voisins de la chaîne des Vosges. Situé en face d’elle, la Schwarzwald ou Forêt-Noire recèle aussi des traces d’anciens glaciers, mais moins évidentes que celles que nous venons d’indiquer.

La chaîne du Jura, dont les points les plus élevés, le Chasseral, la Dôle, le Grand-Colombier de Gex et le Reculet, sont compris entre 1,617 et 1,720 mètres, a eu ses propres glaciers pendant la période de froid. Les traces en sont peu visibles, et cela pour deux raisons bien simples. 1° Le Jura ayant été envahi par les immenses glaciers du Rhône et de l’Isère, ceux-ci ont laissé leur empreinte à la surface du sol, et le géologue est embarrassé pour distinguer la roche polie et striée par le glacier alpin de celle qui le serait par un petit glacier jurassique ; 2° la chaîne est entièrement calcaire : il en résulte que les blocs et les cailloux glaciaires le sont aussi, et la nature de la roche en place est souvent identique à celle des matériaux erratiques qu’elle supporte. Dans les Alpes, les Pyrénées et les Vosges, il en est rarement ainsi. Les moraines, composées de roches cristallines, reposent sur des schistes, des calcaires, du terrain crétacé ou de la molasse, et le contraste de ces roches disparates facilite singulièrement le diagnostic des moraines, qui se distinguent à première vue des éboulemens et des autres accumulations de terrain de transport avec lesquels on pourrait les confondre.


VII. — ANCIENS GLACIERS DES AUTRES CHAINES DE MONTAGNES.

C’est en vain que de savans géologues ont cherché les traces d’anciens glaciers dans les montagnes de l’Auvergne et dans celles des Cévennes. Peut-être ces chaînes n’en ont-elles jamais recelé à cause de leur situation plus méridionale et du peu d’élévation qu’elles présentent. Cependant en Auvergne le Puy de Sancy a 1,886 mètres d’altitude, le Plomb du Cantal 1,856. Dans les Cévennes et la Lozère, le Crucinas s’élève à 1,718 mètres, le mont Lozère à 1,690 et l’Aigoual à 1,564 mètres ; mais dans les deux pays le granite, qui fournit partout les blocs erratiques les plus volumineux et les plus durables, se décompose si facilement que, si jamais des blocs de cette roche ont été transportés par d’anciens glaciers, ils se sont désagrégés et ont disparu depuis longtemps. En Auvergne, un autre phénomène, probablement postérieur à l’extension des glaciers, les éruptions des pays volcaniques vomissant des cendres, des rapilli et des bombes, les coulées de laves épanchées dans les vallées ont détruit et masqué le phénomène erratique.

Toutes les parties du globe étudiées sous ce point de vue offrent des preuves de l’ancienne extension des glaciers dans les montagnes assez hautes pour en présenter encore quelques restes. Je rappellerai seulement les chaînes du Caucase, de l’Himalaya, des Cordillères, de la Nouvelle-Zélande, énumérées déjà dans l’article précédent. Partout dans ces montagnes on a constaté que les glaciers ont eu jadis plus d’étendue que dans la période actuelle.

Sur les côtes de la partie méridionale du Chili, par 43 degrés de latitude sud, d’innombrables blocs granitiques originaires des Cordillères, bordent la côte, où Charles Darwin les a observés le premier : ils sont communs autour du lac Llanquihue, siège d’une colonie allemande très florissante. Le Dr Fonck, médecin de cette colonie, les a trouvés surtout abondans à l’entrée du golfe étroit de Reloncavi et en face de toutes les vallées qui descendent de la Cordillère[13].

Le fait le plus récent et le plus extraordinaire en ce genre a été signalé dernièrement par le professeur Agassiz[14] au Brésil. Les collines de Tijuca, élevées de 550 mètres au-dessus de la mer et situées à 11 kilomètres de Rio-Janeiro, sont couvertes de blocs erratiques aussi bien caractérisés que ceux de la Nouvelle-Angleterre. L’état de désagrégation de toutes les roches du Brésil, granite, gneiss, micaschiste, schistes argileux, rend l’étude du phénomène glaciaire fort difficile : on ne trouve pas de roches polies ou striées, et la couche meuble, résultat de leur décomposition, masque ou simule le terrain erratique transporté par les glaciers.

Nous venons d’exposer succinctement, mais complètement, l’état de nos connaissances actuelles sur l’ancienne extension des glaciers dans les chaînes de montagnes et les plaines qui les environnent. Dans une dernière étude, on traitera de l’extension des glaces polaires en Europe et en Amérique et des modifications de la flore et de la faune du globe pendant cette période. Nous verrons que l’homme existait pendant ou même avant la seconde période glaciaire. Enfin nous indiquerons les hypothèses proposées pour les expliquer toutes deux. Nous n’en adopterons aucune : elles prouvent une fois de plus combien la science est riche de faits et pauvre d’explications. Les questions de cause et d’origine feront éternellement le désespoir de la curiosité humaine. Un point d’interrogation, telle est l’invariable conclusion de ce genre de recherches.


CH. MARTINS.

  1. A 310 mètres au-dessus de la partie supérieure du glacier de l’Aar, Voyez la planche A des Nouvelles études sur les Glaciers de M. Agassiz.
  2. 1er mars 1847.
  3. Voyez sur cet ancien glacier, Oswald Heer, Die Urwelt der Schweiz, p. 525.
  4. Voyez Excursions-Karte des Schweizer Alpen-Club, 1864-1865.
  5. Agassiz, Nouvelles études sur les Glaciers. Atlas, pl. III.
  6. Voyages dans les Alpes, § 227.
  7. Revue des Deux Mondes, 1er mars 1847.
  8. Voyez Bulletin de la Société géologique de France, 2e série, t. XX, p. 363, 1863, et Géologie du Dauphiné, p. 665, 1860.
  9. Voyez sur la Crau l’ouvrage intitulé : Du Spitzberg au Sahara, p. 427.
  10. Voyez, pour plus de détails, Essai sur les terrains superficiels de la vallée du Pô, par MM. Ch. Martins et B. Gastaldi (Bulletin de la Société géologique de France, 1850. 2e série, t. II, p. 387).
  11. Preuves de l’existence d’anciens glaciers dans la vallée des Vosges, pl. I.
  12. Voyez la feuille 85 de la carte de l’état-major.
  13. Petermann’s Geographische Mitheilungen, 1866, p. 469.
  14. Annual Report of the trustees of the Museum of comparative Zoologie at Harvard College, 1865 ; Boston 1866.