Les Garibaldiens/Texte entier

Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs (p. 1-374).

LES


GARIBALDIENS




I

Le Lombardo et le Piemonte


Gênes, 28 mai 1860.


Il y a douze jours que je suis arrivé à Gênes, sur ma goëlette l’Emma, dont l’entrée dans le port a produit — grâce à la réputation qu’on a bien voulu lui faire — une sensation à rendre jalouse l’escadre du vice-amiral Le Barbier de Tinan, qui croise dans ces parages !

Comme, avant d’y faire cette nouvelle station, j’avais déjà mis pied à Gênes trente ou quarante fois peut-être, ce n’est point la curiosité qui m’y attirait.

Non.

Je venais y écrire la fin des Mémoires de Garibaldi, quand je dis la fin, vous comprenez que c’est la fin de la première partie que je veux dire. Au train dont il va, mon héros promet de me fournir une longue suite de volumes !

À peine débarqué, j’appris que Garibaldi était parti pour la Sicile, dans la nuit du 5 au 6 mai. Il était parti laissant des notes pour moi entre les mains de notre ami commun l’illustre historien Veechi, et priant Bertani, Sacchi et Medici de compléter verbalement les détails qu’il n’avait pas le temps de me donner [1].

Il en résulte que, depuis douze jours, je suis installé à l’hôtel de France, où je travaille seize heures sur vingt-quatre ; ce qui, du reste, ne change pas grand’chose à mes habitudes.

Depuis ces douze jours, les nouvelles les plus contradictoires nous arrivent de Sicile ; on ne sait rien de positif au delà du 9 à six heures de l’après-midi.

Voici ce qui s’est passé dans la nuit du 5 au 6 mai et les Jours suivants, jusqu’au 9.

Le soir du 5, Garibaldi avait adressé au docteur Bertani une lettre que je vais transcrire. Cette lettre, avec deux autres que le général a écrites au colonel Sacchi et au colonel Medici, sont les seules lettres authentiques.

La lettre au colonel Sacchi avait pour but de le consoler de ce que Garibaldi n’eût point accepté ses services. Sacchi, pour suivre Garibaldi, dont, à Montevideo, il était le porte-étendard, voulait donner sa démission de colonel au service de la Sardaigne ; mais Garibaldi, comme il l’a dit-lui-même, fait la guerre pour son compte, et c’est ainsi que, afin de ne point compromettre le roi Victor-Emmanuel dans son expédition, qui peut n’être qu’une échauffourée, il a refusé de prendre avec lui aucun officier ni aucun soldat de l’armée sarde.

La lettre à Medici avait également pour but de le consoler d’être laissé à Gênes. « Mais, à Gênes, lui disait Garibaldi, tu seras plus utile à l’entreprise que tu ne le serais peut-être en Sicile. »

Et, en effet, à Gênes, c’est Medici qui prépare deux nouvelles expéditions : celle d’un premier bateau à vapeur qui est parti hier et qui porte cent cinquante hommes et mille fusils ; celle de deux autres bateaux à vapeur qui doivent porter deux mille cinq cents volontaires, des munitions et des armes, et qui partiront dans quelques jours.

Les deux bâtiments sont achetés et ont coûté sept cent mille francs ; les volontaires se rassemblent ; Medici, qui commandera les deux vapeurs, fait les enrôlements.

Les fonds sont fournis par des souscriptions ouvertes dans les principales villes d’Italie ; en ce moment, ils dépassent un million.

Quant à la lettre écrite par Garibaldi à Bertani, qui, avec La Farina, a le maniement de ces fonds, la voici :

« Gênes, 5 mai.

------» Cher Bertani,

» Appelé de nouveau sur la scène des événements de la patrie, je vous laisse la mission suivante : réunir tous les moyens qu’il vous sera possible pour nous aider dans notre entreprise ; faire comprendre aux Italiens que, s’ils s’entr’aident avec dévouement, l’Italie sera faite en peu de temps et avec peu de dépenses, mais qu’ils n’auront point accompli leur devoir lorsqu’ils se seront bornés à prendre part à quelque stérile souscription ; que l’Italie libre d’aujourd’hui, au lieu de cent mille soldats, doit en armer cinq cent mille, nombre qui, certainement, n’est point en disproportion avec la population, et qui est celui des troupes des États voisins qui n’ont point d’indépendance à conquérir ; qu’avec une telle armée, l’Italie n’aura pas besoin de patrons étrangers qui la dévorent peu à peu sous prétexte de la délivrer ; que partout où les Italiens combattent les oppresseurs, il faut encourager les braves et les pourvoir de ce qui est nécessaire pour leur route ; que l’insurrection sicilienne doit être aidée non-seulement en Sicile, mais partout où il y a des ennemis à combattre. Je n’ai point conseillé l’insurrection en Sicile ; mais j’ai cru qu’il était de mon devoir d’aider nos frères dès l’instant où ils en sont venus aux mains. Notre cri de guerre sera : Italie et Victor-Emmanuel ! et j’espère que, cette fois encore, la bannière italienne ne recevra pas d’affront.

» Votre affectionné,
» G. Garibaldi

Le départ était fixé pour dix heures du soir ; à dix heures donc, Garibaldi s’embarquait à la villa Spinola ; c’est là qu’il avait passé, chez Vecchi, le dernier mois de son séjour à Gênes, mois pendant lequel il avait fait tous les préparatifs de son expédition.

Qu’on nous permette d’entrer dans les moindres détails. Si cette expédition réussit, si elle a les immenses résultats qu’en réussissant elle doit avoir, elle sera, avec le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, un des grands événements de notre dix-neuvième siècle, si fécond en événements. Alors, quand l’historien prendra la plume pour écrire cette merveilleuse épopée — du dénoûment de laquelle je ne doute pas en songeant à l’homme prédestiné qui en est le héros — il sera heureux de trouver, chez un témoin à peu près oculaire, des faits pittoresques malgré leur réalité.

À dix heures et quelques minutes, Garibaldi sortait de la villa Spinola, et descendait vers la mer, accompagné d’un grand nombre de ses officiers.

À ses côtés était l’historien La Farina.

Medici était absent. Quand je lui demandai d’où venait cette absence :

— Si j’avais été là, me répondit-il, je n’aurais jamais eu le courage de le laisser partir sans moi.

Descendu par le petit sentier qui conduit de la villa Spinola au bord de la mer, le général y trouva une trentaine de barques qui attendaient les volontaires.

Appel fait, il se trouva qu’ils étaient mille quatre-vingts hommes.

Au fur et à mesure que les barques se remplissaient, elles prenaient le large ; le dernier bateau qui quitta le bord portait le général Garibaldi et Turr, son aide de camp. La mer était parfaitement calme, la lune splendide, le ciel d’azur.

On attendit : les bateaux à vapeur devaient paraître vers onze heures ; à onze heures et demie, pas de bateaux à vapeur ! — À propos, disons quels étaient ces bateaux à vapeur, et de quelle façon on se les était procurés.

À neuf heures, Nino Bixio et une trentaine d’hommes s’étaient embarqués à la Marina à Gênes ; ils avaient ramé dans deux embarcations, quinze hommes vers le Piemonte, quinze hommes vers le Lombardo ; ils avaient grimpé à l’abordage, avaient enfermé dans la chambre de l’avant les matelots, les mariniers et les officiers qui étaient à bord.

Tout avait été à merveille jusque-là.

Mais, quand il avait fallu chauffer, appareiller, lever l’ancre, les premières difficultés s’étaient fait sentir.

Personne n’était mécanicien, personne n’était chauffeur, personne enfin n’était marin à bord de l’un ou de l’autre des deux bâtiments.

De là venait le retard.

Garibaldi, ne voyant rien paraître, s’impatienta ; il fit passer Turr sur une autre barque, et, avec six rameurs seulement, il se dirigea vers le port de Gênes, distant de trois milles, à peu près.

Il trouva les deux bâtiments capturés, mais les captureurs dans le plus grand embarras.

En un instant les bâtiments furent chauffés, les ancres se trouvèrent à leur chaîne, et l’on fut prêt à se mettre en route.

Pendant ce temps, une barque montée par un seul homme entrait dans le port de Gênes.

Cet homme, c’était Turr, qui, s’impatientant à son tour, voulait voir ce qu’était devenu son général, comme son général avait voulu voir ce que devenaient ses bâtiments.

Turr monta à bord du Piemonte, qui devait être commandé par Garibaldi.

Nino Bixio, le plus marin de la troupe après le général, commandait le Lombardo.

On se mit en route et on rejoignit les barques vers trois heures et demie du matin.

La plupart des hommes, balancés sur les vagues depuis cinq heures, avaient le mal de mer et étaient tombés au fond des barques ; d’autres, restés sains et saufs, — c’était le petit nombre, — se tenaient debout ; quelques-uns avaient eu la chance de s’endormir.

On fit passer les hommes des barques sur les bâtiments ; dans la confusion inséparable d’une pareille opération, une barque s’égara.

C’était celle qui portait la poudre, les balles et les revolvers ; personne ne fit attention à sa disparition.

On mit le cap sur Talamone.

On devait y descendre une soixantaine d’hommes.

Ces soixante hommes avaient une mission fort dangereuse, fort ingrate et fort importante.

Ils devaient faire irruption dans les États romains, en criant : « Vive le roi Victor-Emmanuel ! vive Garibaldi ! »

La nouvelle se répandrait rapidement qu’un coup de main avait été tenté sur les États pontificaux, de sorte que, lorsque le départ de Garibaldi serait connu, le roi de Naples, rassuré par les nouvelles qui lui viendraient des États romains, ne regarderait même pas du côté de la Sicile.

Voilà le véritable motif de cette irruption dans les États romains, qui eût été une stupide folie si elle n’eût été une habile ruse de guerre.

Le temps demeura assez beau jusqu’à onze heures du matin ; vers onze heures, il se gâta et la mer commença de grossir. Le Piemonte marchait le premier ; le Lombardo suivait à trois ou quatre milles.

Garibaldi commandait en réalité les deux bâtiments, le sien avec la voix, celui de Nino Bixio avec des signaux ; il n’y avait à bord ni une carte, ni un sextant, ni un chronomètre.

La mer continuait de grossir ; les trois quarts des volontaires étaient couchés sur le pont des deux bâtiments, incapables de faire un seul mouvement ; le sirocco soufflait.

Tout à coup, vers le soir, un cri se fit entendre :

— Un homme à la mer !

En un instant, tout ce qui pouvait se tenir sur ses jambes se précipita du côté où le cri avait retenti.

Garibaldi avait sauté sur un tambour et avait donné l’ordre de descendre un canot.

Quatre hommes et un officier s’y élancèrent pendant que Garibaldi, descendant du tambour et courant vers la machine, faisait stopper le bâtiment.

Il était tout à bord.

Le canot volait sur la mer dans la direction où l’homme avait disparu ; chacun le suivait des yeux avec anxiété. Tout à coup un des rameurs abandonne son aviron, plonge dans l’eau son bras et une partie de sa poitrine, et amène un homme par les cheveux.

Un seul cri sortit de toutes les poitrines :

— Vivant ? demandèrent cinq cents voix.

— Vivant ! répondirent les hommes de la barque.

— Bravo ! s’écria Garibaldi ; cela nous eût porté malheur, si cet homme se fût noyé.

L’homme fut remonté sans connaissance sur le bâtiment ; alors on reconnut qu’il n’était point tombé à la mer, mais qu’il s’y était jeté volontairement.

C’était une espèce de fou, atteint de la manie du suicide ; déjà il s’était, pendant la nuit, jeté à la mer du haut d’une barque ; c’était la seconde fois qu’on le repêchait[2].

Un instant après cet accident, Garibaldi faisait au Lombardo le signal de se rallier à lui.

Le Lombardo se rapprocha jusqu’à portée de la voix.

— Combien de fusils as-tu à bord ? cria Garibaldi à Nino Bixio.

— Mille, répondit celui-ci.

— Et de revolvers ?

— Pas un.

— Et de munitions ?

— Aucune.

Ce fut alors qu’on s’aperçut que la barque portant les munitions et les revolvers n’avait pas déposé son chargement à bord.

Cette réponse fit passer un nuage sur le visage ordinairement si serein du chef ; il demeura un instant soucieux ; puis il cria à Nino Bixio :

— Navigue bord à bord avec moi.

Et tout fut dit ; le général resta pensif, mais reprit sa sérénité. Il cherchait un moyen de retrouver les munitions perdues.

Il alla au timonier, lui mit le cap dans la direction où il voulait qu’il fût, et lui dit :

— Toujours ainsi.

Il ne s’agissait pas de dire à cet homme : « Est, sud, ou sud-est ; » le timonier, très-bon soldat à terre, était exécrable marin ; il n’eût rien compris à une recommandation faite dans les termes techniques.

Puis Garibaldi appela les officiers dans sa chambre.

— Messieurs, dit-il, vous avez entendu ? pas de revolvers, pas de munitions ! Les revolvers, ce n’est rien encore ; mais que faire avec des fusils sans cartouches ?… Il faut donc se procurer ce qui nous manque.

— De quelle façon ? demandèrent les officiers.

— Je crois qu’il n’y en a qu’une. Une fois arrivé à Talamone, nous ne serons plus qu’à douze milles d’Orbitello ; il faut que l’un de nous aille à Orbitello, séduire par son éloquence le gouverneur de la forteresse, et que le gouverneur de la forteresse nous donne ce qui nous manque,

Les officiers se regardèrent.

— Mais si le gouverneur fait arrêter celui qui se présentera ? reprit l’un d’eux.

— Il est évident, dit Garibaldi, qu’il y a cela à craindre.

Les officiers gardèrent le silence.

— C’est bien, dit le général, j’ai quelqu’un qui ira.

— Mais nous irons tous ! dirent les officiers. C’était une simple observation que nous vous faisions dans l’intérêt de la cause.

— Je le prends ainsi, dit le général ; mais ne vous inquiétez pas, j’ai quelqu’un qui ira. Où est Turr ?

— Turr est couché sur le pont.

— C’est bien, dit le général.

— Général, reprit un des officiers, ne comptez pas sur Turr tant que nous serons en mer ; tout à l’heure, quand j’ai passé près de lui, il m’a dit d’une voix mourante : « Sais-tu pourquoi le pauvre diable que l’on vient de repêcher s’était jeté à l’eau ? — Non, lui ai-je répondu. — Je le sais, moi : c’est qu’il avait le mal de mer. Si je me jette à l’eau, obtiens du général qu’on ne m’en retire pas ; c’est ma dernière volonté, et la volonté d’un mourant est sacrée. » Après quoi, il est retombé immobile et muet.

Garibaldi se mit à rire, sortit de la chambre et, parmi les hommes couchés plus ou moins sans connaissance sur le pont, se mit en quête de Turr.

À son costume hongrois, il le reconnut bientôt.

— Turr, lui dit-il, quand nous serons à terre, j’ai un mot à te dire.

Turr entr’ouvrit un œil.

— Et quand y serons-nous, à terre ?

— Ce soir, dit le général.

Turr poussa un soupir et referma l’œil.

Il avait fait tout ce qu’il pouvait faire en ce moment pour la cause de la Sicile.

Aussitôt à Talamone, Turr reprit son équilibre et se présenta devant le général.

— Voyons, es-tu prêt à te faire fusiller ? lui demanda Garibaldi.

— Ma foi, dit Turr, j’aime mieux cela que de me remettre en mer.

— Eh bien, prend un calessino, appelle à ton secours tout ce que tu as d’éloquence diplomatique, et fais-toi donner par le gouverneur d’Orbitello toutes les munitions qui nous manquent, et il nous en manque pas mal : nous n’avons pas une cartouche.

Turr se mit à rire.

— Et vous croyez, dit-il, qu’il me donnera une capsule, le gouverneur d’Orbitello ?

— Qui sait ? répondit Garibaldi ; essayons.

— Donnez-moi un ordre pour lui.

— En quelle qualité veux-tu que je te donne un ordre pour un gouverneur de forteresse toscane ?

— Tout au moins recommandez-moi à lui.

— Oh ! quant à cela, bien volontiers.

Garibaldi prit un morceau de papier et écrivit :

« Croyez à tout ce que vous dira mon aide de camp Turr, et aidez-nous de tous vos moyens dans l’expédition que j’entreprends pour la gloire du Piémont et la grandeur de l’Italie.
xxxx

» Vive Victor-Emmanuel ! Vive l’Italie !
» G. Garibaldi.»

— Avec cela, dit Turr, j’irais réclamer Proserpine à Pluton. Donnez. Un quart d’heure après, Turr volait dans un calessino sur la route de la forteresse.

Turr fut éloquent comme Cicéron et persuasif comme M. de Talleyrand.

Cependant le pauvre gouverneur hésitait encore. Turr lui dit :

— Je me doutais de votre refus et j’avais pris mes dispositions en conséquence. Donnez-moi un homme sûr, qui portera cette dépêche au marquis de Trecchi, l’aide de camp de confiance du roi. Toute la question est de nous faire donner une seconde fois par Sa Majesté ce qu’elle nous a déjà donné une fois et que nous avons eu la bêtise d’égarer ; seulement, voyez les conséquences du retard : trois jours pour aller à Turin, deux jours pour faire passer les munitions à Gênes ou y expédier l’ordre d’en donner, deux jours pour que les munitions puissent nous joindre ; sept jours perdus ! sans compter que, par tous ces ordres transmis de l’un à l’autre, nous compromettons le roi, qui ne peut paraître officiellement dans tout ceci ; je ne vous parle pas de ces malheureux Siciliens qui nous attendent comme le Messie ! Enfin, voyons, réfléchissez. Voici la lettre pour le marquis de Trecchi, aide de camp du roi.

Le gouverneur prit la lettre et la lut ; elle était conçue en ces termes :

« Mon cher marquis,

» Je ne sais comment la chose s’est faite ; mais, en nous embarquant, nous avons perdu le canot qui portait armes et munitions. Veuillez donc redemander pour nous, à Sa Majesté, cent cinquante mille cartouches, et, s’il est possible, un millier de fusils avec leurs baïonnettes.

» Colonel Turr. »

La façon dont Turr parlait à l’aide de camp particulier du roi ne laissa aucun doute au gouverneur.

— Prenez tout ce que vous voudrez, dit-il à Turr ; je sais que, militairement parlant, je fais une faute ; mais, cette faute, je la commets pour le bien de mon roi et le bonheur de l’Italie.

Turr fut un instant prêt à tout avouer au gouverneur, c’est-à-dire que le roi Victor-Emmanuel ne savait pas un mot de l’expédition ; mais il réfléchit aux conséquences d’un pareil aveu et pensa que mieux valait qu’un homme fût réprimandé, puni même, que de laisser un peuple sans secours. Il remercia le gouverneur au nom de Garibaldi, prit cent mille cartouches, trois cents gargousses et quatre canons.

Le gouverneur avait fini par être aussi enthousiaste que Turr pour la cause de la Sicile ; il voulut venir avec lui à Talamone et consigner en personne toute sa livraison d’armes, de poudre et de balles entre les mains de Garibaldi ; ce qu’il fit en souhaitant au général une heureuse réussite.

Le lendemain, 9 mai, Garibaldi remettait à la voile, et le gouverneur d’Orbitello était destitué.

Quant aux nouvelles que nous recevons passé la date du 9, elles sont, comme je vous l’ai dit, des plus contradictoires.

Vous allez en juger :


NOUVELLES OFFICIELLES TRANSMISES PAR LE GOUVERNEMENT NAPOLITAIN.
NOUVELLES TRANSMISES PAR DÉPÊCHES PARTICULIÈRES.


«13 mai au Soir.

» Devant Marsala, deux frégates napolitaines ont fait feu et tué quelques flibustiers. Le vapeur le Lombardo a été coulé à fond. »

« Naples, 17 mai au soir.

» Les dernières nouvelles qui nous sont arrivées, annoncent qu’une colonne royale a attaqué valeureusement et battu les révoltés, qui ont pris la fuite en laissant sur le champ de bataille un de leur chefs, Rosolino Pilo ; ils ont été forcés d’abandonner leur position de San-Martino.

» Notre colonne n’a pas cessé de les poursuivre ; elle leur a livré un second et glorieux combat à Partanico, d’où elle se disposait à les poursuivre sans trêve.


« Turin, 14 mai,

» La nouvelle du débarquement de Garibaldi en Sicile est officiellement confirmée. Le débarquement a été disputé ; il y a eu quatre morts. »

« 17 Mai au matin.

» Garibaldi a attaqué les royaux et les à battus à Calatafimi, près Montreale. La bataille s’est engagée sur toute la ligne ; les royaux sont complètement en déroute. Beaucoup d’étendards, de canons et d’hommes pris. »

« Naples, 17 mai au soir,
» Les royaux ont été battus dans les combats du 15 et du 16 ; la position de Montreale, qui domine Palerme, est bloquée par les troupes de Garibaldi. »


« Naples, 19 mai.

» Les résultats du combat de Calatafimi n’ont pas été décisifs ; les troupes napolitaines se sont retirées à Palerme, d’où l’on a fait repartir deux colonnes de chacune trois mille hommes pour poursuivre les insurgés. »

« 20 mai.
» Pas d’autres nouvelles ; les colonnes royalistes sont sur les traces de Garibaldi. »


« Palerme, 18 mai.

» Les royaux ont évacué la province de Trapani et de Palerme ; ils se sont retirés en complet désordre sur cette dernière ville. »

« 20 mai au soir.
» Garibaldi a attaqué Palerme avec neuf mille hommes et douze canons. Un escadron de cavalerie napolitaine a déposé les armes. Garibaldi est entré à Palerme. Joie générale. »

On criait cette dernière dépêche dans les rues de Gênes le cinquième jour après mon arrivée ; tout était illuminé, des groupes stationnaient devant toutes les portes, des drapeaux aux couleurs de l’Italie unitaire flottaient à toutes les fenêtres.

Je courus chez Bertani, ne pouvant croire à l’authenticité de la nouvelle. Bertani non plus n’y croyait pas ; il regardait comme impossible cette marche si rapide et si heureuse.

Je voulais partir dès le lendemain pour Palerme ; il me conseilla d’attendre.

En effet, le lendemain au soir, la nouvelle fut démentie, et, ce qui parut certain, c’est que Garibaldi était maître de Montreale et se préparait à marcher sur Palerme.

Partout, dans les rues, des cartes de la Sicile sont étendues et clouées sur les murailles ; de petits drapeaux tricolores indiquent la marche triomphale de Garibaldi ; les drapeaux blancs sont réfugiés dans Palerme et couvrent les environs.

Les souscriptions et les représentations à bénéfice en faveur des insurgés vont leur train.

À cinq heures du soir, aujourd’hui 28 mai, je reçois ce mot de Bertani :


« Lisez cette dépêche imprimée et qui s’affiche sur tous les murs de Gênes ; elle paraît sûre, puisque le gouvernement piémontais permet qu’elle soit rendue publique. » En voici la source : » Le consul anglais de Palerme a fait passer une dépêche à son confrère de Naples, lequel, par la ligne télégraphique, l’a transmise à Londres. » À son passage à Gênes, elle a été copiée et envoyée au gouvernement. » À trois heures de l’après-midi, le gouvernement l’a rendue publique.

» A. Bertani. »

L’affiche portait ce qui suit :

« Une dépêche de Naples, en date de ce matin, neuf heures et demie, annonce que Garibaldi, à la tête des siens, est entré à Palerme le 27 et a placé son quartier général au centre de la ville.

» Il y a eu plusieurs heures de bombardement.

» Les forces assiégeantes étaient bien peu nombreuses ; mais, conduites par leur valeureux chef, elles ont, dit-on, remporté la victoire.

» Il y a eu un grand nombre de morts. »

Je vais passer la nuit pour finir le deuxième volume des Mémoires de Garibaldi, et, que cette nouvelle soit vraie ou non, je pars demain pour Palerme.

Mais la nouvelle est vraie, j’en suis sûr ; il y a des hommes que je crois capables de tout ; Garibaldi est de ces hommes-là. Il me dirait : « Je pars demain pour prendre la lune, » que je lui répondrais : « C’est bien, partez ; seulement, écrivez-moi aussitôt que vous l’aurez prise, et indiquez-moi, par un petit post-scriptum, comment je dois faire pour aller vous retrouver. »

Or, la Sicile n’est pas encore si difficile à prendre que la lune.

D’ailleurs, je mets un certain amour-propre personnel à voir prendre la Sicile par Garibaldi : il y a longtemps que, de même qu’Hernani était en guerre avec Charles-Quint, je suis en guerre avec le roi de Naples, et je dirai, comme le banni espagnol :

Le meurtre est, entre nous, affaire de famille !

Je n’ai tué personne de la famille du roi de Naples ; mais mon père, à son retour d’Égypte, fait prisonnier par surprise à Tarente, fut enfermé dans les cachots de Brindisi avec le général Manscourt et le savant Dolomieu.

Là, tous trois furent empoisonnés par ordre de l’aïeul du roi actuellement régnant ; Dolomieu en mourut, Manscourt en devint fou, mon père y résista et ne succomba que six ans après, d’un cancer à l’estomac. Il avait quarante ans.

En 1835, j’entrai en Sicile malgré le père du roi régnant ; je m’y mis en communication avec les carbonari de Palerme, et particulièrement avec le savant historien Amari, ministre depuis en 1848.

À cette époque, je reçus, des mains des patriotes siciliens, tout un plan d’insurrection, un état des forces dont la Sicile pouvait disposer, un relevé des sommes auxquelles pouvait monter l’impôt. J’avais mission de remettre ces documents au frère du roi, le comte de Syracuse, qui, un instant lieutenant de son frère en Sicile, s’y était fait adorer.

Je rapportai à Naples ce plan, cousu dans la doublure de mon chapeau ; j’eus un rendez-vous avec le comte de Syracuse, la nuit, sur la promenade de Chiaïa, au bord de la mer, sans qu’il sût le motif de ce rendez-vous.

Là, je lui communiquai d’une main le plan des patriotes siciliens, tandis que, de l’autre main, je lui montrais, à cinquante pas de nous, mon speromare prêt à le conduire en Sicile.

Je lui dois, à son point de vue, cette justice de dire qu’il n’hésita même pas un instant ; tout en me racontant ce qu’il avait à souffrir de la part de son frère, tout en m’avouant les craintes qu’il avait pour sa propre vie, tout en me priant de demander au duc d’Orléans si, à un moment donné, il pourrait se réfugier à la cour de France, il refusa net et absolument d’entrer dans aucune conspiration contre son frère.

En conséquence, le plan de révolte sicilien que je venais de lui remettre, et qu’il ne lut même pas, fut, à sa prière, déchiré par moi en parcelles imperceptibles que le vent emporta dans le golfe de Naples, où s’engloutirent avec elles et l’espoir et la sympathie que les Siciliens avaient pour ce cœur plus loyal qu’ambitieux.

Ce que je ne pouvais pas raconter du vivant de l’ancien roi de Naples, qui n’avait cependant, en cette circonstance, qu’à se louer de la conduite de son frère, je puis le dire aujourd’hui.

C’est ce même comte de Syracuse qui a écrit dernièrement à son neveu cette lettre si pleine de sentiments libéraux et de judicieux conseils que, par bonheur, il n’a pas suivis.

Quos vult perdere Jupiter dementat !

Aujourd’hui, 28 mai 1860, on peut donc dire de la maison de Naples ce que Napoléon disait en 1808 de la maison de Bragance : « À partir de ce jour, la maison de Bragance a cessé de régner. »

Pour moi, je ne désire qu’une chose, c’est d’arriver à temps à Palerme pour lui voir arracher Palerme, c’est-à-dire le plus beau joyau de sa couronne.

31 mai, à trois heures de l’après-midi.

Nous partons de Gênes par un temps exécrable ! La mer est grosse et le vent de bout. Le capitaine, un vieux marin nommé Beaugrand, pour mettre sa responsabilité à couvert, me demande une attestation portant que c’est sur mon ordre qu’il part.

La goëlette vient de refuser deux fois de sortir du port. Je fais demander deux embarcations au commandant de la rade ; elles nous remorqueront jusqu’en pleine mer. Arrivée là, il faudra bien que l’Emma se décide à marcher dans un sens ou dans un autre.

Le capitaine essaye d’une dernière observation ; pour toute réponse, je fais hisser la flamme sur laquelle est écrite cette devise :

Au vent la flamme !
Au Seigneur l’âme !

Nous sommes à trois milles du port. La goëlette marche au plus près.

Adieu, Gênes ! Salut, Palerme !



II

en mer


5 juin.

Depuis six jours, nous luttons contre des vents contraires.

Ce matin, nous sommes sortis des bouches de Bonifacio, en passant par le détroit de l’Ours. Un rocher bizarrement taillé et qui représente un ours marchant de son pas lourd et circonspect, a donné son nom à cette passe, assez dangereuse à cause de ses écueils à fleur d’eau.

À gauche se dessinait l’île de Caprera, propriété de Garibaldi.

Proscrit, presque prisonnier à l’île de la Madeleine, Garibaldi voyait s’étendre devant lui l’île inculte et rocheuse de Caprera,

Il souriait tristement, cet homme qui avait usé vingt ans de son existence à combattre pour la liberté de deux mondes, dont la vie avait été un long dévouement, un éternel sacrifice, en songeant qu’il n’avait pas une pierre où reposer sa tête.

Alors il se dit à lui-même :

— Celui qui posséderait cette île, qui l’habiterait seul, loin des hommes qui ne savent que persécuter et proscrire, celui-là serait heureux !

Dix ans après, Garibaldi, qui n’avait jamais pensé que cet heureux mortel pût être lui, héritait quarante mille francs de son frère.

Avec treize mille francs, il acheta cette île objet de son ambition ; avec quinze mille autres, il acheta un petit navire, et, avec le reste, il se mit, aidé de fils et de son ami Orrigoni, à bâtir cette maison blanche qu’on voit de la mer, la seule qui s’élève dans l’île.

Or, si les balles autrichiennes, si les boulets napolitains l’épargnent comme ont fait les balles et les boulets brésiliens, c’est là que reviendra mourir cet homme qui aura donné des provinces et, qui sait ? peut-être un royaume à un roi, et qui, riche de son rocher, n’aura rien accepté de ce roi, pas même six pieds de terre pour y dormir pendant l’éternité.

Et que l’on vienne maintenant nous parler de Cincinnatus, qui déposait l’épée pour retourner à sa charrue.

Cincinnatus avait un champ, puisqu’il avait une charrue.

Cincinnatus était un millionnaire et un aristocrate près de Garibaldi !

L’île de Caprera a trois ports : deux petits qui n’ont pas de nom ; un troisième, plus grand, qui s’appelle Porto-Palma.

Je croyais, en l’absence de Garibaldi, l’île complétement inhabitée ; j’avais grande envie de m’arrêter dans un des trois ports et de faire un pèlerinage à la maison ; mais une des fenêtres s’ouvrit, et, dans l’encadrement, je vis, à l’aide de ma lorgnette, apparaître une tête de femme.

Je pensai, dès lors, que mon pèlerinage deviendrait une indiscrétion, et je ne parlai même pas de m’arrêter.

D’ailleurs, nous avions, par hasard, le vent bon ; nous filions nos huit nœuds à l’heure.

Bientôt, nous doublâmes l’île de Pacco, et nous nous trouvâmes en face de la pleine mer.

 
8 juin.

Aujourd’hui, vers dix heures du matin, un de nos matelots, nommé Henri, signale la terre.

Tous les yeux s’ouvrent, toutes les lunettes se braquent ; mais il est reconnu que ce que nous prenions pour la terre était un banc de nuages.

Henri soutient que cela peut et même doit être un banc de nuages, mais que, derrière ce banc de nuages, se trouve la terre.

Le capitaine répond au matelot qu’Ustica, sur laquelle nous avons le cap, étant une côte basse, elle ne peut arrêter les nuages.

Vers deux heures, le même matelot s’approche respectueusement du capitaine, et lui montre un sommet de montagne bien visible, qui, pareil à une dent gigantesque, s’élève au-dessus de ce banc de nuages.

Un second et un troisième sommet apparaissent sur la même ligne.

Cette fois, il n’y a pas à nier : c’est bien la terre ; seulement, où sommes nous ?

Le capitaine a recours à son chronomètre et reconnaît que, pour la seconde fois depuis notre départ de Gênes, la boussole a fait des siennes : en croyant marcher sur Ustica, nous marchions sur Trapani !

À notre droite, nous avons les îles Maritimo, Favignana et Pianezza ; devant nous, le golfe d’Alcomo. Quant à Ustica, il n’en est pas question ; nous avons dévié de trente-cinq milles, à peu près.

Nous tenons conseil pour savoir ce que nous allons faire. Devons-nous prendre langue à Marsala, à Trapani ou à Alcomo ? devons-nous, à tout hasard, et au risque de ce qui peut arriver, aller droit à Palerme ?

Comme c’est mon avis, cette dernière proposition l’emporte.

Seulement, pour rentrer dans le bon chemin, nous nous trouvons avoir le vent de bout.

Qu’importe ! c’est surtout lorsqu’elle navigue au plus près que l’Emma déploie toutes ses qualités.

Nous orientons au plus près.

9 juin.

Ce matin, nous avons laissé à notre gauche une frégate ; — probablement une frégate napolitaine, croisant sur la route de Gênes pour intercepter les secours d’hommes, d’armes et d’argent que doit envoyer Medici et qu’attend Garibaldi. Comme nous marchons assez vite, nous l’avons perdue de vue.

Maintenant, c’est un brick que nous avons à l’avant ; il sort de derrière le cap San-Vito et fait une singulière manœuvre : il court des bordées à deux ou trois milles de la terre.

Tout à coup il semble prendre un parti et mettre le cap sur nous,

Cela ne laisse pas que d’être assez inquiétant. Mais, à l’aide de la lunette, le capitaine s’assure que c’est un navire à voiles : dès lors, il n’y a plus rien à craindre : la goëlette peut lutter avec quelque bâtiment à voiles que ce soit.

Nous laissons approcher le brick, prêts à virer de bord s’il indique des dispositions hostiles.

Point : ses intentions sont des plus pacifiques ; il passe à un demi-mille de nous. C’est un honnête brick marchand.

La terre est parfaitement visible ; nous reconnaissons le cap San-Vito.

À notre gauche, avec une attention soutenue et une bonne lunette, nous distinguons, à fleur d’eau, cette île d’Ustica sur laquelle nous devions gouverner.

Nous nous tenons à cinq ou six milles des côtes.

Peu à peu, le soir vient. Nous voyons les deux caps du golfe de Castellamare, mais sans que nos yeux puissent sonder ses profondeurs. Nous avons à l’avant le cap Gallo, derrière lequel se cache Palerme ; si nous eussions fait bonne route, nous eussions été à Palerme à cinq heures du soir.

Il en est six, et nous en sommes encore à vingt-cinq milles.

Avec le vent que nous avons, ces vingt-cinq milles peuvent être faits en trois heures ; mais il ne serait pas raisonnable de se hasarder de nuit dans la rade. Si Palerme n’est pas au pouvoir de Garibaldi, nous nous fourrons dans les griffes des Napolitains.

Nous continuerons notre route jusqu’à la hauteur de Palerme, et, arrivés là, nous mettrons en panne en attendant le jour.

À neuf heures du soir, nous entendons tirer sept coups de canon.

Que veulent dire ces sept coups de canon ? Le bombardement continue-t-il ? Ces sept coups de canon, qui arrivent jusqu’à nous à peine perceptibles, sont-ils la clôture de la journée, le dernier soupir d’un combat qui doit recommencer le lendemain ?

Rien de plus probable.

La nuit est tout à fait close. Vers dix heures, nous apercevons, au ras de la mer, le phare de Palerme.

Il s’agit de ne pas dépasser le point indiqué. Le capitaine ordonne de mettre en panne.

Je descends dans ma cabine, espérant que je parviendrai à m’endormir et que, pendant mon sommeil, les heures passeront.

Mais c’est chose impossible : la brise souffle par fortes rafales, et, à chaque rafale, les voiles fasient avec un effroyable bruit. On dirait qu’elles vont se déchirer dans toute leur longueur.

Les mâts, de leur côté, tremblent et craquent comme s’ils allaient se briser.

Chaque agrès du bâtiment grince, chaque jointure se plaint.

J’écris ; mais ce que j’écris est à peine lisible ; le mouvement du navire fait faire à ma plume des arabesques fantastiques.

Mes compagnons ne dorment pas plus que moi ; je les entends allant du pont à leur cabine et de leur cabine au pont.

Sans qu’il y ait de danger, tous ces bruits, toutes ces rumeurs, tous ces craquements agacent et inquiètent.

Enfin, la fatigue l’emporte. Je m’endors deux ou trois heures.

10 juin.

Je m’éveille ; je monte sur le pont. Nous sommes toujours au même endroit ; le phare brille toujours à cinq ou six milles de nous ; le navire frémit et tremble toujours sous les efforts du vent. On ne voit pas la côte ; on n’aperçoit qu’une sombre masse de nuages dans lesquels la lune va se noyer, se perdre et s’engloutir.

Deux navires à vapeur sortent du port et passent, l’un à notre droite, sans doute va-t-il à Gênes ; l’autre à notre gauche, sans doute va-t-il à Naples.

Un navire à voiles vient droit sur nous.

Par précaution, le capitaine a ordonné d’éteindre les fanaux. On est obligé d’avertir le bâtiment étranger avec un fanal que l’on hisse et que l’on abaisse, en même temps que l’on frappe vigoureusement sur la cloche.

Il se détourne et passe à bâbord, presque à nous toucher.

Nous lui crions :

— Quoi de nouveau à Palerme ?

Il nous répond :

— Je n’en sais rien ; je viens de Messine. Je crois que l’on se bat.

Il s’éloigne et disparaît bientôt dans l’obscurité.

À trois heures et demie du matin, une légère bande rougeâtre s’enflamme à l’orient. Elle annonce l’approche du jour.

À quatre heures et demie, le soleil paraît ; il sort de la mer, traverse un petit espace clair, brille un instant et va s’éteindre dans une autre mer de nuages sombres.

Le mont Pellegrino se dessine à droite ; le cap s’allonge à gauche. On commence à voir blanchir les maisons de Palerme.

Autant qu’on en peut juger, le port est plein de bâtiments de guerre.

Ils sont trop nombreux pour être napolitains. Le capitaine croit reconnaître parmi eux des formes anglaises et françaises.

Du moment que les Anglais et les Français sont dans le port de Palerme, il n’y a pas de raison pour que nous n’y soyons pas.

Le capitaine ordonne d’orienter vent arrière, et nous avançons vers Palerme avec une vitesse de trois milles à l’heure.

À mesure que nous avançons, nous pouvons reconnaître qu’un des bâtiments a le pavillon français, trois le pavillon anglais, deux le pavillon américain.

Les autres ont le pavillon de Naples.

Quoiqu’il ne soit que cinq heures du matin, tous ont leur pavillon, que, d’habitude, on abaisse à huit heures du soir pour ne le hisser qu’à huit heures du matin.

Le drapeau sarde flotte sur la ville.

Mais le drapeau napolitain flotte à la fois sur le fort de Castelluccio-del-Molo et sur le fort de Castellamare.

Nous allons jeter l’ancre entre le fort de Castelluccio-del-Molo et une frégate napolitaine.

À tribord, nous avons les canons du fort ; à bâbord, les soixante bouches à feu de la frégate.

La plus grande agitation paraît régner sur le quai qui avoisine le port et dans les rues qui aboutissent au quai.

Que se passe-t-il, et que signifient ces drapeaux piémontais sur la ville, ces drapeaux napolitains sur le fort, et ces frégates napolitaines en rade ?

Un bateau chargé de fruits vient à nous et nous accoste sans s’inquiéter si nous avons rempli les formalités d’usage,

Les trois hommes qui le montent ont la cocarde piémontaise,

Nous les interrogeons sur l’étrange spectacle que nous avons sous les yeux.

Ils nous répondent qu’il y a trêve, mais que, dans deux jours, la trêve expire et que le bombardement recommence.

— Et Garibaldi ?

— Il est maître de la ville.

— Depuis quand ?

— Depuis le jour de la Pentecôte.

— Où est-il ?

— Au palais.

— Pouvez-vous me conduire près de lui ?

— Rien ne s’y oppose.

— Alors, partons !

Je saute dans la barque ; nous ramons vers le quai.

Deux de mes compagnons de voyage, Édouard Lockroy et Paul Parfait, les plus jeunes et les plus ardents de la troupe, se font descendre le canot de la goëlette et me suivent à quelque distance.

Ma foi, il paraît que nous sommes arrivés au bon moment !


III

garibaldi


Palerme, 11 juin.

Je vous écris du palais royal, où Garibaldi nous a logés tous.

Nous occupons les appartements des dignitaires de la couronne.

Quelqu’un qui eût dit au roi de Naples que j’occuperais, un jour, un des principaux appartements du vieux palais des rois normands, l’eût bien étonné.

Mais celui qui eût dit à Sa Majesté Sicilienne que, dans ce palais, j’écrirais la relation de la prise de Palerme par Garibaldi, l’eût étonné bien davantage encore.

Rien de plus vrai pourtant.

C’est dans la chambre du gouverneur Castelcicala, et sur son bureau même, que je vais vous raconter les fabuleux événements qui viennent de s’accomplir.

D’abord, et s’il vous plaît, reprenons les choses où nous les avons laissées.

Vous n’avez point oublié, n’est-ce pas ? que je rame vers le quai dans la barque d’un marchand de fruits.

Je saute à terre ; je suis près de baiser, comme Brutus, ce sol que je ne croyais jamais revoir et qui me reçoit parce qu’il s’est fait libre.

Ô liberté ! grande et sublime déesse, seule reine que l’on proscrit, mais qu’on ne détrône pas ! tous ces hommes avec ces fusils, ce sont tes enfants ; il y a huit jours, ils étaient tristes et avaient la tête courbée ; maintenant, ils sont gais, ils ont la tête haute.

Ils sont libres !

Et ceux-là, avec des blouses rouges, qui courent çà et là à cheval, à pied, qu’on embrasse, dont on serre les mains, à qui l’on sourit ; ceux-là, ce sont les sauveurs, ceux-là, ce sont les héros !

Ô Palerme ! Palerme ! c’est véritablement aujourd’hui que l’on peut t’appeler Palerme l’heureuse !

Et cependant, au premier aspect, comme te voilà sombre et dévastée, pauvre Palerme !

— Des barricades ferment mes rues, mes maisons croulent, mes monuments sont en feu ; mais je suis libre ! Sois le bienvenu, qui que tu sois ; passe, regarde, et raconte au monde ce que tu as vu en passant.

Des barricades élevées de cinquante pas en cinquante pas, merveilleusement construites : on voit que les ingénieurs de ces remparts populaires sont les mêmes qui ont fait celles de Milan et de Rome.

Ces barricades sont gardées par toute une population armée. Le pavé de Palerme est admirablement propre aux barricades : ce sont d’énormes pavés d’un demi-mètre cube.

On dirait des constructions cyclopéennes.

Quelques-unes ont une étroite ouverture au milieu ; par cette ouverture s’allonge le cou d’un canon.

Attendez, voici une affiche ; laissez-moi lire :

italie et victor-emmanuel.

« Moi, Giuseppe Garibaldi, commandant en chef les forces nationales en Sicile,

» Sur l’invitation des notables et d’après les délibérations des communes libres de l’île ;

» Considérant qu’en temps de guerre, il est nécessaire que les pouvoirs civils et militaires soient concentrés dans un seul homme,

» Décrète :

» Que je prends, au nom du roi Victor-Emmanuel, la dictature en Sicile.

» Giuseppe Garibaldi.

» Salemi, 14 mai 1860. »


Eh bien, à la bonne heure, voilà qui est franc, net et sans ambages. S’il y a réaction un jour, on saura contre qui réagir.

Continuons notre route. La vue des barricades me rajeunit de trente ans ; dans cette révolution, je retrouve, trait pour trait, celle de 1830. Rien ne manque à la ressemblance : c’est un autre Bourbon que l’on chasse, et, comme Paris, Palerme a son la Fayette, vainqueur, lui aussi, en Amérique.

J’ai pris ma part de la première, j’ai bien peur d’arriver trop tard pour prendre ma part de celle-ci.

Ah ! je me reconnais, c’est la place des Quatre-Nations ; j’ai logé dans cet hôtel que voilà, il y a vingt-cinq ans, sous le nom de François Guichard.

Merci à l’homme qui me permet aujourd’hui d’y loger sous mon nom.

C’est bien, tournez à gauche, voici le palais.

La porte est gardée par des hommes en blouse rouge ; ce sont les mêmes — quelques-uns du moins — qui se sont battus, au Salto San-Antonio, un contre huit.

Ils viennent de se battre, à Palerme, un contre vingt.

Il y a cinq mois, à Milan, je dis à Garibaldi :

— Dieu sait où je vous reverrai. Donnez-moi un mot à l’aide duquel, quelque part que vous soyez, je puisse arriver près de vous.

Il prit une feuille de papier et écrivit :

« 4 gennaïo 60.

» Raccommando ai miei amici l’illustro amico mio Alessandro Dumas.

» Garibaldi. »

J’avais mon laissez-passer à la main.

Je n’en eus pas même besoin ; le factionnaire me laissa passer sans me demander où j’allais.

Le palais du Sénat avait absolument le même aspect que l’hôtel de ville de Paris en 1830.

Je montai au premier étage et m’adressai à un jeune homme en chemise rouge, blessé à la main.

— Le général Garibaldi ?

— Il vient de sortir pour aller visiter le couvent de la Grancia, qui a été brûlé et pillé par les Napolitains.

— Puis-je parler à son fils ?

— C’est moi.

— Alors embrasse-moi, cher Menotti ; il y a longtemps que je te connais.

Le jeune homme m’embrassa de confiance ; puis, comme je voulais qu’il sût qui l’avait embrassé, je lui présentai la recommandation paternelle.

— Ah ! dit-il, soyez le bienvenu ! mon père vous attendait.

— Je voudrais le voir le plus tôt possible ; je lui apporte des nouvelles de Gênes, des lettres de Medici et de Bertani.

— Allons au-devant de lui, alors.

Nous descendîmes, puis nous prîmes la rue de Tolède.

Paul et Édouard m’avaient rejoint et ne m’eussent pas quitté pour un empire.

Ils allaient voir Garibaldi !

Nous marchions sur les barricades et, entre les barricades, sur les décombres.

Vingt-cinq ou trente maisons fument encore, écroulées sur leurs habitants ; on tire à tout moment des cadavres de ces ruines.

Nous arrivâmes à la magnifique cathédrale bâtie par Roger ; une des statues, debout sur le mur qui enclôt l’édifice, a eu la tête emportée par un boulet de canon ; les autres sont criblées de balles.

En face de la cathédrale, la maison du consul de Naples à Londres, brûlée par les Napolitains eux-mêmes, qui s’y sont retranchés et défendus et qui l’ont brûlée en se retirant, fume et s’écroule.

— Tenez, justement, voici mon père, me dit Menotti.

Vous savez qu’à la naissance de son fils, Garibaldi a voulu lui donner, non point un nom de saint, mais un nom de martyr.

En même temps que je tournais les yeux sur le général, il tournait les yeux sur moi.

Il poussa un cri de joie qui m’alla droit au cœur.

— Cher Dumas, dit-il, vous me manquiez.

— Aussi, vous le voyez, je vous cherche. Mes compliments, mon cher général.

— Ce n’est point à moi qu’il faut les faire, c’est à ces hommes-là ; quels géants, mon ami !

Et il me montrait ceux qui l’entouraient, faisant, comme toujours, ruisseler sa gloire sur ses voisins.

— Et Turr ?

— Vous le verrez ; c’est le brave des braves ! Vous ne sauriez croire ce qu’il a fait. Quelles splendides individualités que ces Hongrois !

— Et pas blessé, cette fois-ci ?

— Des balles partout, excepté dans sa peau.

— Et Nino Bixio ? Vous savez qu’on l’a dit tué ?

— Non, presque rien ; une balle morte dans la poitrine ; un fou qu’on ne peut pas tenir.

— Et Manin ?

— Blessé deux fois ; le pauvre garçon n’a pas de chance : aussitôt qu’il paraît, il attrape quelque chose. Vous revenez avec moi au palais du Sénat, n’est-ce pas ?

— Je crois bien !

Il me jeta son bras sur le cou et nous partîmes.

Il était vraiment magnifique, ce dictateur, qui vient de donner deux millions d’hommes à son roi, avec son chapeau de feutre écorné par une balle, sa chemise rouge, son pantalon gris traditionnel et son foulard noué autour de son cou et faisant capuchon en arrière.

Je remarquai dans le bas du pantalon, au-dessus du cou-de-pied, une déchirure très-significative.

— Qu’est-ce encore que cela ? lui demandai-je.

— Un maladroit qui, en causant avec moi, a laissé tomber son revolver.

— Et le revolver est parti ?

— Oui, et, en partant, il m’a brûlé mon pantalon et enlevé un morceau de ma botte ; ce n’est rien.

— En vérité, vous êtes prédestiné, lui dis-je.

— Je commence à le croire, fit-il en riant. Allons.

Nous revînmes au palais du Sénat.

La place sur laquelle donne la façade avait un très-grand caractère avec sa fontaine à tête d’animaux, ses hommes armés groupés sur le bassin et ses quatre canons, pris par Turr à Orbitello, mis en batterie.

Garibaldi vit que je regardais ces canons.

Cela ne sert pas à grand’chose, me dit-il ; mais cela rassure ceux qui s’en servent et fait peur à ceux contre qui on s’en sert.

Dans le cabinet du général, nous trouvâmes Turr ; il savait déjà mon arrivée et m’attendait.

Ce furent des cris de joie ; il ne nous manquait que notre pauvre Téléki.

Édouard Lockroy et Paul Parfait étaient entrés avec moi et ne pouvaient se lasser de regarder Garibaldi, étonnés de le trouver si grand et si simple en même temps.

Je les présentai au général.

— Ah çà ! nous allons déjeuner, n’est-ce pas ? me dit-il.

— Volontiers.

Effectivement, on dressait la table.

Le déjeuner se composait d’un morceau de veau rôti et d’un plat de choucroute. Nous étions douze à table. Le déjeuner de tout l’état-major du général et de nous trois coûtait bien six francs.

On n’accusera pas Garibaldi de ruiner la Sicile.

Et cependant, cette fois, comme dictateur, il s’est fait la part large : il s’est attribué la nourriture, le logement et dix francs par jour.

Quel flibustier !

— Où logez-vous ? me demanda-t-il au dessert.

— Mais, jusqu’à présent, à bord de ma goëlette.

— Vous ne comptez pas y rester ; il pourrait bien arriver telle circonstance dans laquelle le séjour n’en serait pas très-sain.

— Indiquez-moi un endroit où je puisse placer trois ou quatre tentes, nous y camperons.

— Attendez, mieux que cela. — Cenni !

Cenni est son chef d’état-major.

— Général ? dit celui-ci en s’avançant.

— Tu as des logements vacants au palais royal ?

— Il n’y a encore personne.

— Donne le meilleur à Dumas.

— Celui du gouverneur, si vous voulez, général.

— Comment, si je le veux ! Je crois bien, un homme qui m’apporte des lettres m’annonçant deux mille cinq cents hommes, dix mille fusils et deux bateaux à vapeur ! Le logement du gouverneur à Dumas, et garde-moi le logement à côté du sien.

— C’est convenu, général.

— Organisez-vous là dedans le mieux que vous pourrez, et logez-y le plus longtemps possible : cela fera plaisir au roi de Naples, s’il sait qu’il vous a pour locataire. À propos, mes carabines ?

— Elles sont à bord.

À Turin, je lui avais offert, pour la guerre qu’il devait faire à son compte, douze carabines.

Il les réclamait, c’était justice.

— Bon ! dit-il, je les enverrai chercher.

— Quand vous voudrez.

— Maintenant, restez, partez, allez, venez, vous êtes chez vous.

— Avec votre permission, mon cher général, je vais voir le logement de M. le gouverneur.

— Allez.

En ce moment, trois ou quatre prêtres entrèrent.

— Ah ! bon Dieu ! fis-je au général, qu’est-ce que c’est que cela ?

— N’en faites pas fi, me dit-il ; ils ont été admirables : chacun d’eux a marché croix en main à la tête de sa paroisse ; quelques-uns ont fait le coup de fusil.

— Seriez-vous converti, par hasard ?

— Tout à fait ; j’ai un chapelain, le père Jean. Je vous l’enverrai, mon cher ; un vrai Pierre l’Ermite ! il a eu un cheval tué sous lui et sa croix brisée entre ses mains ; c’est encore une individualité que je vous recommande.

— Envoyez-le-moi, nous ferons son portrait.

— Est-ce que vous avez un photographe avec vous ?

— Le premier photographe de Paris, tout simplement : Legray.

— Eh bien, faites-lui faire la vue de nos ruines ; il faut que l’Europe sache ces choses-là : deux mille huit cents bombes dans une seule journée !

— Dont pas une, probablement, n’a touché le palais que vous habitez ?

— Oh ! la bonne intention y était ; seulement, ils ne sont pas adroits.

Et il me montra deux maisons de la place du Palais dont les toits étaient effondrés et les fenêtres brisées.

— Nous prendrons tout cela et vous avec.

— Moi ? que voulez-vous faire de moi ?

— Je ne vous ai vu qu’en général, et, franchement, en général, vous ne vous ressemblez pas ; je vous veux avec votre vrai costume.

— Enfin, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; quand je vous ai aperçu, je me suis bien douté que j’allais être votre victime.

— Sur ce, je vous laisse avec vos prêtres.

— Allez.

Nous nous embrassâmes encore une fois et je suivis le major Cenni, accompagné par mon ami Turr.

Je retrouvai le reste de nos compagnons sur la place du Palais ; sans savoir que je les convoquais à notre futur logement, je leur avais donné rendez-vous près de la fontaine.

La fontaine, depuis 1835, a été remplacée par une statue de Philipe IV ; mais ils avaient compris que c’était la même chose.

Seulement, ils étaient furieux ; je leur avais donné rendez-vous pour neuf heures, il en était onze ; ils mouraient de faim.

Ce fut bien autre chose quand ils surent qu’il fallait retraverser toute la ville pour déjeuner ; c’était une bonne petite lieue à faire.

Il y eut un concert de malédictions.

En ce moment passait une espèce de marmiton portant sur sa tête une longue corbeille, et, dans la corbeille, une carafe de vin, une carafe d’eau, un morceau de veau, un plat de choucroute, des fraises trop mûres et des abricots qui ne l’étaient pas assez.

C’était juste le même déjeuner que celui du général que l’on portait chez le chef d’état-major.

Il paraît qu’à l’exemple des Spartiates, on fait le même brouet pour tout le monde.

Turr mit la main sur le marmiton.

— Pardon, mon jeune ami, lui dit-il, mais tu vas laisser ce premier déjeuner ici et aller en chercher un second.

— Mais, monsieur, s’écria le marmiton épouvanté, que dirai-je au chef ?

— Tu lui diras que c’est le colonel Turr qui te l’a pris ; d’ailleurs, je vais t’en donner un reçu, de ton déjeuner.

Et Turr, déchirant une feuille de son carnet, donna au marmiton reçu de son déjeuner, lequel fut immédiatement déposé sur les marches de la statue de Philippe IV.

Les affamés s’assirent sur la marche inférieure et se mirent immédiatement à attaquer le veau et la choucroute.

Je les laissai faire et j’allai rejoindre le major Cenni, qui ne soupçonnait pas pourquoi mes compagnons étaient restés en arrière.

— Permettez, me dit-il, que je vous remette entre les mains de l’inspecteur, qui vous conduira partout ; vous choisirez les chambres qui vous conviendront le mieux ; quant à moi, je meurs de faim, et il faut que je déjeune.

Le pauvre major ne se doutait guère à quel pillage était livré son déjeuner au moment suprême où il s’apprêtait à le savourer.

L’intendant me fit voir toutes les chambres du palais. Je choisis le salon, la chambre à coucher et la salle à manger du gouverneur.

Le salon était immense, on en pouvait faire un dortoir.

Les fenêtres donnaient sur la place.

Je m’approchai du balcon, attiré que j’y étais par le bruit d’une discussion.

C’était Turr qui donnait au marmiton du major un second reçu de son second déjeuner.

Le premier avait été insuffisant.


IV

le premier martyr


Palerme, 15 juin.

Maintenant, quels événements s’étaient écoulés depuis que nous avons laissé Garibaldi se rembarquant à Talamone, jusqu’au jour où je débarquai moi-même à Palerme, c’est-à-dire du 9 mai au 10 juin ? C’est ce que nous allons raconter, après avoir toutefois, pour l’intelligence des faits, jeté un regard sur ce qui se passait en Sicile.

Dès le commencement de la guerre de 1859, il fut facile de voir qu’une vive agitation pénétrait jusqu’au cœur de la Sicile et, dans un frémissement commun, rapprochait les trois classes bien tranchées de la société, nobles, bourgeois, peuple.

Le directeur de la police était alors Salvator Maniscalco, devenu si tristement célèbre depuis. Il sortait de la gendarmerie, était l’enfant gâté de Del Caretto, dont il faisait la police personnelle. Il vint en Sicile avec le prince de Satriano, fils du célèbre Filangieri, en qualité de prévôt de l’armée ; bientôt il obtint la surveillance de la ville. Enfin, ne s’arrêtant point dans sa marche, il fut nommé, quelque temps après, directeur général de la police de l’île.

C’était donc à lui qu’incombait, en cette qualité, la compression du mouvement qui menaçait de s’opérer.

Les débuts de Maniscalco à Palerme avaient été tout à son avantage. Instruit, courtois, plein d’égards pour l’aristocratie, les salons les plus sévères sous le rapport de l’étiquette l’avaient accueilli ; seulement, l’heure était venue où il fallait choisir entre les relations de société et les ordres qu’il prétendait avoir reçus du gouvernement. Il opta pour ce dernier.

Tout le monde conspirait à Palerme, sinon activement, du moins d’intention ; mais les conspirateurs le plus en vue étaient les nobles.

Maniscalco se décida à rompre avec eux ; au moment où ces symptômes d’agitation, inspirés par les victoires de Montebello et de Magenta, remuaient le plus violemment l’aristocratie, il prit une vingtaine de sbires, et, sous prétexte de disperser une assemblée de factieux, il envahit le Casino, brisa les glaces, souffla les bougies, et, l’ayant fait évacuer, il en ferma les portes.

C’était l’époque des nominations de nos généraux au maréchalat et des titres donnés avec des noms de victoire. Le directeur de la police reçut le sobriquet de comte de Smuccia-Candele, c’est-à-dire de Mouche-Chandelle.

La brutale agression de Maniscalco porta ses fruits.

Soit par l’influence des nobles, soit par la propre force des choses, une insurrection armée éclata à Santa-Flavia, petit bourg à onze milles de Palerme.

La police a le dessus, comprime le mouvement et fait un certain nombre d’arrestations.

Alors un double sentiment se développe chez les Siciliens : besoin politique d’amélioration dans le sort du pays ; haine personnelle contre la police et son chef.

Inutile de dire qu’au-dessus, plane, toujours croissant, l’antagonisme entre les Siciliens et les Napolitains.

Nous allons voir se développer et suivre leur cours ces deux sentiments.

Un jour, comme Maniscalco allait entrer dans la cathédrale par la petite porte latérale, un homme, dont le haut du visage était couvert par un chapeau à grands bords, le bas par une barbe rousse, marche droit à Maniscalco, s’arrête devant lui, et, en prononçant ces deux mots seulement : « Meurs, misérable ! » il le frappe d’un coup de couteau.

Maniscalco tombe en poussant un cri ; on le croit mort, comme Rossi : il n’était que grièvement blessé.

Le meurtrier disparaît sans que jamais, quelles qu’aient été les recherches de la police, elle ait pu remettre la main dessus.

Vingt arrestations furent faites, cinq ou six personnes furent mises à la torture, le tout inutilement.

Le roi de Naples paye la blessure de Maniscalco, déjà très-riche, par une rente annuelle de deux cents onces d’or.

Alors commence une période de terreur royaliste pendant laquelle Maniscalco cesse de représenter l’idée politique pour devenir un but de haine personnelle.

C’est Narcisse sous Néron ; c’est Olivier le Daim sous Louis XI.

Il recrute des bandes de malfaiteurs, les enrôle et en fait un appendice à sa police ; cette horde de pillards et d’assassins est répandue par lui sur Palerme et ses environs.

Les sbires de Maniscalco ont ordre d’arrêter le maître du cabaret del Fiano-Catolica : ils ne trouvent chez lui que sa femme et sa fille, sa fille couchée, sa femme encore debout ; ils ne veulent pas croire à ce que leur dit la femme de l’absence de son mari.

— Qui est dans ce lit ? lui demandent-ils.

— Ma fille, répond-elle.

— Tenez la mère, dit en riant un des sbires à ses camarades, je vais m’assurer du sexe de la personne qui est couchée.

La mère est maintenue de force, et la fille est violée sous les yeux de sa mère.

Un campagnard, nommé Licata, échappe aux recherches de Maniscalco ; sa femme, enceinte, et ses enfants sont jetés dans un cachot jusqu’à ce que Licata se livre pour rendre la liberté à sa famille.

Alors, un triumvirat secondaire se forme ; il est composé du capitaine d’armes Chinicce, du commissaire Nealato et du colonel de gendarmerie de Simone.

Les triumvirs luttent d’imagination pour inventer de nouveaux supplices.

Ils inventent l’instrument angélique et le bonnet du silence.

Le bonnet du silence est une espèce de poire d’angoisse, de bâillon perfectionné.

L’instrument angélique est un masque de fer qui emboîte la tête, la comprime à l’aide d’une vis et la brise ligne à ligne en la comprimant.

On m’a donné des menottes en fer, qui, si minces que soient les poignets auxquels on les applique, ne peuvent se joindre qu’en entrant dans les chairs jusqu’à l’os.

On renouvelle cette torture employée contre nos soldats par les Espagnols en 1809, qui n’est ni la pendaison par le cou, ni la pendaison par les pieds, mais par le milieu du corps.

Ces cruautés frappèrent surtout l’aristocratie, que Maniscalco croyait l’instigatrice des troubles. Il se trompait : l’aristocratie ne se contentait pas de soulever le peuple, elle conspirait elle-même contre ce gouvernement qui, comme l’a dit un Anglais, est la négation de Dieu.

Et cependant, la Sicile voyait la Lombardie, voyait les duchés, voyait la Toscane, voyait les légations entrer dans une ère de paix et de bien-être en se réunissant au Piémont, tandis qu’elle demeurait, elle, enchaînée à Naples, tandis que, seule, elle restait sous un régime qui ruine la propriété, qui déshonore l’individu, qui engendre la misère et l’avilissement !

C’en était trop, une révolution devenait imminente.

Maniscalco ne tente pas de ramener les esprits, il désarme les bras.

Des perquisitions sont faites dans toutes les maisons pour enlever les fusils, les sabres et les baïonnettes.

Au milieu de ces persécutions, un comité sicilien, dit du Bien public, s’organise ; il est composé des chefs de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple.

De tous côtés, on ouvre des souscriptions qui ont pour but l’achat d’armes et de munitions.

On se prépare, on attend.

La police flaire et devine la révolution ; ce n’était pas difficile, la révolution n’était plus là ou là : elle était partout, elle flottait dans l’air.

Alors arrive la nouvelle de la réunion au Piémont de la Toscane, des duchés, des légations. Cette influence qu’exerce Victor-Emmanuel par sa seule loyauté, et parce qu’il est prince progressiste au milieu des rois réactionnaires, pénètre en Sicile.

La réunion de la Sicile au Piémont est décidée entre les nobles, les bourgeois et le peuple.

On est en discussion sur un seul point.

Se soulèvera-t-on immédiatement ? attendra-t-on encore ?

Les mandataires de la noblesse et de la bourgeoisie sont pour que l’on attende ; ceux du peuple sont pour qu’on se soulève à l’instant même.

Parmi les chefs du peuple poussant à une rébellion immédiate, était un maître fontainier ayant par son travail amassé une certaine fortune.

Il se nommait Riso.

Hier, on m’a montré sa maison, déjà devenue un but de pèlerinage pour les patriotes.

Lui, déclare que les autres, nobles et bourgeois, peuvent faire ce qu’ils voudront, mais qu’il n’attendra pas davantage ; il peut compter sur deux cents amis.

— Eh bien donc, commencez, disent nobles et bourgeois, et, si votre mouvement prend de la consistance, nous nous réunissons à vous.

Riso donne rendez-vous à ses amis au monastère de la Grancia, monastère de frères mineurs, pour la nuit du 3 au 4 avril ; — la maison de Riso attenait — à ce monastère.

Tous les patriotes furent prévenus qu’à l’aube du 4 avril, on s’insurgeait.

Maniscalco se donnait au diable ; il se sentait sous le coup d’un événement qu’il devinait sans pouvoir le prévenir. Il réunit tous les commissaires de police dans la nuit du 2 au 3 ; il leur déclare qu’il ne peut pas empêcher qu’une révolution n’éclate, et qu’il doit se contenter de l’étouffer quand elle aura éclaté.

Cependant la ville était frémissante et anxieuse,

Pendant la journée du 3, chacun fit ses provisions pour le cas où l’on serait obligé de rester plusieurs jours chez soi.

Le soir, les parents se réunissent et les portes se ferment.

Les uns savent ce qui va arriver, les autres devinent qu’il doit arriver quelque chose.

Par malheur, vers huit heures du soir, Maniscalco reçoit avis d’un moine — le nom du traître est resté inconnu — de ce qui doit se passer la nuit même.

Il court en toute hâte chez le général Salsano, commandant de la place, et fait entourer le couvent.

Riso y était déjà avec vingt-sept conjurés ; mais. les autres ne peuvent le rejoindre.

Sans doute, ils rejoindront pendant la nuit ; Riso connaît ses hommes, ils seront au couvent pour l’heure convenue.

L’aube arrive ; Riso entr’ouvre une fenêtre et voit la rue fermée par des soldats et de l’artillerie,

Ses compagnons sont d’avis de tout abandonner et de laisser à chacun le soin de pourvoir à sa sûreté.

— Ce qui nous manque encore, dit Riso, ce sont les martyrs ; donnons à la Sicile ce qui lui manque.

Et, par la croisée entr’ouverte, il fait feu sur les Napolitains.

Dès lors, la lutte mortelle est commencée.

Les canons sont mis en batterie devant la porte. Deux boulets la font voler en éclats et vont s’enfoncer dans la face du clocher qui regarde la cour.

Les Napolitains entrent à la baïonnette.

Le supérieur du couvent s’élance au-devant d’eux ; il est éventré.

Les vingt-sept braves commandés par Riso font des prodiges ; on combat pendant deux heures de corridor en corridor, de cellule en cellule.

Riso réunit alors ses hommes et fait une sortie par la porte même que les canons ont ouverte.

Les Napolitains reculent ; mais, en reculant, font feu. Riso tombe, frappé d’une balle qui lui brise la cuisse au-dessus du genou.

Les autres font une trouée en laissant dix ou douze des leurs prisonniers.

Riso essaye de se relever ; deux hommes s’avancent sur lui et lui déchargent, à bout portant, leurs fusils dans le ventre.

Il retombe une seconde fois, mais vivant encore. Alors, il est placé dans une charrette et promené par les rues de la ville comme un trophée sanglant.

Dans tous les carrefours, sur toutes les places, on s’arrête ; les sbires, les gendarmes, les hommes de la police montent sur les roues de la charrette et crachent au visage du moribond.

Pendant ce temps, un second moine est tué, quatre autres sont blessés ; un Enfant Jésus, très-respecté du peuple, est empalé par une baïonnette et porté à travers les rues.

Les vases d’argent de l’église sont volés ; un soldat prend pour de l’or massif les chiffres en fer doré qui surmontent les deux portes : il brise ces deux chiffres et les met dans son sac.

Un ordre de Maniscalco arrive de transporter Riso à l’hôpital et de lui donner les plus grands soins.

Les chirurgiens pansent le malade ; ses blessures sont mortelles, mais il peut vivre encore deux ou trois jours.

C’est tout ce qu’il faut.

Maniscalco a fait arrêter le père de Riso, qui n’a pas pris part à la rébellion de son fils, mais qui, inquiet pour celui-ci, a été vu le matin en robe de chambre à une fenêtre de sa maison donnant sur le couvent.

Son procès est fait, ainsi qu’à treize autres prisonniers.

On les fusille tous les quatorze, le 5 avril.

Le 5 au soir, Maniscalco se présente au lit de Riso, un papier à la main.

— Voici, lui dit-il, la sentence qui condamne votre père à la peine de mort ; faites des révélations, nommez les seigneurs qui vous ont poussé à l’acte de rébellion, et grâce de la vie sera faite à votre père.

Riso hésite un instant, mais finit par assumer la responsabilité sur lui-même et par dire qu’il n’a pas de complices.

Maniscalco s’informe et apprend des chirurgiens que le blessé peut vivre encore vingt-quatre heures.

— C’est bien, dit-il à Riso, je reviendrai vous voir demain matin ; la nuit porte conseil.

Mais les patriotes ont appris la tentative de séduction infâme opérée sur Riso ; ils parviennent à lui faire savoir que son père a été fusillé dans la matinée, et que la vie qu’il devait racheter par ses révélations était déjà éteinte depuis six heures quand on la lui offrait.

Riso mourut dans la nuit, les uns disent de l’impression que lui causa la nouvelle de la mort de son père, les autres disent d’avoir arraché l’appareil qui couvrait ses blessures.

Riso mort, son père et ses complices fusillés, Maniscalco se crut maître de la révolution, et l’âge d’or des mouchards commença ; l’argent et les récompenses pleuvaient sur tout ce qui était de la police.

Mais cette sécurité fut bientôt troublée : l’insurrection palermitaine, si promptement qu’elle eût été comprimée, avait eu son écho dans les campagnes. Les picciotti[3] se réunissaient et essayaient de relever la révolution en lui offrant dans les montagnes un refuge inviolable.

Au tocsin de la Grancia répondirent les cloches de toute la Sicile.

À la Bagheria, les deux compagnies de soldats en garnison étaient attaquées ; Misilmeri chassait sa petite garnison jusqu’au pont de l’Amiraglio ; Altavilla, Castellanza, envoyaient leur contingent de paysans armés, et Carini, allant au-devant de l’appel de Palerme, avait, dès le 3 avril, c’est-à-dire dès la veille de la lutte de la Grancia, arboré le drapeau de l’Italie réunioniste.

Ce fut un signal pour les autres drapeaux de se déployer, et, au cri de « Vive Victor-Emmanuel ! » ils se déployèrent en effet.

Malheureusement, le défaut d’armes, de munitions et d’ensemble empêchait l’insurrection de devenir générale. C’étaient des météores, c’étaient des éclairs, ce n’était pas encore une tempête.

Palerme attendait toujours que la campagne vint à elle ; terrifiée par les exécutions, étouffant sous la main de Maniscalco, elle demeurait écrasée sous le poids de son premier échec, mais ferme et constante dans sa haine, et se tournant vers tous les points de l’horizon pour demander à Dieu et aux hommes un appui quelconque qui la relevât de sa chute.

Cependant une espèce de quartier général avait été établi à Gibilrosa ; on provoquait les troupes pour les attirer sur les hauteurs et rompre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, le cercle de fer étendu autour de la ville.

Maniscalco résolut de porter dans la campagne la terreur renfermée jusqu’alors dans la ville.

On fit des sorties, artillerie en tête ; on pilla les Maisons de campagne ; on détruisit les villages ; à défaut des hommes armés, qu’on ne pouvait rejoindre ou qui ripostaient, on tira sur les femmes et sur les enfants fugitifs.

Alors commencèrent à se répandre les noms de certains chefs de bande.

Ces chefs de bande étaient le cavalier Stefano Santa-Anna, le marquis Fimatore Corteggiani, Pietro Pediscalre, Marinuzzo et Louis de la Porta, qui, après dix ans d’exil et de persécutions, ne s’était point lassé de conspirer et de combattre pour son pays.

Des engagements eurent lieu alors à Gibilrosa et à Villabole, et l’on se concentra à Carini pour marcher sur la ville.

L’état de rage et d’exaspération des citadins était impossible à décrire : tous les jours des luttes particulières s’engageaient entre des insulteurs suscités par Maniscalco et des citoyens qui passaient tranquillement dans une rue ou qui traversaient paisiblement une place.

Ces luttes étaient un prétexte à la police pour intervenir ; les citoyens, naturellement, avaient toujours tort, et, tandis qu’on ne demandait pas même aux insulteurs quelle était la cause de leur insulte, les insultés étaient menés en prison les menottes aux mains.

Au bout de quelque temps, les boutiques se fermèrent les unes après les autres, le commerce agonisa, les rues se dépeuplèrent.

Ce fut vers ce temps qu’un rayon d’espérance vint réchauffer les cœurs.

Un journal sarde, introduit à Palerme en dépit de la police, annonça la formation d’un comité à Gênes.

Ce comité avait pour but de venir, par tous les moyens possibles, au secours de la Sicile.

Le journal ajoutait qu’un corps d’expédition s’organisait dans la haute Italie pour aller au secours des patriotes siciliens. Alors tous les cœurs palpitèrent.

Un homme se dévoua à répandre cette grande nouvelle par toute la Sicile.

Ce fut Rosolino Pilo. Le 10 avril, il débarqua à Messine ; proscrit depuis dix ans, il rentrait dans son pays natal, apportant cette grande nouvelle que non-seulement le corps d’expédition s’organisait, mais encore que Garibaldi se mettait à la tête.

Rosolino Pilo parcourut la Sicile en tous sens. Infatigable dans sa mission, partout il écrivait sur les murailles : « Garibaldi arrive ! Vive Garibaldi ! vive Victor-Emmanuel ! »

Chaque village eut son avertissement, que tout paysan put lire ou se faire lire.

Un autre patriote, Giovanni Correo, en faisait autant de son côté.

Bientôt il n’y eut plus qu’un cri par toute l’île : « Vive Garibaldi ! vive Victor-Emmanuel ! » qu’un vœu, l’annexion.

C’est alors que, pour répondre à tous ces cris par un Coup de tonnerre, Maniscalco fit arrêter, garrotter et conduire en prison comme des voleurs, le prince Pignatelli, le prince Niscemi, le prince Giardinelli, le chevalier San-Giovanni, le père Ottavio Lanza, le baron Riso et le fils aîné du duc de Legiaro.

Mais le nom de Garibaldi répondait à tout et consolait de tout.

Les enfants chantaient sur tous les tons, en passant près des sbires :

Viene Garibaldi ! Garibaldi viene !

La femme à laquelle on enlevait son mari, la mère à laquelle on enlevait son fils, la sœur à laquelle on enlevait son frère, au lieu de pleurer, menaçaient.

Viene Garibaldi ! criaient-elles aux sbires.

Et les sbires sentaient courir un frisson dans leurs veines à ce nom redouté de toute tyrannie.

Un astre nouveau s’était levé sur la Sicile : cet astre, c’était l’espérance.

Avec Garibaldi, en effet, on allait avoir un nom populaire pour toute l’Italie, un capitaine de génie, un centre d’opération.

À mesure que la nouvelle se confirmait, on ne s’abordait que par ces mots :

— Eh bien, Garibaldi ?

— Il vient ! il vient ! répondaient les voix des passants à celle de l’interrogateur.

Un jour, on voulut savoir si l’on pouvait compter sur une solidarité commune.

On annonça que, de telle à telle heure, tout le monde devait se promener dans la rue de Maqueda.

La rue fut encombrée ; tout le monde était à pied, même les femmes les plus élégantes ; les voitures eussent nui à la circulation, personne n’avait pris sa voiture.

Maniscalco était furieux ; que dire à ces promeneurs inoffensifs, sans armes, qui ne poussaient aucun cri ?

Le démon lui souffla une idée : c’était, puisqu’ils ne criaient pas : « Vive Garibaldi ! vive Victor-Emmanuel ! » de leur faire crier : « Vive le roi de Naples ! »

Un groupe de soldats et de sbires s’avança dans la rue, criant :

— Vive François II !

Personne ne répondit.

Les soldats et les sbires entourèrent un groupe.

— Criez : « Vive François II ! » dirent-ils à ceux dont ce groupe était composé.

Un profond silence se fit.

Au milieu de ce silence, un homme jeta son chapeau en l’air et cria :

— Vive Victor-Emmanuel !

Il tomba aussitôt percé de coups de baïonnette.

Alors, la fusillade, la baïonnette et le poignard firent leur œuvre ; deux hommes furent tués ; trente personnes, femmes ou enfants, furent blessées.

Toute la population se retira sans répondre autre chose à ces meurtres, à ce massacre, à ce sang versé, que ces mots, plus terribles dans leur menace que la haine des Napolitains ne l’était dans son effet :

Viene Garibaldi ! viene Garibaldi !

Le lendemain, on raconta des horreurs : des pères de famille qui se promenaient avec des enfants avaient été frappés, eux et leurs enfants ; des hommes et des femmes qui avaient fui dans un café avaient été poursuivis et chargés dans ce café par des gendarmes à cheval.

Le lendemain, Palerme était effrayante à voir.

Comme la muraille de Balthazar, tous les murs portaient le terrible Mane-Thecel-Pharès :

Garibaldi viene ! Garibaldi viene !

Le jour, les rues étaient désertes et les fenêtres closes.

Le soir, les contrevents s’ouvraient, et, toute la nuit, les regards cherchaient sur cet amphithéâtre de montagnes qui enveloppe Palerme, les feux qui devaient annoncer ce secours depuis si longtemps promis par la campagne à la ville.

Un matin, — c’était le 13 mai, — ce cri éclata : par toute la ville :

— Garibaldi a débarqué à Marsala !

Le vengeur était venu.



V

bataille de calatafini


Palerme, 15 juin.

Reprenons le Lombardo et le Piemonte où nous les ayons quittés.

En partant de Talamone, les deux navires marchèrent de conserve sans se perdre de vue, jusqu’au commencement de la seconde nuit, où, sans que l’on pût comprendre pour quelle raison, le Lombardo restait en arrière.

Poussé par la manie du suicide, le volontaire qui s’était déjà jeté deux fois à la mer, transporté du Piemonte sur le Lombardo, venait de s’y jeter une troisième fois.

Mais, avec la même obstination qu’il mettait à se noyer, cette fois encore on le repêcha.

Le général ordonna alors qu’un fanal fût allumé à bord du Piemonte pour rallier le Lombardo.

Mais, en voyant ce fanal, Nino Bixio, qui commandait le Lombardo, crut à l’apparition de quelque bateau à vapeur napolitain, et, au lieu de se rallier, s’éloigna à toute vapeur.

Garibaldi voulait tirer un coup de canon de rappel ; mais Turr, qui avait deviné la pensée de Nino Bixio, le supplia de n’en rien faire.

Le général se contenta de forcer de vapeur de son côté, tout en poursuivant le Lombardo.

Comme le Piemonte était meilleur marcheur que le Lombardo, il finit par rejoindre celui-ci et le reconnaître ; les deux bâtiments se remirent alors à marcher de conserve.

Au point du jour, on aperçut Maritimo ; on eut bientôt joint et dépassé cette île, qui semble une sentinelle placée par la Sicile pour veiller sur sa pointe occidentale ; puis on s’approcha de Favignana et l’on commença de prendre des dispositions pour le débarquement, qui devait avoir lieu à Marsala.

Il fut arrêté dans l’ordre suivant :

Le colonel Turr, suivi de vingt-cinq guides, descendrait dans les trois premiers canots ; avec ses vingt-cinq hommes, il avait ordre de s’emparer de la porte et de s’élancer sur la caserne, qu’on supposait occupée par cinq ou six cents Napolitains.

Le capitaine Bassini, avec la 8e compagnie, devait descendre à son tour et faire toute diligence pour soutenir l’attaque de Turr.

Vers midi, on se trouvait à trois milles de la terre.

Le général ordonna que chacun se couchât à plat ventre sur le pont, ayant son fusil près de lui ; cinq ou six hommes seulement devaient rester pour simuler l’équipage d’un bateau à vapeur.

Les canons étaient recouverts d’un prélart.

On distinguait dans le port deux bateaux à vapeur anglais ; ils étaient immobiles et à l’ancre.

Une petite barque de pêcheur passa ; on gouverna dessus et on lui donna l’ordre de s’arrêter.

On fit monter le patron à bord du Piemonte et on lui demanda des nouvelles.

Il répond que les royaux sont, en effet, venus pour désarmer la population, mais qu’ils sont repartis pour le moment. On ne trouvera donc personne.

On entre droit dans le port ; le Piemonte jette l’ancre à trois cents pas du môle ; le Lombardo, en se laissant porter à gauche, touche le fond ; mais on n’a plus besoin de lui, l’accident est sans importance, et aussitôt le débarquement commence selon l’ordre convenu.

On s’empare d’abord des portes de la ville et du télégraphe.

Mais, comme l’absence des Napolitains rend l’opération moins importante, un simple lieutenant en est chargé.

En s’approchant du télégraphe, dont il a ordre de couper les fils, le lieutenant fait fuir l’employé, qui abandonne son bureau en y laissant le brouillon d’une dépêche conçue en ces termes :

« Deux bateaux à vapeur avec le pavillon sarde viennent d’entrer dans le port et débarquent des gens armés. »

La dépêche est adressée au comité militaire de Trapani.

Au moment où il lit cette dépêche, le lieutenant s’aperçoit que l’on y répond.

Un de ses hommes qui connaît la langue télégraphique traduit la réponse ainsi :

« Combien sont ces hommes, et dans quel but débarquent-ils ? »

L’officier répond :

« Je m’étais trompé ; les deux bateaux à vapeur sont des bateaux marchands chargés de soufre et venant de Girgenti. »

Le télégraphe marche de nouveau et rapporte cette réponse :

« Vous êtes un imbécile ! »

L’officier pense alors que le dialogue a assez duré ; il coupe les fils et revient rendre compte à Turr de ce qui s’est passé.

Pendant ce temps, la 8e compagnie a débarqué et s’est postée à la porte de la Marine.

Au même moment, on signale un bateau à vapeur que l’on ne tarde pas à reconnaître pour napolitain.

Le débarquement marchait avec lenteur, faute de canots ; à mesure qu’elle débarquait, la troupe s’alignait sur le môle.

Outre le bateau signalé, arrive bientôt à grande vitesse une frégate à vapeur, qui commence son feu quand les deux tiers des hommes, à peu près, ont débarqué.

Chaque boulet était salué du cri de « Vive l’Italie ! » Le bonheur qui s’attache à tout ce qu’entreprend Garibaldi voulut qu’aucun boulet ne portât. Un pauvre chien qui faisait partie de l’expédition fut le seul mort que l’ont eut à regretter.

Les canons et les troupes sont acheminés vers la ville ; le général Garibaldi et le colonel Turr restent sur le port tout le temps que dure le débarquement.

Au moment où il finit et où les deux chefs vont à leur tour entrer dans la ville, un obus tombe à dix pas d’eux, éclate et les couvre de terre.

Des postes sont placés de tous côtés afin qu’on puisse prendre quelque repos.

Pour ne pas troubler ce repos, les deux bâtiments napolitains, qui craignent sans doute quelque surprise de nuit, s’éloignent de dix-huit à vingt milles.

Au point du jour, on part pour Salemi.

La route était libre.

Le soir, on fait halte autour d’une ferme ; on avait peur de manquer de vivres, mais les paysans y pourvoient ; chacun apporte aux volontaires ce qu’il peut, celui-ci du pain, celui-là du vin, cet autre une poule, des œufs, un mouton.

Dès lors, il était évident qu’à défaut d’aide armée, on aurait la sympathie des populations.

Le lendemain, dès le matin, arrive un courrier qui annonce que les Napolitains sont à Calatafimi, et font mine de vouloir marcher sur Salemi.

On envoie en avant Bixio et sa compagnie ; le général suit immédiatement avec son état-major ; il est suivi lui-même par le reste de l’expédition.

À Salemi, l’on est reçu en triomphe ; on y reste toute la journée. C’est à Salemi que le général se nomme dictateur au nom du roi Victor-Emmanuel ; nous avons cité le décret[4].

Turr, de son côté, profite de ce jour de repos pour faire un décret sur l’organisation de l’armée, décret que signe Garibaldi.

Un peu en avant de Salemi, au moment où le général faisait boire son cheval à une fontaine, un moine de l’ordre de saint François réformé, à la figure intelligente, à l’œil vif, aux cheveux courts et crépus, se fait jour et arrive jusqu’à lui.

Ce moine était au couvent de Sainte-Marie des Anges de Salemi et donnait des leçons de philosophie ; il exprime à la fois au général sa joie de le voir et son étonnement de le voir si simple.

Puis, tombant à genoux :

— Mon Dieu ! s’écrie-t-il, je te remercie de m’avoir fait vivre dans les temps où devait venir le messie de la liberté ; à partir de ce moment, je jure, s’il est besoin, de me faire tuer pour lui et pour la Sicile.

Turr voit à l’instant même tout le parti qu’on peut tirer, au milieu d’une population superstitieuse comme la population sicilienne, d’un prêtre jeune, éloquent et patriote.

— Voulez-vous venir avec nous ? lui demande-t-il.

— C’est mon seul désir, répond le moine.

— Alors, venez, dit Garibaldi en poussant un soupir ; vous serez notre Ugo Bassi.

Et il lui donne la proclamation suivante, que d’avance il avait fait imprimer :

aux bons prêtres

« Le clergé fait aujourd’hui cause commune avec nos ennemis ; il solde des soldats étrangers pour combattre les Italiens. Quoi qu’il arrive, quelque chose que le sort décide de l’Italie, il sera maudit par toutes les générations !

» Ce qui console cependant, ce qui permet de croire que la vraie religion du Christ n’est pas perdue, c’est de voir, en Sicile, des prêtres marcher à la tête du peuple contre ses oppresseurs.

» Les Ugo Bassi, les Verita, les Gusmaroli, les Bianchi ne sont pas tous morts, et, le jour où sera suivi l’exemple de ces martyrs, de ces champions de la cause nationale, l’étranger aura cessé de fouler notre terre, il aura cessé d’être le maître de nos fils, de nos femmes, de nos biens et de nous-mêmes.

» G. Garibaldi. »

— Cette proclamation n’est pas pour moi, dit le moine après l’avoir lue ; car je suis converti d’avance ; mais je la donnerai à ceux dont la foi a besoin d’être soutenue.

Au dîner, qui eut lieu chez le marquis de Torre-Alta, où logeait l’état-major, le général fit placer frère Jean à sa droite.

Tous les officiers de Garibaldi n’étaient point d’une orthodoxie sans reproche ; on plaisanta quelque peu frère Jean.

Un officier lui dit :

— Puisque vous voilà notre chapelain, frère Jean, il vous faut jeter le froc aux orties et prendre le mousquet.

Mais frère Jean secoua la tête.

— Il n’est pas besoin, dit-il : je combattrai avec la parole et avec la croix ; celui qui porte le christ sur la poitrine ne doit pas porter le fusil sur l’épaule.

Dès lors, Garibaldi vit qu’il avait affaire à un homme intelligent ; il fit un signe, et les plaisanteries cessèrent.

Après le dîner, frère Jean partit pour Castel-Veterano, son bourg natal ; il en revint le lendemain avec cent cinquante paysans armés de fusils.

J’ai déjà dit que ces paysans se nommaient des picciotti.

Le 15 au matin, de bonne heure, on se remet en marche pour Calatafimi.

En arrivant à Vita, c’est-à-dire à trois milles en avant de Calatafimi, on trouve, au sortir d’une espèce de défilé, de magnifiques positions devant soi.

On ne doute pas que les Napolitains ne soient là campés quelque part, ayant jugé inutile d’aller plus loin.

Le général ordonne à la troupe de faire halte ; il prend avec lui Turr et deux officiers, le major Tuckery et le capitaine Misori, et gravit une montagne à droite de la route.

Arrivé au sommet, il reconnaît que ses prévisions étaient fondées : on est en face de l’armée napolitaine.

Le gros de cette armée est à Calatafimi même et occupe la ville, située sur le versant d’une montagne.

Les avant-postes sont à un mille en avant de Calatafimi.

À peine les Napolitains ont-ils, de leur côté, reconnu que les légionnaires sont à Vita ; à peine ont-ils vu que, du haut de la montagne, un groupe d’officiers les observe, qu’ils commencent à sortir de la ville, à faire leur descente dans la vallée et à gravir ensuite trois mamelons à gauche et un à droite, d’où ils commandent le chemin.

Alors le général redescend et ordonne les dispositions suivantes :

Turr prendra les carabiniers génois, excellents tireurs, armés de carabines suisses, et parmi lesquels servent comme volontaires des jeunes gens riches à millions.

Derrière Turr marcheront, à droite, la 7e compagnie, à gauche la 8e.

Enfin, pour les soutenir, viendront la 6e et la 9e compagnie avec les picciotti de Santa-Anna et de Cappolo, qui ont rejoint les volontaires à Salemi, — quatre cent cinquante hommes, à peu près.

À gauche, sur la route, on mettra en batterie les deux seules pièces de canon en état de service ; les deux autres n’ont pas d’affût.

C’est dans cette disposition que l’on attend l’ennemi lequel commence à se former en tirailleurs et s’avance en faisant grand bruit, chaque officier ne disant pas, mais criant à tue-tête ses commandements.

Ce que voyant le général et pensant que dix minutes s’écouleront bien encore avant qu’on soit à portée de fusil, il ordonne à tout le monde de s’asseoir à son rang en disant :

— Reposons-nous, nous avons bien le temps de nous fatiguer.

Et il donne l’exemple en s’asseyant entre les carabiniers génois et les deux compagnies destinées à les soutenir.

Lorsque les Napolitains ne sont plus qu’à deux portées de fusil, le général ordonne aux clairons de se lever et de sonner sa diane favorite.

Aux premiers sons de la trompette, les tirailleurs napolitains s’arrêtent ; quelques-uns font trois ou quatre pas en arrière.

En ce moment, sur le sommet d’un monticule, à droite des volontaires, à gauche des royaux, apparaît une forte colonne napolitaine qui met en batterie deux pièces de canon.

Les Napolitains reprennent leur marche offensive, interrompue un instant par les sons de la trompette.

À portée de fusil, ils commencent à faire feu.

Les volontaires essuient le premier feu assis et sans bouger ; seulement, à ce premier feu, une partie des picciotti disparaît.

Cent cinquante, à peu près, tiennent ferme, retenus par Santa-Anna et Cappolo, leurs chefs, et deux franciscains qui, armés chacun d’un fusil, combattent dans leurs rangs.

Alors le général pense qu’il est temps de commencer ; il se lève et crie :

— Allons, enfants, à la baïonnette !

Aussitôt l’ordre donné, Turr se jette en avant, conduisant la première ligne.

Nino Bixio, avec deux compagnies, opère le même mouvement.

Un instant après, le général remplace Turr et l’envoie porter l’ordre d’une attaque générale.

Mais l’ordre était devenu inutile, le combat s’était engagé de lui-même.

Les Napolitains se repliaient, la baïonnette des légionnaires sur la poitrine ; mais, immédiatement, ils se rallient dans une position meilleure que celle qu’ils viennent de quitter.

Alors, au milieu du combat général, s’exécutent d’admirables charges particulières,

Tout officier qui rallie cent hommes, soixante hommes, cinquante hommes, charge à leur tête,

Ces charges sont conduites par Garibaldi, par Turr, par Bixio, par Schiafini.

À chaque charge, les Napolitains tiennent bon, font feu, rechargent leurs fusils, font feu de nouveau, jusqu’à ce qu’ils voient briller à dix pas d’eux les baïonnettes des légionnaires, d’autant plus terribles qu’elles semblent emmanchées à des canons muets.

Ils reculent alors, mais se reforment aussitôt, toujours dans une position meilleure, sous le feu de leurs canons, qui crachent mitraille et grenades.

Le général, au milieu du feu, donne ses ordres avec son calme ordinaire ; son fils Menotti, qui fait ses premières armes, — celui-là même qui est né dans le Rio-Grande, et que son père, pendant une retraite de huit jours, a porté à son cou dans un mouchoir, afin de le pouvoir réchauffer de son haleine, — Menotti prend un guidon tricolore orné de rubans, sur lesquels est écrit le mot Liberté, et s’élance en avant des tirailleurs, le revolver d’une main, le guidon de l’autre.

À vingt pas de l’ennemi, il est atteint d’une balle, à la main même dont il porte le drapeau.

Le drapeau lui échappe de la main.

Schiafini ramasse le pennon, s’élance en avant et est tué roide à dix pas du premier rang napolitain.

Deux autres légionnaires ramassent à leur tour le drapeau et sont tués tous deux, Les Napolitains s’en emparent. Le guide Damiani se précipite au milieu d’eux, arrache le drapeau et les rubans, ne laissant aux mains des Napolitains que la hampe nue.

Pendant ce temps, l’artillerie des légionnaires à démonté un des canons des royaux ; trois étudiants de Pavie et un guide s’élancent sur le canon qui reste et tuent les artilleurs sur la pièce, dont ils s’emparent.

Ordre est alors donné à l’artillerie des légionnaires de s’avancer et de tirer toutes les fois que les légionnaires ne lui masqueront pas les Napolitains.

Le combat durait depuis deux heures, à peu près ; il faisait horriblement chaud ; les hommes qui avaient toujours chargé n’en pouvaient plus. Au milieu d’une charge contre un mamelon plus élevé, ils s’arrêtent et se couchent.

— Eh bien, dit le général, que faisons-nous donc là ?

— Nous reprenons haleine, disent les légionnaires ; soyez tranquille, cela va recommencer et n’en ira que mieux.

Garibaldi seul reste debout, au milieu de ses hommes couchés ; sans doute les Napolitains l’ont reconnu, car tout leur feu se concentre sur lui.

Quelques légionnaires se relèvent et veulent faire à leur général un rempart de leur corps.

— Allons donc, dit Garibaldi en les écartant, je ne trouverai jamais meilleure compagnie ni plus beau jour pour mourir.

Enfin, après avoir soufflé un instant, chacun se relève et charge avec un nouvel acharnement. Sirtori a son cheval tué sous lui et est blessé légèrement à la jambe ; il continue de s’avancer. Les royaux sont délogés de ce mamelon comme des autres.

Deux restent encore à prendre.

— À moi, les étudiants de Paie ! s’écrie Turr.

Une cinquantaine de jeunes gens se présentent.

— Mais, colonel, vous dites toujours que c’est le dernier ! lui répondent-ils exténués.

Et ils le suivent, tout exténués qu’ils sont.

Les Napolitains, débusqués de toutes leurs positons, enlevées à la baïonnette les unes après les autres, abandonnent enfin le champ de bataille et se retirent à Calatafimi.

Chaque légionnaire reste où il est et se couche ; on croirait l’armée de Garibaldi entièrement détruite.

Elle se repose de sa victoire, victoire terriblement achetée, comme le constate cet ordre du jour du général, lu le soir même sur le champ de bataille :

« Soldats de la liberté italienne !

» Avec des compagnons tels que vous, je puis tout tenter ; je vous l’ai prouvé en vous mettant en face d’un ennemi quatre fois plus fort que vous et maître de positions inexpugnables pour tous autres que vous.

» Je comptais sur vos baïonnettes, et je vois que je ne m’étais pas trompé !

» En déplorant cette dure nécessité de combattre des soldats italiens, confessons que nous avons trouvé chez eux une résistance digne d’une cause meilleure, et réjouissons-nous-en, car c’est une preuve de ce que nous pourrons faire lorsque nous serons tous réunis sous le glorieux drapeau de la rédemption.

» Demain, le continent italien préparera la fête de votre victoire, victoire remportée par ses enfants libres et par les preux Siciliens.

» Vos mères et vos fiancées sont déjà fières de vous ; demain, elles en seront orgueilleuses, et elles marcheront leur chemin la tête haute et le front radieux.

» Le combat coûte la vie de bien des frères aimés, mais morts au premier rang ; les noms de ces martyrs de la cause italienne seront recueillis et écrits sur les tables d’airain de l’histoire.

» Ces noms, je les signalerai à la reconnaissance du pays, ainsi que ceux de ces vaillants qui ont conduit au combat nos jeunes et inexpérimentés soldats, et qui, demain, conduiront de nouveau, sur de plus illustres champs de bataille, ces hommes qui doivent rompre les derniers anneaux de la chaîne de notre Italie bien-aimée.

 » G. Garibaldi. »

Et, en effet, les Napolitains s’étaient si bien battus, qu’à la défense de ce mamelon à la moitié duquel les assaillants avaient été obligés de s’arrêter, les Napolitains, après avoir usé leurs cartouches, avaient combattu à coups de pierre ; Garibaldi reçut une de ces pierres, qui faillit lui luxer l’épaule.

La bataille gagné, la position était telle, que l’on pouvait, par un dernier effort, couper la retraite aux Napolitains.

Mais on ne put faire un pas de plus ; l’armée était fort éprouvée. Les guides seuls, que commandait Misori, blessé d’un coup de mitraille à l’œil, avaient eu, sur dix-huit hommes, un tué et cinq blessés.

On avait eu, en tout, cent dix hommes tués ou blessés, parmi lesquels seize officiers.

Pendant la nuit, les royaux quittèrent Calatafimi, où les soldats de l’Italie entrèrent à la pointe du jour.

On trouva, depuis, cette lettre, écrite par le général Landi au prince de Castelcicala, dont j’occupe, à l’heure qu’il est, l’appartement au palais royal.


TRÉS-URGENT

À Son Excellence le prince de Castelcicala.


« Calatafimi, 15 mai 1860.

» Très-excellent prince !

» Secours, prompt secours ! La bande armée, qui a quitté Salemi ce matin, a enveloppé toutes les collines du sud au sud-est de Calatafimi.

» La moitié de ma colonne avancée a été disposée en tirailleurs et a attaqué les rebelles ; le feu a été bien soutenu ; mais les masses des rebelles, unies avec les troupes siciliennes, étaient en nombre immense.

» Les nôtres ont tué le grand commandant des Italiens et pris leur bannière, que nous conservons ; malheureusement, une pièce de notre artillerie, tombée de mulet, est restée entre les mains des rebelles, et cela me brise le cœur.

» Notre colonne a été obligée de battre un peu en retraite et de prendre son poste à Calatafimi, où je me trouve en ce moment sur la défensive.

» Comme les rebelles, en très-grand nombre, font mine de vouloir nous attaquer, je supplie Votre Excellence de m’envoyer sans retard un puissant renfort d’infanterie, ou tout au moins une demi-batterie, les masses des rebelles étant énormes et obstinées au combat.

» Je crains d’être assailli dans les positions que j’occupe ; je m’y défendrai autant qu’il me sera possible ; mais, si un prompt secours ne m’arrive, je déclare ne pas savoir comment l’affaire tournera.

» Les munitions de l’artillerie sont presque consommées ; celles de l’infanterie sont considérablement diminuées ; si bien que notre position est des plus critiques, et que la nécessité des moyens de défense et le manque de ces moyens me mettent dans la plus grande consternation.

» J’ai soixante-deux blessés ; je ne puis vous donner un compte exact de mes morts, vous écrivant immédiatement après notre retraite. Dans un autre rapport, je donnerai à Votre Excellence des détails plus précis.

» En somme, j’avertis Votre Excellence que, si les circonstances m’y contraignent, je devrai, pour ne pas compromettre mes colonnes, me retirer dans un lieu élevé.

» Je me hâte de soumettre tout cela à Votre Excellence, afin qu’elle sache que ma colonne est entourée d’ennemis considérables, lesquels se sont emparés des moulins et ont pris la farine préparée pour les troupes.

» Que Votre Excellence ne conserve pas de doute sur la façon dont notre pièce a été perdue : je répète à Votre Excellence que cette pièce de canon était sur le dos d’un mulet qui fut tué au moment de notre retraite. Il a donc été impossible de la reprendre. J’achève, en vous affirmant que toute la colonne a combattu sous le feu le plus vif, de dix heures à cinq heures après midi, moment auquel a commencé notre retraite.

 » Le général commandant,
 » Landi. »

Au bas de cette lettre, Turr, dans les mains duquel elle était tombée, écrivit :

Observations de l’adjudant général Stefano Turr.

« Le canon fut pris au moment où il faisait feu et étant sur ses roues ; preuve que le mulet ne fut pas tué, c’est qu’au contraire, les deux mulets appartenant au canon tombèrent entre nos mains.

» Le grand commandant ne fut pas tué, heureusement pour l’Italie. Quant au drapeau, ce n’était pas celui du bataillon, c’était un simple guidon de fantaisie que le brave Schiafini avait apporté avec lui à la colonne, dans les rangs de laquelle il est tombé frappé de deux balles.

» Le général Landi peut-il montrer dans les annales de la guerre un porte-bannière semblable ?

» Il faut lire son rapport pour savoir de lui-même comment il fut secoué par ces hommes vêtus en paysans, mais qui combattent avec toute leur âme pour la liberté de la patrie. »



VI

la bénédiction de l’excommunié


Palerme, 16 juin.

On donna, à Calatafimi, un jour de repos aux hommes, et un jour de travail aux choses les plus urgentes.

Pendant la soirée de la veille, frère Jean avait rejoint avec ses cent cinquante volontaires.

Le lendemain, on arriva de bonne heure à Alcamo.

En approchant d’Alcamo, frère Jean, qui marchait à cheval près du général, se pencha à son oreille et lui dit :

— Général, n’oubliez pas que vous êtes excommunié.

— Je ne l’oublie pas, mon frère, répondit le général ; mais que voulez-vous que j’y fasse ?

— Voici ce que je voudrais que vous y fissiez, mon général : nous vivons au milieu d’une population religieuse, plus que religieuse, superstitieuse ; eh bien, je voudrais qu’en passant devant l’église d’Alcamo, vous y entrassiez pour recevoir la bénédiction.

Garibaldi réfléchit un instant ; puis, faisant un signe affirmatif :

— C’est bien, dit-il, je ferai selon votre désir.

Tout joyeux de cette concession, qu’il croyait devoir être plus disputée, frère Jean mit son cheval au galop, prit les devants, s’arrêta à l’église, prépara un prie-Dieu avec un coussin pour l’agenouillement du général, revêtit une étole, et attendit.

Mais, soit oubli de la promesse qu’il avait faite, soit désir de l’esquiver, Garibaldi passa devant l’église sans y entrer.

Frère Jean s’aperçut de cette fugue ; ce n’était point son affaire. Tout moine, depuis l’évêque de Reims baptisant Clovis jusqu’au frère Jean bénissant Garibaldi, tient à mettre, non pas Dieu, mais le prêtre, au-dessus du général, du chef ou du roi.

Il courut avec son étole après Garibaldi, le rejoignit et le saisit par le bras, en disant :

— Qu’est-ce que cela ? Est-ce ainsi que vous tenez votre promesse ?

Garibaldi sourit.

— Vous avez raison, frère Jean, dit-il ; c’est moi qui ai tort, et je suis prêt à faire amende honorable.

— Venez donc, alors.

— Je viens, frère Jean.

Et l’homme terrible qui, disent les journaux napolitains, a reçu du démon la puissance de jeter le feu par les yeux et par la bouche, non-seulement se laissa, comme un enfant, conduire par le prêtre, mais encore, pris, comme un poëte qu’il est, par le sentiment religieux, que l’on ne repousse jamais entièrement, en face de tous, en face de la population, en face des paysans, en face de son armée, il se laissa tomber à genoux sur les marches extérieures de l’église.

C’était plus qu’il n’avait promis au frère Jean ; Aussi celui-ci, voyant le beau côté que lui faisait Garibaldi, s’élança-t-il dans l’église avec cette vivacité italienne que ne tempère pas même chez le prêtre l’habit sacerdotal qu’il porte ; puis, s’emparant du saint-sacrement, il revint en disant :

— Voyez tous ! voici le victorieux qui s’incline devant Celui qui donne la victoire.

Et, fier de ce nouveau triomphe de la religion sur les armes, il bénit Garibaldi au nom de Dieu, de l’Italie et de la liberté.

On s’arrêta à Alcamo.

Ce fut là qu’arrivèrent à ces légionnaires — dont un fut fusillé pour avoir pris, pendant la campagne de Rome, trente sous à une femme — la nouvelle des cruautés commises par les Napolitains en retraite ; à Partanico, ils avaient pillé le bourg tout entier, en avaient brûlé la moitié, avaient tué des femmes, foulé aux pieds et écrasé des enfants.

Au reste, tout ce brigandage produisit un effet contraire à celui qu’en attendaient ceux qui s’y livraient : au lieu d’intimider, il exaspéra la population ; les hommes qui n’avaient pas encore pris les armes sautèrent sur leurs fusils.

Poursuivis par les paysans, fusillés de derrière les haies, de derrière les arbres, de derrière les rochers ; les royaux sèment de morts la route et abandonnent partout des bagages et des prisonniers.

Lorsque l’armée libératrice arriva à Partanico, ce ne fut plus de la joie, ce ne fut plus de l’enthousiasme, ce fut du délire.

On resta à Partanico le temps de faire reposer un instant les hommes ; pendant que les hommes se reposaient, leur chef, sur lequel la fatigue semblait n’avoir pas de prise, — ce même grand commandant des Italiens, tué par le bulletin du général Landi, — marchait en avant avec Turr, sans autre escorte que deux officiers d’état-major, rencontrait de petits groupes de picciotti, les formait en avant-garde, et leur faisait pousser une reconnaissance vers l’ennemi.

Avec cette avant-garde, le général arriva jusqu’à Renna, où il établit son camp à droite et à gauche de la route, étendant ses avant-postes jusqu’à Picippo, d’où l’on découvre Montreale et une partie de Palerme.

C’était le 18 mai.

Le 19, on reste à Picippo ; le 20, on pousse les avant-postes jusqu’à un mille de Montreale.

San-Martino et ses montagnes sont occupés par les picciotti.

Le 20 au soir, la colonne se porte sur Misero-Canone. Le 21 au matin, tandis que le général et son état-major sont aux extrêmes avant-postes formés par les picciotti, les royaux font une marche offensive ; les picciotti battent en retraite et se replient sur Misero-Canone,

Alors Garibaldi prend position, avec les carabiniers génois et un bataillon de bersaglieri.

Les royaux s’avancent jusqu’à un tir et demi de carabine ; encore hors de portée, ils commencent leur feu ; les bersaglieri et les carabiniers génois refusent de leur répondre ; ce que voyant les royaux, ils se retirent triomphalement.

Un bulletin annonce que l’armée napolitaine a rencontré les rebelles, qui n’ont point osé engager le combat !

Le général fait alors sonner sa diane favorite, au son de laquelle il reprend ses avant-postes sans obstacle aucun.

Dans l’après-midi, le général s’avance, avec le colonel Turr et deux ou trois officiers, sur la route de Montreale ; là, il reconnaît que, s’il s’obstine à pénétrer jusqu’à Palerme par ce chemin, il lui faudra sacrifier deux ou trois cents hommes.

Il arrête alors dans son esprit un plan qui, pour tout autre que lui, eût été insensé : c’est de passer par Parco au lieu de passer par Montreale.

Pour réaliser ce plan, il fallait, sans le secours d’aucune route, gravir et suivre des sommets où chasseur ni montagnard n’avaient jamais mis le pied, faire passer des hommes et des canons dans le domaine des chèvres et des nuages, exécuter enfin une chose bien autrement difficile qu’au Saint-Bernard, puisque le Saint-Bernard est une route et qu’on avait, au Saint-Bernard, et le temps et les moyens d’exécuter le passage.

La nuit venue, on se mit en route ; les hommes s’attelèrent aux canons, marchant un à un, quelquefois à quatre pattes, par une nuit noire, pluvieuse, avec des précipices à droite et à gauche.

La victoire de Calatafimi était ou prodige, le passage de Parco fut un miracle.

Pour tromper les Napolitains, on avilit laissé le feu des bivacs allumé ; les picciotti étaient charges d’entretenir ces feux.

L’armée avait fait une marche de huit heures et avait traversé la crête de trois montagnes, que les Napolitains croyaient encore l’avoir devant eux.

Le passage s’opéra sans qu’on perdît un homme, un fusil, une cartouche. Vers le jour, l’avant-garde arrivait au village de Parco ; à trois heures du matin, toute l’armée y était réunie.

Le premier soin de Garibaldi fut de penser à ses hommes, de s’occuper de les réchauffer et de les nourrir ; puis il pensa à lui-même.

Le maire du village de Parco lui prêta un pantalon et en donna un autre à Turr ; après quoi, le général et soit lieutenant remontèrent à cheval et partirent pour explorer les environs.

Ils prennent la route de Parco à Piano, route tracée en zigzag et qui passe au-dessus du village ; on arrive à un calvaire, qui est transformé à l’instant même en batterie de canon ; deux autres mamelons sont disposés comme points de défense,

Tous ces ouvrages furent achevés dans la journée par des hommes qui avaient marché toute la nuit ; puis les troupes bivaquèrent, partie autour des ouvrages qu’on venait d’exécuter, partie dans les villages.

Cela se passait pendant la journée et la nuit du 22.

Le lendemain, au point du jour, le générale et Turr gravirent la montagne de Pizzo-del-Fico. Après une ascension très-fatigante, ils arrivèrent au sommet. Là, tout à coup, un picciotto paraît et leur crie :

— Qui vive ?

C’étaient des paysans des environs qui n’avaient jamais vu le général et qui gardaient la position.

Turr et Garibaldi se font reconnaître, à la grande joie des picciotti.

Du haut de la montagne de Pizzo-del-Fico, le général et Turr peuvent voir tout Palerme et distinguer les troupes campées dans les plaines d’alentour et sur la place du château. L’œil exercé de Garibaldi lui fit porter le chiffre de ces troupes à quinze mille hommes au moins.

Il avait sept cent cinquante hommes sur lesquels il pouvait compter !

En outre, et en reportant ses yeux du côté de Montreale, il pouvait y voir un corps de trois à quatre mille hommes qui commençaient à se mettre en mouvement.

Deux compagnies prenaient le sentier qui monte à Castelluccio ; un bataillon, deux pièces de canon et quelques cavaliers suivaient la route qui mène à Misero-Canone.

Après une marche de deux milles, les Napolitains firent une halte.

Le soir, il y eut une rencontre entre les Napolitains et les picciotti, rencontre dans laquelle ceux-ci défendirent assez bien leurs positions.

La nuit se passa à tirailler entre les Napolitains et les picciotti.

Le lendemain, au point du jour, le général se porta sur le mamelon autour duquel serpente la route de Piano à Parco.

En reportant de nouveau ses yeux sur les Napolitains, il vit que les troupes sorties la veille de Montreale s’avançaient et menaçaient d’envelopper son aile gauche.

En même temps, on voyait se mouvoir vers Parco les troupes de Palerme.

Le général devine leur intention et ordonne à Turr de tirer l’artillerie de ses positions, d’envoyer les carabiniers génois sur l’aile gauche, de les faire soutenir par les picciotti de réunir tout le reste des corps.

Puis, sans perdre de temps, et tandis que Turr obéit, Garibaldi se met en marche, avec quelques guides et quelques aides de camp, sur la route de Piano.

Alors on commence à entendre des coups de fusil de l’autre côté de la montagne où étaient les carabiniers ; attaqués par un nombre triple du leur, ils se défendent héroïquement ; mais, abandonnés par les picciotti, que l’on voyait traverser la route en fuyant, les carabiniers furent forcés de se retirer au sommet des montagnes.

Voyant cela, et ne recevant pas d’ordre du général, Turr envoie la 8e et la 9e compagnie rejoindre les carabiniers ; ne pouvant faire suivre la même route à l’artillerie, il garde deux compagnies pour la défendre et la met en batterie sur la route.

De cette manière, l’artillerie et les deux compagnies forment l’aile droite de la nouvelle position.

À deux heures après midi, le général arrive à Piano en suivant toujours le sommet des montagnes, laisse reposer ses hommes, et, le soir, appelle pour la première fois en conseil les colonels Turr, Sirtori et Orsini, ainsi que le secrétaire d’État Crispi.

— Vous voyez, leur dit le général, que notre corps est obligé de marcher par des chemins impossibles, éternellement menacé sur ses flancs par des ennemis dix fois plus nombreux que nous ne sommes. Il est donc nécessaire d’écarter de nous le plus grand nombre de Napolitains possible. En envoyant les canons à Carleone, peut-être, devenant dupe de ce mouvement, l’ennemi se divisera-t-il et rendra-t-il ainsi plus facile notre marche sur Palerme.

La proposition du général adoptée, Orsini fut envoyé avec l’artillerie, les bagages et cinquante hommes d’escorte, sur la route de Carleone.

Pendant un demi-mille, distance qu’il fallait parcourir avant d’arriver au sentier que le général voulait prendre, toute la petite armée se mit à la suite de l’artillerie.

On arriva au sentier, qui s’enfonce à gauche de la route vers Marineo ; on le prit et l’on se sépara de l’artillerie, laquelle continua son chemin vers Carleone.

La nuit était-belle, la lune brillait, le ciel était brodé de diamants : Turr, comme toujours, marchait près du général, lorsque celui-ci, soulevant son chapeau, et le visage encore plus souriant que de coutume, lui dit :

— Mon cher ami, chacun a ses bizarreries, et je n’en suis pas plus exempt qu’un autre. Dans mon enfance, entendant dire que tout homme avait son étoile, j’ai cherché et cru reconnaître celle qui préside à ma destinée. Regardez ; tenez, voyez-vous la grande Ourse ? Eh bien, un peu à gauche de la grande Ourse, entre ces trois étoiles, la plus brillante est la mienne ; elle a nom Arthur dans l’alphabet du ciel.

Et il demeura pensif et les yeux fixés sur elle.

Turr regarda et vit l’étoile ; elle était splendide.

— En ce cas, si cette étoile est la vôtre, général, répondit-il, elle nous sourit ; nous entrerons à Palerme.

Et cependant rien ne donnait à croire, dans la position de la petite armée, que la prédiction de Turr se réaliserait. Un corps nombreux de Napolitains venait de se mettre en marche vers la Piana-dei-Greci, tandis que dix-huit mille hommes et quarante pièces de canon restaient à Palerme pour la défendre.

Vers minuit, on entra dans une forêt où l’on bivaqua.

Le matin, à quatre heures vingt-cinq minutes, on se remit en marche vers Marineo, où l’on arriva vers sept heures.

On demeura à Marineo toute la journée.

Le soir, on prit la route de Misilmeri, où l’on arriva à dix heures.

Turr et le colonel Carini avaient pris les devants pour faire préparer le logement de la troupe.

La nuit s’écoula sans incident.

On avait trouvé à Misilmeri quelques membres du comité de la liberté sicilienne de Palerme, et La Masa avec deux ou trois mille picciotti.

Le général informa alors les membres du comité de Palerme que son intention était d’attaquer la ville le 27 au matin, de très-bonne heure, par la porte de Termini.

Turr, sachant que son compatriote, le colonel Eber, correspondant du Times, se trouvait à Palerme, pria ces messieurs de l’avertir de son approche, afin qu’il vînt à Misilmeri et fût de la fête de l’entrée ; de cette façon, il pourrait rendre au Times un compte exact de la prise de Palerme.

La nuit se passa sans que l’on fermât l’œil.

Le matin, à quatre heures, le général monta à cheval ; et, suivi de Turr, de Bixio, de Misori et de quelques aides de camp, alla visiter le camp de La Masa, qui était situé à Gibilrosa.

Là, le général passa en revue les picciotti, puis gravit la montagne pour voir Palerme.

Le même jour, on campa entre Gibilrosa et Misilmeri.

Vers le soir, on se rassembla sur le plateau de Gibilrosa dans l’ordre suivant :

Les guides, conduits par le capitaine Misori, et trois hommes par compagnie des chasseurs des Alpes, en tout trente-deux hommes, formaient l’avant-garde sous le commandement du brave colonel Tuckery.

Derrière eux venaient les picciotti.

Puis le bataillon Bixio.

Puis le général avec son état-major, suivi du bataillon de Carini.

Enfin un second corps de picciotti et le commissariat devaient fermer la marche.

En tout, sept cent cinquante hommes de chasseurs des Alpes et deux ou trois mille picciotti contre dix-huit mille Napolitains.


VII

palerme l’heureuse


Palerme, 20 juin.

Il n’y avait pas de chemin pour marcher sur Palerme. On se laissa rouler dans un ravin par lequel on atteignit la vallée qui débouche sur la grande route de Palerme. Il était onze heures du soir.

Arrivée à la grand’route, l’avant-garde fit halte et se retourna : les picciotti qui devaient l’appuyer avaient disparu ; elle s’arrêta pour rallier la colonne.

Une alarme sur la montagne, toute fausse qu’elle était, avait suffi pour faire fuir les picciotti.

Il fallut deux heures, à peu près, pour reformer la colonne, réduite alors à treize ou quatorze cents hommes seulement.

Il était une heure et demie du matin, ou se trouvait à trois milles de la ville.

On se met en marche en colonnes serrées jusqu’aux avant-postes napolitains ; à trois heures et demie, on les rencontre ; ils lâchent trois coups de fusil et battent en retraite dans une maison pleine des leurs.

Ces trois coups de fusil suffisent à disperser les deux tiers des picciotti qui restent.

L’avant-garde, composée de trente-deux-hommes, comme nous l’avons dit, pousse alors jusqu’au pont de l’Amiraglio, pont jeté sur un torrent desséché ; elle trouve le pont défendu par trois ou quatre cents hommes, et les attaque vigoureusement en s’embusquant aux deux côtés du pont et derrière les arbres qui côtoient la route.

Un combat corps à corps s’engage ; tellement corps à corps, que, de son revolver chargé de six balles, un capitaine légionnaire nommé Piva met hors de combat quatre Napolitains. Misori appelle à son secours le colonel Bixio.

Bixio arrive au pas de course avec le 1er bataillon ; à la vue des picciotti en déroute, Turr lance le 2e bataillon. La position du pont de l’Amiraglio est enlevée à la baïonnette.

Les Napolitains se débandent et fuient à droite ; mais, en même temps, on est attaqué sur la gauche par une forte colonne.

Turr envoie une trentaine d’hommes pour arrêter cette colonne, et le reste des légionnaires continue de s’avancer au pas de course, la baïonnette en avant.

Les Napolitains se replient sur la route de San-Antonio ; cette route, bordée de maisons, coupe en croix la route de Termini, que suivaient les légionnaires dans leur retraite ; les royaux placent deux canons sur la route même et la balayent avec la mitraille.

En ce moment, le général arrive, précédé du colonel Turr et accompagné du colonel Eber ; c’est à ce moment aussi que le colonel Tuckery, atteint par une balle, tombe mortellement blessé.

La colonne s’arrête quelques secondes à dix pas de la route transversale ; le guide Nullo la traverse le premier, portant un drapeau aux couleurs de l’indépendance ; il est immédiatement suivi par Damiani, Bozzi, Manci, Tranquillini et Zazio.

Peu à peu toute la colonne traverse la route sous les yeux du général, d’autant plus exposé au feu qu’il se tient à cheval, poussant ses hommes en avant.

Ceux qui, les premiers, ont traversé la route, s’éparpillent avec deux cents hommes dans les rues voisines de la porte de Termini. Nullo, Damiani, Manci, Bozzi, Tranquillini et Zazio pénétrent jusqu’à la Fiera-Vecchia, c’est-à-dire à trois cents pas de la porte de Termini.

Pendant tout ce temps, les légionnaires trouvent les maisons fermées et les rues désertes ; c’est à la Fiera-Vecchia, lorsque le général y arrive au milieu du feu, qu’il rencontre huit ou dix membres du comité de Palerme.

Ainsi cette poignée d’hommes, deux cents à peine, se répandant sur l’espace d’un kilomètre, avaient repoussé, par un élan inouï, tout ce qui se trouvait devant elle, trois ou quatre mille hommes peut-être !

Arrivé à la Fiera-Vecchia, le général ordonne de faire des barricades. À force d’appeler, on finit par attirer aux fenêtres les habitants ; on leur crie :

— Jetez les matelas !

À l’instant même, des matelas pleuvent de toutes les fenêtres ; ils sont entassés en barricades sur les points les plus battus par le canon.

Alors quelques Palermitains commencent à se montrer dans les rues. On les engage à faire insurger la ville ; mais on n’en obtient que cette réponse :

— Pas d’armes !

Derrière le général et cette première poignée d’hommes, le reste des légionnaires était entré dans Palerme. On attaque aussitôt la rue de Tolède et la rue de Maqueda, et l’on repousse vers le palais royal et vers la porte de Maqueda les Napolitains, qui croient avoir affaire à une force triple de la force réelle.

Aussitôt, des barricades sont dressées dans les rues avec des voitures.

Le général s’établit à la piazza Bologna.

En ce moment, de la mer et du château, le bombardement commence.

La 8e compagnie et les carabiniers génois attaquent la place du Palais-Royal par la rue de Tolède, et les ruelles qui aboutissent à la place par les maisons qui donnent dessus.

Des forces supérieures les contraignent à se retirer.

Le général transporte son quartier général au palais prétorial.

Une colonne napolitaine s’avance par la rue de Tolède et pénètre jusqu’à cinquante pas, à peu près, de la piazza Bologna ; quelques picciotti, avec une vingtaine de légionnaires, s’embusquent derrière une barricade, et arrêtent les Napolitains, tandis que vingt autres hommes les tournent par leur droite et les attaquent en flanc et en queue.

Les Napolitains lâchent pied et s’enfuient.

Pendant toute la journée, il y a des combats partiels ; les plus vifs sont à l’Alberghesca,

Le capitaine Carroli, de la 7e compagnie, composée d’étudiants, est blessé grièvement ; le soir, on compte déjà quelques pertes.

Le second jour, Misori et le capitaine Dezza font usage à l’Alberghesca d’une bombe dont l’explosion, au milieu d’une barricade occupée par les Napolitains, fait, pendant quelques minutes, cesser le feu.

C’est là qu’un détachement de la 7e compagnie, vingt-cinq hommes, contiennent les Napolitains pendant vingt-quatre heures.

La seconde journée reproduit les merveilles de la première : on s’avance jusqu’à la porte de Maqueda, et l’on coupe les communications entre la mer et le château.

Pendant ces deux jours, Sirtori fait des prodiges d’audace et de sang-froid.

Le matin du troisième jour, les Napolitains essayent de regagner les points perdus ; mais la ville est déjà hérissée de barricades en pierre, et, sur tous les points, ils sont repoussés.

Dans la matinée, on vient annoncer au général que les picciotti ont enlevé un canon à Montalto.

Garibaldi, qui se défie des prouesses des picciotti, ordonne à Misori d’aller vérifier le fait et de prendre position ; il demandera du secours si les forces sont insuffisantes.

Misori, suivi de quelques légionnaires, se rend au couvent de l’Annonziata et trouve les picciotti aux prises avec les Napolitains.

Ils n’avaient enlevé aucun canon, mais se battaient bien, encouragés qu’ils étaient par l’exemple du frère Jean, qui se tenait au milieu du feu, la croix à la main.

Misori prend la direction du mouvement et s’empare du couvent de l’Annonziata, qui dominait Montalto.

Les Napolitains, malgré un renfort considérables qu’ils reçoivent, sont encore repoussés ; les légionnaires et les picciotti sortent du couvent et se retranchent dans le bastion Montalto.

Misori écrit au général pour démentir la nouvelle de la prise d’un canon ; mais il lui annonce que le bastion est pris et lui demande du renfort.

Pendant ce temps, frère Jean s’avance jusqu’à vingt pas des Napolitains et leur fait un sermon sur la fraternité.

Un capitaine répond au sermon du frère Jean en prenant un fusil des mains d’un soldat et en faisant feu sur le moine.

La croix du frère Jean est brisée à six pouces au-dessus de sa tête ; mais un picciotto fait feu à son tour sur le capitaine et l’étend roide mort d’une balle dans le front.

Un mouvement en avant s’opère ; le picciotto qui a tué le capitaine s’empare de l’épée du mort ; frère Jean réclame le ceinturon, l’agrafe autour de son corps et y place le pied de sa croix, en disant :

— Je mets la croix où fut l’épée.

En ce moment, deux compagnies napolitaines sortent du palais royal et attaquent Montalto. Les picciotti se replient précipitamment ; Misori est forcé d’abandonner le bastion et se retire de nouveau dans le couvent.

Par bonheur, au même instant arrive Sirtori, amenant le secours du général. Il place ses trente-cinq hommes et arrête le mouvement agressif des Napolitains ; le combat s’engage plus acharné, le couvent est bombardé et battu par le canon ; mais les Napolitains sont forcés de se replier.

Le bastion Montalto est repris.

Le colonel Sirtori, comprenant toute l’importance d’une position qui menace le palais royal, fait immédiatement venir une douzaine de carabiniers génois et une vingtaine de légionnaires, les place derrière une maison d’où leur feu empêche les Napolitains de revenir sur le bastion.

Mais, ayant reçu de nouveaux renforts, ceux-ci font une troisième attaque, amènent deux pièces de canon sur la gauche et continuent à lancer des grenades.

Enfin, au bout d’une heure, le feu des carabiniers génois fait taire le canon, et cette fois, les Napolitains, repoussés, abandonnent la position.

Misori quitte le couvent et va rendre compte au général des résultats de la journée du côté du palais royal.

Dans cette affaire s’étaient particulièrement distingués : le colonel Sirtori, les capitaines Dezza, Mosto et Misori. Le major Acerbe, surtout, s’était fait remarquer dans la construction des barricades sous le feu le plus terrible.

Au moment où le général allait se mettre à table, invitant les officiers présents à en faire autant, on vint lui annoncer que les Napolitains avaient délogé Santa-Anna de la position qu’il occupait près de la cathédrale et s’avançaient sans que l’on pût les arrêter.

Le général se lève de table en disant :

— Allons, messieurs, c’est nous qui allons les arrêter.

Alors, à pied, suivi du colonel Turr, de Guzmaroli, son inséparable, de ses officiers et d’une douzaine de guides, réunissant à lui tout ce qu’il rencontre de légionnaires, il se porte sur le lieu du combat et trouve effectivement les Napolitains maîtres de trois barricades et les picciotti en déroute.

On construit immédiatement, sous le feu des Napolitains, une nouvelle barricade ; un homme qui était debout à la gauche du général est atteint d’un coup de feu à la tête et tombe ; le général le retient, mais il était déjà mort.

Les Napolitains, vigoureusement attaqués, abandonnent la première barricade, qui est immédiatement occupée par les légionnaires.

En se retirant, les Napolitains incendient deux maisons ; mais une poignée de picciotti, dirigés par le général en personne, les prennent en flanc et achèvent de les mettre en déroute.

À la fin de la troisième journée, on était maître à peu près de toute la ville.

Pendant ces trois jours et ces quatre nuits, on ne s’était pas reposé un seul instant, les alarmes avaient été continuelles ; à peine avait-on pu manger ; on n’avait pas dormi, on avait toujours combattu.

Le quatrième jour, le général napolitain Letizia fit des ouvertures d’armistice, par l’intermédiaire de l’amiral anglais.

Vers une heure, Garibaldi, Menotti, son fils, et le Capitaine Misori se rendent au bord de la mer ; ordre avait été donné de suspendre le feu sur tous les points.

Cependant, en passant près de Castelluccio, deux coups de feu partent et les balles sifflent aux oreilles du général.

Au bord de la mer, on attendit l’arrivée du général Letizia, qui, pour plus grande sûreté, s’étai fait accompagner par le major Cenni, aide de camp de Garibaldi.

Un canot, envoyé par l’amiral anglais, reçut les deux généraux et les officiers qui les accompagnaient.

L’entrevue eut lieu dans la chambre de l’amiral, en présence de celui-ci et des amiraux français, américain et napolitain.

De cette conférence résulta une trêve de vingt-quatre heures, pendant laquelle les Napolitains pouvaient transporter leurs malades et leurs blessés à bord des vaisseaux et approvisionner le palais royal de vivres.

Cette trêve expirée, les hostilités devaient être reprises ; mais, le lendemain, à onze heures du matin, les Napolitains demandèrent une prolongation de quatre jours, pour que le général Letizia pût se rendre à Naples et conférer avec le roi.

À son retour, l’armistice fut prolongé indéfiniment, et le général Letizia repartit de nouveau pour Naples.

C’est à ce second retour que furent signées les conditions définitives de la reddition de Palerme.

Dans la matinée du jour où devait commencer l’évacuation, les Napolitains demandèrent une escorte pour se rendre du palais royal et de la Fiera-Vecchia à la mer.

À la Fiera-Vecchia, on leur donna trois guides et un capitaine d’état-major, quatre hommes en tout ; ils étaient de quatre à cinq mille.

Au palais royal, on leur donna quatre guides et le major Cenni ; ils étaient quatorze mille hommes.

De l’aveu des officiers supérieurs napolitains eux-mêmes, ils avaient à Palerme vingt-quatre mille hommes.

Tout était fini, les Napolitains étaient chassés de Palerme, et la Sicile était perdue pour le roi de Naples.

Mais aussi se retiraient-ils, comme on dit en termes de capitulation, avec les honneurs de la guerre.

Voyons comment ils avaient mérité ces honneurs.

Le 24 mai, c’est-à-dire lorsqu’on avait su que Garibaldi s’approchait de Palerme, on avait affiché, dans les rues de la ville, que, pourvu que la population se tînt enfermée chez elle, elle n’avait rien à craindre.

Voilà pourquoi, en arrivant à la Fiera-Vecchia, Garibaldi avait trouvé portes et fenêtres fermées.

Nous avons dit à quel moment le bombardement commença ; il dura trois jours ; en un seul jour, deux mille six cents bombes furent lancées sur la ville.

Les coups étaient plus particulièrement dirigés sur les monuments publics, les établissements de bienfaisance et les couvents.

Je compte de ma fenêtre trente et un boulets dans le charmant clocheton de la cathédrale de Palerme.

Dix ou douze palais et notamment celui du prince Carini, ambassadeur à Londres, et celui du prince de Goto, sont au ras de terre.

Quinze cents maisons sont défoncées du toit aux caves, et, quand nous sommes arrivés, la plupart brûlaient encore.

Tout le quartier situé près de la porte de Castro a été saccagé ; les habitants ont été volés, assassinés ou écrasés.

Une razzia avait été faite de toutes les jeunes filles, qui furent emmenées au palais royal, occupé par quatorze mille hommes ; elles y restèrent dix jours et dix nuits.

Voilà pour l’ensemble ; passons aux détails.

Le capitaine napolitain Scandurra, en voyant tomber un légionnaire de Garibaldi, blessé à l’épaule, enfonce la porte d’un café, y prend une bouteille d’esprit-de-vin, la vide sur le corps du blessé, et met le feu à l’alcool.

Le légionnaire eût été brûlé vif, si le capitaine Scandurra n’eût reçu à la tête une balle qui le tua roide.

À l’Alberghesca, dont les habitants comptent à peu près huit cents morts, des soldats napolitains, dans la matinée du 27, enfoncent une porte et trouvent une famille composée du père, de la mère et de la fille.

Ils tuent le père et la mère ; un caporal s’empare de la jeune fille, nommée Giovannina Splendore, et l’emmène comme part de butin ; le capitaine Prado les rencontre, voit la jeune fille couverte de sang et tout en larmes ; il la prend et la dépose chez le marquis Milo.

La terreur l’avait rendue muette.

Dans le même quartier, les soldats enfoncent une porte, Ils trouvent le père, la mère, deux enfants, l’un de quatre ans, l’autre de huit mois ; l’enfant de quatre ans était aux pieds de sa mère, l’enfant de huit mois à son sein.

Ils tuent le père, mettent le feu à la maison, jettent l’enfant de quatre ans dans les flammes, arrachent l’enfant de huit mois du sein de sa mère, et l’envoient rejoindre son père. La mère, folle de douleur, se jette sur les soldats. Ils la tuent à coups de baïonnette.

Dans une autre maison, les Napolitains trouvent une mère et ses trois enfants, et se font donner le peu que la pauvre femme possède ; après quoi, ils sortent, enfermant toute la famille, et mettent le feu à la maison.

Dans la maison de retraite de Diugari, les soldats entrent, violent toutes les femmes, puis ils ferment les portes et mettent le feu.

Pas une femme n’a échappé.

À Santa-Catarina, à la Badoïa-Nova, aux Sept-Anges, trois couvents de femmes, le feu est mis par les Napolitains ; les religieuses se sauvent au milieu de flammes. J’ai visité, avec le général Garibaldi, les ruines de ces trois couvents ; tous les vases sacrés en avaient été volés. À la Badoïa-Nova, les soldats avaient coupé le cou d’une statue de la Vierge pour lui prendre un collier de corail, et lui avaient cassé un doigt pour lui voler une bague en brillants.

Tous les pauvres effets des religieuses étaient semés sur le plancher ; leurs livres de prières seuls étaient à leur place dans le chœur de l’église.

Derrière l’hôpital, on retrouva huit hommes noyés dans un fossé ; on leur avait tenu la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’ils fussent asphyxiés.

Le major Polizzi dirigeait les incendies de Colli et de San-Lorenzo, et le pillage de la maison du marquis Spina, chez lequel il avait dîné quelque temps auparavant, et dont il avait loué la magnifique argenterie.

Les royaux veulent forcer Antonia Ferraza de leur dénoncer l’asile de son fils, qui fait partie des picciotti ; elle refuse ; ils la renversent, la tête en bas, et la brûlent avec du vitriol.

Les Français eurent leur part d’insultes, de pillage et de meurtre.

À l’Agua-Santa, Barthélemy Barge croit protéger sa maison en y plaçant le drapeau tricolore ; ce drapeau offusque l’officier qui commande les soldats du lazaret.

Ordre est donné à Barthélemy Barge d’enlever le drapeau, et, comme il tarde à obéir, un trompette napolitain s’élance, déchire le drapeau, et le foule aux pieds ; un domestique veut défendre nos couleurs nationales, il est assommé à coups de crosse de fusil.

M. Fuirand, maître de langue française, est dans la même erreur que Barge, c’est-à-dire qu’il croit notre drapeau une protection. Il l’arbore à sa fenêtre. Les Napolitains envahissent la maison, déchirent le drapeau, le foulent aux pieds, et tuent M. Fuirand à coups de baïonnette. Il laisse six enfants !

Tout cela se passe sous les yeux de notre consul, M. Fleury.


VIII

ce que nous voyons


Palerme, 18 juin.

Il y a une chose véritablement bien curieuse, c’est de voir vingt mille Napolitains, armés de quarante pièces de canon, relégués dans leurs forts, dans leurs casernes et dans leurs vaisseaux, et gardés par huit cents garibaldiens qui, deux fois par jour, leur portent à boire et à manger.

Tous les jours, des bâtiments à vapeur arrivent de Naples et en emportent deux ou trois mille qui s’embarquent avec des signes de joie manifestes.

Pendant les deux ou trois premiers jours de notre arrivée à Palerme, je me couchais chaque soir avec l’idée que nous serions réveillés par des coups de fusil ; il me semblait impossible que ces vingt mille hommes enfermés derrière une simple grille en bois, sachant enfin le nombre de leurs adversaires, n’eussent pas le désir de prendre une sanglante revanche.

Il n’en a rien été ; aujourd’hui, trois ou quatre mille Napolitains restent à peine, qui vont s’en aller de la même façon que leurs devanciers ; le dernier Napolitain parti, les prisonniers siciliens retenus au fort de Castelluccio seront remis en liberté.

Au fur et à mesure que les Napolitains s’embarquent, les barricades diminuent de hauteur et d’épaisseur ; elles ne sont plus gardées que par des enfants de douze à quinze ans, armés de lances.

On en organise un corps qui montera à deux mille.

Pendant la campagne de Rome, Garibaldi avait une compagnie appelée la compagnie des enfants ; le plus vieux soldat de cette compagnie avait quinze ans ; à Velletri, commandée par Daverio, elle fit des merveilles.

Les picciotti abondent ; à tout moment, on entend râler un tambour effondré ; c’est une compagnie de picciotti qui arrive du nord, du midi, de l’orient, de l’occident, et qui entre dans la ville avec son tambour, son drapeau et son moine, capucin ou franciscain, un fusil sur l’épaule.

On se croirait au temps de la Ligue.

À chaque instant, on entend la détonation d’armes à feu ; c’est un fusil qui part entre des mains inexpérimentées et dont la balle va casser quelques carreaux ou trouer quelque muraille déjà, cependant, suffisamment mutilée.

Le troisième jour après notre arrivée, Garibaldi a quitté le palais du Sénat pour venir prendre au palais royal l’appartement contigu au mien ; mais, arrivé là, il a trouvé l’appartement trop grand et s’est retiré dans un petit pavillon au bout d’une terrasse, nous laissant, à mes compagnons et à moi, tout le premier étage. Il en résulte que nous avons dix-huit chambres de plain-pied.

Depuis que Garibaldi est au palais royal, deux fois par jour la musique vient nous donner des sérénades. Comme il y a deux musiques, celle de la garde nationale et celle des légionnaires, la première arrivée va s’installer sous les fenêtres de Garibaldi, la retardataire sous les miennes.

Puis, quand celle de Garibaldi a joué tout son répertoire, elle vient sous mes fenêtres, et la musique qui est sous mes fenêtres va à son tour sous celles de Garibaldi.

Dès le point du jour, la place du Palais-Royal s’emplit de volontaires que l’on exerce ; impossible de dormir à côté du vacarme qu’ils font.

Les Siciliens sont, après ou même avant les Napolitains, le peuple le plus criard de la terre. Cette loquacité fait le désespoir d’un brave colonel anglais qui a pris du service dans l’armée de Garibaldi et qui s’est chargé de l’instruction de deux ou trois cents recrues.

Le pauvre instructeur prend les Siciliens au sérieux. Avant-hier, il voulait absolument faire fusiller un chef de poste qui, sans crier gare, était parti relevant et emmenant avec lui toutes les sentinelles placées devant les casernes et les forts napolitains.

Ce chef de poste, bien entendu, était un picciotto.

Turr avait beaucoup de peine à faire comprendre au colonel anglais qu’on ne pouvait pas avoir, avec ces soldats improvisés, les mêmes exigences qu’avec le véritable homme de guerre.

Comme les soldats de Garibaldi sont vêtus de blouses rouges, la couleur rouge est devenue à la mode, et toutes les étoffes rouges ont doublé de prix. Une simple chemise de cotonnade rouge coûte aujourd’hui quinze francs.

Il en résulte que les rues et les places de Palerme ont l’air d’un vaste champ de coquelicots.

Le soir, chaque fenêtre, à côté de son drapeau vert, rouge et blanc, arbore ses deux lanternes ; aussi, rien de plus curieux que la ville, vue de la place des Quatre-Nations, c’est-à-dire au centre de la croix que font les deux rues de Tolède et de Maqueda. On dirait quatre rivières de flamme sortant de la même source.

Garibaldi est servi, au palais, par les domestiques de l’ancien vice-roi, qui ont voulu ressusciter pour lui les traditions de la table princière ; mais il leur a signifié qu’il n’entendait pas avoir pour son dîner autre chose que le potage, un plat de viande et un plat de légumes. Ce n’est pas sans peine qu’il est parvenu à leur faire admettre ces règles de sobriété.

Une chose l’exaspère : c’est que les Siciliens, bon gré, mal gré, l’appellent Excellence et veulent à toute force lui baiser la main.

Tout est hors de prix ici ; on se croirait à San-Francisco aux beaux jours de la Californie ; un œuf se vend quatre sous ; la livre de pain, six sous ; la livre de viande, trente.

Notez bien qu’à Palerme la livre n’a que douze onces.

Hier, nous nous promenions dans les quartiers ruinés de la ville ; deux pauvres femmes nous montraient du pain qu’elles venaient d’acheter.

— Et quand on pense, disaient-elles, qu’en voilà pour un tari !

Tous les matins, il se fait une distribution de pain et d’argent à la porte du palais royal.

Ce sont les aides de camp de Garibaldi qui, à tour de rôle, sont chargés de ce soin.

La stupéfaction de cette population superstitieuse est grande ; elle était affamée par un vice-roi catholique, elle est nourrie par un général excommunié.

Il est vrai que frère Jean lui explique cela à Sa manière, en lui disant que Pie IX est l’Antechrist et Garibaldi le Messie.

Depuis hier, on assure que les Napolitains ont abandonné Catane ; si cela est vrai, ils n’ont plus que deux pieds en Sicile, l’un à Syracuse, l’autre à Messine.

Garibaldi prépare une expédition à l’intérieur ; elle sera commandée par le colonel Turr.

On attend de jour en jour Medici, avec les deux mille cinq cents volontaires annoncés. Ils garderont Palerme avec le général, tandis que Turr fera son expédition. S’ils tardent, Turr fera son expédition sans eux, et le général gardera Palerme avec trois ou quatre cents hommes.

Il pourrait la garder seul, son nom suffirait pour en écarter les Napolitains.

Au milieu de tout cela, les vengeances particulières suivent leur cours ; de temps en temps on entend crier : Sorice ! sorice ! (souris ! souris !) C’est le nom sous lequel les gens du peuple désignent les sbires.

Alors tout le monde court ; un cri de douleur retentit, un homme tombe ; c’est un sbire ou ce n’est pas un sbire ; en attendant, l’homme est mort.

Pendant les premiers jours de l’arrivée de Garibaldi à Palerme, on lui amenait les sbires, pour qu’il en fit justice ; mais, après le combat, comme tous les grands victorieux, Garibaldi est l’homme de la mansuétude : non-seulement il relâchait ces malheureux, mais encore il leur donnait une carte de sûreté ; ce que voyant les Palermitains, ils se firent justice eux-mêmes.

Mais, si l’on compare les six ou huit sbires assassinés aux mille ou douze cents Palermitains tués, brûlés, égorgés par les Napolitains, on trouvera que la vengeance du peuple se contient dans des bornes bien étroites.

Au reste, je vous rapporte à la fois le pour et le contre, afin que vous soyez au courant de l’exacte vérité. Il y a ici beaucoup d’intérêts différents ; chacun exagère les torts de son ennemi. Seul, avec des sympathies, mais sans haine, je puis raconter les choses telles qu’elles se passent sous mes yeux.

Je vous ai dit à peu près tout ce qu’il est possible de dire sur Palerme en ce moment. Dans mes prochaines lettres, je vous dirai ce qui se passe dans l’intérieur des terres et quel est le véritable esprit de la Sicile ; car nous avons résolu, mes compagnons et moi, d’accompagner le colonel Turr dans son expédition. La goëlette ira, par le détroit de Messine, nous attendre à Girgenti.

Quand j’ai traversé la Sicile en 1835, je l’ai traversée avec un chef de voleurs à qui j’avais donné dix piastres pour me protéger.

Je vais la traverser aujourd’hui avec une escorte de deux mille hommes, venus pour la délivrer de ses deux fléaux, les voleurs et les Bourbons.

Décidément, il y a progrès, et je tiens plus que jamais à mon système de la politique providentielle, qui, par bonheur, fait opposition à la diplomatie terrestre.


19 juin au matin.

Le colonel Turr entre chez moi et m’annonce deux nouvelles qui nous retiennent ici jusqu’à demain au soir.

La première est l’arrivée de Medici et de ses deux mille cinq cents hommes. Il est aujourd’hui à Partanico et sera demain à Palerme ; il apporte dix mille fusils. Garibaldi vient de monter en voiture pour aller au-devant de lui.

La seconde, c’est le départ pour demain des derniers Napolitains et la mise en liberté des six prisonniers : le prince Pignatelli, le baron Riso, le prince de Niscemi, le prince de Giardinelli, le père Ottavio Lanza, et le marquis de San-Giovanni, dont quelques-uns désirent nous accompagner dans notre expédition.

— Ces six hommes, nous disait hier Garibaldi, coûtent six millions à la Sicile. En effet, si les Napolitains ne les avaient pas eus entre les mains, on eût pu leur faire, pour la reddition des armes, des conditions plus dures que celles qu’on leur a faites.

Grâce à cette arrivée de Medici, notre corps expéditionnaire se composera de quatre mille hommes au lieu de deux mille.


19 juin au soir.

Un grand bruit nous arrive à table, et nous fait nous courir au balcon, Une foule immense débouche par la rue de Tolède et s’avance vers le palais avec des vociférations, des huées et des sifflets. Il nous est d’abord impossible de distinguer autre chose que quatre garibaldiens s’agitant pour défendre un homme, et encore les distinguons-nous parce qu’ils sont vêtus de rouge. Enfin, au fur et à mesure qu’ils avancent, nous arrivons à reconnaître au milieu d’eux un homme que l’on tient enchaîné par le cou.

Comme on l’amène au palais, nous descendons et nous nous trouvons là juste au moment où on le fait entrer, en le soulevant, par la fenêtre d’une espèce de loge de portier.

C’est un sbire nommé Molino, le même qui, dans la soirée du 4 avril, a dénoncé Riso avec deux moines, frère Ignazio et frère Michele.

Le peuple l’a reconnu et allait le mettre en pièces, quand, par bonheur pour lui, quatre garibaldiens l’ont pris sous leur protection et l’ont, comme nous venons de le voir, conduit au palais.

Demain, Garibaldi revient et prononcera sur son sort.

Il sera bien difficile de ne pas le fusiller.

Les deux chefs des sbires étaient les nommés Sorrentino et Duche. Ils ont traversé la ville lors de la capitulation, déguisés en soldats napolitains ; ils sont au Castelluccio, et partent avec les Napolitains.

Ils espèrent bien que François II leur donnera une pension et les anoblira.

Un Français qui habite Palerme et que je n’ose nommer en cas de réaction, m’amène un malheureux auquel on a donné la torture.

Le moindre des supplices qu’on lui a fait subir a été de le lier en boule et de le faire rouler du haut en bas des escaliers du palais royal, en semant ces escaliers de clous placés sur la tête et de couteaux placés sur le dos ; — le moindre de ses supplices, entendez-vous ? les autres ne peuvent pas se raconter.

Lors de la retraite des Napolitains, sa sœur a été violée par les soldats, qui lui ont ensuite coupé la tête et ont laissé dans la rue le corps nu et la tête coupée. Le corps et la tête ont été trouvés et pieusement recueillis par les carabiniers génois.

Lorsque les royaux ont été envoyés contre les carabiniers génois, habiles tireurs qui tuaient leur homme à chaque coup, ils ont enfoncé les maisons, ont pris les femmes et les jeunes filles, et, la baïonnette dans les reins, les ont contraintes de marcher devant eux.

Sûrs de leurs coups, les carabiniers ont tiré dans les intervalles et au-dessus de la tête des femmes. Quelques-unes ont été blessées par les baïonnettes napolitaines, pas une par les balles génoises.

Malgré ce rempart vivant, les Napolitains furent mis en fuite.

La marquise de San-Martino me racontait hier une assez bonne histoire en ce qu’elle a un triple côté : côté triste, côté fanfaron et côté grotesque.

Le général Letizia — le même qui fit demander la première trêve à Garibaldi et qui avait donné sa parole d’honneur à un gentilhomme palermitain que Garibaldi n’entrerait pas à Palerme — arrive un jour chez la duchesse de Villa-Rosa, et, avec l’air grave d’un homme qui fait son testament, dépose à ses pieds une valise en lui disant :

— Duchesse, je pars pour une expédition des plus dangereuses ; si je reviens, vous me rendrez cette valise ; si je ne reviens pas, disposez de son contenu comme bon vous semblera.

Le général Letizia partait tout simplement pour piller la maison de campagne du marquis Pasquatino.

On s’étonnera peut-être de ce que je nomme en toutes lettres les héros de ces anecdotes au lieu de les désigner sous des initiales ; mais mon avis a toujours été qu’avec certains hommes, il ne suffit pas de soulever les masques, il faut les arracher.


19 juin, minuit.

Tandis que je travaille, retentit tout à coup une vive canonnade : les coups se succèdent irrégulièrement et comme ceux d’un feu à volonté.

Je quitte mon bureau et vais au balcon, où je trouve mes compagnons réunis. Ils ont sauté à bas du lit ; deux sont dans le costume de la Juive, trois autres dans celui de Britannicus, de Néron et de Narcisse ; avec mon pantalon à pieds, je suis le plus vêtu de tous.

On voit la lueur des coups et l’on entend le bruit.

Deux des nôtres prennent leur montre et calculent, par le temps qui s’écoule entre la lueur et la détonation, que le combat doit avoir lieu à quinze ou dix-huit milles en mer.

Toute la ville s’éveille et bruit ; on entend sur toute la ligne de ceinture le cri des sentinelles.

Ceux qui n’ont pas foi dans la parole des Napolitains — et le nombre en est grand — croient qu’ils profitent de la trêve et du renversement des barricades pour tenter un coup de main sur Palerme. D’autres pensent que quelque bateau sarde, porteur d’un secours d’hommes et de fusils, a été rencontré en mer par une frégate napolitaine en croisière, et prend chasse.

Tout le monde déplore que Garibaldi sait absent.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la trêve convenue devant l’amiral anglais, l’amiral américain et l’amiral français, ne saurait être rompue sans exposer les Napolitains à combattre les troupes de débarquement des trois nations.

Or, il n’est pas probable que des hommes qui, étant vingt-deux contre un, ont reculé devant Garibaldi, aillent se mettre trois grandes nations sur les bras pour tenter de reprendre une ville qu’ils ont si bénévolement abandonnée.

Je cours réveiller le major Cenni, qui se lève en disant :

— Que personne ne bouge !

Je trouve chez lui ou plutôt à sa porte le duc de la Verdura, préteur de la ville, qui accourt tout effaré. Tandis que Cenni se lève, j’emmène le préteur sur notre balcon, d’où l’on aperçoit la réverbération des coups.

Au milieu de toutes les opinions émises, un des assistants élève la voix :

— Messieurs, dit-il, je déjeunais ce matin chez l’amiral Jehenne, lorsqu’on est venu lui dire que la corvette anglaise levait l’ancre pour aller faire l’exercice à feu au large. Mon avis, à moi, est que c’est la corvette qui fait l’exercice à feu.

Tout le monde se met à rire à l’idée que, devant une ville qui vient d’être bombardée, qui a perdu mille ou quinze cents de ses habitants dans ce bombardement, qui est en tumulte tout le jour, en angoisse toute la nuit, une corvette anglaise aurait l’idée de faire l’exercice à feu à une heure du matin.

En attendant, on voit se mouvoir des détachements dans les ténèbres de la vaste place Royale, espace d’un kilomètre carré éclairé par huit réverbères à l’huile.

Je propose de monter sur l’observatoire qui est au plus haut du palais et d’où l’on découvre toute la mer ; mais, après une cinquantaine de coups, le feu s’est éteint.

Un cavalier traverse la place à toute bride et s’arrête à la porte du palais royal.

Tout le monde devine qu’il apporte des nouvelles, et on se précipite à sa rencontre.

L’amiral anglais invite les autorités de la ville à ne pas s’inquiéter : tout ce bruit est causé par sa corvette, qui fait l’exercice à feu !

— Eh bien ? dit, tout triomphant, celui de nous qui avait deviné juste.

— Que voulez-vous, mon cher ! répondis-je ; je savais les Anglais bien excentriques, mais je ne les savais pas si folâtres.

Tout le monde regagne son lit ; je me remets au travail.


20 juin.

À dix heures, Garibaldi est arrivé. La première chose qu’il a faite a été de mettre en liberté le sbire et de lui donner une carte de sûreté. Malheur au premier que l’on prendra !

À onze heures, La Porta, le héros du peuple, l’illustre chef de guerrillas qui, depuis le 4 avril, tient la campagne, qui le premier s’est réuni à Garibaldi et dont les hommes seuls ont tenu à Calatafimi, est venu me prendre pour assister à la mise en liberté des prisonniers.

Nous sommes montés en voiture et avons pris le chemin du môle,

Il n’y avait pas une fenêtre de la rue de Tolède qui n’eût son drapeau aux couleurs de l’indépendance, pas une porte où ne fût collée cette affiche, qui n’a pas besoin de traduction :


VOGLIAMO LA CONNESSIONE
AL GOVERNO NAZIONALE DEL RE
VITTORIO-EMMANUELE,


Les balcons étaient encombrés de femmes et d’enfants appartenant ai signori, comme on dit ici. Quant aux seuils des portes, aux perrons, aux portiques, ils appartenaient de droit au peuple.

Une haie de garibaldiens, de picciotti et de guerrilleros, armés de fusils de tous les échantillons, depuis le fusil de rempart avec sa fourche jusqu’au canon de pistolet monté sur une branche d’arbre et auquel on met le feu avec une mèche, s’étendait du palais royal au môle.

Le véritable chemin eût été la rue de Tolède ; mais, en face de la cathédrale, la rue est interceptée par les ruines du palais Carini, et, à deux autres endroits, de pareils obstacles obstruent le chemin.

Il fallait donc faire des détours.

À une centaine de pas du môle, nous entendîmes de grands cris ; puis, tout à coup, nous vîmes une immense foule de peuple qui roulait au-devant de nous en dansant, en agitant des mouchoirs et en criant :

— Vive l’Italie !

Nous arrêtâmes notre voiture.

Ce qu’il y a de remarquable dans ces sortes de fêtes populaires, c’est que cavaliers, chevaux, piétons, homme armés, hommes sans armes, femmes, enfants, vieillards s’entassent, se poussent, se croisent en dehors de toute précaution prise, sans gendarmes, sans police, sans sbires, et que pas un accident n’arrive.

Nous nous trouvâmes en un instant le centre de deux un trois mille personnes, qui n’étaient qu’une avant-garde.

La musique s’avançait en jouant l’air national de la Sicile. Devant elle, derrière elle, autour d’elle, hommes et femmes dansaient : en tête de tout, un prêtre, représentant le roi David devant l’arche ; puis venaient les cinq voitures contenant les prisonniers et leurs familles. Ils étaient littéralement ensevelis sous les fleurs qu’on leur jetait de tous côtés.

Derrière eux suivait une longue file de voitures.

Nous prîmes rang.

À peine les prisonniers furent-ils entrés dans la ville, que les cris, les applaudissements, les vivat éclatèrent. C’était un enthousiasme effrayant, comme toute chose arrivée à son paroxysme. On jetait des fleurs, on jetait des bouquets ; on finit par jeter les drapeaux des fenêtres.

Chaque voiture eut son drapeau et même ses drapeaux.

J’étendais le bras pour en prendre un lorsque La Porta me dit :

— Attendez, je vais vous donner le mien.

Et, appelant un de ses guerrilleros :

— Dis à mon porte-bannière de m’apporter mon drapeau.

Le porte-bannière accourut ; La Porta me mit dans les mains son drapeau, percé de trente-huit balles. Il en résulta que les honneurs de la journée furent à moi, à cause du drapeau.

À chaque groupe entassé sur un perron, j’étais obligé d’abaisser le drapeau, que les femmes saisissaient à pleines mains et baisaient avec cette ardeur que les Siciliennes mettent à tout ce qu’elles font.

Nous passâmes devant un couvent de religieuses. Les pauvres recluses, suspendues à leurs grilles, criaient avec frénésie : « Vive l’Italie ! » battaient des mains avec fureur, se tordaient les bras de joie.

La marche dura plus d’une heure avec un délire toujours croissant. Enfin, on arriva sur la place du Château, où toute cette multitude put s’étendre.

Garibaldi attendait sur la galerie de son pavillon, planant au-dessus de tout ce bruit, comme s’il avait déjà atteint les sphères sereines.

Les voitures se sont engouffrées sous la sombre voûte du palais.

J’ai laissé les prisonniers aller remercier leur libérateur, et je suis rentré chez moi.

Mais à peine ai-je paru sur le balcon, accompagné du porte-drapeau de La Porta, que les vivat ont éclaté. Ce peuple enthousiaste faisait la place du poëte dans cette solennité, où se réunissaient toutes les poésies.

O mes trente ans de luttes et de travaux, soyez bénis ! Si la France n’a pour ses poëtes que la couronne de la misère et le bâton de l’exil, l’étranger leur garde la couronne de lauriers et le char du triomphe !

Oh ! si vous eussiez été avec moi, ici, sur ce balcon, vous deux que j’ai dans mon cœur, cher Lamartine, cher Victor Hugo, c’est à vous qu’eût été le triomphe !

Prenez-en votre part, prenez-le tout entier ; que les plus douces brises de Palerme vous le portent avec le sourire de ses femmes, avec le parfum de ses fleurs !

Vous êtes les deux héros de notre siècle, les deux géants de notre époque. Moi, je ne suis, comme ce pauvre guerrillero de La Porta, que le porte-bannière de la légion.

Mais, n’importe ! après avoir laissé, il y a deux ans, mon sillon dans le Nord, je le laisse aujourd’hui dans le Midi. C’est vous que l’on applaudit en moi du mont Elbrouz au mont Etna. — Sois ingrate, France, tu le peux ; le reste du monde est reconnaissant !

Il y a un jour comme celui auquel j’assiste, non pas dans un an, non pas dans un siècle, mais dans la vie d’un peuple !

Les prisonniers, en sortant de chez Garibaldi, sont venus me faire visite avec leurs mères, leurs femmes, leurs sœurs. La femme de l’un d’eux, la baronne Riso, est la fille de mon vieil et loyal ami du Hallay, le juge de camp de toutes les affaires d’honneur.


20 juin au soir.

En vérité, il y a une justice céleste.

Un grand rassemblement débouche de la rue de Tolède. Une cinquantaine d’hommes, au milieu de ce rassemblement, sont armés de torches ; ils roulent, à coups de pied, un objet informe qu’ils huent, qu’ils insultent, qu’ils sifflent ; ils viennent sous mes fenêtres, et, là, dansent autour de cet objet que chaque danseur frappe du pied.

Paul Parfait, Édouard Lockroy et deux ou trois autres de mes compagnons descendent pour savoir quel est cet objet.

Je reste sur le balcon.

Savez-vous ce que c’était que cet objet que la populace de Palerme traînait, je ne dirai pas dans la boue, mais dans la poussière, qu’elle couvrait de crachats et d’immondices ? C’était la tête de la statue brisée de l’homme qui a empoisonné mon père ; c’était la tête du roi Ferdinand !

Sent-il quelque chose de cela dans sa tombe royale, l’homme qui a présidé aux massacres de 98, qui a vu pendre Carracciolo, Pagano, Cirillo, Eleonora Pimentele ; qui a vu trancher la tête à Hector Carafa, et qui a été obligé de donner des appointements fixes au bourreau, parce que les vingt-cinq ducats qu’on lui allouait par chaque exécution ruinaient le trésor royal ?…


Il n’y a plus un Napolitain à Palerme ; nous avons maintenant le chiffre exact de l’armée royale embarquée pendant les huit jours qui viennent de s’écouler.

Elle comptait vingt-sept mille hommes.

Comme on pourrait dire que nous avons exagéré les cruautés commises par les Napolitains, nous consignons ici une pièce officielle qui nous est fournie par le consul suisse, M. Hirzel.

Nous la reproduisons sans y changer un mot ; l’original est entre nos mains.

C’est un rapport au maréchal Lanza, la seconde autorité de Palerme, Il doit donc renfermer tous les ménagements que les représentants des nations ont l’habitude de conserver entre eux.

À Son Excellence le maréchal Lanza, muni de l’alter ego de Sa Majesté en Sicile.


« Palerme, 2 juin 1860.

» Excellence,

» Sur l’avis qui m’a été donné par diverses personnes qu’Alberto Tich Holzer, Suisse de nation, mari de donna Rosa Bevilacqua, domicilié piazzetta Grande, No 778, boutique No 22, dans la rue qui conduit de la place Ballero vers la porte de Castro, cantinier de son état, avait eu le malheur d’être pillé et incendié ; que sa boutique et son magasin avaient été saccagés ; que son-fils, âgé de douze ans, en voulant fuir l’incendie, avait été tué par les soldats d’un coup de fusil, et que nul ne pouvait dire ce qu’était devenu le reste de la famille ; j’ai cru qu’il était de mon devoir de prendre personnellement des renseignements, et je me suis adressé aux habitants, ses voisins ; mais nul n’a pu me dire autre chose sur le compte de cette famille, sinon qu’on la supposait arrêtée par les troupes royales ; seulement, aucun n’en savait davantage ; et tout ce que l’on pouvait supposer, c’est que cette nombreuse famille avait été conduite au couvent des Bénédictins blancs, renfermée dans le réfectoire et brûlée vive par le feu que les soldats avaient mis à ce couvent avant de se retirer vers le palais royal.

» Ne pouvant croire à la vérité d’un pareil rapport, je me rendis personnellement au couvent des Bénédictins susdits.

» Chemin faisant, au milieu d’un quartier entièrement ruiné, et parmi des maisons brûlées, des ruines desquelles sortait une odeur pestilentielle, j’ai demandé à tous ceux que je rencontrais d’où venaient de pareilles horreurs, et par chacun des quelques survivants de ce pauvre quartier, même réponse me fut faite, que ce que j’avais sous les yeux était le fait des troupes, qui, tandis qu’elles se retiraient vers le palais, repoussées de leur poste de défense de la porte Montalto, tuaient tout ce qu’elles rencontraient dans leur fuite.

» Arrivé au couvent des Bénédictins blancs, je fus conduit dans un vaste local que l’on me dit avoir été le réfectoire ; là, je trouvai des hommes occupés à transporter des cadavres brûlés qui étaient, m’assuraient-ils, ceux des habitants des maisons voisines que les troupes royales avaient arrêtés et enfermés dans ce local ; après quoi, ayant pillé et saccagé le couvent, elles s’étaient retirées en y mettant le feu.

» Je demandai aux fossoyeurs combien de cadavres ils avaient déjà emportés ; ils me répondirent quarante ; je leur demandai encore combien il en pouvait rester à emporter, et ils me dirent : « Une vingtaine. »

» Ainsi, c’étaient soixante personnes assommées ans ce seul couvent des Bénédictins blancs.

» Je me tourne donc avec la plus grande anxiété vers Votre Excellence pour en obtenir quelques renseignements sur le sort de mon national, s’il se trouve arrêté à cette heure avec le reste de sa famille, ou toute autre lumière sur le sort de ces malheureux, présentant ma demande à Votre Excellence au nom de l’humanité et de la justice, réclamant, dans ce cas, un ordre de Votre Excellence pour le faire mettre le plus promptement possible en liberté, faisant toute réserve pour les dommages-intérêts que mon national pourra prétendre en temps et lieu plus opportuns.

 » L’agent de la Confédération suisse,

 » G.-C. Hirzel. »

On accusera peut-être le rapport de l’agent de la Confédération suisse d’être peu poétique ; mais on n’osera pas l’accuser, je présume, d’être inexact.

Le premier bataillon des volontaires piémontais, division Medici, arrive musique en tête ; chacun d’eux est admirablement armé et équipé ; on dirait des hommes ayant dix ans de campagne.

Comme nous n’attendions qu’eux, nous partons probablement ce soir, sans faute demain.


IX

en route


Villafrati, 22 juin.

Notre première étape, en sortant de Palerme, a été Misilmeri. Nous suivions, pour quitter la capitale de la Sicile, la route que Garibaldi avait suivie pour y entrer.

Arrivés au pont de l’Amiraglio, nous y trouvâmes trois cadavres de sbires à moitié rongés par les chiens ; ils n’étaient cependant tués que de la veille.

C’est au pont de l’Amiraglio qu’a eu lieu le premier engagement entre les royaux et les garibaldiens ; c’est là que trente-deux hommes, conduits par Tuckery et Misori, attaquèrent quatre cents Napolitains, et, secondés par Nino Bixio et une compagnie de Piémontais, — c’est ainsi qu’on appelle ici les volontaires, de quelque nation qu’ils soient, — les débusquèrent.

La veille de mon départ de Palerme, j’avais reçu ce certificat, suite d’un conseil donné par moi :

« Aujourd’hui, 20 juin 1860, se sont enrôlés, comme simples soldats, dans le régiment de cavalerie légère dont je suis colonel,

MM. le prince Conrad Niscemi,
le baron Jean Colobria Riso,
le prince François Giardinelli,
le chevalier Nosarbartholo San-Giovanni.

» Signé: le colonel Giulo Santo-Stefano des marquis de la Cerda. »

Une heure auparavant, j’avais été faire mes adieux au général, et, comme je lui avais demandé dans quels termes précis sa démission avait été présentée au roi de Piémont, il avait été chercher dans une liasse un duplicata de sa démission, et me l’avait donné.

Voici le texte même de cette démission :

J’en possède une copie écrite et signée par Garibaldi.

« Genova, 26 novembre 1859.
xxxx» Sono molto riconoscente alla Sua Maesta per l’alto onore della mia nomina a tenente generale ; ma devo osservare alla Sua Maesta che con cio, io perdo la liberta d’azione colla quale potrei esser utile ancora nell’ Italia centrale, e prego la Sua Maesta d’esser tanta buona di ponderare la giustizia delle miei ragioni e sospendere, almeno per ora, la nomina suddetta.
xxxx» Con affettuoso rispetto della Sua Maesta,
xxxxxxxx» Sono il devotissimo
 » Garibaldi. »

Il y a loin de là à ce cri sorti des entrailles d’un de nos maréchaux de France : « On ne m’arrachera mon traitement qu’avec la vie ! »

Nous avons fait, avant de partir de Palerme, un groupe photographique des six principaux prisonniers, et deux magnifiques portraits, un de Turr et l’autre du général. Lorsque je portai au général la copie qui lui était destinée, il me pria d’y écrire un mot, en souvenir de notre amitié.

Je pris une plume et j’écrivis les lignes suivantes :

 « Mon cher général,

» Évitez les poignards napolitains, devenez chef d’une république, mourez pauvre comme vous avez vécu, et vous serez plus grand que ne l’ont été Washington et Cincinnatus.

 » Alex. Dumas.
 » Palerme, 20 juin 1860. »

Notre petite troupe de soldats amateurs suit gaiement la colonne expéditionnaire.

Nous sommes tous armés d’un fusil à deux coups et d’un revolver ; nous avons deux calèches de réquisition.

De plus, le comte Tasca, l’un des plus riches propriétaires de Palerme, a voulu nous faire les honneurs de la Sicile : pendant une vingtaine de lieues, nous pouvons nous arrêter dans ses châteaux, ses fermes, ses maisons ou celles de ses amis.

Il a deux voitures, une pour lui, une pour son valet de chambre.

La seule chose qu’il y ait vraiment à craindre jusqu’à Girgenti ou Syracuse, ce sont les voleurs.

Lorsque les Napolitains, chassés par les soldats de Garibaldi, ont abandonné, en fuyant, la garde des prisons de la ville, les prisonniers, presque tous voleurs ou assassins faisant leur peine et attendant leur jugement, se sont échappés des prisons, et, trouvant la ville peu sûre, se sont réfugiés dans la montagne.

Là, réunis par troupes de dix, de quinze et même de vingt, ils ont repris leur première industrie, arrêtant et pillant les voyageurs. Comme nous ne suivons pas très-exactement la marche de la colonne, nous aurons, selon toute probabilité, maille à partir avec eux.

Ainsi, par exemple, la première nuit, nous sommes partis à trois heures du matin.

Dès la veille, à cinq heures, la colonne était partie.

À six heures du matin, nous sommes arrivés à Misilmeri ; Turr y était, non-seulement couché, mais malade. Il avait été pris de violents vomissements de sang.

Aussi les légionnaires ne se remettront-ils en route qu’à la nuit.

Quant à nous, nous partons à trois heures de l’après-midi pour préparer les logements à Villafrati.

Misilmeri a ceci de remarquable, que c’est le premier pays de la Sicile qui se soit soulevé après le 4 avril.

Il y avait à Misilmeri quatre soldats napolitains, huit gendarmes à cheval et huit sbires.

Les gens de Misilmeri commencèrent par les chasser ; puis on arbora la bannière italienne et l’on sonna le tocsin.

Un comité fut établi.

Le président, du comité était don Vicenzo Ramolo.

Le vice-président était notre hôte, il signore Giuseppe Fiduccia ; deux prêtres complétaient ce tribunal d’insurrection, Pizza et Andolina.

Lorsqu’on me les présenta, je reconnus dans Andolina le prêtre qui dansait si énergiquement devant la voiture des prisonniers, à leur sortie de Castelluccio.

Le 11, on alla, un peu en avant du pont de l’Amiraglio, attaquer un corps de Napolitains ; mais le bruit du combat attira une colonne trop forte pour que l’on songeât à lui résister.

On se réfugia dans la montagne.

Les insurgés étaient à peu près deux mille.

Le 16, se présenta dans leur camp Rosolino Pilo, le précurseur de Garibaldi ; il remonta tous les courages en annonçant le prochain débarquement du général.

Il avait de l’or anglais. Notre hôte lui en changea une partie contre de la monnaie sicilienne.

Sur ces entrefaites arriva La Masa, avec trois ou quatre cents hommes seulement. Il réunit le comité, qui décida que Misilmeri serait le quartier général de la révolte, et que ce serait de Misilmeri que l’on correspondrait avec toutes les parties de l’île.

Cette initiative de la part d’un homme placé au-dessus des autres, lui valut sa nomination de commandant des guérillas.

Ce fut avec ce titre qu’il rejoignit Garibaldi à Salemi, je crois, lui amenant six ou huit cents hommes ; les picciotti se trouvèrent à la bataille de Calatafimi ; j’ai dit comment ils s’y étaient conduits.

On parle fort diversement de La Masa : les uns prétendent qu’il a beaucoup fait, les autres qu’il n’a rien fait du tout.

Inutile de dire que, des deux côtés, il y a de l’exagération. Mon avis à moi est qu’au milieu d’hommes aussi braves et aussi simples que le sont Garibaldi, Turr, Nino Bixio, Sirtori et Carini, La Masa a eu le tort d’employer trop souvent et trop emphatiquement le mot je.

Au reste, il est dans les environs, et, selon toute probabilité, je le verrai avant mon départ de Villafrati.

À trois heures du soir, par une chaleur de quarante-cinq degrés au soleil, nous avons quitté Misilmeri. Les garibaldiens devaient quitter à leur tour la ville à huit heures du soir, faire une halte de minuit à trois heures du matin, puis se remettre en marche et arriver à Villafrati vers six heures du matin.

Villafrati se signale de loin par un petit château normand assez bien conservé, nommé par les gens du pays le château de Diane, et situé au sommet d’un rocher ; au bas, dans la vallée, abrités derrière une maison de paysan, sont des bains arabes d’eau sulfureuse.

Une inscription arabe à moitié ou plutôt aux trois quarts effacée par le temps a été déchiffrée par un savant palermitain ; ces diables de savants déchiffrent tout !

La voûte des bains est encore telle qu’elle a été bâtie par les architectes arabes, avec ses trous pour laisser sortir la vapeur.

Villafrati, ou la ville des prêtres, est bâtie sur le penchant d’une montagne assez rapide. Notre cocher s’est entêté à la faire monter au galop par ses chevaux, jusqu’aux trois quarts de la montée ; les chevaux ont d’abord assez bien pris la chose. Mais, tout à coup, sans prévenir notre conducteur de leur mauvaise intention, qu’ils s’étaient, selon toute probabilité, communiquée à l’oreille, ils se sont tous trois, d’un commun accord, jetés de côté. Heureusement, la roue de derrière de notre calèche s’est trouvée calée par une grosse pierre qui nous a arrêtés court. Il pouvait nous en arriver autant qu’à Hippolyte sur la route de Mycènes :  ; il n’en a rien été, grâce à Dieu ! mais la faute n’en a pas été à nos chevaux : — la bonne intention de nous casser le cou y était.

Comme nous n’étions plus qu’à une centaine de pas de la maison du marquis de San-Marco, la plus élevée de la ville et visiblement la casa principale, nous avons fait le reste de la route à pied.

Grâce à Salvator, le valet de chambre du comte Tasca, nous avons trouvé les fourneaux allumés, le dîner en bon train et des lits préparés dans toutes les chambres.

Villafrati est située dans un ravissant pays, au milieu de montagnes nuancées par des champs de blé qui ondulent sous le vent et par des bosquets d’un vert charmant.

En face de nos fenêtres s’élève le vieux château de Diane.

Une plate-forme s’étendant devant la façade, surmontée de bustes d’empereurs et d’impératrices romains modelés à Faenza, domine tout le village et la rue que notre cocher a si malencontreusement eu l’idée de nous faire gravir au pas de course de ses chevaux.

Cette plate-forme, pavée de faïence et toute garnie de roses trémières sauvages, est délicieuse de cinq heures du matin à neuf heures, et de cinq heures du soir à la nuit.

Aussi, le lendemain de notre arrivée, après une nuit fort tourmentée par les cousins et les puces, ces deux grands fléaux de l’Italie, — les Bourbons et les Autrichiens, à mon avis, ne sont que le troisième, — aussi, dis-je, le lendemain de notre arrivée, étais-je, à cinq heures du matin, sur cette terrasse ; l’avant-garde de la colonne apparut bientôt au détour de la route, et, un quart d’heure après, elle atteignit les premières maisons du village.

Au bout de cinq minutes, un cavalier entrait à toute bride dans la cour du château ; c’était le frère Jean, coiffé d’un large chapeau à glands de soie.

Changez les glands de soie en glands d’or, teignez le chapeau en rouge, et vous aurez un chapeau de cardinal.

Frère Jean, frère Jean ! une si ambitieuse idée vous serait-elle venue sous votre froc de franciscain réformé ?

Mon premier soin fut de lui demander des nouvelles de Turr ; Turr avait été repris de vomissements ; il venait dans une voiture traînée par trois chevaux blancs que, de la plate-forme, frère Jean me montra à la suite de la colonne.

Il était impossible que Turr montât jusqu’à la casa principale, où son logement était préparé. Nous nous mîmes en quête, frère Jean et moi, et lui trouvâmes une maison aux trois quarts de la montée, juste à l’endroit où nos chevaux avaient essayé de se débarrasser de nous

Une demi-heure après, notre cher malade était dans son lit.

La colonne doit s’arrêter ici trois jours.

J’écris à Garibaldi pour lui apprendre dans quel état de maladie sérieuse est Turr, qu’il aime comme son enfant. Probablement Turr recevra-t-il demain ou après-demain l’ordre de retourner à Palerme.


24 juin à midi.


Hier, à quatre heures, le comte Tasca est venu me prévenir qu’un officier, dont il ne me dit pas le nom, désirait faire ma connaissance ; il me demandait, en conséquence, la permission de l’inviter à dîner.

Comme cet officier était dans la chambre voisine, j’y passai pour appuyer l’invitation, si besoin était.

Au bout de cinq minutes de conversation, je savais à quoi m’en tenir : j’avais affaire à La Masa.

C’était bien l’homme que j’avais pressenti, c’est-à-dire un Gascon dans la bonne acception du mot. Il est resté dans le sang sicilien plus d’arabe que de normand.

La Masa, né à la Trebbia, peut avoir trente-cinq ans ; il est blond, il a des yeux bleus, et il est bien taillé, Il porte l’uniforme garibaldien, c’est-à-dire une blouse rouge avec un pantalon gris à bandes d’argent.

Garibaldi simplifie beaucoup le costume : au lieu d’une blouse, il porte une chemise, et son pantalon, fort usé, n’a pas de bandes.

La Masa resta avec nous jusqu’à neuf heures du soir ; il passa le temps à parler de lui et de ses hommes, et des services rendus par eux à la Sicile. Sa conversation fut toujours agréable, facile et même élégante.

En me quittant, il me laissa la collection de ses proclamations et de ses ordres du jour.

En voici un échantillon :


« Des hauteurs de Roccamena, 17 mai 1860.


» Frères,

» L’amour sacré de la patrie et le sourire du ciel m’ont amené vers vous, mes vieux compagnons d’aventures et de victoires, pour combattre une dernière fois à votre côté les armées du tyran.

» Le preux général Giuseppe Garibaldi, aide de camp de Sa Majesté Victor-Emmanuel II, nous a rejoints, nous émigrés siciliens du continent, avec un corps d’invincibles patriotes, pour nous aider à briser le joug bourbonien et à accomplir notre programme insurrectionnel, l’annexion au gouvernement de Victor-Emmanuel II, afin de former, aussi vite que possible, une Italie unitaire, libre et puissante.

» Tous les insurgés proclameront dictateur ce grand général italien.

» Aux armes, mes valeureux frères !

» Notre corps d’expédition, avec le brave général Garibaldi à notre tête, dans un jour de formidable bataille, a rompu et mis en fuite, à Calatafimi, les troupes royales, qui tenaient en leur pouvoir le territoire sicilien depuis Marsala jusqu’à Alcamo.

» Il vous reste maintenant, mes frères, à vous armer de toutes façons, à vous organiser, à vous unir avec les preux qui, dans les montagnes de Palerme et aux environs, combattirent les troupes bourboniennes ; tous les Siciliens armés, de Marsala à Partanico, sont accourus, empressés et innombrables, pour grossir les rangs des troupes italiennes. Faites-vous, pour redevenir forts et puissants, les guerrilleros patriotiques qui combattirent à Parco, à Piana-dei-Greci et dans les environs de la capitale.

» Sur l’invitation de quelques-uns de nos frères, je suis accouru dans ces montagnes pour examiner votre position et pour vous mettre en étroit rapport avec l’armée du valeureux général et combiner l’unité d’action indispensable à la guerre de la patrie.

» Frères ! toute l’Italie vous regarde ; vous saurez être dignes de vous-mêmes et de vos frères du continent, qui accourent généreux pour répandre leur sang en Sicile en faveur de la cause commune.

» Vive l’Italie ! vive Victor-Emmanuel II !

 » G. La Masa. »


Il y a loin de cette prolixité au style clair et précis du général Garibaldi, qui n’a peut-être pas, dans toutes les proclamations qu’il a faites depuis son départ de Talamone, — et il a dû en faire quelque chose comme une vingtaine, — parlé autant de lui que La Masa dans celle-ci.

Au reste, depuis que Turr est arrivé, La Masa a disparu.

Hier au soir, après le départ de La Masa, le comte, en causant avec moi sur la terrasse, m’a appris que nous étions sur le théâtre même des exploits du fameux Fra Diavolo. Les montagnes qui sont devant nous étaient sa retraite habituelle, et un petit bois d’oliviers, situé à trois milles d’ici, et appartenant au marquis de San-Marco, fut le théâtre de son dernier combat.

Sur mon désir de recueillir de plus amples détails à l’endroit d’un homme que les paroles de Scribe et la musique d’Auber ont popularisé en France, le comte a fait venir un des campieri du marquis de San-Marco, homme de cinquante-cinq à soixante ans, qui a personnellement connu Fra Diavolo.

Voici ce que cet homme nous a raconté :

Fra Diavolo naquit à Carini vers la fin de l’autre siècle ou le commencement de celui-ci ; il se nommait de son nom véritable Antonio Borzetta.

Il avait un frère cadet du nom d’Ambrozio.

Son père était propriétaire.

Poursuivi trop sévèrement par la justice pour des escapades de jeunesse, il se jeta dans la montagne et se fit bandit.

En six mois, sa réputation fut telle, qu’on ne lui donna plus que le nom de Fra Diavolo.

Un bandit renfermé dans les prisons de Palerme fit dire au vice-roi que, si on voulait lui donner la liberté, il se chargeait de livrer Fra Diavolo mort ou vif.

On risquait, en se fiant à la parole du bandit, qu’il ne tînt pas sa parole ; mais, en ne s’y fiant pas, on risquait bien davantage : c’était de ne pas prendre Fra Diavolo, qui, chaque jour, se signalait par quelque nouveau méfait.

On fit donc sortir le bandit de prison ; il se nommait Mario Granata et était de Misilmeri.

Le vice-roi lui demanda ce qu’il désirait comme argent ; il répondit qu’il n’avait besoin que de dix onces pour acheter de la poudre et des balles.

On lui donna dix onces.

Il demanda alors qu’au lieu de le faire sortir de prison, on le laissât s’évader.

Les moyens lui en ayant été donnés, il s’évada.

Mario Granata acheta de la poudre et des balles et alla rejoindre Fra Diavolo, dont il était le compère.

D’abord, sa présence inspira des soupçons à Ambrozio, frère de Fra Diavolo. Tous deux se consultèrent sur ce qu’ils devaient faire pour éprouver Granata, et ils décidèrent qu’il lui serait confié une somme assez forte pour acheter des vivres et différents objets dont la troupe avait besoin. S’il revenait en rapportant les objets, on pourrait se fier à lui, puisque, pour voler des voleurs, il n’eût encouru aucune pénalité.

Mario Granata partit et revint.

À dater de ce moment, il fut admis dans la troupe.

La foire de Castro-Giovanni approchait, et, avant la foire de Castro-Giovanni, devait avoir lieu celle de Lentini. À cette foire se rendent tous les gros marchands de bestiaux qui approvisionnent Palerme. Comme dans tous les pays du monde, ces marchands, qu’ils aillent vendre ou acheter, portent beaucoup d’argent avec eux. Granata donna le conseil d’aller s’embusquer dans les montagnes de Villafrati ; ce conseil fut suivi. La bande, qui se composait de six hommes : Fra Diavolo, son frère Ambrozio, Mario Granata, Giuseppe et Benedetto Davi de Torretta, et Vitali de Cinesi, se mit en route dans le but proposé.

Un peu en avant de Misilmeri, Granata demanda à Fra Diavolo un congé de douze heures pour aller voir sa femme. Fra Diavolo, sans défiance, le lui accorda.

Granata devait, avant le jour, avoir rejoint ses compagnons dans les montagnes de Villafrati.

Les bandits continuèrent leur chemin.

Au jour, Granata ne les avait pas rejoints ; ils se trouvaient alors sur la montagne de Chiara-Stella ; Fra Diavolo fit halte et ordonna d’aller prendre langue à Villafrati.

Vitali, en conséquence, descendit vers le bourg, et, comme c’était le jour de l’Annonciation, il commença par entendre la messe et le prêche du père capucin Innocenzio de Bisacquino ; après quoi, il sortit de l’église pour s’informer.

Pendant la messe était venue la gendarmerie de Merzoïero.

Ce mouvement extraordinaire de la force armée lui apprit ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire qu’on était sur les traces de Fra Diavolo.

Il prit sa course vers la montagne ; mais, là, il se heurta contre un cordon de troupes composé de deux compagnies, disposées par le vice-roi sur les indications de Mario Granata.

Ces troupes étaient commandées par le capitaine Antonio Orlando, le lercaza Fredde et Antonio Pesione, de Palerme.

Ils demandèrent à Vitali ce qu’il venait faire dans la montagne.

Vitali répondit qu’il cherchait des simples pour les herboristes et les pharmaciens.

Au moment où les soldats se consultaient pour savoir s’ils devaient l’arrêter ou non, lui les écarta du coude, s’élança dans la montagne et disparut.

Au bout d’un quart d’heure, il avait rejoint Fra Diavolo et lui avait tout dit.

Alors, par chaque issue de la montagne, on essaya de sortir ; mais de tous côtés la montagne était gardée.

Les soldats resserraient de plus en plus leur cercle. Vers onze heures du matin, les premiers coups de fusil se firent entendre à Villafrati.

Tout en combattant, Fra Diavolo battit en retraite vers le bois d’oliviers appartenant au marquis de San-Marco.

Vers deux heures, la fusillade cessa.

À quatre heures, on apporta à Villafrati le cadavre de Fra Diavolo. Il s’était tiré au côté droit de la tête un coup de pistolet chargé de deux balles, pour ne pas tomber vivant entre les mains des soldats.

On reconnut qu’il s’était suicidé en ce que la tempe droite ne présentait qu’un trou, tandis que l’autre côté de la tête offrait deux blessures.

Les deux balles, qui n’avaient fait qu’une ouverture pour entrer, en avaient fait deux pour sortir.

Deux ou trois soldats étaient tués ; un sbire et Giaseppe Davi étaient blessés.

L’oncle d’Antonio Schifari, qui était chapelain de l’église, porta dans la montagne le viatique aux deux mourants.

Les autres étaient prisonniers.

Ambrozio et Vitali, qui, ayant pu se sauver, avaient voulu mourir avec leurs camarades, furent fusillés à Carini.

Tous deux moururent en riant.

Comme tout le bourg les suivait pour les voir fusiller :

— Ma mère, dit Ambrozio, n’a rien perdu à ne pas me faire prêtre ; quelque réputation de sainteté que j’eusse obtenue, je n’aurais jamais été à la tête d’une procession aussi considérable que celle que je mène après moi aujourd’hui.

Benedetto Davi fut condamné à dix-huit ans de fers.

Le cadavre de Fra Diavolo fut décapité ; sa tête fut passée au vinaigre bouillant, envoyée au vice-roi, à Palerme, et renvoyée par celui-ci à Carini, où elle fut exposée dans une cage de fer, comme celle de son confrère non moins célèbre Pascal Bruno, dont, voici bientôt vingt ans, j’ai raconté l’histoire.


X

santo-meli


Villafrati, 23 juin.

Comme le campieri du marquis de San-Marco achevait de nous raconter cette histoire, on apporta au comte Tasca le journal officiel de Sicile du 22 et du 23. Il garda le numéro le plus récent et me passa l’autre.

Je l’ouvris machinalement, — j’ai une médiocre attraction pour les journaux officiels, — et je le parcourais plus machinalement encore lorsque mes yeux s’arrêtèrent sur mon nom.

En France, à peu près sûr que j’allais lire une chose désagréable, j’eusse jeté loin de moi le journal.

En Sicile, je lus.

Voici le fait-Palerme qui me concernait :

« Nel nostro consiglio civico vien di esser fatta mozione al celebratissimo romanziero Alessandro Dumas. Tal voto d’un uomo che per le sue opere è certamente decoro della Francia, et il quale in oggi trovasi in Sicilia, dove raccoglio i particolari della nostra guerra contro i Borboni, anche della gran’causa dell’Italia, vien di esser accolto all’unanimiti del consiglio. »

La motion avait été faite et avait passé le lendemain de mon départ.

C’était une délicatesse ajoutée à une faveur.

J’écrivis à la municipalité de Palerme pour la remercier.

Après ce fait, qui m’est personnel, venaient les faits suivants :

« Notre préteur, le duc de la Verdura, en continuation des détails donnés par lui sur les cadavres retrouvés dans les ruines, fait connaître que, dans la journée du 18, deux, et, dans celle du 19, huit cadavres ont encore été déterrés. Tandis qu’on travaille opiniâtrement à rendre à la ville son ancienne splendeur, les horribles scènes qui se révèlent aux yeux du peuple enflamment de plus en plus la haine contre les Bourbons. »


« On nous mande de Messine, en date du 12 juin :

« Les garnisons royales de Trapani, de Termini, d’Agosta, de Girgenti, de Catane et une partie de celle de Palerme, sont arrivées à Messine, qui renferme, en outre, une grande quantité d’infirmes, de blessés, de sbires, d’agents de police et d’employés civils, Il y a aujourd’hui quinze mille hommes au moins, tant soldats qu’auxiliaires du gouvernement. »


« Au nom du peuple de Messine, cette proclamation a été distribuée aux troupes royales :

« Napolitains !

» Vous êtes les fils de l’Italie ; l’Italie, c’est la terre qui s’étend du mont Cenis aux eaux de la Sicile, aujourd’hui rouges de sang.

» Soulevez-vous donc au nom de l’Italie, au nom de la liberté.

» Les preux de Varèse et de Come sont avec vous, et vous combattez contre eux ! Dieu a dit à Caïn : Homme maudit ! qu’as-tu fait de ton frère ?

» L’Italie vous dit : Frères maudits ! qu’avez-vous fait de vos frères ?

» Toute goutte de sang répandue en Sicile est une malédiction sur votre tête, sur la tête de vos fils et sur celle des fils de vos fils !

» Napolitains ! l’Italie vous pardonne ; mais soulevez-vous avec le feu de vos volcans contre ceux qui ne veulent pas d’Italie. »


25 juin.

Ce matin, nous apprenons que la diligence a été arrêtée, à deux milles d’ici, par vingt hommes armés ; quatre voyageurs qu’elle renfermait ont été dévalisés.


25 juin, onze heures du soir.

Pour la première fois de ma vie, à cette heure de la nuit où l’on repasse dans son esprit les événements de la journée, j’éprouve quelque chose qui ressemble à un remords. Voici ce qui s’est passé ; l’histoire finira, selon toute probabilité, tragiquement :

Ce matin, j’étais près du lit de Turr ; la fenêtre était ouverte pour laisser entrer les rayons du soleil toujours si doux à l’œil d’un malade, en même temps que la porte était entre-bâillée pour établir un courant d’air. J’entendis le pas de plusieurs chevaux, je levai la tête.

Le bruit était causé par une troupe de sept hommes à cheval, armés de fusils et de pistolets ; les deux derniers cavaliers étaient montés sur le même cheval.

En tête de la troupe marchait un homme qui semblait en être le chef ; il portait sur la tête un kép napolitain à quatre galons, indication du grade de capitaine, et, à son côté, un sabre militaire à dragonne et à gland d’argent.

Rien de tout cela n’eût attiré mon attention ; mais ce qui me préoccupa, c’est une demi-douzaine de poules, se débattant à l’arçon de la selle de l’un des cavaliers.

— Pardieu ! dis-je à Turr, voilà un gaillard qui ne mourra pas de faim !

Turr se souleva, jeta un coup d’œil sur les derniers hommes de la troupe que l’inclinaison du terrain dérobait rapidement à nos yeux, et retomba sur son lit sans rien dire.

— Quels sont ces hommes ? lui demandai-je.

— Quelques guerrillas de La Masa, probablement, me répondit-il.

Puis, au bout d’un instant, s’adressant à moi :

— Regarde donc où ils vont, ajouta-t-il.

Je me levai et j’allai à la fenêtre.

— Ils ont l’air de vouloir sortir du village et de se diriger vers Palerme.

En ce moment, le major Spangaro entra.

— Major, dit Turr, voyez donc quels sont ces hommes qui viennent de passer.

— Oh ! dis-je, ils sont déjà loin ; on les aperçoit de l’autre côté des maisons du village.

— Général, dit un des jeunes officiers qui gardent Turr, voulez-vous que je monte à cheval et que je vous amène leur chef ?

— Prenez quatre hommes et amenez toute la troupe ; entendez-vous, Carbone ?

— Oh ! c’est inutile, dit le jeune officier ; à quoi bon déranger quatre hommes pour cela ? J’irai seul.

Il descendit, sauta sur un cheval, et, à poil nu, courut à la poursuite des sept hommes.

Turr se mit à causer avec le major.

J’allai au balcon et suivis des yeux le jeune officier.

En moins de dix minutes, il eut rejoint la petite troupe, qui cheminait au pas.

Plusieurs fois le chef avait tourné la tête ; mais, voyant venir un seul homme, il n’avait pas cru devoir s’inquiéter.

D’où j’étais, je pouvais suivre les moindres détails de la scène et, par la pantomime, deviner ce qui se passait, trop loin que j’étais pour entendre.

— Eh bien, me demanda Turr, les vois-tu d’ici !

— Parfaitement.

— Que se passe-t-il ?

— Rien encore ; ils paraissent causer assez amiablement… Ah ! le chef met pied à terre et porte la main à son fusil ; Carbone tire son revolver et le lui appuie sur la poitrine.

— Vite ! cria Turr, quatre hommes au secours de Carbone.

— Inutile ! le chef remonte à cheval et obéit ; les sept hommes marchent devant Carbone, qui tient toujours son revolver à la main.

— Les ramène-t-il ?

— Oui.

En effet, au bout de cinq minutes, la tête de la petite colonne apparaissait à l’entrée de la rue et s’acheminait vers la maison du général.

Dix minutes après, elle s’arrêtait à la porte.

— Dis à Carbone de monter seul, me dit Turr, mais qu’avant de monter, il recommande ces gaillards-là à ses camarades.

Je criai à Carbone de monter seul ; quant à recommander les sept hommes à cheval aux garibaldiens, c’était inutile : ceux-ci avaient déjà formé autour des prisonniers un cercle infranchissable.

— Eh bien, dit Turr au jeune officier qui se rendait à ses ordres, il paraît qu’il y a eu du tirage ?

— Oui, général ; mais, comme vous le voyez, tout a fini mieux que je ne m’y attendais.

— Comment cela s’est-il passé ? N’omettez aucun détail ; avant de voir leur chef, je veux savoir à quoi m’en tenir sur lui.

— Général, je les ai rejoints à quinze cents pas d’ici, à peu près, et, m’apercevant seulement alors que je m’étais chargé d’une besogne plus difficile que je ne l’avais cru, je m’adressai poliment au chef.

— Vous avez raison, dit Turr en riant, il faut toujours parler poliment, Carbone ; et que lui avez-vous dit avec politesse ?

— Je lui ai dit : « Seigneur capitaine, le général m’envoie vous demander où vous allez. — Je vais à Palerme, m’a-t-il répondu. Alors, cela tombe à merveille ; le général a des dépêches et une certaine somme d’argent à envoyer à Palerme, et il voudrait vous en charger. — Moi ? — Oui, vous ; il vous prie donc de le venir trouver, afin qu’il vous remette les lettres et l’argent. — J’en suis fâché, répondit le chef, mais je n’ai pas le temps. — En ce cas, c’est autre chose, il ne vous prie pas, il vous ordonne. — De quel droit ? — De son droit comme votre supérieur. Si vous êtes officier, ainsi que l’indiquent votre képi et votre sabre, vous devez obéir ; si vous n’êtes pas officier, comme vous n’avez le droit de porter ni ce képi ni ce sabre, je vous arrête. » Alors, continua Carbone, il fit un mouvement pour mettre pied à terre et armer son fusil ; je tirai mon revolver et le lui appliquai contre le front en lui disant : « Si vous ne me suivez pas, je vous tue ! » Il s’est décidé, et le voilà.

— C’est bien, dit Turr, faites le monter.

Je voulais sortir.

— Reste, me dit Turr ; c’est probablement quelque bandit ; il n’y a pas de mal à ce que tu voies ce qui va se passer : d’ailleurs, tu as le droit d’être là, c’est toi qui l’as fait arrêter.

— Oh ! un instant, pour cela, je m’en défends !

— Mais tu restes ?

— Oui.

La porte s’ouvrit ; un homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, blond, à l’œil bleu, bien pris dans sa taille moyenne, entra avec un air remarquable l’assurance ; mais, en apercevant Turr couché sur un canapé, il s’arrêta court et pâlit visiblement.

Turr, de son côté, fixa sur lui son œil loyal et ferme ; mais il ne laissa échapper aucun signe d’étonnement ; ses moustaches seulement se hérissèrent.

— Ah ! dit Turr, c’est toi !

— Pardon, mon général, répondit le prisonnier, mais je ne vous connais pas !

— Eh bien, je te connais, moi ! Essaye donc de marcher sans boiter.

— Je ne saurais, général, je suis blessé à la jambe.

— Oui, d’une balle au-dessus du genou ; mais ce n’est pas en face de l’ennemi que tu as reçu cette blessure.

— Général…

— C’est en essayant de voler la caisse de Santa-Margarita. Allons, je te connais, tu es Santo-Meli. Je t’ai déjà eu entre les mains à Rena, et tu serais fusillé à cette heure, si nous n’avions pas été obligés de marcher sur Parco sans perdre une minute. Je t’ai consigné alors à Santa-Anna, qui t’a mal gardé ; mais, cette fois, je ne te consignerai à personne, et tu seras mieux gardé, je t’en réponds !

Puis, se retournant vers le major Spangaro :

— Major, demain vous réunirez un conseil de guerre dont vous serez président. — Désarmez cet homme-là, vous autres, et conduisez-le en prison.

Un officier s’avança, prit le sabre du prisonnier, tandis que deux soldats se plaçant, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, le faisaient sortir de la chambre et le conduisaient en prison.

— Diable ! mon cher, dis-je à Turr, tu y vas lestement.

— C’est comme cela qu’il faut procéder dans les temps où nous sommes, avec les voleurs, les assassins et les incendiaires.

— Es-tu sûr, au bout du compte, que cet homme soit tout ce que tu dis ?

— Oui, puisqu’il a volé la caisse de Santa-Margarita, assassiné un orfévre à Carleone, et brûlé le village de Calaminia ; d’ailleurs, tout cela ressortira du procès, et on ne le fusillera qu’à bon escient.

— Tu crois qu’il sera fusillé ?

— Mais j’y compte bien ! Nous causions tout à l’heure de l’arrestation de la diligence de cette nuit ; eh bien, que deux ou trois faits pareils se produisent encore, et l’on dira, dans nos journaux réactionnaires, que, de Catane à Trapani, de Girgenti au Phare, on n’ose plus faire un pas hors de chez soi en Sicile depuis que les Bourbons en sont chassés. Mon ami, Garibaldi a fait fusiller à Rome un de nos légionnaires qui avait pris trente sous à une vieille femme ; Garibaldi a pour toute fortune deux pantalons, deux chemises rouges, deux foulards, un sabre, un revolver et un vieux chapeau de feutre ; Garibaldi emprunte un carlin pour faire l’aumône à un pauvre, parce qu’il n’a jamais un carlin dans sa poche ; cela n’a point empêché que les journaux de Naples ne l’aient traité de flibustier, et les journaux de France de pirate. Dans les temps comme ceux où nous vivons, il faut être trois fois pur, trois fois brave, trois fois juste, pour n’être qu’un peu calomnié. En se conduisant ainsi, au bout de dix ou douze ans, on commence à être apprécié par ses ennemis, et il ne faut guère que le double de ce temps pour l’être par ceux auxquels on a rendu service. Sur ce, va déjeuner, il est l’heure, et envoie-moi un peu de bouillon que tu feras toi-même, et une cuillerée de confitures, si tu en trouves.

Je serrai la main de cet homme si bon, si juste, si pitoyable, dont le cœur est mi-partie d’ange, mi-partie de lion, qui rit aux balles et pleure à la misère ; je m’en allai tout pensif en songeant à la rude tâche entreprise par Garibaldi et par lui, Turr, qui est son second, non-seulement de délivrer, mais encore d’épurer un pays corrompu par quatre cents ans de domination espagnole et napolitaine.

Toute la journée, la pensée de l’arrestation de cet homme, dont j’étais la cause bien involontaire, me tourmenta ; je parlais de Santo-Meli à tous ces officiers insoucieux qui savaient à peine ce que je voulais dire, et qui, lorsque j’avais fixé leur pensée sur le prisonnier, disaient : « Ah ! oui, ce brigand que l’on fusille demain ? Oh ! nous ne le laisserons pas échapper comme Santa-Anna, nous ! »

Mon Dieu ! comment peut-on être juge, comment peut-on être procureur impérial ou royal, demander tous les jours la tête d’un homme, et garder un rayon d’azur dans les yeux et un sourire sur les lèvres ?

Je comprends le chasseur qui, dans l’ardeur de la chasse, tue depuis la caille jusqu’au sanglier, sans pitié pour la faiblesse de l’une, sans crainte pour la brutalité de l’autre ; mais je ne comprends pas le chasseur qui coupe le cou à un poulet ou qui égorge un cochon.

Le comte Tasca était, comme moi, assez pensif ; je présumai que c’était pour la même cause, et j’allai à lui. Je ne m’étais pas trompé.

Santo-Meli est du village de Ciminna, à quelques milles seulement de Villafrati. Il est fort craint et fort admiré dans le pays ; les natures énergiques, fussent-elles énergiques pour le mal, conquièrent toujours une popularité sur le vulgaire ; témoin, la popularité de Néron à Rome, celle de Mandrin chez nous, celle de Fra Diavolo en Sicile.

Nous résolûmes, le comte, un jeune poëte palermitain, di Maria, et moi, de faire, après le dîner, tomber la conversation sur Santo-Meli et d’influer autant que nous pourrions en faveur de l’accusé sur l’esprit du major Spangaro.

Mais nous trouvâmes en celui-ci ce qu’on trouve toujours ou, du moins, presque toujours dans les juges militaires qui ne sont influencés ni par un pouvoir supérieur ni par une haine de corps, c’est-à-dire un homme inflexible dans la ligne de la justice, et qu’il était aussi impossible de faire dévier vers la clémence que vers la rigidité.

Au premier mot, il nous interrompit.

— J’ai deux choses à défendre dans la position où je suis, nous dit-il : mon impartialité et mon cœur, qui pourrait m’empêcher d’être impartial. Ne vous adressez donc pas à mon cœur surtout ; car je suis homme, je pourrais faiblir, et alors je ne serais plus juge.

Puis, comme j’ajoutais un dernier mot, il se leva et sortit.

J’admire fort ce stoïcisme, mais sans m’en sentir capable. D’ailleurs, ces hommes accomplissent un devoir ; mais moi, ce n’était pas mon devoir de dire cette parole qui attira l’attention de Turr, qui amena l’arrestation et qui amènera peut-être la mort du prisonnier.

Moi, je passe au milieu de cette belle Sicile, qui se régénère au souffle de l’homme providentiel ; je passe pour plaindre les malheureux, pleurer les morts et sourire aux vivants ; de quel droit laisserais-je une goutte de sang sur ma trace ?

Peut-être la voix qui me parle est-elle, non pas celle de ma conscience, mais celle de ma faiblesse ; n’importe ! cette voix me dit que je dois faire tout ce que je pourrai pour sauver cet homme, fût-il assassin et incendiaire, et je le ferai.


26 juin.


Ce matin, à mon lever, on m’a dit qu’une femme vêtue de noir m’attendait dans l’antichambre.

C’était la mère de Santo-Meli, — une vieille paysanne aux cheveux grisonnants, au teint pâle, à l’œil bleu clair, à la physionomie intelligente.

Qui lui avait dit de me demander, moi, dont probablement, le matin même, elle n’avait jamais entendu prononcer le nom ? qui lui avait dit de me choisir au milieu de tous ses compatriotes, moi étranger ?

Le fait est qu’en me voyant venir à elle, elle me prit les mains et voulut, selon l’habitude sicilienne, les baiser.

Elle comptait, me dit-elle, sur mot pour lui faire voir le général Turr.

Je m’y refusai pour deux raisons :

La première, Turr croit Santo-Meli coupable et veut faire un exemple qu’il juge nécessaire à la Sicile.

La seconde, dans l’état de faiblesse où il est réduit par ses vomissements de sang, toute émotion peut lui être dangereuse ; or, il ne repousserait pas sans émotion la prière d’une mère.

Au reste, la pauvre femme ne mesure pas toute l’étendue du danger que court son fils ; je lui ai dit que ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de demander à voir son enfant ; et, comme le conseil de guerre sera constitué ce matin, de dire à Santo-Meli de choisir pour défenseur di Maria.

Après lui avoir donné sur un papier le nom de di Maria, je lui ai fait donner, par le major Spangaro, la permission de voir son fils.

Elle est partie aussitôt.

La prison est une maison carrée au milieu de la ville ; rien ne la distingue des autres, excepté les grilles de ses fenêtres.

J’ai suivi des yeux la pauvre femme jusqu’à la porte dont son fils avait passé la veille le seuil, seuil qu’il ne repassera probablement que pour marcher à la mort, et je l’y vis disparaître à son tour.

À dix heures du matin, le conseil s’est assemblé ; Santo-Meli, selon l’avis que je lui avais fait donner par sa mère, a choisi di Maria pour son avocat.

À cinq heures, le conseil avait terminé sa première séance ; l’accusé a répondu avec beaucoup de fermeté que, depuis le 4 avril, c’est-à-dire depuis l’insurrection proclamée à Palerme, il tient la campagne avec la bannière tricolore ; que, s’il a pillé les caisses, incendié les villages, c’est qu’il y était autorisé par les proclamations du comité révolutionnaire de Palerme ; que, s’il a mis des contributions sur les villages, c’est d’abord que les villages étaient royalistes, c’est qu’ensuite, pour que ses hommes ne l’abandonnassent point, il avait dû leur payer une solde et les nourrir ; or, la solde était de quatre taris par jour (un franc quatre-vingts centimes), la nourriture de deux taris (quatre-vingt-dix centimes). Il avait jusqu’à trois ou quatre cents hommes avec lui ; c’était donc une moyenne de mille à douze cents francs qu’il devait se procurer chaque jour par tous les moyens possibles.

Quant aux maisons brûlées, c’étaient des maisons d’où l’on avait tiré sur ses hommes, et l’incendie n’était qu’une représaille.

Il demande que l’on pèse les services qu’il a rendus à la cause de l’insurrection en restant armé, et le mal qu’il a fait pour se maintenir, lui et les siens, sous les armes, et qu’on le juge impartialement.

Ces raisons seraient médiocres dans un pays comme la France et chez un homme civilisé ; mais, en Sicile, lorsqu’il s’agit d’un paysan sans éducation, elles ont une valeur qui a frappé le conseil de guerre.

La soirée et la journée de demain se passeront à entendre les témoins. Le conseil regarde l’affaire comme grave, non-seulement à cause du résultat qu’elle peut avoir pour Santo-Meli, mais encore à cause de sa portée morale.

Les puritains disent :

— Plus cet homme a rendu de services à la révolution, plus nous devons être sévères vis-à-vis du patriote qui n’a pas su se conserver pur des excès que l’on reproche systématiquement aux révolutionnaires.

Les modérés répondent :

— Il y a en ce moment-ci, en Italie, deux peuples différents de civilisation, de patrie, nous dirons même de race : la race latine pure, qui traverse la mer pour affranchir la Sicile, et qui trouve en Sicile une race croisée de Latins, de Grecs, de Sarrasins et de Normands. Si l’on est trop sévère pour Santo-Meli, les Siciliens ne diront-ils pas qu’un des premiers actes d’un de leurs frères de l’Italie du Nord a été de fusiller un patriote sicilien ?

À onze heures du soir, c’est-à-dire au moment où j’écris ces lignes, le conseil, rentré en séance, siége encore.


27 juin au matin.

Hier, pendant que l’on entendait les témoins, la mère de Santo-Meli est venue me supplier, de la part de son fils, d’aller le voir en prison ; il voulait me remercier lui-même de l’intérêt que je prenais à son sort, et me prier de lui continuer cet intérêt.

Je me suis rendu à cette demande.

Le prisonnier est dans un cachot dont l’ouverture donne sur le pied de l’escalier par lequel on monte au conseil de guerre.

Il m’attendait avec une anxiété visible.

Ses yeux avaient une telle expression, que je n’eus pas besoin que sa bouche m’interrogeât ; il me saisit les mains à travers les barreaux et me les baisa malgré moi.

Sa mère se tenait debout près de l’ouverture grillée.

Je dis d’abord à Santo-Meli d’avoir confiance dans ses juges ; que le major Spangaro, président du conseil de guerre, était d’une grande impartialité ; que je lui conseillais, au reste, de tout avouer en rejetant tout sur la nécessité des temps.

Il me dit que c’était son intention,

Je restai près de dix minutes avec lui.

C’était un jeune garçon ; sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine vigoureuse, velue et respirant largement. Il avait des pantalons larges, des bottes rabattues au-dessous du genou, comme les houseaux de nos anciens gentilshommes campagnards.

Son arrestation a produit une grande émotion dans le pays ; il est, je crois l’avoir déjà dit, de Ciminna, petit village qui n’est qu’à sept milles de Villafrati.

Turr est de plus en plus souffrant.

Ma lettre au général Garibaldi a produit son effet ; seulement, au lieu de l’ordre que j’avais demandé est arrivée une prière. Il est difficile d’exprimer l’affectueuse tendresse que Garibaldi a pour les hommes qu’il estime et qu’il aime ; un père ne serait pas plus tendre pour ses enfants.

Il a poussé la délicatesse jusqu’à donner la conduite de notre colonne à un ami de Turr, qui ne peut lui porter aucun ombrage, au colonel Eber, lequel, pour cet interim seulement, entre au service de l’Italie. Eber, colonel de la légion étrangère en Crimée, est correspondant du Times, qui lui donne trente mille francs par an pour aller où il se passe quelque chose d’intéressant et correspondre avec lui. Eber est Hongrois, et, en sa qualité de Hongrois, parle avec la même élégance le français, l’anglais, l’italien et le russe.

Il est arrivé hier au soir.

Garibaldi, ne me sachant pas presque aussi lié avec Eber que je le suis avec Turr, a craint que le laissez-passer donné par le major Cenni ne suffit pas, et m’en a envoyé un autre.

On verra dans les termes de ce laissez-passer une preuve de cette affectueuse tendresse dont je parlais tout à l’heure.

J’en donne le texte même.

comanda generale
delle esercito nazionale

No
Oggetto :

« Palermo, 25 giunio 1860.

» Si lasci liberalmente passare in Sicilia l’illustro uomo ed intimo amico mio Alessandro Dumas. Anzi saro ben riconoscente à qualunque gentilezza à lui compartira.

» Garibaldi. »

Turr est parti cette nuit à trois heures du matin pour Palerme.

Ce soir, à cinq heures, la colonne continue sa marche vers Girgenti.

Des lettres reçues hier de Gênes annonçaient que quarante mille fusils et un bateau à vapeur étaient achetés.

Quarante-cinq mille volontaires enrôlés ont déjà donné leur signature, et viennent en Sicile rejoindre l’armée de la liberté.

Aussitôt l’armée organisée, on chasse les Napolitains de Messine et l’on marche sur Naples par la Calabre, où fermente déjà l’insurrection.

Les dernières paroles du général, quand je l’ai quitté, à Palerme, ont été :

— Vous savez que, aussitôt arrivé à Naples, je vous fais préparer un appartement dans le palais du roi.

— Pendant que vous y serez, lui ai-je répondu, faites-moi préparer une maison de campagne à Pompéi.


Le conseil de guerre n’est rentré en séance qu’à deux heures du matin ; après trois jours de débats, il ne s’est pas trouvé suffisamment renseigné sur le compte de Santo-Meli.

Le prisonnier est renvoyé à Palerme, où une nouvelle enquête sera ouverte.

J’appuie sur ce fait pour bien montrer la différence qui existe, dans la manière de rendre la justice, entre les royalistes, ces hommes d’ordre, et les révolutionnaires, ces hommes de sang.

En quatre heures, le conseil de guerre tenu à Palerme par les royalistes le 5 avril, à la suite de l’affaire Riso, a condamné à mort quatorze personnes.

En trois jours, le conseil de guerre tenu à Villafrati par les révolutionnaires ne s’est pas trouvé suffisamment renseigné pour porter son jugement sur un homme qui avouait lui-même avoir brûlé la moitié d’un village, levé des impositions et pillé des caisses.

Santo-Meli et ses six guerrilleros passent en ce moment à cinq cents pas de ma fenêtre, sur la grande route qui conduit à Palerme.

Ils sont à pied, et marchent escortés d’une quinzaine d’hommes, avec avant-garde et arrière-garde.

Nous partons ce soir à cinq heures pour la Vicaria, nous dirigeant sur Girgenti.

 


XI

combat de milazzo


À bord de l’Emma devant Milazzo,
21 juillet, au soir.

Grand combat ! grande victoire ! Sept mille Napolitains ont fui devant deux mille cinq cents Italiens !

Je vous écris sous le canon même du château, qui fait feu bien maladroitement, rendons-lui cette justice, sur la Ville-d’Édimbourg et sur votre très-humble servante l’Emma.

Pendant que Bosco brûle sa poudre, nous avons le temps de causer. — Causons.

À mon départ de Girgenti, j’avais quitté la Sicile avec l’intention de me rendre directement à Malte, et de Malte à Corfou, lorsque, dans le petit port d’Alicata, où je m’étais arrêté pour m’approvisionner de vivres, je fus pris d’une sorte de remords.

N’assisterais-je pas jusqu’à la fin à ce grand drame de la résurrection d’un peuple ? N’y aiderais-je pas de tout mon pouvoir ?

L’Orient serait toujours là. Un an de plus passé hors de France, c’était une année de plus loin de la calomnie ou de l’injure.

À part deux ou trois cœurs qui m’aiment véritablement là-bas, rien ne me rappelait dans l’immense Babylone.

Je pris une plume et j’écrivis au fils de Garibaldi, que j’avais laissé à Girgenti, le billet suivant :

« Mon cher Menotti,

» Fais parvenir, par une occasion sûre, par un courrier s’il le faut, la lettre ci-incluse à ton père.

» Je t’embrasse.

» Alex. Dumas. »

J’écrivais à Garibaldi :

« Ami,

» Je viens de traverser la Sicile dans toute sa largeur.

» Grand enthousiasme partout, mais pas d’armes !

» Voulez-vous que j’aille vous en chercher en France ? Je vous choisirai cela en chasseur.

» Réponse poste restante à Catane ; si vous me dites : « Oui, » J’ajourne mon voyage en Asie, et je fais le reste de la campagne avec vous.

» Vale et me ama.

» Alex Dumas.»

J’expédiai un pêcheur avec sa barque à Girgenti ; puis je partis pour Malte, où je m’étais fait adresser des lettres et de l’argent.

Je passai à Malte un jour et demi seulement, et, de là, je me rendis à Catane en quarante heures.

Il y avait à peine cinq jours que j’avais quitté Alicata ; il était donc évident que, même avec la plus grande diligence, la réponse de Garibaldi ne pouvait m’arriver que le lendemain ou le surlendemain.

Je restai trois jours à Catane ; ce furent trois jours de fête. Le premier soir, il y eut musique ; le second soir, musique et illuminations ; et, le troisième soir, au beau milieu de la musique et des illuminations, le conseil municipal vint m’offrir mes lettres de citoyenneté, qu’il m’avait octroyées à l’unanimité des voix.

C’était la quatrième fois que j’étais proclamé citoyen en Sicile.

Dans le courant de la journée, le consul de France était venu m’apporter une lettre.

Je reconnus aussitôt l’écriture de Garibaldi, et je l’ouvris vivement. Elle contenait ces lignes, d’un laconisme tout spartiate :

« Palerme, 13 juillet.

» Ami Dumas,

» Je vous attends pour votre chère personne et pour la belle proposition de fusils.

» Venez !

» Votre dévoué de cœur,

» G. Garibaldi. »

Il n’y avait plus à hésiter. Nous mîmes à la voile pendant la nuit ; retardés par la bonace et par les courants, nous eûmes besoin d’environ trente heures pour atteindre l’autre côté du détroit.

À l’aube du troisième jour, nous étions dans le golfe oriental de Milazzo.

Le bruit du canon nous arrêta.

Du moment qu’on se battait à Milazzo, il était certain que Garibaldi ne devait pas être à Palerme.

En effet, le général, parti le 18 de cette ville, était arrivé le 19 au camp de Miri ; depuis deux jours déjà, des combats partiels avaient eu lieu.

À peine arrivé, le général avait passé en revue les troupes de Medici, qui l’avaient accueilli avec enthousiasme.

Le lendemain, à l’aube du jour, toutes les troupes étaient en mouvement pour attaquer les Napolitains, sortis du fort et du village de Milazzo, qu’ils occupaient.

Malenchini commandait l’extrême gauche, le général Medici et Cosenz le centre ; la droite, composée simplement de quelques compagnies, n’avait pour but que de couvrir le centre et l’aile gauche en cas de surprise.

Le général Garibaldi se plaça au centre, c’est-à-dire à l’endroit où il jugeait que l’action serait la plus vive.

Le feu commença sur la gauche ; à moitié chemin : de Miri à Milazzo, on rencontrait les avant-postes napolitains cachés dans les roseaux.

Après un quart d’heure de fusillade sur la gauche, le centre, à son tour, s’est trouvé en face de la ligne napolitaine, et l’a attaquée et délogée de sa première position.

La droite, pendant ce temps, chassait les Napolitains des maisons qu’ils occupaient.

Mais les difficultés du terrain empêchaient les renforts d’arriver. Bosco poussa une masse de six mille hommes contre les cinq ou six cents assaillants qui l’avaient d’abord forcé de reculer, et qui, accablés par le nombre, avaient été forcés de reculer à leur tour.

Le général envoya aussitôt prendre des renforts. Les renforts arrivés, on attaqua de nouveau l’ennemi, caché dans les roseaux et abrité derrière des figuiers d’Inde.

C’était un grand désavantage pour les garibaldiens, qui ne pouvaient attaquer à la baïonnette.

Medici, en marchant à la tête de ses hommes, avait eu son cheval tué sous lui. Cosenz avait reçu une balle morte dans le cou et était tombé ; on le croyait blessé mortellement lorsqu’il se releva en criant :

— Vive l’Italie !

La blessure n’était que légère.

Le général Garibaldi se mit alors à la tête des carabiniers génois, avec quelques guides et Misori. Son intention était de déborder les Napolitains et de les attaquer de flanc, pour couper ainsi la retraite à une partie d’entre eux ; mais on trouva sur la route une batterie de canons qui s’opposa à cette manœuvre.

Misori et le capitaine Statella poussèrent alors sur la route avec une cinquantaine d’hommes ; Garibaldi se mit à leur tête et dirigea la charge. À vingt pas, le canon chargé à mitraille fit feu.

L’effet fut terrible ; cinq ou six hommes seulement restèrent debout. Garibaldi eut la semelle de sa botte et son étrier emportés ; son cheval, blessé, devint indomptable, et il fut forcé de l’abandonner en laissant son revolver dans les fontes. Le major Breda et son trompette étaient tués à ses côtés ; Misori tombait sous son cheval, qui venait d’être frappé à mort par un biscaïen ; Statella restait debout au milieu d’un ouragan de mitraille ; tous les autres étaient morts ou blessés.

Ici, les détails disparaissent dans l’ensemble ; tout le monde se bat, et se bat bien.

Le général, voyant alors l’impossibilité de prendre le canon qui avait fait tout ce ravage de front, envoie demander quelques compagnies au colonel Donon, se jette avec elles à travers les roseaux, en recommandant à Misori et à Statella, les roseaux franchis, de sauter par-dessus le mur qu’ils rencontreraient devant eux, et comme, le mur franchi, ils devaient se trouver à peu de distance de la pièce de canon, de s’élancer dessus.

Le mouvement fut exécuté avec beaucoup d’ensemble et d’élan par les deux officiers et par une cinquantaine d’hommes qui les suivaient ; mais, lorsqu’ils arrivèrent sur la route, la première personne qu’ils y trouvèrent était le général Garibaldi, à pied et le sabre à la main.

En ce moment, le canon fait feu et tue quelques hommes : les autres s’élancent sur la pièce, s’en emparent et l’entraînent du côté des Italiens.

Alors, l’infanterie napolitaine s’ouvre et donne passage à une charge de cavalerie qui s’élance pour reprendre la pièce. Les hommes du colonel Donon, peu habitués au feu, se jettent des deux côtés de la route au lieu de soutenir la charge à la baïonnette ; mais, à gauche, ils sont retenus par les figuiers d’Inde, à droite par un mur. La cavalerie passe comme un tourbillon. Des deux côtés alors, les Siciliens font feu ; leur terreur d’un instant a disparu.

Fusillé à droite et à gauche, l’officier napolitain s’arrête et veut retourner en arrière ; mais alors, au milieu de la route, il trouve, lui barrant le passage, Garibaldi, Misori, Statella et cinq ou six hommes, Le général saute à la bride du cheval de l’officier, en lui criant : « Rendez-vous ! » L’officier, pour toute réponse, lui porte avec son sabre un coup d’élite ; le général Garibaldi le pare, et, d’un coup de revers, lui ouvre la joue. L’officier tombe. Trois ou quatre sabres sont levés sur le général, qui blesse un de ses assaillants d’un coup de pointe ; Misori en tue deux autres et abat le cheval d’un troisième de trois coups de revolver ; Statella frappe de son côté, et un homme tombe ; un soldat démonté saute à la gorge de Misori, qui, à bout portant, lui casse la tête d’un quatrième coup de revolver.

Pendant cette lutte de géants, le général Garibaldi a rallié les hommes éparpillés. Il charge avec eux, et, tandis qu’on extermine ou qu’on fait prisonniers les cinquante cavaliers, depuis le premier jusqu’au dernier, il joint enfin, secondé par le reste du centre, les Napolitains, les Bavarois, les Suisses, qu’il charge à la baïonnette. Les Napolitains fuient ; les Suisses et les Bavarois tiennent un instant, mais fuient à leur tour : la journée est décidée ; la victoire n’est pas encore, mais sera bientôt aux héros de l’Italie.

Toute l’armée napolitaine se met en retraite sur Milazzo. On arrive en la poursuivant jusqu’aux premières maisons ; là, les canons du fort se mêlent au combat.

Milazzo est, comme on le sait, bâti à cheval sur une presqu’île. Le combat, qui avait commencé dans le golfe oriental, avait peu à peu tourné au golfe occidental ; dans le golfe était la frégate Le Tuckery, l’ancien Véloce. Le général Garibaldi se souvient qu’il a commencé par être marin : il s’élance sur le pont du Tuckery, monte dans les vergues, et, de là, domine le combat.

Une troupe de cavalerie et d’infanterie napolitaine sortait du fort pour porter secours aux royaux ; il fait pointer une pièce de canon sur cette troupe, et, à quart de portée, lui crache une grêle de mitraille ; les Napolitains n’attendent pas un second coup et fuient.

Alors une lutte s’engage entre le fort et le bâtiment. Quand le général Garibaldi voit qu’il est parvenu à attirer sur lui le feu du fort, il saute dans une chaloupe avec une vingtaine d’hommes, se fait débarquer et se jette dans la fusillade de Milazzo.

La fusillade dure une heure encore ; après quoi, les Napolitains, repoussés de maison en maison, rentrent au château.

J’avais assisté à tout le combat du pont de la goëlette ; j’avais hâte d’aller embrasser le vainqueur.

La nuit venait ; je me fais débarquer à mon tour, et, au milieu des derniers coups de fusil, nous entrons à Milazzo.

Il est difficile de se faire une idée du désordre et de la terreur qui règnent dans la ville, peu patriote, dit-on. Les blessés et les morts étaient couchés dans les rues. La maison du consul français était encombrée de mourants ; le général Cosenz y était au milieu des autres blessés.

Nul ne pouvait me dire où étaient Medici et Garibaldi. Au milieu d’un groupe d’officiers, je reconnus le major Cenni, qui se chargea de me conduire au général. Nous arrivâmes au bord de la mer, suivîmes la marine et trouvâmes le général sous le porche de l’église, avec son état-major couché autour de lui.

Il était étendu sur la dalle, la tête appuyée sur sa selle ; écrasé de fatigue, il dormait.

Près de lui était son souper : un morceau de pain, une cruche d’eau.

Je venais de vieillir de deux mille cinq cents ans ; j’étais en face de Cincinnatus.

Dieu vous le garde, mes chers Siciliens ! Si vous le perdiez, le monde entier ne vous en donnerait pas un autre.

Le général vient de rouvrir les yeux : il m’a reconnu et me garde demain toute la journée.


XII

garibaldi à bord de l’emma.


Rade de Milazzo, 23 juillet.

Le général, tout en me gardant pour le lendemain, ne pouvait m’offrir un autre lit que le sien, c’est-à-dire le pavé de la rue ou les dalles de l’église. Je préférai le sable de la mer.

J’avais donné rendez-vous à quatre de mes matelots sur la plage, du côté occidental du golfe : ils avaient dû dresser une tente et m’attendre avec une chaloupe.

Ils étaient au rendez-vous.

Le général s’attendait à une sortie des Napolitains pendant la nuit, et il avait, en conséquence, donné l’ordre de garder vigilamment les portes de la ville donnant sur le château, et de dresser des barricades.

Avant de me mettre en route, je voulus juger par mes yeux où en étaient ses ordres. Je visitai les portes de la ville donnant sur le château ; une sentinelle, tombant de fatigue, les gardait au milieu d’une quinzaine d’hommes endormis. La sentinelle était obligée de marcher continuellement pour ne pas se laisser aller au sommeil, et encore elle dormait debout.

Quant aux barricades, on avait traîné au travers de la rue quelques tables, quelques chaises, quelques planches, par-dessus lesquelles pouvait sauter un enfant ; puis les barricadeurs étaient tombés sur leur ouvrage à peine commencé et s’étaient endormis.

Les braves gens, comme les Spartiates de Léonidas, pensaient que leurs poitrines étaient des remparts suffisants pour arrêter l’ennemi.

Je quittai la ville en priant Dieu qu’il ne vînt pas à l’idée du général Bosco de faire une brèche à ces vivants et inébranlables remparts.

À un quart de lieue de la ville, je retrouvai mes matelots. Je me jetai sur le tapis du canot, et je m’endormis, sûr, au bout du compte, de l’humanité qui, à côté de ses bassesses, fait surgir de pareilles grandeurs, et qui fait contemporains François II et Victor-Emmanuel, Maniscalco et Garibaldi.

La nuit, contre toute attente, fut tranquille. Au point du jour, nous nous levâmes. La toilette n’était pas longue à faire : nous nous jetâmes à la mer après avoir fait signe à la goëlette, qui n’avait pas pu ancrer à cause de la grande profondeur, de s’approcher le plus possible du rivage.

Vers cinq heures et demie du matin, nous étions à bord. La fusillade venait de recommencer, mais retentissait de l’autre côté de la presqu’île, c’est-à-dire du côté du port.

Le capitaine mit le cap au nord-est.

Il n’y avait qu’une très-faible brise, et, malgré notre désir de passer de l’autre côté, nous ne filions que deux nœuds à l’heure.

Ce fut donc vers les neuf heures seulement que nous eûmes doublé le cap de Milazzo. La première chose que nous vîmes en arrivant de l’autre côté du Phare fut le bateau à vapeur le Tuckery, remorqué par une vingtaine d’embarcations. Un pêcheur que nous interrogeâmes nous dit que le bâtiment avait, la veille, brisé sa roue.

Garibaldi se trouvait donc privé d’un de ses plus puissants moyens d’action.

Le rivage de la presqu’île présentait l’image d’un camp ; une vingtaine de familles s’étaient réfugiées sur la plage et campaient sous des tentes improvisées ; d’autres étaient à bord de petits bâtiments à l’ancre près du rivage, et, grâce à la rapide déclivité de la montagne, à l’abri du canon du fort ; d’autres enfin étaient dans les grottes naturelles formées par la mer.

Nous prîmes bravement le large et passâmes sous le canon du fort ; par scrupule pour notre susceptibilité gouvernementale, j’avais enlevé le pavillon tricolore et lui avais substitué ma bannière personnelle.

Le général Bosco ne nous jugea point dignes de sa colère, et nous laissa tranquillement jeter l’ancre à une encablure et demie du fort.

De là, nous pouvions voir les soldats napolitains, bavarois et suisses amoncelés dans les cours du château.

Les vastes bâtiments du fort étaient obligés de dégorger leur trop plein.

Ce trop plein cuisait à une chaleur de trente-cinq degrés. Le Tuckery toujours remorqué par ses chaloupes, passa à cinquante mètres de nous, et alla jeter l’ancre dans le port,

Le canon du fort resta muet et lui laissa tranquillement accomplir cette manœuvre.

Cela nous parut de bon augure, et nous pensâmes que des pourparlers s’étaient établis entre les garibaldiens et les Napolitains. Cette croyance s’appuyait non-seulement sur le silence des canons, mais encore sur la cessation de la fusillade.

À peine avions-nous jeté l’ancre, qu’une embarcation portant une chemise rouge, — c’est ainsi que par toute la Sicile on désigne les garibaldiens, — se dirigea vers la goëlette.

Le général me faisait dire d’entrer dans le port et de me mettre à l’abri derrière le Tuckery. Un quart d’heure après, nous étions au poste indiqué, et je montais à bord du Tuckery.

Le général m’attendait, gai et serein comme d’habitude ; il est impossible de voir une placidité de visage pareille à la sienne : c’est bien réellement le lion au repos, comme dit Dante. Aucune communication n’avait encore été ouverte entre le fort et lui ; mais le grand nombre même des Napolitains le tranquillisait. Il pensait que le fort n’était point approvisionné pour un long siége, et qu’il serait incessamment à sec de vivres et de munitions.

Après m’avoir ainsi entretenu un instant des grandes affaires du jour, le général me dit combien lui agréait la proposition que je lui avais faite d’aller en France acheter des armes, et me pria de lui exposer mes moyens d’exécution. Je lui fournis sur ce point tous les détails qu’il désirait ; à son tour, il me donna ses instructions et ses conseils, puis me remit un ordre enjoignant à la municipalité de Palerme de m’ouvrir un crédit de cent mille francs, à l’effet d’acheter des armes.

— Tenez, dit-il en me présentant cet ordre, allez, et bonne chance !

Puis, comme par réflexion, il ajouta :

— À votre retour, Dumas, savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Quoi donc ?

— Un journal.

— Parbleu ! j’y avais déjà songé ; donnez-m’en le titre, mon cher général ; je n’attends que cela pour commencer.

Alors, il reprit la plume et écrivit :

« Le journal que mon ami Dumas veut instituer à Palerme aura le beau titre d’Indépendant, et il le méritera d’autant mieux, qu’il voudra commencer par ne pas m’épargner, si jamais je m’écarte de mon devoir d’enfant du peuple et de mes principes humanitaires.

 » G. Garibaldi. »

— Va pour l’Indépendant ! m’écriai-je ; ces lignes lui serviront d’épigraphe.

En ce moment, une petite barque arriva à la rame près du Tuckery ; le général échangea quelques mots avec l’homme qui la montait, puis donna des ordres à ses aides de camp.

Un de ceux-ci me dit tout bas :

— Nouvelles de Messine ! nous allons avoir à faire de la besogne des deux mains.

Quant au général, il ne dit que ces deux mots :

— Allons voir votre goëlette.

On lui apporta un mot à signer ; c’était un crédit de cinq cent mille francs ouvert pour lui.

Après l’avoir signé, il jeta un coup d’œil sur mon petit bâtiment et dit :

— Si j’étais riche, je voudrais avoir à moi une goëlette comme la vôtre.

Ainsi, écoutez bien ceci, Siciliens, mes compatriotes, Italiens, mes frères : cet homme qui dispose du sang et de l’argent de la Sicile, qui donne aujourd’hui au Piémont deux millions d’hommes, cet homme n’est pas assez riche pour acheter une goëlette de vingt-cinq mille francs.

Nous passâmes à bord de notre goëlette ; on versa le contenu d’une bouteille de vin de Champagne dans les verres que j’ai pris au palais royal de Palerme, et qui sont ma part de butin sur le roi François II, et nous bûmes à la santé de l’Italie.

Garibaldi but de l’eau, sa boisson ordinaire.

Pendant que nous causions sous la tente du pont, il se leva tout à coup.

Un bâtiment à vapeur, venant du côté de Palerme, doublait la pointe de Milazzo.

Avec son coup d’œil de marin, Garibaldi le reconnut.

— C’est lui ! s’écria-t-il.

Et, me tendant la main :

— Au revoir, me dit-il ; retournez à Palerme, travaillez-y de votre mieux pour notre cause ; moi, j’ai affaire à bord de ce bâtiment.

Nous nous embrassâmes ; il descendit à terre.

Un cheval l’attendait. Il s’enfonça dans les rues de Milazzo et ne reparut sur la jetée qu’un quart d’heure après.

Pendant ce temps, le bâtiment à vapeur s’était approché et ma goëlette avait appareillé.

Tous mes matelots s’accordaient à reconnaître le nouvel arrivant pour anglais, mais lui s’obstinait à ne pas arborer de pavillon.

À la vue du bâtiment, tous les bateliers siciliens, espérant un débarquement de passagers, s’étaient mis à ramer vers le paquebot mystérieux.

Au moment où ils n’en étaient plus qu’à cent mètres et où nous n’en étions plus nous-mêmes qu’à cinquante, un léger nuage de fumée apparut sur la plate-forme du château, et, en même temps, nous entendîmes le coup de canon et le sifflement du boulet.

Le boulet tomba entre les barques siciliennes et le paquebot, s’enfonça dans la mer et fit jaillir une trombe.

Ah ! vous eussiez ri en voyant la déroute qui se mit parmi les bateliers !

Une partie vint s’abriter derrière notre goëlette, faible abri à peine suffisant pour garantir d’une balle de mousquet ou de revolver.

Au milieu de ces barques qui fuyaient effarouchées comme une volée d’oiseaux, une seule s’avançait suivant la ligne droite, inflexible comme celui qui la montait.

Celui qui la montait était le général Garibaldi. Le fort continuait de faire feu sur le paquebot ; les boulets portaient trop haut ou trop bas, aucun ne l’atteignait.

Au huitième boulet seulement, le bâtiment étranger arbora son pavillon. C’était un pavillon anglais.

Malgré le pavillon anglais, un nouveau coup de canon partit du fort ; il est vrai que ce fut le dernier.

Nous étions alors à peine à trente mètres du paquebot. Il nous tourna sa proue, et nous pûmes y lire : City-of-Aberdeen.

Le général Garibaldi l’aborda, monta sur le pont, et, du pont, sur le tambour.

En ce moment, nous le croisions.

Il nous jeta un dernier souhait de bon voyage et s’éloigna à toute vapeur.

Dix minutes après, il disparaissait derrière la pointe de Milazzo.

L’Emma continua sa route. Demain ou après-demain, selon le caprice du vent, je reverrai cette belle Palerme, qui m’a fait son citoyen.

Palerme, 25 juillet.

À peine débarqué, je me rendis chez le président de la commission municipale, et lui présentai ma lettre de crédit.

Par malheur, Garibaldi avait oublié d’ajouter à sa signature le mot dictateur.

M. le duc de la Verdura me fit cette judicieuse observation, que, si Garibaldi était tué pendant mon absence, la municipalité de Palerme en serait pour son argent.

Je trouvai l’observation un peu bien rigide, pour des conseillers municipaux qui devaient tout à Garibaldi, lequel, s’il se faisait tuer, comme le craignait M. le duc de la Verdura, se ferait, au bout du compte, tuer pour la Sicile.

Il me semblait que, pour le vainqueur de Calatafimi et de Milazzo, on pouvait bien risquer une centaine de mille francs ; mais, moi, je ne suis qu’un poëte, et le duc de la Verdura est un syndic, deux conditions qui ne se ressemblent nullement.

Je télégraphiai à Garibaldi le refus de la municipalité.

Il me répondit :

« Arrangez votre crédit avec de Pretis. »

J’allai trouver M. de Pretis, qui m’ouvrit un crédit de soixante mille francs.

Je pris avec moi un jeune officier d’artillerie, Rognetta, fils du célèbre médecin de ce nom. Il devait se rendre à Liége et y acheter des revolvers, tandis que j’irais, de mon côté, acheter des fusils et des carabines à Marseille.

Nous manquâmes le bateau direct de Palerme à Gênes, par la mauvaise volonté de notre consul M. Fleury, le plus quinteux des consuls que j’aie jamais connus, et Dieu sait pourtant si j’en ai connu de drôles !

Voulant faire toute la diligence possible, nous remontâmes sur la goëlette et mîmes le cap sur Messine. Si nous avions la chance d’arriver avant le dimanche suivant, nous partions ce dimanche-là sur le bateau direct pour Marseille.


XIII

prise de messine


Messine, 28 août,

Nous avons fait la traversée de Palerme à Messine en trente-deux heures. Quand nous arrivâmes devant Milazzo, il faisait nuit noire et le temps était affreux. Nous envoyâmes notre canot demander des nouvelles de Garibaldi. Il était parti depuis deux jours pour Messine.

Cet envoi de notre canot nous fit perdre deux heures, pendant lesquelles le calme se fit.

Vers deux heures du matin, nous gouvernions à peine quand nous vîmes apparaître, à la pointe du cap de Rasocolmo, les fanaux d’un bateau à vapeur.

Le timonier le signala au second, et, comme un abordage ne semblait pas devoir être à craindre dans l’immense golfe de Milazzo, on ne s’occupa plus du bateau à vapeur.

Nous marchions lentement, nos deux fanaux allumés.

Tout à coup, une masse sombre, enveloppée d’un nuage de fumée, nous apparaît à une cinquantaine de mètres, trace un demi-cercle autour de nous, en passant à notre avant, puis vire de bord et revient droit sur nous par le travers de tribord.

— Le bateau à vapeur ! le bateau à vapeur ! cria le matelot de quart.

— Lofez ! lofez ! cria le second à son tour.

La manœuvre s’exécuta ; mais, avant qu’elle fût accomplie, le bateau à vapeur était sur nous.

Ce qui se passa dans cet instant est indescriptible.

La goélette fut soulevée comme une plume ; un craquement se fit entendre. Je fus couvert d’eau ; j’étais couché sur le pont. Le timonier fut renversé : le second, jeté à cinq ou six pieds en l’air ; notre vergue de fortune, brisée ; notre guide baume, plié comme un roseau ; notre grande voile, déchirée. L’arrière de la goëlette plongea dans la mer et se releva ruisselant. Le bateau à vapeur crut nous avoir coulés, et continua son chemin.

C’était une petite plaisanterie napolitaine. Notre goëlette avait été reconnue pour avoir pris part à l’affaire de Milazzo ; on voulait tout simplement nous couler.

Nous fûmes jusqu’au jour à réparer nos avaries ; beaucoup de choses étaient brisées à bord, mais rien d’essentiel, rien de vital. Notre voile de cape remplaça notre grande voile. Nous avions des focs et des fortunes en double.

Le calme continuait ; ce ne fut que vers midi qu’une légère brise et le courant nous portèrent vers le détroit.

En arrivant au Phare, un beau spectacle frappa nos yeux : une batterie de trois pièces de canon s’élevait, et je comptai cent soixante-huit bateaux tout prêts, pouvant contenir chacun vingt hommes. Ce sont des bateaux de débarquement ; le nombre doit en être quadruple.

Au fur et à mesure que nous approchions de Messine, nous pouvions voir les sentinelles napolitaines se promener au haut des remparts du fort de la mer ; sur l’espèce de plaine qui, derrière la citadelle, s’étend à fleur d’eau, on voyait manœuvrer des troupes à pied et à cheval.

Les Napolitains, vous le savez, manœuvrent à merveille. Ils ont si bien manœuvré, qu’ils en sont arrivés à se renfermer dans la citadelle de Messine et dans celle de Syracuse.

Arrivés à Messine, notre première visite fut pour Garibaldi.

Les larmes lui coulèrent des yeux quand je lui rapportai la réponse du duc de la Verdura.

Puis, avec un soupir :

— Au bout du compte, dit-il, si je me fais tuer, ce ne sera pas pour eux, ce sera pour la liberté du monde.

Alors, se retournant vers moi :

— Partez et revenez-nous vite, me dit-il.

— Général, lui répondis-je, je puis être de retour ici dans quinze jours, mais pas plus tôt.

— Avec les armes ?

— Oui, dussé-je les payer un peu plus cher ; je vous donne ma parole que je serai ici avec le bateau de mardi en quinze.

— Bon ! S’il en est ainsi, je vous attends pour entrer dans les Calabres, et nous y entrerons avec vos fusils


Pendant mon voyage à Palerme avaient eu lieu la reddition du fort de Milazzo et la prise de Messine.

Voici les détails que je recueillis sur ce double événement :

Le lendemain de notre départ de Milazzo, le Protis, vapeur à hélice français, capitaine Salvi, mouillait sur rade. Il apportait des vivres à l’armée napolitaine. Son capitaine ignorait complétement et le combat de Milazzo et le blocus du fort.

À l’embarcation qui vint prendre langue à son bord, il répondit qu’il était à la disposition du commandant de Milazzo, ainsi que tout son chargement.

— Mais, lui répondit-on à son grand étonnement, c’est Garibaldi qui commande ici.

Comme on le voit, la situation se compliquait.

Le pavillon français sauvegardait cependant le vapeur ; de sorte qu’il demeura en rade en attendant les événements.

Dans la même soirée que le Protis, le Charles-Martel, grand clipper à hélice français, ainsi que la Stella, venaient, dans les mêmes intentions et conditions que le Protis, jeter l’ancre à Milazzo. Le matin du 23, au point du jour, la Mouette, aviso de l’État, commandant Boyer, venant de Naples, arrivait de son côté au mouillage.

Une entrevue eut lieu immédiatement entre le général Garibaldi et le commandant Boyer.

La position des transports français au service du roi de Naples étant parfaitement garantie, cet officier supérieur, qui avait des dépêches pour Messine, dut appareiller pour sa destination ; mais ce ne fut pas sans avoir, dans un but d’humanité, fortement engagé le capitaine du Protis à offrir son intervention pour tâcher d’amener, entre le général Garibaldi et le commandant de la citadelle, un commencement de négociation.

La position du général Bosco était très-critique. Sa garnison, composée de cinq mille cinq cents hommes, était entassée dans un fort, sans aucune espèce d’approvisionnements. Il devait donc à peine espérer une capitulation honorable.

Après avoir vu le général Garibaldi et obtenu son assentiment, le capitaine du Protis montait à la citadelle avec pavillon parlementaire, et était introduit, les yeux bandés, près du général Bosco.

De prime abord, le général Bosco se tint complétement sur la réserve ; mais, dès qu’il sut que le capitaine Salvi était Français, il devint plus communicatif, et ne dissimula pas qu’il était tout prêt à entrer en arrangement, pourvu que les conditions fussent honorables pour lui et sa troupe.

Voici, non pas le texte, mais l’ensemble de la lettre donnée pour le général Garibaldi au capitaine du Protis:

« Le général commandant la place de Milazzo, dans un but d’humanité qu’il apprécie comme le général Garibaldi, et désirant surtout éviter une inutile effusion de sang, ne serait pas éloigné de rendre la place à des conditions honorables, pourvu, toutefois, qu’elles fussent approuvées par son gouvernement. La position de la citadelle, sans être désespérée, est, il le reconnaît, critique ; mais elle offre encore des ressources à un général et à des troupes déterminées. »

Le général Bosco confia, en outre, au commandant du Protis, une lettre pour le roi de Naples.

Le capitaine Salvi se retira alors ; mais le général Bosco défendit qu’on lui bandât les yeux comme à son entrée dans la place.

Aussitôt après l’entrevue, le Charles-Martel et la Stella partirent pour Messine ; le Protis restait au mouillage, attendant l’issue de la négociation entamée.

Cependant, le commandant de la Mouette, inquiet, n’avait fait que toucher à Messine et avait repris aussitôt la route de Milazzo. Il se croisa en chemin avec le Charles-Martel et la Stella, mais sans communiquer avec eux.

Il était environ quatre heures lorsqu’il arriva en vue de Milazzo. L’étonnement du capitaine fut grand en apercevant devant Milazzo quatre frégates napolitaines sous vapeur, dont une battait pavillon d’amiral.

Le champ fut ouvert à bord à toutes les suppositions.

Les uns voyaient déjà un débarquement ; d’autres, un simple ravitaillement. Mais tout le monde s’attendait à une canonnade quelconque. Il était aisé, à l’aide de la longue-vue, de distinguer les dispositions faites par le général Garibaldi pour résister à toute tentative d’agression.

La générale avait été battue dans l’armée indépendante ; une batterie de six pièces, établie comme par enchantement, s’élevait sur le quai au pied de la citadelle ; une autre de deux pièces pouvait se distinguer au fond de la baie, à l’embouchure de la rivière.

Les feux de ces deux batteries devaient se contrebattre.

Les deux tours du sommet de la presqu’île, qui, dès le principe, étaient tombées au pouvoir du général Garibaldi, avaient aussi dirigé vers l’escadre napolitaine les quatre pièces dont elles étaient armées.

Toutes ces dispositions belliqueuses ne devaient aboutir à rien. La frégate amirale arbora pavillon parlementaire à son mât de misaine. La Mouette vint tranquillement mouiller à côté du Protis.

L’escadre napolitaine portait, à ce qu’il paraît, un plénipotentiaire. À sept heures, les négociations étaient terminées, et le capitaine du Protis recevait l’ordre de se rendre immédiatement à Messine pour faire rallier le Charles-Martel, la Stella, l’Impératrice-Eugénie, etc., en vue de l’évacuation immédiate de Milazzo.

À deux heures du matin, la Mouette appareillait elle-même pour rentrer à Messine.

Les conditions premières imposées par le général Garibaldi avaient été, dit-on, celles-ci :

« La garnison prisonnière de guerre ; les officiers libres de rentrer chez eux avec armes et bagages. »

Les conditions acceptées de part et d’autre ont été celles-ci :

« Les troupes se retireront avec armes et bagages, mais sans cartouches ; le matériel de la citadelle sera partagé en deux parts, moitié aux assiégeants, moitié aux assiégés. »

Maintenant, voici pour Messine :

Le 22, les bâtiments de guerre stationnés dans le port de Messine avaient été invités par le général Clary à changer de mouillage, pour ne pas gêner les opérations défensives ou agressives de la citadelle.

De l’évacuation des bâtiments de guerre résulta immédiatement un sauve-qui-peut général pour tout ce qui n’avait pas encore abandonné la ville.

Toute cette malheureuse population se trouvait agglomérée sur les plages est du détroit de Messine, partie sous des tentes en lambeaux, partie dans des bateaux de toute espèce, où les femmes et les enfants étaient entassés à ce point, que, dans une mahonne, j’ai compté vingt-huit enfants et dix-huit femmes. La partie de la population la plus aisée avait fui dans la campagne ; la ville était silencieuse comme un tombeau. Ce silence n’était troublé que par les cris d’alerte des factionnaires napolitains et par les coups de fusil qu’ils envoyaient sans raison sur tout ce qui paraissait dans les rues.

Le port était aussi désert que la ville, sauf quelques corvettes napolitaines prêtes à appareiller. Il ne restait dans le port que la Mouette, qui, forcée de faire son charbon, était amarrée à Terra-Nova.

Les journées du 24 et du 25 se passèrent de la même manière.

Cependant un combat paraissait imminent. D’après les intentions qu’avait manifestées le général Clary, on devait s’attendre à une lutte désespérée.

Effectivement, les troupes napolitaines occupaient toutes les crêtes des montagnes qui entourent Messine. Artillerie, cavalerie, génie, rien ne manquait au déploiement des forces mises en avant par le général de l’armée royale. Mais c’était la montagne qui accouche d’une souris. Le 25, vers les sept heures du soir, un faible engagement avait lieu entre les avant-postes napolitains et les guerrillas d’un chef de partisans nommé Interdonato, malgré l’ordre qui avait été donné de ne pas en venir aux mains.

Cet engagement faisait présumer pour le lendemain une action pleine d’intérêt ; mais, au lever du soleil, les Napolitains étaient rentrés en ville ; les picciotti, descendus dans les ravins où ils séjournaient en attendant des ordres ; enfin, dans le port, l’évacuation commençait.

Cette évacuation, dont les articles paraissent un problème, n’a été sans doute que la conséquence. pure et simple de la capitulation de Milazzo.

En abandonnant de justes prétentions, le général de l’armée indépendante s’était réservé les bénéfices de l’évacuation de Messine. En échange de ses prétentions premières, la garnison de Milazzo était la rançon de Messine.

Le 26, les bâtiments de guerre rentraient dans le port. La population, rassurée, commençait à rentrer en ville. Plusieurs décrets rendus par le général Garibaldi assuraient la tranquillité publique : tout attentat contre la sûreté personnelle était sévèrement puni ; la garde nationale s’organisait, prenait le service des postes abandonnés par l’armée napolitaine, et tout le monde, vainqueurs et vaincus, s’embrassait à qui mieux mieux dans les rues.

La signature définitive de la trêve n’a cependant eu lieu que le 28 : les troupes royales occupant citadelle et les troupes de Garibaldi occupant la ville s’engagent à s’abstenir de toute hostilité pendant un laps de temps quelconque, la reprise des hostilités devant être annoncée au moins quarante-huit heures à l’avance.


Le dimanche 29 août, je m’embarquai pour Marseille, sur le Pausilippe, bateau à vapeur des Messageries impériales.


XIV

les napolitains


En rade de Naples, 31 juillet.

Je ne sais si vous avez jamais été à Naples ; mais je puis vous affirmer une chose : c’est que, si vous y avez été, et qu’il vous prît aujourd’hui la fantaisie d’y retourner, vous trouveriez Naples bien changé !

Écoutez ce qui m’arrive, à moi qui ai l’honneur d’être condamné à quatre ans de galères du fait de Sa Majesté Ferdinand.

À peine le Pausilippe a-t-il jeté l’ancre dans le port, que les hommes du peuple font invasion sur le pont, et que l’un d’entre eux, me reconnaissant probablement au visage pour un patriote, me dit tout haut :

— Monsieur, où est Garibaldi ? Quand Garibaldi sera-t-il ici ? Nous l’attendons.

— Vous comprenez que, moi qui connais mon Naples sur le bout du doigt, je me dis :

— Voilà un agent provocateur auquel il est parfaitement inutile de répondre.

En conséquence, je réponds un Non capisco des mieux accentués.

L’homme du peuple se tourne alors vers l’un de mes compagnons de voyage et lui fait la même question.

Au moment où j’allais écouter la réponse, un monsieur me tire son chapeau ; je demande à ce monsieur si poli ce qu’il désire de moi.

— N’êtes-vous pas M. Alexandre Dumas ? me dit-il.

— Pour vous servir, répondis-je ; mais à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Monsieur, je m’appelle…, je suis agent de police.

Je lui tire mon chapeau à mon tour.

— Je vous ferai observer, monsieur…, lui répondis-je, que je suis ici à l’abri du pavillon français, et que, si vous venez pour m’arrêter…

— Vous arrêter, monsieur ! vous, l’auteur du Corricolo, du Speronare, du Capitaine Arena ! Mais, monsieur, mes enfants apprennent le français dans vos livres. Vous arrêter ! quelle idée avez-vous donc de nous ? Au contraire, j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir vous inviter à descendre à terre.

— Et voilà mon canot qui est à votre service, mon cher monsieur Dumas, me dit un second monsieur en me tirant son chapeau aussi poliment que le premier.

— Pardon, monsieur, mais à qui dois-je l’offre obligeante… ?

— Je suis le commissaire de police du port, monsieur. Ne me refusez pas, je vous prie ; ma femme désire énormément vous connaître. On a joué l’autre jour, aux Florentins, votre Monte-Cristo, qui a eu le plus grand succès. Venez donc, je vous prie.

— Messieurs, il y a deux motifs pour que je ne me rende pas à votre invitation : le premier, c’est que je suis condamné à quatre ans de galères si je remets les pieds sur la terre de Naples.

— Eh ! monsieur, il est bien question de cela à présent ! Si l’on vous savait dans le port, on viendrait vous prendre et l’on vous porterait en triomphe.

— Le second, continuai-je, c’est que j’ai promis à Garibaldi de n’entrer à Naples qu’avec lui.

— Et quand croyez-vous qu’il soit ici, monsieur ? demanda le commissaire avec la plus persuasive intonation de voix.

— Mais dans quinze jours ou trois semaines au plus tard.

— Oh ! tant mieux ! tant mieux ! s’écrièrent les deux agents de police, Tout le monde ici l’attend avec bien de l’impatience.

Je n’en revenais pas.

— Vous savez, monsieur, continua l’un des agents, que nous avons reçu votre lettre sur Milazzo, qui nous est arrivée hier par la voie de Livourne. Oh ! monsieur, quelle sensation elle a faite ! Un imprimeur l’a tirée à dix mille exemplaires, et, si vous descendez à terre, vous l’entendrez crier par les rues de Naples.

Je tombais de mon haut.

— Alors, monsieur, repris-je, si vous êtes aussi garibaldien que vous le dites, je vais vous montrer une chose qui vous fera grand plaisir : c’est un magnifique portrait de Garibaldi.

Et je tirai, en effet, de mon carton une très-belle photographie du général.

Les larmes en vinrent aux yeux de mon interlocuteur.

— Oh ! monsieur, s’écria-t-il, nous qui n’avons que d’exécrables portraits du général, et qui se vendent hors de prix encore !

— Alors, répondis-je, j’ai grande envie de faire graver celui-là et d’en faire un don patriotique à la ville de Naples.

— Pourquoi les donner, monsieur, quand vous êtes sûr de les vendre le prix que vous voudrez ?

J’étais de plus en plus abasourdi.

Bref, je ne pus me débarrasser de mes agents qu’en leur disant que j’attendais quelqu’un et qu’il m’était impossible de descendre. Mes deux agents se retirèrent en exprimant les regrets les mieux sentis.

Voilà l’esprit de Naples. Tout y est garibaldien, jusqu’aux agents de police, et je dirai même que les agents de police, qui désirent garder leur place lorsque Garibaldi sera à Naples, y sont plus garibaldiens que personne.

En effet, la proclamation de la Constitution n’a produit qu’un effet auquel celui qui la proclamait était loin de s’attendre : c’est que chacun a dit tout haut ce qu’il s’était contenté de penser tout bas. Or, ce que chacun pensait tout bas, c’était : « Nous voulons l’annexion au royaume de Victor-Emmanuel. Vive Garibaldi ! vive l’Italie une ! » Voilà l’effet de la Constitution ; vous voyez que le roi François II a été bien conseillé en la donnant.

Elle a eu bien d’autres effets encore.

Elle a créé la garde nationale, qui, dimanche dernier, fraternisait avec l’armée et criait en pleine rue :

— Vive Garibaldi ! vive l’Italie une !

Elle a créé le droit de réunion, et l’on se réunit pour conspirer en faveur du roi Victor-Emmanuel.

Elle a fait rentrer les exilés, qui racontent ce qu’ils ont souffert en exil, et qui augmentent encore, s’il est possible, la haine que l’on porte à François II.

Notre tyranneau a bien essayé une petite réaction le 15 juillet dernier, à l’instigation de la reine mère. Les grenadiers de la garde royale, libres de sortir avec leurs sabres, se sont précipités sur le peuple en lui ordonnant de crier : « Vive le roi ! » tradition palermitaine ; mais, à Naples comme à Palerme, on a répondu :

— Vive le roi Victor-Emmanuel !

Les grenadiers ont sabré ; une soixantaine de citoyens ont été blessés et cinq ou six tués.

La seule punition du régiment a été d’être envoyé à Portici.

Mais la punition du roi sera probablement d’être envoyé à Trieste.

Les nouvelles de la reddition de Messine sont arrivées hier, et se crient dans les rues. Cela se confond avec la fête de la reine mère, pour laquelle on tire le canon tout autour de nous.

Lorsque les émigrés sont rentrés, leurs instructions, — les instructions, on le présume, avaient été données par M. de Cavour, — leurs instructions étaient de faire la révolution sans Garibaldi. On a vu que la chose était impossible ; il faudra que M. de Cavour se résigne à voir faire la révolution par Garibaldi et avec Garibaldi,

Au reste, à Naples comme partout, le nom est magique ; les soldats qui ont combattu à Calatafami disent que le général a huit pieds de haut, qu’il a reçu pendant le combat cent cinquante balles dans sa chemise rouge, mais qu’après le combat il a secoué sa chemise et que toutes les balles sont tombées à ses pieds.

Quand on a proclamé la Constitution, personne ne croyait à la bonne foi du roi de Naples ; pas un cri ne fut poussé, pas un drapeau ne fut arboré, pas une cocarde ne vit le jour.

Les premiers, les lazzaroni se levèrent, allèrent à tous les commissariats de police, brûlèrent les meubles et les papiers, mais sans rien piller.

Un lazzarone portait une paillasse pour alimenter le feu ; une pauvre vieille passa et lui dit :

— Au lieu de brûler cette paillasse, donne-la-moi !

Le lazzarone était près d’obtempérer à la demande, lorsque ses camarades lui font observer que la paillasse doit être brûlée et non donnée. La paillasse est jetée au feu, et les brûleurs se cotisent pour acheter une paillasse neuve à la pauvre vieille.

Les émigrés, en rentrant, ont été émerveillés du progrès qu’ont fait les lazzaroni. Un d’eux me racontait que, faisant porter, du corps de garde chez lui, deux fusils à un facchino, il voulut le payer de sa peine, mais celui-ci refusa en disant que lui aussi était au service de la patrie.

De mémoire de lazzarone, pareille réponse n’avait pas été faite par un membre de cette honorable corporation.

Ils firent bien un peu la chasse aux sbires, lorsqu’ils surent que le roi François II leur abandonnait sa police ; mais ce ne fut ni pour les assassiner, ni pour les faire rôtir, ni pour les manger, comme ils avaient fait en 1798. Ils se contentèrent de les livrer aux soldats, et ils furent déportés.

Deux cent cinquante furent envoyés à Caprée, et parmi eux était le bourreau de Palerme et son tire-pieds. — On appelle ainsi l’aide du bourreau, qui tire par les pieds le pendu. — Il a bien paru là quelques petites collisions, mais elles ont eu pour résultat de mieux faire ressortir l’esprit général de la population et même de l’armée.

À Avellino, les Suisses et les Bavarois ont attaqué un poste de garde nationale. La garde nationale, repoussée d’abord, reçut un renfort, non-seulement de gardes nationaux, mais de carabiniers à cheval, renfort avec lequel elle reprit l’offensive, et chassa d’Avellino les Suisses et les Bavarois.

Il y a eu, ces jours derniers, une représentation au bénéfice des émigrés rentrés à Naples ; la salle était comble ; la recette a monté à dix-huit cents francs.

Il y a à Naples sept ou huit grands journaux de nouvelle création ; cinq de ces grands journaux reproduisent les Mémoires de Garibaldi, que je publie dans le Siècle, et chacun d’eux écrit en tête de son feuilleton que ces mémoires sont sa propriété particulière.

Voilà des journaux d’hier aussi menteurs que s’ils avaient un demi-siècle d’existence ; c’est bon signe pour la future civilisation de Naples !


XV

un roi qui s’en va


Rade de Naples, 13 août,

Me voici encore devant Naples à bord du Pausilippe ; mais, entre la date de cette lettre et celle de la précédente, j’ai été à Marseille, où je suis resté six jours.

J’avais compté d’abord y acheter des carabines de réforme du gouvernement ; mais, au moment où l’affaire allait se conclure, une intervention officielle l’a fait manquer. J’ai donc été obligé de m’adresser à mon ami Zaoué, et j’ai eu, pour quatre-vingt-onze mille francs, mille fusils rayés et cinq cent cinquante carabines.

De son côté, Rognetta est parti pour Liége avec sept mille francs.

J’ai souscrit à Zaoué une lettre de change de quarante mille francs, payable à Messine, et, comme le Pausilippe, qui partait le jeudi 9 et qui faisait la côte, ne voulait pas recevoir mon chargement d’armes, je me suis embarqué seul. Les armes doivent me suivre, peut-être me précéder à Messine, sur le bateau direct,

Hier, en rade de Civita-Vecchia, deux bâtiments des messageries présentaient un singulier spectacle.

Le Quirinal, c’est-à-dire le bateau qui venait de Naples, emportait Filangieri, le duc de Sangro, le prince Zurlo, Vicenzo Zurlo, grand ami du prince d’Aquila, le réactionnaire sicilien Sabona, le marquis Tommasi (ne pas confondre avec le docteur Tommasi), le prince de Centola Doria, le duc de San-Cesario, et enfin madame Tadolini.

Le Pausilippe, c’est-à-dire le bateau qui allait à Naples, apportait, en même temps que moi, Luigi Mezzacapo, général piémontais ; Francesco Materazzi, colonel piémontais ; le docteur Tommasi (ne pas confondre avec le marquis Tommasi), le chevalier Andrea Aquaviva, le chevalier Capecelatro, Giuseppe Rotoli, ex-ministre du gouvernement sicilien, et enfin l’historien et romancier La Cecilia.

Cette fuite et ce retour étaient occasionnés par le bruit qui s’était répandu du débarquement de Garibaldi en Calabre.

Parlons d’abord des fugitifs.

À Naples, on fuit par catégories.

Le 28 juin, les bas coquins, les sbires, les assassins ouvrent la marche. On en tue seize ou dix-sept et l’on interne les autres à Caprée.

Puis viennent les hauts coquins :

Aïossa, le ministre de la police, que le dégoût public a exilé de Paris, la ville des bons estomacs politiques cependant ; Merenda, l’embrigadeur des sanfédistes ; Maniscalco, le Torquemada de la Sicile ; enfin Campagna, le tortureur du Calabrais Agésilas Milano, à qui la question arrachait des cris qui étaient entendus de l’ambassade de Russie, mais ne pouvaient arracher un aveu.

Hier, c’était ce qu’en politique on appelle les honnêtes gens, mais ce que j’appellerai, moi, les gens fatals.

Nunziante, fils du général qui a fait fusiller Murat, est aujourd’hui forcé d’abandonner les mines de soufre de Vulcano et son beau palais tout neuf de Santa-Maria-di-Capella. Il est vrai qu’en partant il a, par une lettre dans laquelle il se pose en patriote persécuté, lancé sa flèche au ministre de la guerre : Filangieri, homme de premier ordre, quoi que l’on en pense ou quoi que l’on en dise, fils du fameux publiciste Gaetano Filangieri.

Après les massacres de 99, que nous avons déjà écrits pour la France et que nous récrirons pour Naples, Gaetano Filangieri et son frère vinrent à Paris et se présentèrent au premier consul Bonaparte, qui les fit entrer gratis au Prytanée. Gaetano était capitaine à Austerlitz, chef de bataillon dans l’armée de Murat en Espagne, blessé au Panaro, fait général et décoré par Murat.

En 1821, son étoile pâlit ; le nuage du doute passe sur elle. Les officiers de la garde alors sous ses ordres refusent de se battre contre les Autrichiens ; il ne fait pas fusiller les officiers. Disgracié jusqu’en 1830, il rentre alors en faveur, essaye de reconstituer un ministère libéral et de faire un roi patriote ; il échoue. C’était la première année du règne de Ferdinand II ; il est joué par le roi Bomba, ce tigre-renard, type de la finesse et de la férocité ; il se retire tout en conservant la direction du génie et de l’artillerie, passe à travers 1848 en louvoyant, se jette dans la réaction par jalousie contre Pepe, envoyé à sa place en Lombardie.

Après le 15 mai 1848, jour de la réaction à Paris, à Vienne et à Naples, il prend franchement parti pour la réaction, à laquelle il reste fidèle. Il commande le corps d’armée chargé de reprendre Messine, la bombarde avec cette même artillerie qu’il a organisée, mérite à son roi le surnom de Bomba, reconquiert l’année Suivante la Sicile, en devient vice-roi, et occupe ce poste jusqu’en 1855, où le prince de Castelcicala, dans l’appartement duquel j’ai écrit la conquête de Garibaldi, le remplace.

Rappelons en passant que le prince de Castelcicala, brave soldat qu’une blessure reçue à Waterloo force de porter une calotte d’argent sur le haut de la tête, est fils de l’inquisiteur de 1799.

Ministre sous François, Filangieri mécontente tous les partis et s’illustre, ministériellement parlant, par son fameux décret sur les immondices déposées devant le théâtre Saint-Charles. Enfin, il donne sa démission à propos, prétend-il, d’une constitution présentée au roi au commencement de l’année, qu’il porte sur lui comme un sauf-conduit, qu’il nous a montrée et qu’il dit être la même que le roi lui a jetée au nez en s’écriant :

— Plutôt mourir !

Le roi a depuis donné une constitution et il n’en est pas encore mort ; mais, à la vérité, il en est bien malade.

Bon voyage, messieurs ! nous vous félicitons sur votre prudence : Garibaldi a couché avant-hier à Reggio ; hier, vous avez quitté Naples.

Naples, au milieu de tout cela, est fort agité, comme vous le pensez bien.

Il y a quatre partis à Naples.

Le grand parti, celui de l’annexion par Garibaldi.

Un parti moindre, celui de l’annexion par Cavour.

Un parti moindre encore, le parti du prince Napoléon.

Enfin, un parti imperceptible que l’on ne voit qu’au microscope solaire, le parti de François II.

Celui-là cependant s’agite fort pour qu’on croie qu’il existe. Il fait aller et venir les soldats du cap Misène à Salerne ; il fait acheter des revolvers à Marseille par M. Miccio ; il fait parvenir au comte d’Aquila, sous couvert de parfumerie et de quincaillerie, des caisses d’armes ; il fait acheter des képis pareils à ceux de la garde civique, pour mêler, à un instant donné, ses sbires de Sicile à la milice nationale.

On le regarde faire et on rit.

Les yeux sont fixés sur Garibaldi, cet autre colosse de Rhodes qui a déjà un pied sur le Vésuve, d’autre sur le Pausilippe, et entre les jambes duquel passent tous les bâtiments, qu’ils viennent de Rome ou de Messine.

On dit les plus étranges choses sur lui. On le sait capable de tout. Naples est convaincu qu’il y a huit jours il était dans le port à bord de l’Adélaïde, qu’il a eu une entrevue avec Villamarina, et qu’il est resté six heures en conférence avec lui.

Je crois la nouvelle fausse. S’il était venu dans le port il y a huit jours, il fût descendu à terre, et, depuis huit jours, il n’y aurait plus de roi de Naples.

On l’attend pour faire évanouir ce dernier fantôme de la royauté bourbonnienne.

Voilà où j’en suis des nouvelles, à neuf heures et demie du matin ; mais j’attends des amis qui habitent Naples, et, sous leur dictée, j’achèverai cette lettre.


Garibaldi n’est nullement débarqué de sa personne, comme disent les faiseurs de bulletins ; mais il a envoyé son colonel des guides, Misori, pour éclairer la route. Vous savez, ce beau et brave Misori qui lui a sauvé la vie à Milazzo.

Misori s’est embarqué au Phare ; il a traversé le détroit et a débarqué entre Scylla et Villa-San-Giovanni, avec cent cinquante-trois hommes. Il s’est jeté aussitôt dans les montagnes.

La nouvelle du débarquement a été portée au roi par le ministre de la guerre Pianelli, auquel l’avait transmise le télégraphe de Reggio. Déjà François II en avait été instruit lui-même par une dépêche télégraphique directe.

Le jeune roi, bien qu’il n’eût point perdu son calme, se montrait fort étonné de la nouvelle. Il avait, disait-il, reçu de la France et du Piémont l’assurance que Garibaldi ne passerait pas le détroit, et c’est parce qu’il avait eu confiance en ces promesses, qu’il avait déjà consenti, ou à peu près, à l’abandon de la Sicile.

Il fit mander en toute hâte M. Brenier, lequel déclina la responsabilité des promesses faites au roi, promesses qui n’étaient pas, dit-il, à sa connaissance.

François II réfléchit un instant ; puis, s’adressant à M. Brenier :

— Donnez-moi un conseil, lui dit-il.

— Sire, répondit M. Brenier, puisque le roi me fait l’honneur de me demander mon avis, je lui dirai qu’à sa place, je me mettrais à la tête de mon armée, et que je marcherais contre Garibaldi, confiant la province de Salerne au général Pianelli et la ville de Naples à la garde nationale. La présence de Votre Majesté en Calabre empêcherait la défection de l’armée et l’encouragerait à se battre. En cas de défaite, la ville de Naples serait épargnée, et le roi partirait pour Trieste ou pour Vienne, abandonnant à la reconnaissance du peuple napolitain la dernière page de son histoire.

Le roi demeura un instant pensif.

— Après le premier succès, dit-il, je ferai ce que vous me conseillez ; mais il me faut un succès d’abord.

Quant aux ministres, excepté Pianelli, ils apprirent la nouvelle du débarquement, comme tout le monde, par la voix publique.

Ils étaient réunis en conseil. Liborio Romano prit le premier la parole et dit :

— Comme les circonstances sont graves, et ne peuvent que le devenir encore davantage, nous devons, en notre qualité de ministres responsables, demander au roi d’être consultés et entendus sur tout ce qui concerne la guerre.

Le président Spinelli fut chargé de transmettre immédiatement cette opinion au roi.

Il se rendit au palais, et exposa à François II l’objet de sa mission.

— Dites à MM. les ministres, répliqua le roi, que la constitution de 1848 me donne le droit de faire la paix et la guerre, et que je maintiendrai mon droit,

Sur cette réponse, Romano proposa de donner sa démission ; de Martino et Garofalo se réunirent à lui ; Spinelli, Lanzilli et Pianelli furent d’un avis contraire.

Alors Romano proposa de rédiger une adresse pour demander au roi de ne pas permettre que Naples et ses environs devinssent, en aucun cas, le théâtre de la guerre.

Romano fut autorisé à faire le projet d’adresse ; toutefois, ses collègues lui déclarèrent qu’ils ne pouvaient se prononcer qu’après en avoir pris lecture, la forme étant d’une grande importance dans les actes de ce genre.

— Si vous ne voulez pas signer l’adresse, reprit Romano, je la signerai seul, je la porterai seul au palais, et seul je la remettrai entre les mains du roi.

Tel est à peu près l’historique de ce qui se passa dans la journée du 12.

Le matin du même jour, on avait donné l’ordre de compléter l’envoi de trente mille hommes en Calabre.

Tous les négociants ont embarqué leurs effets et leur argent sur les bâtiments du port, en payant des primes d’assurance d’un et demi pour mille.


Le général de Benedictis, père du capitaine du génie qui a passé le premier à Garibaldi, a envoyé une dépêche de Giulia-Nova, disant qu’ayant été averti, par le télégraphe de Brindisi, qu’une flotte italienne côtoie le littoral des Pouilles et s’avance vers les Abruzzes, il a changé ses dispositions stratégiques en portant ses troupes à Pescara et en formant son quartier général à Giulia-Nova.

Une autre dépêche d’hier, datée de Palma et signée du général Melendez, annonce que la croisière napolitaine, commandée par Salazar, se tenant entre Villa-San-Giovanni et Reggio, a empêché cinquante barques chargées de troupes de sortir du Phare. Il ajoute que, si on lui garantissait deux nuits sans débarquement, il pourrait, avec ses forces, détruire les garibaldiens débarqués et les bandes calabraises qui augmentent dans cette proportion : hier, deux cents ; aujourd’hui, deux mille. « Dans la nuit dernière, ajoute-t-il, elles ont mangé quarante-trois moutons. »

Une troisième dépêche du commandant du bateau marchand le Vésuve, au service du gouvernement napolitain, remorqueur de deux gros navires chargés de charbon pour la citadelle de Messine, annonce qu’il a été obligé de tirer trois coups de canon sur une flottille débarquée, se dirigeant vers les côtes de Calabre, et de se frayer ainsi un passage.

J’oubliais de vous dire que le général Bartolo Marra, ayant publié un ordre du jour dans lequel il a exprimé son chagrin de commander ces mêmes soldats qu’il avait commandés à Palerme, et qui s’y étaient conduits en brigands plutôt qu’en soldats, a été arrêté par ordre du roi et conduit au fort Saint-Elme, où il est encore à cette heure.

Le général Bartolo Marra commandait une division en Calabre.

La batterie appartenant aux Bavarois, qui n’ont pas été dissous malgré l’article X de la Constitution, est casernée depuis hier aux portes de la ville, dans le quartier des Granili, ce qui augmente l’alarme.

Les cinq mille hommes composant la légion étrangère sont encore à Nocera.

Les élections devaient se faire dimanche 19, tempo permettendo ; mais il est probable que la révolution se fera d’ici à samedi et que Garibaldi amènera lui-même les électeurs.

En attendant, deux conseils électoraux sont formés, l’un au palais Calabritto, présidé par Pietro Leopardi, l’autre au Vico delle Campane à Toledo, présidé par le célèbre naturaliste Orionzo Costa.

Ces deux comités ont présenté des listes presque identiques de candidats unitaires. Celle de Costa est la plus avancée.

Les mêmes comités ont ouvert les correspondances les plus actives, ont envoyé des commissaires pour organiser des comités en province et font jouer le télégraphe.

Le gouvernement a abandonné la partie électorale et a annoncé, avant-hier, 11 août, aux intendants, qu’il n’avait pas de candidats à patronner.

Le roi est très-effrayé des deux comités, surtout de celui de Costa, qu’il traite de comité garibaldien. Hier, il est sorti, après vingt jours de reclusion, mais il n’a fait que traverser et retraverser Chiaïa au pas de course.

C’est probablement sa dernière promenade !

Nous partons ce soir pour Messine.


XVI

de vieilles connaissances


Messine, 15 août au soir.

En passant hier devant le Phare, nous avons compté près de deux cents barques rangées en ordre sur la plage, et protégées par une batterie de canons de gros calibre établie depuis mon départ ; au-dessus de cette batterie flotte le drapeau piémontais.

Deux vapeurs napolitains, le Fulminant et le Tancrède, croisent dans le détroit pour empêcher les débarquements.

À peine avions-nous jeté l’ancre, que le capitaine de ma goëlette s’est empressé de monter à bord du Pausilippe pour m’annoncer « la grande nouvelle. »

Cette grande nouvelle, c’est qu’un aide de camp du roi de Piémont est venu défendre à Garibaldi de débarquer en Calabre, et lui ordonner, au nom de Victor-Emmanuel, d’aller à Turin rendre compte de sa conduite.

Là-dessus, je me suis mis à rire.

Le capitaine, alors, m’a très-sérieusement affirmé que la nouvelle était certaine, qu’il la tenait du consul de France, M. Boulard.

Cela, toutefois, ne changea rien à mon opinion, attendu que, selon moi, les agents diplomatiques sont toujours les derniers et les plus mal renseignés.

— M. Boulard est si bien renseigné, reprit le capitaine Beaugrand, qu’il m’a dit jusqu’au nom du bâtiment sur lequel Garibaldi est parti pour Gênes.

— Et ce bâtiment s’appelle ?

Le Washington.

— Mon cher capitaine, Garibaldi n’aurait pas choisi un bâtiment portant ce nom-là pour faire un pas en arrière. Je persiste dans ma conviction que Garibaldi n’a pas été à Gênes.

— En tout cas, reprit le capitaine, à qui il en coûtait de mettre en doute une nouvelle donnée par une bouche officielle, on ne sait pas où il est.

— Capitaine, Suétone dit, en parlant de César : « Il n’annonçait ni les jours de marche, ni les jours de combat ; il voulait que l’on fût prêt à tous les moments. Il avertissait qu’on ne le perdît point de vue, et, tout à coup, il disparaissait, soit de jour, soit de nuit, faisant cent milles en vingt-quatre heures, et signalant sa présence, dans le lieu où on l’attendait le moins, par quelque coup de tonnerre. » Mon cher capitaine, Garibaldi a beaucoup de César. — Et, maintenant, occupons-nous du Mercey.

Le Mercey était le bâtiment qui devait m’apporter les armes par trajet direct. On le voyait fumer de l’autre côté du Phare : il serait donc en rade avant une demi-heure.

Je quittai le Pausilippe et je passai à bord de ma goëlette.

À peine me sut-on arrivé, que toutes mes connaissances de Messine accoururent pour me communiquer à leur tour « la grande nouvelle ; » mais plus on me l’annonçait et plus on me l’affirmait, moins je consentais à y croire.

Un des visiteurs, pour vaincre mon obstination, finit par me dire qu’il tenait la chose de Garibaldi lui-même.

Pour le coup, s’il m’était resté un dernier doute, ce dernier doute se fût évanoui.

Je compris que le général avait fait courir ce bruit pour donner le change au gouvernement de Naples et pouvoir débarquer, sans qu’on l’inquiétât, où bon lui semblerait.

Je me rappelai, d’ailleurs, que, lors de mon passage à Gênes, Bertani m’avait annoncé qu’il devait conduire six mille hommes à Garibaldi, et que, le lendemain du jour où il m’avait dit cela, il était en effet parti, avec six mille hommes, pour la Sardaigne ; je me rappelai que deux jours après mon arrivée à Marseille, j’avais reçu du même Bertani une dépêche ainsi conçue :

« Je pars. En mon absence, entendez-vous avec mes remplaçants. »

Selon toute probabilité, Garibaldi avait été à la rencontre de ces six mille hommes, soit à Milazzo, soit à Palerme, soit même à Salerne.

S’il était vraiment venu à Naples, ou plutôt dans la rade de Naples, à bord du vaisseau piémontais l’Adélaïde, il avait pris connaissance de l’esprit de Naples, et, en ce cas, il était à parier que, pour ne pas avoir à traverser toute la Calabre avec ses six mille hommes, il débarquerait à Sapri ou à Salerne.

Seulement, je gardai pour moi ces réflexions.

Si j’avais deviné juste, Garibaldi devait d’autant plus désirer qu’on le crût parti pour Gênes, qu’il était plus près du Cilento ou de la Basilicate.

Pendant ce temps, le Mercey était arrivé et avait jeté l’ancre.

J’envoyai quelqu’un à son bord : les armes y étaient.

Je ne laissais pas que d’être embarrassé ; j’avais à payer, on s’en souvient, une lettre de change de quarante mille francs, et, en l’absence de Garibaldi, ayant à peine une dizaine de mille francs à bord de l’Emma, je ne pouvais faire honneur à ma signature.

J’allai aux informations, et j’appris que Medici était à Messine.

J’étais sauvé.

Je courus chez lui et je lui annonçai que j’arrivais avec mille fusils et cinq cent cinquante carabines.

— Avez-vous des cartouches ? me demanda-t-il vivement.

— Dix mille.

— Et des capsules ?

— Cinquante mille.

— Alors, s’écria Medici, tout va bien ! Nous manquions de cartouches et nos capsules sont éventées. Nous allons faire payer vos quarante mille francs et prendre vos fusils.

— Vous débarquez donc toujours en Calabre ? lui demandai-je.

— Pourquoi pas ?

— Dame ! cet ordre qui appelle Garibaldi à Turin ?

Medici me regarda fixement.

— Et vous l’avez cru ? me dit-il.

— Pas un instant, Dieu merci !

— À la bonne heure !

— Mais où est le général ?

— Oh ! pour cela, personne ne le sait ; avant-hier, il s’est embarqué sur le Washington ; il a remis le commandement à Sirtori, et il est parti.

— Et plus de nouvelles de lui depuis ce temps-là ?

— Aucune ; seulement, j’ai reçu, il y a environ une demi-heure, l’ordre de me tenir prêt à partir ce soir.

— Pour quel pays ?

— Je l’ignore absolument.

— Eh bien, ne perdons pas de temps. Mes carabines et mes fusils pourront vous être utiles ; ils doivent être à la Douane.

Nous nous rendîmes chez M. Pié, agent des Messageries à Messine, et nous y trouvâmes le correspondant chargé de toucher le montant de la lettre de change. On l’emmena au ministère des finances, où la chose fut arrangée ; comment ? je l’ignore ; ce n’était pas mon affaire : l’essentiel, c’était que la lettre de change fût acquittée.

Deux heures après, Medici faisait prendre à la Douane fusils et carabines.

Cette opération terminée, je pris une voiture, en criant au cocher :

— Au Phare !

Je ne comptais pas rester longtemps à Messine, dans la conviction où j’étais que Garibaldi avait quelque dessein, soit sur Sapri, soit sur Salerne. Je ne savais pas quand je reviendrais, et je devais faire deux visites d’amitié avant mon départ : la première, au village della Pace, chez le capitaine Arena, le même qui commandait le petit speronare sur lequel je fis, en 1835, le voyage de Sicile ; la seconde, au village du Phare, à mon vieil ami Paul de Flotte, qui avait le commandement de cette flottille de barques que j’avais comptées en doublant le cap occidental de Messine.

À chacun de mes précédents voyages dans cette ville, je m’étais informé du capitaine Arena ; mais on ne m’avait jamais fait à son endroit que des réponses vagues.

Par malheur, elles avaient été plus précises sur son fils et sur notre pilote : l’enfant était mort en atteignant l’âge d’homme ; Nunzio était mort avant d’atteindre l’âge de vieillard.

Cette fois, j’y mis tant d’insistance, que les habitants du village della Pace, en s’interrogeant mutuellement, finirent par m’apprendre que le capitaine Giuseppe Arena demeurait, avec sa femme, ses deux fils et sa fille, dans une maison nommée le Paradis.

J’avais dépassé le Paradis d’un bon quart de lieue.

Je poursuivis ma route, me promettant de faire ma visite au retour.

C’était un spectacle curieux que le Phare avec son camp d’environ douze mille hommes ; nous appelons cela un camp, faute d’autre terme pour désigner une grande réunion d’hommes armés ; mais le mot camp présente à l’esprit l’idée d’une enceinte formée par des fossés ou des palissades, et renfermant un certain nombre de tentes où de baraques, avec de la paille sous ces tentes ou sous ces baraques.

Le camp de Garibaldi n’offrait aucune de ces douceurs et de ces commodités qui se voient dans les autres camps ; lui qui couche toujours sur la terre des champs, sur le sable des plages ou sur le pavé des chemins, avec sa selle pour oreiller, il ne comprend pas qu’il faille au soldat autre chose que ce qui lui suffit à lui-même.

Douze mille hommes sont là éparpillés, émaillant le paysage de leurs chemises rouges, qui font, entre les arbres, l’effet de coquelicots dans un champ de blé.

L’eau manque, l’eau est saumâtre ; mais, bah ! on a le vin du pays pour la corriger.

Je cherchai de Flotte au milieu de toutes ces chemises rouges. Chacun le connaissait pour l’avoir vu le premier au feu ; mais il n’était pas au camp.

Je m’en retournai et passai par le Paradis.

Giuseppe Arena, non plus, n’était pas chez lui ; je n’y trouvai que sa femme, que j’avais vue, vingt-cinq ans auparavant, donnant le sein à un petit enfant de huit mois. La femme était vieille ; l’enfant devait être un grand garçon.

Madame Arena me promit que son mari viendrait le lendemain matin me voir à mon bord. En effet, le lendemain matin, la première personne que j’aperçus, en montant sur le pont, ce fut mon brave capitaine Arena. Vingt-cinq ans lui avaient blanchi la barbe et les cheveux ; mais il avait conservé sa bonne figure, toujours sereine, même au milieu de la tempête.

Pourquoi pas ? Il avait été constamment heureux ; au lieu d’une barque, il en avait trois. Son ambition n’avait jamais été au delà d’une pareille fortune.

Il amenait avec lui un de nos matelots, Giovanni, le danseur, le coureur de belles filles, le cuisinier au besoin ; c’était le seul débris de notre ancien équipage.

Giovanni n’avait pas fait fortune, lui ; avec un pantalon déchiré et une chemise en loques, il faisait, dans un bateau tout rapiécé, les basses commissions du port.

J’écoutai l’histoire de ses misères. Une de ses filles s’était mariée, il y avait sept ou huit mois, à un garçon aussi pauvre qu’elle. Elle n’avait pas même un matelas pour accoucher !

Je donnai à Giovanni un matelas et deux louis.

Au milieu de toutes ces reconnaissances de vieux compagnons, je vis apparaître à son tour la vaillante figure de Paul de Flotte.

Je ne l’avais pas revu depuis 1848. Il avait la barbe et les cheveux gris ; il avait vieilli, mais pas de la même vieillesse que le capitaine Arena ; aux rides qui sillonnaient son front, on comprenait que le temps avait été pour lui moins calme qu’orageux : la proscription, l’exil, le regret de la patrie, les déceptions politiques, les fréquentes désespérances avaient laissé leur trace sur ce front loyal, fier et toujours levé au ciel. — Ce sont ces fronts-là que sillonne l’éclair !

Pauvre de Flotte ! il me conta tous ses dégoûts. Le général était excellent pour lui ; mais sa qualité de Français lui valait l’antipathie de toutes les inintelligences. L’Italie a, sous le rapport de la fraternité avec les autres peuples, un immense progrès à faire ; mais espérons ! Les Italiens ont déjà vaincu la plus grande difficulté en cessant de se haïr entre eux.

Ce qui, par-dessus tout, pesait à de Flotte, c’était de se trouver en retard avec ses hommes pour la solde. Ceux mêmes qui avaient de l’argent, au Phare, y manquaient de tout, comme j’avais pu m’en convaincre la veille par mes yeux ; à plus forte raison, ceux dont la bourse était vide.

Il fallait mille francs à de Flotte pour le tirer d’embarras. Moi qui ai si souvent eu besoin de vingt francs, je me trouvais, par hasard, en avoir mille.

Inutile de dire que je les lui donnai. Un rayon d’ineffable satisfaction éclaira son visage. Comme il craignait que la caisse municipale de Messine ou de Palerme ne fît des difficultés pour me rembourser, il me remit une traite sur le comité institué à Paris en faveur de l’indépendance italienne, lequel l’avait autorisé à recourir à lui en cas de besoin. Il n’usait de ce crédit, du reste, qu’après avoir consacré au même emploi environ trois mille francs de sa propre fortune. Ce sont là nos profits, à nous autres Français, quand nous faisons la guerre pour la défense d’un principe ou le triomphe d’une idée.

Puis il me serra la main, en me disant :

— Adieu !

— Au revoir ! repris-je en appuyant sur le mot.

— Ce n’est pas probable, dit-il. Adieu donc !

Huit jours après, il tombait mortellement blessé à Selano, et Garibaldi publiait en son honneur l’ordre du jour suivant :

Ordre du jour du 24 août 1860.

« Nous avons perdu de Flotte.

» Les épithètes de brave, d’honnête, de vrai démocrate sont impuissantes à rendre tout l’héroïsme de cette âme incomparable.

» De Flotte, noble enfant de la France, est un de ces êtres privilégiés qu’un seul pays n’a pas le droit de revendiquer. Non, de Flotte appartient à l’humanité entière ; car, pour lui, la patrie était partout où un peuple souffrant se levait au nom de la liberté. De Flotte, mort pour l’Italie, a combattu pour elle comme il eût combattu pour la France. Cet homme illustre a donné un gage précieux à la fraternité des peuples que l’humanité se propose ; frappé dans les rangs des chasseurs des Alpes, il était, avec nombre de ses braves compatriotes, le représentant de cette généreuse nation, qui peut bien s’arrêter un instant, mais qui est destinée par la Providence à marcher à l’avant-garde des peuples et de la civilisation du

monde.
 » G. Garibaldi. »

À Selano, de Flotte, pour la première fois de sa vie, avait touché une arme. Au milieu du feu, dans tous les combats auxquels il avait assisté, il était resté sans armes et les bras croisés, surveillant ses hommes et les encourageant. Je lui avais offert une carabine et un revolver ; il les avait refusés, en me disant ces paroles prophétiques :

— Le jour où je tuerai, je serai tué !

À l’attaque de Selano, il prit une carabine, tua deux Napolitains, et resta mort sur le champ de bataille. Une balle de tromblon l’atteignit un peu au-dessus de la tempe, et y fit un trou comme eût fait un biscaïen.

Il tomba en balbutiant quelques paroles, mais expira sans faire un mouvement.

Il avait encore sur lui le quart de la somme que je lui avais remise[5].

16 août.

Arrivé à Messine le 14 au matin, J’en repars aujourd’hui 16, dans l’après-midi.

J’emmène sur l’Emma frère Jean, chapelain de Garibaldi, que l’absence du général laisse sans emploi.




XVII

salerne


À bord de l’Emma, golfe de Salerne,
20 août, à midi.


Nous avons, depuis deux heures, jeté l’ancre devant Salerne.

Pas encore de Garibaldi ; mais, s’il n’est pas arrivé, je puis vous répondre qu’il est attendu.

Les royaux passent à Salerne et filent en Calabre sans s’arrêter ; deux ou trois compagnies seulement occupent la ville.

La garde nationale s’est organisée ; elle compte sept compagnies commandées par des chefs patriotes élus par leurs concitoyens.

On la dit bien armée.

Je vais avoir des nouvelles sûres : mon capitaine et frère Jean sont descendus à terre ; l’évêque de Salerne est né à Marsala et se trouve être le compatriote et le condisciple de frère Jean.

On dit aussi que les jeunes gens du séminaire se sont révoltés, ont chassé leurs maîtres et se sont armés ; si c’est vrai, je passe des bas rouges et me mets à leur tête.

J’expédie un de mes secrétaires à Naples pour avoir des nouvelles de la capitale, et me ramener un ami avec lequel je puisse faire de la propagande sur la route de Salerne à Naples.




Frère Jean revient triomphant ; au lieu du martyre auquel il s’attendait, il a eu une ovation : il est suivi de barques chargées à couler.

Trente Salernitains viennent boire à la santé de Garibaldi dans les verres à champagne du roi de Naples.

Il n’y a plus à Salerne ni police, ni douane, ni garnison.

La police et la douane sont mortes de leur belle mort ; — cela se dit, mais, au fait, ce doit être une vilaine mort que la mort de la police et de la douane.

Quant à la garnison, moins deux compagnies, elle est partie pour Potenza, qui s’est révoltée et qui a tué deux ou trois gendarmes.

La Basilicate, comme vous voyez, suit l’exemple de la Calabre ; elle marche. Vienne Garibaldi, et les cris de joie que l’on poussera à sa vue retentiront jusqu’à Naples.

Je mets un matelot en vigie dans les haubans, tant je suis sûr que Garibaldi est à cette heure dans cette grande ornière liquide qui conduit de Milazzo à Salerne.




Voici du nouveau.

Le bruit se répand que Garibaldi est à mon bord ; toutes les barques du port glissent vers l’Emma comme une bande d’oiseaux de mer ; les femmes se mettent de la partie ; l’Emma est complétement entourée. Je suis obligé de donner ma parole d’honneur que je suis seul.

Les Salernitains me croient ; mais le général Scotti n’est pas si crédule : il fait sortir toute la garnison et la range en bataille dans un demi-cercle de deux kilomètres, de l’intendance au chemin de fer.

Nous sommes à demi-portée de fusil les uns des autres.

Alors de grands cris éclatent dans la ville :

— Vive Garibaldi ! vive Victor-Emmanuel !

En même temps, une députation de la municipalité s’avance vers l’Emma et proteste de son unanimité à la cause de l’Italie ; Salerne s’illumine comme un palais de fée.

Le général Romano illumine sa maison comme les autres ; l’intendance seule, occupée par les troupes, reste obscure.

Je tire alors de ma soute aux poudres des feux de Bengale et des chandelles romaines aux trois couleurs, et l’Emma s’illumine à son tour, aux grands applaudissements de la ville.

La fête dure jusqu’à minuit ; on a fait transporter à bord de l’Emma des glaces et des gâteaux ; j’ai tiré de la cave le champagne de Folliet-Louis et de Greno ; ce sont des cris de « Vive l’Italie ! vive Garibaldi ! » à assourdir les soldats napolitains, qui nous regardent tout ébahis et qui nous écoutent tout effarés.

Mon secrétaire arrive à onze heures par le dernier convoi. Voici les nouvelles qu’il apporte :

Une dépêche télégraphique en date d’hier a annoncé le débarquement de Garibaldi ou de Medici à Reggio.

La dépêche se trompe ; ce n’est ni Garibaldini Medici qui sont débarqués : c’est Bixio.

Medici et Garibaldi, César et Labiénus, sont ailleurs.

Une dépêche arrivée aujourd’hui à quatre heures annonce que l’on se bat depuis dix heures du matin au cap dell’Armi, c’est-à-dire près de Reggio.

Le général Florès écrit de Bari que, le 18, les habitants de Proggia et les cent vingt dragons à cheval de la garnison ont crié : « Vive Victor-Emmanuel ! ». Il a envoyé contre eux deux compagnies du 13e ; elles se sont réunies aux insurgés.

Le général Salazar, commandant la station maritime de Messine, écrit de son côté, au gouvernement, que Garibaldi vient de recevoir le bateau à vapeur Queen-of-England, avec dix-huit canons et dix-huit mille carabines rayées.

Il demande un prompt secours.

L’ordre est donné de lui envoyer la frégate la Borbona ; mais, au moment de chauffer, les mécaniciens ont disparu.

Vous le voyez, de tous côtés l’œuvre de la chute bourbonnienne s’accomplit.

Maintenant, voici les nouvelles officielles de Potenza :

Au comité unitaire national de Naples.
« Potenza, 18 août 1860.

» Ce matin, 18, la gendarmerie, guidée par le capitaine Castagna, au nombre d’environ quatre cents hommes, s’amassait sur la place de Potenza ; le peuple obligeait les gendarmes à crier : « Vive Garibaldi ! vive l’unité de l’Italie ! »

» Ceux qui étaient au premier rang répondirent d’abord à ce cri ; mais le capitaine cria : « Vive le roi ! mort à la nation ! » et commanda le feu sur le peuple et sur la garde nationale. Celle-ci, quoique peu nombreuse, répondit à l’instant même au feu, et, avec un admirable courage, força la gendarmerie à fuir, ce qu’elle fit en laissant sur le champ de bataille sept morts, trois blessés et quinze prisonniers.

» Le reste des gendarmes se rend peu à peu.

» Dans l’escarmouche, trois gardes nationaux ont été légèrement blessés, et parmi ceux-ci se trouve, frappé à la tempe, le brave Dominico Alcesta. Pendant le combat, quelques gendarmes sont entrés dans la maison d’une pauvre femme du peuple, ont tué un enfant et blessé le père et la mère.

» À cette heure, nous sommes en pleine révolution ; et les masses affluent de tous les côtés de la province.

» Ce soir, on proclamera le gouvernement provisoire.

» Et cependant les armes ne sont pas encore arrivées ; comment expliquer un si coupable retard, je ne dis pas de votre part, mais de la part de ceux qui nous ont fait tant de promesses ? Mais, par bonheur, les fusils de chasse, les poignards, les couteaux, les clous sont des armes pour un peuple qui veut véritablement conquérir sa liberté.

» Et vous, pendant ce temps, que faites-vous à Naples ? que fait-on à Avellino, dans les Abruzzes, à Campo-Basso, à Salerne ? Soulevez-vous, imitez-nous, les moments sont suprêmes : au nom de l’Italie, aux armes !

» Signé: Colonel Boldoni.

» Magnana, avocat. »


21 août, cinq heures du matin.

En me réveillant, je vois les quais de Salerne changés en un véritable bivac : quatre mille Bavarois et Croates sont arrivés pendant la nuit.

Douze pièces de canon, rangées en batterie devant l’intendance, me font l’honneur de tourner leurs gueules de mon côté.

Si vous étiez ici, comme on me faisait l’honneur de le croire hier, mon illustre ami, ces quatre mille hommes vous présenteraient ou vous rendraient les armes, et ces douze pièces de canon chanteraient un Te Deum de feu pour le roi Victor-Emmanuel.


Ces quatre mille Bavarois et Croates sont destinés à étouffer l’insurrection de Potenza ; seulement, ils resteront à Salerne tant que j’y resterai.

J’y resterai le temps de donner aux messagers que nous expédions dans la montagne le loisir de prévenir nos hommes.

Dix mille piccioiti n’attendent qu’un signal ; ce signal, tandis que les Bavarois et les Croates me gardent à vue, ils vont le recevoir. Il y a cent à parier contre un que la colonne n’arrivera pas à sa destination.

Je partirai vers deux heures de l’après-midi pour Naples.


XVIII

le débarquement


En rade de Naples, 24 août au matin.

L’affaire de Salerne devient de plus en plus sérieuse. Je suis arrivé, comme je vous l’ai dit, à réunir les chefs de la montagne et à les échelonner, eux et leurs hommes, sur le chemin qui conduit de Salerne à Potenza. Leur résistance probable était telle, que le général Scotti n’a pas même essayé de forcer le passage ; au lieu de continuer son chemin, il s’est arrêté à Salerne ; la révolution de Potenza a donc pu s’accomplir sans difficulté.

Mais cette hésitation du général Scotti a eu un résultat plus grave : les Bavarois et les Suisses qui sont sous ses ordres, découragés par les dispositions hostiles où ils voient le pays, me font offrir de déserter avec armes et bagages, moyennant cinq ducats par homme ; ils sont cinq mille, c’est une affaire de vingt-cinq mille ducats.

Je n’ai pas, comme vous le pensez bien, vingt-cinq mille ducats à leur donner ; mais je viens d’ouvrir à Naples une souscription qui donnera, je l’espère, le cinquième de la somme dans la journée.


Un courrier qui m’arrive de Salerne à l’instant même m’annonce que mes hommes ont été dénoncés et que mon embaucheur, qui est un jeune homme de la ville, a reçu, par ordre du général Scotti, cent coups de bâton.

La ville est dans l’agitation la plus grande ; de tous côtés on me demande des armes.

J’oubliais de vous dire qu’au moment où je quittais Salerne, le bâtiment français le Prony entrait en rade.

M. de Missiessi, commandant de ce bâtiment, a été exaspéré en apprenant l’accueil qui m’avait été fait la veille et la part que j’avais prise à tion qui a cloué le général Scotti et ses cinq mille hommes à Salerne. Dans son exaspération, il a été jusqu’à dire au docteur Wielandt que, si lui, capitaine du Prony, était arrivé pendant que j’étais en rade, il m’eût arrêté et eût confisqué ma barque.

En apprenant cette nouvelle, je me suis rendu à bord de l’amiral Le Barbier de Tinan, que je n’ai point trouvé sur son bâtiment[6] ; mais, en son absence, j’ai prié le capitaine et l’aide de camp de l’amiral de recevoir ma déclaration.

Cette déclaration était que, ne reconnaissant pas à M. le capitaine du Prony le droit de m’arrêter et de saisir ma barque, je leur donnais ma parole d’honneur de brûler la cervelle au premier officier ou soldat qui essayerait d’exécuter l’ordre de M. le capitaine du Prony.

Ces messieurs ont été parfaits de convenance vis-à-vis de moi, et ont rejeté la mauvaise humeur du capitaine sur ses opinions légitimistes.

Cependant ils ont ajouté que, tout en niant eux-mêmes à M. le capitaine du Prony le droit de m’arrêter, ils croyaient devoir me prévenir que l’état d’hostilité où je m’étais mis personnellement vis-à-vis du roi de Naples les forçait de m’avertir qu’ils ne croyaient pas que M. Le Barbier de Tinan pût prendre sur lui de m’accorder sa protection, dans le cas où le roi de Naples se porterait à quelque acte de violence contre moi.

J’ai répondu à ces messieurs que non-seulement je ne venais pas réclamer la protection de mes compatriotes, mais que j’y renonçais de tout mon cœur, et qu’en supposant que j’eusse besoin d’une protection quelconque, ce que je ne croyais pas, j’aurais recours à celle de l’amiral anglais.

Ces messieurs m’ont donné alors le conseil de quitter Naples, conseil auquel j’ai répondu en allant jeter l’ancre à demi-portée de pistolet du fort.

Maintenant, parlons un peu de Naples.

Nous avons laissé Liborio Romano proposant à ses collègues deux choses repoussées toutes deux par ses collègues :

La première, de donner sa démission.

La seconde, de faire une adresse au roi pour le prier d’épargner à Naples les désastres d’une guerre civile.

Le lendemain du jour où il avait fait ces deux propositions, Liborio Romano vit le roi.

— Que pensez-vous de la situation ? lui demanda François II.

— Sire, répondit Liborio, je crois que, du moment où Garibaldi en personne aura débarqué en Calabre et marchera sur Naples, toute défense sera impossible, attendu que ce n’est pas Garibaldi qui vous combat ; que ce n’est pas Victor-Emmanuel qui vous pousse, mais la fatalité qui s’attache à votre nom et qui veut que tout Bourbon descende du trône. Sire, à tort ou à raison, l’esprit public est tel que vous ne le rallierez jamais à vous.

— C’est vrai, répondit le roi ; mais ce n’est pas ma faute ; c’est la faute de ceux qui ont régné avant moi.

— Et cependant, sire, dit Liborio, il y a eu un moment où vous eussiez pu rallier à vous tous les esprits. Si, en montant sur le trône, vous aviez donné à votre peuple cette constitution qui vous perd, elle vous eût sauvé.

Le roi posa la main sur l’épaule du ministre.

— Je vous donne ma parole royale qu’un instant j’en ai eu l’intention, dit-il ; mais j’en ai été empêché par l’Autriche et par mes conseillers.

Ces conseillers étaient Ferdinando Troïa, Scousa, Rossica, Carafa.

— Aujourd’hui, le sort en est jeté, continua le roi ; il faut jouer la partie jusqu’au bout.

— Votre Majesté me permet-elle de lui demander ce qu’elle compte faire ?

— Tenter la fortune des armes. Elle ne me sera peut-être pas toujours contraire.

— Votre Majesté connaît les mauvaises dispositions de son armée ?

— Je crois, en mettant tout au pis, avoir au moins soixante mille hommes sur lesquels je puis compter.

Romaro fit, de la tête et des épaules, un mouvement qui signifiait : « Je crois que Votre Majesté est dans l’erreur. »

Le roi vit le mouvement, et, ne voulant pas continuer la discussion, il congédia Romano en lui donnant sa main à baiser.

Sur ces entrefaites arriva la nouvelle du vrai débarquement de Garibaldi, et du combat et de la prise de Reggio.

César avait reparu, et, comme dit Suétone, avait signalé sa présence par un coup de tonnerre.

La chose s’était faite tandis que j’attendais Garibaldi à Salerne.

Où était-il ? Je vais vous le dire.

Il était, en effet, monté sur le vaisseau le Washington ; seulement, au lieu d’aller à Turin rendre compte de sa conduite, il était allé examiner la côte de Sicile, depuis le cap Vaticano jusqu’à Paola. L’examen fait, il s’était rendu en Sardaigne dans le golfe d’Arancio ; mais, là, il avait été loin de trouver ce qu’il attendait, c’est-à-dire presque une armée. Les hommes transportés à bord de l’Isère s’étaient révoltés, s’étaient fait mettre à terre, s’étaient débandés. Du golfe d’Arancio, il se rendit à l’île de la Madeleine, où il fit du charbon ; puis, dans un moment de doute et de dégoût, peut-être, il alla passer un jour à l’île de Caprera, ce sol de granit où le géant, lassé de la lutte, va de temps en temps reprendre de nouvelles forces, où il retournera aux jours de l’ingratitude et de l’exil ; puis, remontant sur le Washington, il toucha à Cagliari, et, de Cagliari, fit voile pour Palerme, où il s’arrêta vingt-quatre heures pour faire ses dispositions et donner ses ordres ; après quoi, passant du Washington sur l’Amazone, il alla à Milazzo toucher, comme bon augure sans doute, la terre de la victoire. Là encore, il changea de bâtiment, se rendit à Messine sur le Black-Fish, s’y arrêta quelques minutes, et passa de là à Taormina, où se trouvait la colonne Bixio, destinée à être la cheville ouvrière du débarquement.

Il arrivait dans un moment d’embarras. Voici ce qui se passait :

Le Torino, venant de Gênes avec une portion des hommes de Bertani, qu’il avait portés à Palerme ; le Franklin, avec les hommes pris à Palerme, avaient reçu l’ordre de contourner la Sicile par Marsala et Girgenti, et d’attendre à Taormina le général, qui devait y venir par Cefalu, le Phare et Messine.

Les deux bâtiments étaient partis, le Franklin commandé par Orrigoni, vieil ami d’exil de Garibaldi, le Torino par le capitaine Berlingieri. Ces deux bâtiments devaient être escortés par le bateau à vapeur sarde le Mozambano. Le Mozambano sortit, en effet, avec eux, du golfe de Palerme, les escorta quelque temps ; mais, la nuit venue, il disparut à la hauteur du cap San-Vito.

Tout alla bien jusqu’à Syracuse.

À la hauteur de Syracuse, le Torino fit signe au Frankhin de stoper.

Le Franklin stopa.

Alors un canot Se détacha du Torino, et vint à bord du Franklin.

Il portait le colonel Eberhard, chef de l’expédition du Torino. Le colonel venait proposer à Orrigoni de débarquer à Nato au lieu de débarquer à Taormina, ayant su, disait-il, que toute la côte, de la Scaletta à Taormina, était gardée par des croisières napolitaines.

Comme Orrigoni doutait de la véracité de cette nouvelle, on proposa de s’arrêter à Catane et d’y prendre langue. Orrigoni parut accéder à la proposition ; mais, arrivé à la hauteur de Catane, au lieu de mettre le cap sur la ville, il continua vers sa destination.

Le Torino hésita un instant et le suivit.

En arrivant en rade de Taormina, le Torino eut son balancier cassé.

Le bâtiment s’arrêta.

Un instant, on eut l’espoir de le réparer en mer ; mais, craignant d’être jeté à la côte par les courants, Orrigoni jeta l’ancre par vingt-trois brasses d’eau.

La secousse produite par l’ancre fit trembler le vieux Franklin dans toute sa membrure, et, le matin, on découvrit une voie d’eau considérable.

Aussitôt, le capitaine ordonna de faire jouer toutes les pompes, même celles à incendie, et courut à Taormina prévenir le général Bixio de l’accident qui lui était arrivé. — Bixio, officier de marine distingué, se rendit à l’instant à bord pour juger par lui-même de l’état où se trouvait le bâtiment. Malgré le travail des pompes, l’eau augmentait toujours. On résolut de faire remorquer le Franklin par le Torino, et, pour ne pas perdre de temps, de lui faire filer son ancre avec une bouée. Remorqué par le Torino, aidé par ses voiles, le Franklin vint mouiller à une demi-encâblure de terre, et, là, débarqua son monde au moyen de balancelles, de tartanes et de speronares que lui envoya Bixio.

Le jeu des pompes continua ; mais, vers deux heures de l’après-midi, on n’avait pas encore pu se rendre maître de l’eau, quand tout à coup parut le général.

On lui exposa la situation.

Il ordonna de plonger pour reconnaître la grandeur de la voie d’eau, et, comme on ne s’empressait pas d’obéir à son ordre :

— C’est bien, dit-il, je vais plonger, moi !

Mais, aussitôt, le capitaine et les lieutenants jetèrent bas leurs habits et plongèrent.

La voie d’eau s’était formée au centre du bâtiment. On parvint à la boucher avec de la vase et de la bouse de vache étendues sur une claie d’osier.

Puis on se remit à pomper, et l’on vit que les pompes gagnaient sur l’eau.

— Tout va bien ! dit le général. Embarquons !

Et, comme les troupes débarquées hésitaient à remonter sur le même bateau avec lequel elles avaient failli couler :

— Capitaine Orrigoni, dit le général, je m’embarque sur ton bateau.

Alors personne n’hésita plus ; c’était à qui monterait sur le Franklin. On y embarqua douze cents hommes, ce qui était deux ou trois cents de plus qu’il n’eût été raisonnable de lui en confier en état de parfaite conservation. On embarqua trois mille cent hommes sur le Torino. Garibaldi prit le commandement de l’un, et Nino Bixio celui de l’autre.

On quitta Taormina le 19 août, à dix heures du soir, et l’on fit route vers Melilo, petite bourgade située entre le cap dell’ Armi et le cap Spartivento, à l’extrémité méridionale de la Calabre.

Contre toute attente, on y arriva vers deux heures du matin sans accident. Malgré l’appareil posé sur sa blessure, le Franklin continuait de faire eau, et il était tellement chargé, que les hommes devaient se tenir debout sur le pont, se balançant comme le roulis.

Au moment d’accoster, le Torino, qui, pendant toute la route, était resté en arrière, chauffa à toute vapeur, dépassa le Franklin, et alla se heurter contre un rocher.

Il n’y avait pas un instant à perdre. C’était à son tour le Torino qui était blessé à mort. Le Franklin mit ses chaloupes à la mer, et aida le Torino à opérer son débarquement.

Au bout de deux heures, il était complet. Mais, quoique allégé de ses hommes, le Torino ne pouvait se remettre à flot. Le général ordonna de faire tout ce que l’on pourrait pour arriver à ce but ; mais le Franklin y perdit inutilement cinq heures.

Alors, ne voulant pas abandonner son bâtiment, le général se décida à aller à Messine demander du secours à l’escadre piémontaise ; il remonta sur le Franklin avec le second du Torino, et gouverna vers le détroit ; mais à peine eut-il doublé le cap dell’ Armi, qu’il se trouva entre deux croiseurs napolitains, le Fulminante et l’Aquila.

Le Franklin hissa le pavillon américain, et mit un second pavillon aux armes des États-Unis sur l’échelle de bord, afin d’avoir un prétexte pour brûler la cervelle au premier qui mettrait le pied dessus. D’ailleurs, il se savait dans un détroit, c’est-à-dire dans des eaux libres, où personne n’avait le droit de le visiter. Après avoir tourné plusieurs fois autour du Franklin, s’en être approché, s’en être éloigné, le Fulminante se plaça par bâbord, l’Aquila par tribord, les canonniers aux pièces, les sabords abattus.

Le capitaine du Fulminante prit alors son porte-voix et cria au Franklin :

— D’où venez-vous ?

Orrigoni répondit, en anglais, qu’il ne comprenait pas.

Puis il fit retarder la marche, et, par conséquent, lâcher la vapeur. La vapeur, en s’échappant, gronda comme un tonnerre.

Alors, pour mieux voir ce qui allait se passer autour de lui, Orrigoni monta sur le tambour.

Une barque s’approchait de son bâtiment, et un officier, avec un porte-voix, lui renouvela la question :

— D’où venez-vous ?

Cette fois, Orrigoni avait un prétexte, non-seulement pour ne pas entendre, mais encore pour ne pas comprendre : c’était le bruit que faisait la vapeur en s’échappant.

Il fit signe qu’il n’entendait pas.

Enfin, les deux bâtiments napolitains, bien convaincus qu’ils avaient affaire à un sourd ou à un idiot, s’éloignèrent et laissèrent le Franklin continuer sa route vers Messine.

Mais le Fulminante et l’Aquila s’étaient éloignés du côté du cap dell’ Armi. À peine l’eurent-ils dépassé, qu’ils virent le Torino, s’en approchèrent et le reconnurent pour garibaldien. Aussitôt, ils commencèrent à le canonner ; mais, s’apercevant qu’il était abandonné, ils se rendirent à son bord et le pillèrent ; après quoi, ils larguèrent ses voiles, les enduisirent d’essence de térébenthine et y mirent le feu.

La canonnade et l’incendie détruisirent le pauvre bâtiment, mais n’eurent d’autre influence sur l’équipage que de faire mourir de peur un des mécaniciens, moins diligent que les autres à quitter le bateau. Se doutant, par la canonnade qu’il entendait, qu’il était inutile de porter du secours au Torino, Garibaldi repassa le détroit, et se fit débarquer en Calabre.

Le débarquement avait eu lieu dans la nuit du 19 au 20. Reggio fut attaqué et pris le 21. L’attaque et la prise furent connus à Naples le 23, c’est-à-dire le jour de mon arrivée.


De nouvelles dépêches arrivent de la Calabre et ajoutent à la consternation du gouvernement ; le général Melendez écrit qu’il a été battu après une vive résistance, et forcé de rendre la forteresse de Reggio, faute d’eau.

On reçoit des courriers de la Basilicate. Garibaldi y est proclamé dictateur ; un gouvernement provisoire y est nommé. Le colonel Boldoni est général de l’armée ; deux prodictateurs, Mignola et Albini, signent les actes d’organisation pour la résistance. Nous savons ce que sont devenus les soldats que l’on envoyait contre eux.

À la réception de ces nouvelles, le ministère a proposé au roi d’abandonner Naples et de laisser une révolution irrésistible suivre son cours.

Mais, pour toute réponse, le roi a tiré de sa poche une lettre qu’il avait écrite à l’empereur Napoléon.

En voici le texte :

« Sua Maesta mi ba consigliato di dare delle instituzioni costituzionali ad un popolo che non ne domandava ; io ho aderito al suo desiderio. Egli mi ha fatto abbandonare la Sicilia senza combattere (!) promettendomi che cosi facendo il mio regno sarebbe garantito. Finora le Potenze sembrano persistere nel loro pensiero di abbandonarmi. Fra io devo prevenire Sua Maesta che sono risoluto di non discendere dal mio trono senza combattere ; io faro un appello alla giustizia dell’ Europa, ed ella sapra che io difendero Napoli tanto tempo che sara assalito. »

À minuit seulement, les ministres se sont séparés.

Ce matin, à six heures, Liborio Romano a été appelé au palais.

25 août.

J’ai veillé toute la nuit et ai fait veiller mes hommes les fusils chargés.

Jamais je n’avais entendu tant de qui-vive ? en allemand et en italien, que j’en ai entendu cette nuit.

Le vent nous en apportait l’écho jusqu’au milieu du port.

Tout ce bruit était causé par le général Melendez, qui revenait de Reggio avec les débris de son armée.

Les blessés sont descendus les premiers, puis les hommes valides, puis les artilleurs.

Quand les artilleurs ont été descendus :

— Et les canons ? ont demandé les portefaix.

— Bon ! a répondu un artilleur, don Peppino n’en avait pas, nous lui avons donné les nôtres.

J’ai fait hier une visite à l’amiral anglais ; sa frégate est encombrée de sacs d’argent ; chacun porte à son bâtiment tout ce qu’il possède en numéraire.

J’expédie un courrier à Garibaldi pour lui dire l’état de la ville.

Cette nuit, le ministre de la guerre Pianelli a ordonné à deux bataillons et à une batterie d’artillerie de se tenir prêts ; trois fois ils ont été embarqués, trois fois débarqués ; ils sont définitivement restés à Naples.


La goëlette est un véritable bureau d’enrôlement. Déserteurs et volontaires y arrivent ; j’expédie le tout à Garibaldi.

Rien de plus extraordinaire que le spectacle qui s’accomplit sous nos yeux. Un trône en dissolution ne tombe pas, ne croule pas, il s’affaisse. Ce pauvre petit roi ne comprend rien à l’engloutissement de sa personne dans le sable mouvant de cette étrange révolution. Il se demande ce qu’il a fait, d’où vient que personne ne le soutient, pourquoi personne ne l’aime.

Il cherche à reconnaître la main invisible qui pèse sur sa tête.

C’est la main de Dieu, sire !

Du pont de ma goëlette, placée juste en face du palais, je vois la chambre du roi, reconnaissable à une toile tendue au-dessus des fenêtres. De temps en temps, le petit roi s’approche et regarde avec une lunette l’horizon ; il croit déjà voir venir le vengeur.

Le pauvre enfant ne sait rien. Il demandait avant-hier à Liborio Romano d’où venait ma haine contre lui.

Il ignore que son aïeul Ferdinand a fait empoisonner mon père.

Un journal paraît, intitulé le Garibaldi. Il en est à son huitième numéro. Il prêche ouvertement la révolte, et la ville est en état de siège.

De nombreuses arrestations ont été ordonnées hier. J’ai à mon bord deux des personnes qu’on voulait arrêter ; l’une est de Cosenza, l’autre de Palerme.

Je fais partir le Cosentin, cette nuit, avec une barque ; il a cinquante lieues à faire en mer ; Dieu le garde !

Un ancien condamné politique, aujourd’hui bas officier de police, nous rend compte de tout ce qui se passe ; il a été condamné, comme révolutionnaire, à quarante-six ans de galères.

Au moment où le juge Navarra prononçait le jugement :

— Je ferai ce que je pourrai, a-t-il dit, vous ferez le reste.

Il est sorti de prison à l’amnistie et a obtenu une place dans la police.

Il s’en sert pour empêcher les arrestations, en prévenant ceux que l’on doit arrêter.

Je vous le répète, rien n’est plus étrange que ce qui se passe sous nos yeux.

Dimanche, 26 août, deux heures de l’après-midi.

Le bateau qui devait emporter ma lettre n’est point parti, fort heureusement ; car, cette nuit, se sont passées des choses très-importantes.

D’abord, hier, dans la journée, le général Vial est revenu de Calabre avec ses troupes complétement débandées, et a solennellement déclaré au roi que toute tentative de résistance était inutile dans les Calabres. Le gouvernement ne sait plus s’il doit faire un dernier effort entre Naples et Salerne, ou bien s’il doit renoncer à toute effusion de sang et reconnaître le triomphe de notre cause.

La Basilicate continue de s’organiser, et la prodictature a la sympathie de tous les citoyens.

Le général Gallotti a capitulé, laissant dans les mains de Garibaldi tous ses chevaux, beaucoup d’artillerie ; et la plupart de ses soldats, se rappelant qu’ils sont fils de l’Italie, ont passé sous les drapeaux de l’unité.

À Spoggia a eu lieu une tentative de réaction ; mais les dragons ont fraternisé avec le peuple. L’intendant et le commandant de la province sont en fuite.

La Calabre compte, à cette heure, plus de cent mille fusils ; près de Cosenza, où nous venons d’expédier le patriote Masciero, qui a sacrifié sa fortune à la cause de l’Italie, on organise un camp considérable d’insurgés. Dans le district de Castro-Villari, la gendarmerie a été désarmée et le gouvernement provisoire proclamé au nom de Garibaldi et de Victor-Emmanuel.

Mais le fait le plus important est une nouvelle lettre du comte de Syracuse, dont voici la traduction :

xxxx« Sire,

» Si ma voix s’est un jour élevée pour conjurer les périls qui menaçaient notre maison, et n’a pas été écoutée, veuillez, aujourd’hui qu’elle présage de plus grands malheurs, donner accès dans votre cœur à mes conseils et ne pas les repousser pour en suivre de plus funestes. Le changement survenu en Italie, et le sentiment de l’unité nationale devenu gigantesque dans les quelques mois qui viennent de s’écouler depuis la prise de Palerme, ont enlevé au gouvernement de Votre Majesté cette force qui soutient les États, et rendu impossible l’alliance avec le Piémont.

» Les populations de l’Italie supérieure, saisies d’horreur à la nouvelle des massacres de Sicile, ont repoussé de leurs vœux les ambassadeurs de Naples, et nous avons été douloureusement abandonnés au sort de nos armes, seuls, sans alliances, en butte au ressentiment des masses, qui partout, en Italie, se sont soulevées au cri d’extermination jeté contre notre maison, devenue l’objet de la réprobation universelle. Et cependant, la guerre civile, qui déjà envahit les provinces de la terre ferme, entraînera la dynastie dans cette ruine suprême que les intrigues de conseillers pervers ont de longue main préparée à la postérité de Charles III de Bourbon. Le sang des citoyens, inutilement versé, inondera encore les mille cités du royaume, et vous qui fûtes un jour l’espoir et l’amour des peuples, vous serez regardé avec horreur, comme l’unique cause d’une guerre fratricide. Sire, sauvez, pendant qu’il en est temps encore, sauvez notre maison des malédictions de toute l’Italie !

» Suivez le noble exemple de notre royale parente de Parme, qui, au moment où éclatait la guerre civile, a délié ses sujets de leur serment et les a laissés les arbitres de leurs destinées. L’Europe et vos peuples vous tiendront compte de ce sublime sacrifice, et vous pourrez, sire, lever avec confiance votre regard vers Dieu, qui récompenser l’acte magnanime de Votre Majesté. Retrempée dans le malheur, votre âme s’ouvrira aux nobles aspirations de la patrie, et vous bénirez le jour où vous vous serez généreusement sacrifié à la grandeur de l’Italie.

» En vous tenant ce langage, sire, j’accomplis l’obligation sacrée que m’impose mon expérience, et je prie Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse mériter ses bénédictions.


» De Votre Majesté,------

l’oncle affectionné,
» Léopold, comte de Syracuse. »

Maintenant, voici du plus nouveau encore.

Je reçois à l’instant même cette lettre de l’un des hommes qui m’ont le plus aidé dans le mouvement de Salerne, de celui qui m’a mis en communication avec les chefs de la montagne, dont la prompte organisation a empêché les troupes bavaroises de pénétrer dans la Basilicate :
« Cava, 25 août 1860.

xxxxxxxxxxxx» Mon cher Dumas,

» Je vous écris en toute hâte pour vous annoncer que j’ai été obligé de quitter précipitamment Salerne en y abandonnant le peu que je possède. J’ai été dénoncé comme votre agent, comme fournissant des armes et embauchant les Bavarois. Déjà, hier, j’avais été prévenu de ce qui se tramait ; aujourd’hui, un capitaine de la garde nationale est venu confirmer la nouvelle d’hier et me conseiller, pour peu que je tinsse à la vie, de fuir immédiatement. En effet, il ne s’agissait pas moins que de me faire endurer le supplice qu’a souffert le pauvre jeune homme dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, lequel a reçu un à-compte de cent coups de bâton, sur les deux cents auxquels il a été condamné.

» Un mot sur ce pauvre martyr de notre cause, dont les royalistes ne se croient pas encore assez vengés. Il est en prison, condamné sans doute à une mort plus douloureuse que celle à moitié chemin de laquelle les bourreaux l’ont laissé. Le général Scotti a défendu à quelque chirurgien que ce soit de panser ses blessures, et à ses geôliers de lui donner à manger. Il y a aujourd’hui trois jours que, le corps tout sillonné de blessures, il est soumis à un jeûne forcé. Si Maniscalco était mort, ce serait à croire que son âme est passée dans celle du général Scotti.

» Tout cela n’a point empêché une vingtaine de jeunes gens de partir pour le val de Diana.

» Le télégraphe électrique de Sala est rompu.

» Comptez toujours sur moi de toute manière : j’ai fait le sacrifice de ma vie, elle est au service de Garibaldi et au vôtre.

» Hier au soir, un bataillon a bivaqué hors de la porte qui conduit à Naples, un hors de celle qui conduit en Calabre, un hors de celle qui conduit à Avellino, enfin un à la porte de l’Intendance, où il garde les onze canons qui ont eu l’honneur d’être braqués sur vous.

» Un escadron de chasseurs à cheval a parcouru la ville en tous sens pendant la nuit.

» Mon hôtel est plein de Croates, du rez-de-chaussée au troisième étage.

» Maintenant, que dois-je faire ?

» On continue de demander des armes, et principalement des carabines et des revolvers ; cinquante et même cent fusils à deux coups seraient également les bienvenus. J’ai reçu de toutes parts des lettres où l’on m’en demande.

» Votre tout dévoué compatriote,

» Wielandt.

» P. S. À l’instant même, dimanche matin, le commissaire de police arrive à Cava avec sa famille ; il nous dit que l’on attend le débarquement de Garibaldi à Salerne. Il est arrivé cette nuit un renfort de trois mille hommes de cavalerie.

» Excités par leurs officiers, les soldats ont promis de se battre.

» La ville, assure-t-on, doit payer par le sac et le pillage la sympathie qu’elle vous a montrée et son illumination à la barbe des Napolitains.

» J’apprends à l’instant que le nom de mon dénonciateur est Peppino Troïano. »



XIX

liborio romano


En rade de Naples, 2 septembre.

Laissez-moi faire un retour sur ce qui s’est passé à Naples depuis mon arrivée.

Il s’agit de vous initier à des choses secrètes, lesquelles ne pouvaient, à cause des noms propres qui s’y trouvent mêlés, être rendues publiques qu’au moment où nous sommes parvenus, c’est-à-dire au point culminant et suprême des événements. Il est maintenant impossible que Naples soit trois jours sans faire sa révolution.

Ou le roi partira ce soir, cette nuit ou demain, ou, dans quarante-huit heures, on tirera des coups de fusil à Naples.

Écoutez donc.

Le jour même de mon arrivée en rade de Naples (23 août), un charmant garçon que j’avais connu en France, Muratori, est venu me trouver de la part de Liborio Romano, avec lequel j’avais été en relation épistolaire, à propos d’armes que j’avais fait saisir au comte de Trani.

En écrivant à Liborio Romano, je lui avais dit que je regardais comme impossible qu’un homme de son intelligence pût conserver l’espoir de sauver la dynastie des Bourbons de Naples, et je lui avais exposé les avantages qu’il aurait comme homme politique, l’honneur qu’il aurait comme patriote, s’il enlevait à François II l’appui de sa popularité, et si, se déclarant son ennemi, il devenait un des éléments de sa chute.

Liborio Romano me faisait dire qu’il m’attendait le même soir à sa maison particulière. Je fis répondre à Liborio Romano que mon signalement était donné à Naples, que je le compromettrais horriblement en me rendant chez lui ; que, d’ailleurs, dans nos situations respectives, c’était bien plutôt lui qui avait à parler à moi que moi à lui.

Muratori lui rapporta ma réponse.

Deux heures après, la nuit était venue, et, protégée par la nuit, une barque abordait ma goëlette ; dans cette barque étaient deux hommes et deux femmes ; un des deux hommes était enveloppé d’un manteau et portait un chapeau à grands bords rabattu sur ses yeux.

Cet homme était Liborio Romano.

La présentation fut courte ; nous nous tendîmes les bras et nous embrassâmes.

Puis je l’entraînai dans un coin à l’arrière de la goëlette, et nous entrâmes immédiatement en communication.

La situation de Liborio Romano était celle-ci :

Il était entré au ministère constitutionnel en faisant toutes ses réserves d’honnête homme et de bon citoyen. Tant qu’il verrait le roi François II marcher franchement dans la voie constitutionnelle, il serait à la fois l’homme du roi et de la nation ; quand le roi manquerait à son serment, il passerait du côté de la nation.

Le ministère de l’intérieur et de la police fut à lui offert et accepté par lui à ces conditions.

Vous connaissez les événements qui amenèrent l’état de siége ; les deux principaux furent la réaction du prince Louis et la tentative faite sur la frégate de Castellamare.

Un commandant de la place fut nommé ; ce commandant fut le maréchal Viglia.

Mais jamais état de siége, grâce à Liborio Romano, ne fut plus curieux : toutes les libertés garanties par la Constitution furent conservées ; la garde nationale se partagea la police de la ville avec la troupe ; la liberté de la presse eut son cours avec une tolérance qui n’avait d’égale que la tolérance anglaise ; les journaux continuèrent de paraître sans répression ; les comités s’organisèrent ; un de ces comités prit le titre de comité de l’ordre, l’autre de comité de l’action.

Enfin un journal parut sous le titre du Garibaldi.

En outre, la police déclara n’avoir plus besoin ni de sbires, ni d’espions, mais seulement d’employés ; les sbires et les espions furent, en conséquence, supprimés ; tous les hommes qui avaient souffert sous le gouvernement de Ferdinand II et qui voulurent entrer dans la police y furent casés selon leur capacité.

Vous comprenez qu’un roi comme François II, lequel avait juré, au lit de mort de son père, de ne pas s’écarter du système gouvernemental qui avait mérité au père le surnom de roi Bomba et au fils le surnom de roi Bombetta, ne pouvait s’accommoder d’un pareil état de siége, plus libéral qu’aucun des gouvernements de l’Europe.

Aussi, au lieu de marcher franchement dans la voie populaire, se jetait-il de plus en plus dans la réaction.

Les chefs de cette réaction, et en même temps les conseillers secrets du roi, étaient la reine mère, déjà éloignée de la cour par l’influence de Liborio Romano et reléguée à Gaëte, les frères et les oncles du roi, le comte de Trani, le comte d’Aquila et les princes Charles et Louis.

Le comte de Syracuse, qui, par sa première lettre, avait pris position parmi les libéraux, resta dans la position qu’il avait prise.

Toutes ces aspirations libérales de Liborio Romano exaspéraient le roi ; mais, comme le roi sentait qu’il n’avait d’autre appui que Liborio Romano, qu’avec Liborio Romano il perdrait à la fois la garde nationale, la bourgeoisie et le peuple, dont Liborio Romano était l’homme, il continuait de lui faire les blanches dents.

Sur ces entrefaites, on apprit le débarquement de Garibaldi en Calabre.

Jusque-là, le roi avait conservé quelque espoir ; il avait cru en être quitte pour la cession de son territoire insulaire au Piémont ; il était convaincu que les souverains, et particulièrement l’empereur des Français, lui garantiraient l’intégralité de son territoire continental.

Il tendit les bras vers eux et cria d’une voix désespérée : « À moi, mes frères ! » Les rois se détournèrent ; ils hésitaient à se reconnaître les frères de l’homme qui avait brûlé huit cents maisons et égorgé douze cents personnes à Palerme.

Il comprit donc bientôt qu’il n’avait aucun secours à attendre d’une autre Sainte-Alliance, en même temps que la victoire de Reggio lui apprenait que l’Indomptable continuait de s’avancer.

Dès lors, il jeta le masque, ou à peu près ; il entra en lutte avec le ministère, ou plutôt avec Liborno Romano, seul élément véritablement constitutionnel du ministère.

Liborio Romano accepta le combat ; comme Garibaldi, il eut la première victoire continentale ; Garibaldi avait pris Reggio, Liborio Romano fit exiler la reine mère.

Le roi se sentit atteint au cœur ; il fit partir sur une frégate autrichienne son argenterie, ses diamants, son trésor, dix millions de ducats (cent quarante millions de France).

Puis il continua de se mettre en opposition ouverte, presque menaçante avec Liborio Romano, qui n’avait pour lui que l’alliance douteuse du ministre de la guerre.

C’est dans ces circonstances que Liborio Romano, me sachant l’ami intime de Garibaldi, venait s’ouvrir à moi.

Et, en effet, personne à Naples n’avait aucun pouvoir direct de Garibaldi. Carbonelli et Mignona, ses deux envoyés, étaient partis pour faire la révolution de la Basilicate, l’un d’eux, Carbonelli, armé par moi d’un revolver que je tenais de madame Ristori ; le père Jean, chapelain de Garibaldi, était parti de son côté pour le Vallo, avec deux cents francs que je lui avais donnés et le revolver offert par Émile de Girardin à Alexandre Dumas premier.

Je me trouvais donc seul ayant, non pas des pouvoirs directs de Garibaldi, mais deux lettres qui m’accréditaient auprès des patriotes[7].

Voilà pourquoi Liborio Romano venait à moi, et voici ce qu’il voulait me dire :

— Je lutterai pour la cause constitutionnelle tant que je pourrai. Quand je sentirai que la lutte de ma part est devenue impossible, je donnerai ma démission, je me retirerai à votre bord, et, selon la situation de Naples, ou j’irai me réunir à Garibaldi, ou je déclarerai le roi traître à la Constitution et j’en appellerai à la garde nationale et au peuple de Naples.

— Ferez-vous cela ? lui demandai-je.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Je l’accepte ; mais maintenant, repris-je, comme, d’après ce qui m’a été dit à bord de la frégate amirale de M. Le Barbier de Tinan, mon pavillon n’est pas sûr d’être protégé, laissez-moi faire une démarche auprès de l’amiral anglais, afin que vous trouviez sur sa frégate le refuge que vous ne trouveriez pas sur ma barque, comme l’appelle M. de Missiessi.

— Allez ; mais, ce soir, les événements seront tels, qu’il peut arriver que demain je quitte le ministère.

— Vous parti, j’irai. Maintenant, par quel intermédiaire communiquerons-nous ?

— Par celui de madame ***, une des deux dames qui sont venues avec moi, et auxquelles je vais vous présenter, ou par celui de Cozzolongo, mon secrétaire. D’ailleurs, Muratori, mon ami intime, sera toujours, soit près de moi de votre part, soit près de vous de la mienne.

Nous n’avions pas autre chose à nous dire. Liborio Romano me présenta à madame *** et quitta la goëlette.

À l’instant même, je me rendis à bord de l’Annibal et demandai l’amiral Parkings.

L’amiral était à terre, mais allait rentrer ; en son absence, le commandant me reçut.

Au bout de dix minutes, l’amiral rentra en effet.

Je lui exposai la situation ; je lui dis comment, par suite de la discussion que j’avais eue avec deux officiers de la marine française, ma goëlette n’offrant plus un sûr abri au ministre démissionnaire, je venais lui demander, le cas échéant, un asile sur l’Annibal pour Liborio Romano.

L’amiral, à l’instant même, avec cette courtoisie particulière à la marine anglaise, fit venir le commandant.

— Commandant, lui dit-il, à partir de ce soir, tenez votre chambre prête pour le cas où don Liborio Romano jugerait à propos de se retirer sur l’Annibal.

Le commandant salua et sortit.

Je remerciai l’amiral et me fis reconduire à bord de l’Emma.

Le lendemain, madame *** m’apporta un portrait avec ces deux lignes de Liborio Romano :

« Écrivez au-dessous de ce portrait : Portrait d’un lâche, si je ne tiens pas les promesses que je vous ai faites hier au soir. »


Laissez-moi interrompre un instant mon récit pour vous dire quel homme est Liborio Romano.


Don Liborio Romano, c’est-à-dire l’homme qui, en ce moment, occupe la place principale du ministère constitutionnel de Naples, n’est pas une de ces apparitions momentanées qui bien souvent, à l’époque des révolutions, se montrent à l’horizon politique d’un peuple, soutenues dans leur mouvement d’ascension par l’audace individuelle ou par un caprice du souffle populaire ; l’étude persévérante et profonde des sciences morales, une vieille et constante pratique des affaires ; des principes libéraux et généreux éprouvés par l’exil et la prison, ont fait, au contraire, de Liborio Romano un homme instruit, un citoyen intègre, une des lumières du barreau napolitain, enfin l’homme recommandable dans lequel aujourd’hui le pays a placé toute sa confiance.

En lui et chez lui, le passé est le garant de l’avenir.

Né dans un village de la terre d’Otrante en 1798, c’est-à-dire dans la glorieuse et fatale année qui vit naître la révolution de Naples et proclamer la république parthénopéenne, ses premiers vagissements se mêlèrent aux derniers soupirs des Carracciolo, des Hector Carafa, des Pagnano, des Cirillo et des Mentone ; il fit ses études littéraires et philosophiques sous Francesco-Berardino Cercala, littérateur de grande réputation, et dont le nom est signalé par Signorelli dans son histoire de la Cultura napolitana. Cet éminent professeur était un véritable cœur de poëte d’où débordaient les deux sentiments sacrés de l’humanité et de la patrie, joints à un degré d’élévation ineffable ; et, sans doute pour seconder la mission qu’il semblait avoir sur la terre, l’homme privilégié avait reçu de la nature cette mystérieuse séduction victorieuse des âmes et des intelligences. Romano lui emprunta ces sentiments purs et sacrés ; ils s’infiltrèrent dans la pureté primitive de l’éducation et dans les études sereines de l’âge juvénile. Dans la science du droit, Liborio Romano eut pour maîtres Sarno, Girardi et Giunti ; en 1819, après avoir passé ses examens de lauréat, il se mit en relation avec Felice Parilli, qui, émerveillé de son jeune génie, le prit sous sa protection, comme recteur de l’université de Naples, et resta jusqu’à la fin de sa vie non-seulement son protecteur, mais encore son ami ; poussé par lui, le jeune Romano obtint la survivance de Parilli à la chaire iuris civilis et commerciarum, ce qui était un honneur inouï pour un homme de vingt-sept ans.

En 1820, le jeune professeur faisait ses cours en habit de garde national, recouvrant les dignités de la science des insignes du civisme et de la liberté. C’était un de ces crimes que ne pardonnait pas la réaction, lâche et féroce à la fois, de 1821 ; Liborio Romano et Parilli furent destitués par la même ordonnance ; le premier fut emprisonné, resta un an enfermé à Sainte-Marie-Apparente ; puis, enfin, sur les instances et les démarches de son ami Parilli, il fut remis en liberté.

Aucun jugement n’avait été rendu ; mais il n’en fut pas moins interné à Naples.

Ce fut alors qu’il se jeta, avec toute la fougue de son tempérament, dans les luttes du barreau, où sa profonde connaissance du droit, la lucidité de son esprit, la vigueur de ses arguments, sa science de la parole et sa physionomie expressive, fidèle traductrice des sentiments de son cœur, ne tardèrent point à lui conquérir une des places les plus élevées.

Dans cette carrière, il a réuni, de son début à l’époque où nous sommes arrivés, trente-sept gros volumes de harangues et de plaidoyers.

En 1837, un drame qui rappelle celui d’Étéocle et Polynice s’accomplissait dans les régions ténébreuses de la politique du temps ; Orazio Marsa, d’abord sous-intendant, ensuite intendant et définitivement directeur de la police, dénonçait son propre frère, Jérémie Marsa, noble cœur, jeune homme de grande espérance, un des auditeurs les plus assidus de Romano, qui, soupçonné de complicité avec lui, eut à souffrir énormément de cette souterraine accusation, surtout lorsque Marsa fut contraint de s’exiler en France et en Allemagne ; ce qui n’empêcha point Romano de se charger de l’administration de ses biens, et, malgré tous les empêchements que lui suscita le gouvernement, de lui en faire exactement passer les rentes.

En 1848, Romano n’avait point oublié ces principes constitutionnels modérés, qui furent, qui sont et qui seront toujours la règle de sa conduite ; il fit alors un cours de droit constitutionnel napolitain, et, n’ayant rien demandé, n’occupa aucun emploi ; mais la police inquiète de Pecchenida ne pouvait permettre plus longtemps à l’honnête et indépendant professeur le libre exercice de ses fonctions d’avocat.

Il fut arrêté en 1849, resta deux années dans cette même prison où il avait été conduit vingt-six ans auparavant, et où il trouva pour compagnons de captivité et d’études économiques Scialoïa et Vacca ; là, il écrivit un opuscule sur la mission des quatre poëtes classiques de l’Italie. Au bout de deux ans, les portes de son cachot s’ouvrirent, mais sur la route de l’exil. Il partit alors pour la France, et, dans cette grande patrie de la civilisation, il acheva d’enrichir son esprit et de se mettre au niveau de la science universelle, étudiant à Montpellier les sciences naturelles, et, cette étude achevée, revenant à Paris reprendre le cours de ses chères études économiques et sociales.

Ce fut là qu’il se lia avec toutes les notabilités de la France : les Guizot, les Lamennais, les Augustin Thierry devinrent ses amis, et ont gardé de lui un bon et grand souvenir.

Ce fut en 1855 seulement qu’il revint à Naples, où il reprit, avec l’ardeur et l’amour d’un jeune homme, les études de son ancienne profession et les relations d’amitié que l’absence et l’exil semblaient avoir, contre l’habitude, non pas relâchées, mais rendues plus solides.

Et cependant il ne cessait, au milieu de ses longues veilles nocturnes, de relever la tête et de chercher au ciel l’étoile si longtemps voilée de sa chère patrie.

Un souffle de Garibaldi chassa le nuage et la fit luire plus brillante que jamais. François II crut conjurer l’orage en donnant une tardive constitution ; il se tourna, pâle et tremblant, du côté de ces hommes que son père, à son lit d’agonie, poursuivait encore.

La préfecture de police fut offerte à Liborio Romano.

C’était un poste difficile à occuper ; la fétide et sanglante administration de ses prédécesseurs avait fait du cabinet du préfet la salle de la torture et l’antichambre de la guillotine. Un moins pur y eût laissé son honneur et sa popularité ; Romano traversa les jours difficiles avec la calme fermeté de l’homme de bien qui ne suppose pas même qu’on le puisse soupçonner, et jeta hors des étables d’Augias la fange qu’elles contenaient, sans qu’une seule tache en rejaillît sur ses mains ni sur son visage.

Naples, au milieu de la plus terrible agitation, resta pure des massacres de 1799 ; pas une goutte de sang ne fut versée ; les lazzaroni brûlèrent les bureaux de police, déchirèrent les archives des Aïossa, des Campana, des Maddoloni et des Marbilla, mais ne détournèrent pas une obole de l’argent qui servait à payer leurs espions, leurs sbires et leurs bourreaux.

À peine Romano était-il depuis quelques jours à la préfecture, qu’il fut, par la force même de sa loyauté, nommé au ministère de l’intérieur.

C’est dans ce poste élevé, mais devenu dangereux par les progrès de la réaction et la haine de la camarilla, que je le rencontrai.


Reprenons le récit des événements.

C’était dans la soirée du 23 août que Liborio Romano était venu me faire la visite dont j’ai raconté les détails.

Naples, à travers cette insouciance épidermatique, si l’on peut dire cela, était agité dans les couches les plus profondes de la bourgeoisie et de la noblesse. Naples est, comme son Vésuve, couvert de fleurs, jusqu’au moment où, sur ces fleurs, le géant ignivome épanche la lave ardente de son cratère.

Naples comptait déjà deux réactions qui, découvertes par Liborio Romano, n’avaient pas eu le temps de s’élever à la hauteur de coups d’État ; la première avait éclaté le 5 août, jour où les soldats de la garde royale, armés de leur sabre, s’étaient jetés dans les principales rues de Naples, contraignant les passants à crier : « Vive le roi ! » et avaient blessé une douzaine de personnes ; la seconde était celle du prince Louis d’Aquila, qui voulait renverser le ministère, assassiner Liborio Romano et Muratori, son ami particulier, et ramener entre ses mains le pouvoir despotique échappé aux mains du roi.

Une troisième tremblait sourdement sous les pavés de la ville.

Et, pendant ce temps, ajoutant à l’inquiétude générale, arrivaient coup sur coup des nouvelles de la Calabre dans le genre de celle-ci :

« Le dictateur Garibaldi s’avance à travers les Calabres à la tête de quatorze mille héros ; les troupes royales ou se réunissent à lui ou fuient à l’éclair de son épée. La révolution éclate dans la Basilicale, trouve un écho dans le cœur de tous les vrais patriotes et, avec la rapidité de la pensée, se répand de province en province ; de l’extrême pointe de la Calabre à Salerne, les chaînes de l’exécré Bourbon sont brisées pour toujours.

» Frères ! descendons de nos montagnes natales, où ne s’est jamais éteint l’amour de la patrie et de la liberté, et, dans notre élan, renversons les ennemis de l’Italie !

» Combattre pour l’unité et la liberté de la patrie est le plus ancien et le plus constant devoir de notre âme. Accourons ; le moment est suprême et la victoire immanquable, puisque notre cause est sainte et que la Providence combat avec nous.

» Vive l’unité de l’Italie ! vive Victor-Emmanuel ! vive le dictateur Garibaldi !

» Le citoyen Giuseppe di Marco. »

Ces nouvelles à double tranchant, menaçantes dans le fond, provocatrices dans la forme, étaient accompagnées de ces proclamations affichées par des mains inconnues et que Naples, en se réveillant, lisait sur ses murs :

« Napolitains !

» Il est temps d’en finir avec la descendance de Charles III. Vous connaissez maintenant le droit divin et n’avez plus rien à démêler avec lui.

» L’homme qui règne sur vous ne s’appelle pas François II, il s’appelle la Lâcheté ; son père s’appelait la Haine ; son grand-père, la Trahison ; son aïeul, le Mensonge. Nous ne parlons pas de sa grand’mère et de son aïeule, de Messaline et de Sapho, pour ne pas faire rougir nos femmes et nos filles.

» Napolitains ! il y a assez longtemps que l’on crie dans vos rues : Werda ? et que vous répondez : Esclaves !

» Il est temps que l’on crie : « Qui vive ? » et que vous répondiez : « Citoyens ! »

» Napolitains ! de tous côtés la fusillade éclate ; de tous côtés le cri de « Vive l’Italie ! » se fait entendre ; vous seuls semblez muets et sourds.

» Reggio, Potenza, Bari, Poggia sont en pleine révolution ; vous seuls regardez l’incendie national d’un œil si calme, qu’il semble indifférent.

» Napolitains ! craignez d’arriver trop tard, et que, quand vous arriverez, une grande voix sortie de la Lombardie, de la Sicile, de la Calabre et de la Basilicate, ne vous crie :

» — Arrière, bâtards de l’Italie ! vous n’êtes plus nos frères, vous n’êtes plus de la famille sainte !

» Napolitains, aux armes !

» Napolitains ! maintenant que vous pouvez lire les pages sanglantes de votre histoire, vous savez ce qu’ont été les Cirillo, les Pagano, les Hector Caraffa, les Mentone, les Eleonora Pimentele ?

» Napolitains ! aujourd’hui, il ne s’agit plus même de mourir comme eux ; la liberté compte assez de martyrs parmi les pères pour qu’elle ne prélève pas sa dîme sur les enfants ; il s’agit seulement de recueillir leur héritage.

» Or, leur héritage, sublime dépôt, est entre les mains du dernier Bourbon et du dernier des Bourbons.

« Leur héritage, c’est la liberté de Naples et l’unité de l’Italie.

» Napolitains ! comparez les noms des Bosco, des Scotti, des Letizia à celui de Garibaldi ; comparez la fourberie de François II à la loyauté de Victor-Emmanuel.

» Et choisissez ! »

Au milieu de ces fusées incendiaires éclata tout à coup la seconde lettre du comte de Syracuse ; cette lettre était terrible ; elle devait produire et produisit un grand effet à Naples ; toute la camarilla sentit le coup, et, ne pouvant plus le parer, voulut du moins avoir la chance de la riposte.

Une troisième réaction s’organisa ; à la tête de celle-ci se mit le roi en personne, Cutrofiano fut nommé commandant de la place et Ischitella commandant de la garde nationale. Ainsi l’on neutralisait le pouvoir de Romano, ministre de l’intérieur et de la justice, et de Pianelli, ministre de la guerre.

De cette conspiration faisaient partie le nonce apostolique, ayant sous lui, comme lieutenants généraux, l’évêque de Gaëte et l’évêque de Nola.

Le manifeste suivant fut lancé dans le public :

Le peuple napolitain à son roi François II.
« Sire,

» Quand la patrie est en danger, le peuple a droit de demander à son roi de le défendre. Puisque les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois, nous devons leur obéir ; mais ils doivent savoir nous défendre, et c’est pour cela que Dieu leur a donné non-seulement un sceptre, mais encore une épée.

» Aujourd’hui, sire, l’ennemi est à nos portes ; la patrie est en danger. Depuis quatre mois, un aventurier, à la tête de bandes racolées chez toutes les nations, a envahi le royaume et a fait couler le sang de nos frères. La trahison de quelques misérables l’a aidé ; une diplomatie plus misérable encore le seconde dans ses coupables entreprises. Dans quelques jours, cet aventurier nous imposera son joug odieux ; ses desseins, nous les connaissons tous, et vous aussi, vous les connaissez, sire. Cet homme, d’ailleurs, n’en fait aucun mystère ; sous prétexte de réunir ce qui n’a jamais été uni, il veut nous faire Piémontais pour mieux nous décatholiser, et, la religion détruite, établir sur ses ruines un gouvernement républicain sous la féroce dictature d’un Mazzini, dont il sera le bras et l’épée.

» Mais, sire, depuis des siècles, nous sommes Napolitains ; Charles III, votre immortel aïeul, nous arracha au joug étranger ; nous voulons rester, vivre et mourir Napolitains, avec cette belle et sage civilisation que ce grand roi nous a donnée. Eh quoi ! Le fils de Ferdinand II ne pourrait tenir d’une main ferme le sceptre qu’il a hérité de son père de glorieuse mémoire ! le fils de la vénérable Marie-Christine nous abandonnerait lâchement à son ennemi ! François II enfin, notre bien-aimé souverain, n’aurait pas le courage et la force du plus humble des rois ! Non, sire, non : cela ne peut pas être.

» Sire, sauvez donc votre peuple, nous vous le demandons au nom de la religion qui vous a sacré roi, au nom des lois héréditaires qui vous ont donné le sceptre de vos ancêtres, au nom du droit et de la justice, qui vous font un devoir de veiller continuellement à notre salut et, s’il est nécessaire, de mourir pour racheter votre peuple.

» Or, nous vous le disons, sire, la patrie est en danger, et à grands cris demande quatre choses

» 1o Votre ministère tout entier vous trahit ; ses actes en font foi, ses relations avec Judas et Pilate l’attestent ; cassez votre ministère, et que se place à la tête des affaires un ministère choisi parmi les hommes honnêtes et dévoués à votre couronne, à votre peuple et à la Constitution.

» 2o Beaucoup d’étrangers conspirent contre votre trône et contre notre nationalité ; que ces étrangers soient expulsés du royaume.

» 3o De nombreux dépôts d’armes existent dans votre capitale ; qu’un désarmement soit ordonné.

» 4o La police tout entière est dévouée à vos ennemis ; que la police soit remplacée par une police honorable et fidèle.

» Sire, voilà ce que vous demande votre peuple napolitain. Votre armée est dévouée autant que brave. Tirez l’épée et sauvez la patrie : quand on a pour soi le droit et la justice, on a pour soi Dieu.

» Vive notre roi François II ! vive la patrie ! vive la Constitution ! vive la brave armée napolitaine ! »

Cet appel au roi éclata comme une bombe sur la tête, nous ne dirons pas du ministère tout entier, mais sur celle de Romano, qu’elle était plus particulièrement destinée à anéantir.


Au moment où j’écris ceci, je reçois l’ordre de quitter la rade de Naples dans une demi-heure, sous peine d’y être forcé par le feu des forts.

Voici les détails que je reçois sur ce fait de Liborio Romano.

Aujourd’hui dimanche, 2 septembre, à midi, le roi a fait venir M. Brenier et lui a dit :

M. Dumas a empêché le général Scotti de porter du secours à mes soldats de la Basilicate ; M. Dumas a fait la révolution de Salerne ; M. Dumas est venu ensuite dans le port de Naples, d’où il lance des proclamations dans la ville, distribue des armes, donne des chemises rouges. Je demande que M. Dumas cesse d’être protégé par son pavillon et soit forcé de quitter la rade.

— Très-bien, sire, a répondu M. Brenier ; vos désirs sont des ordres pour moi.




À onze heures, nous levons l’ancre et allons au-devant de Garibaldi. Dans deux ou trois jours, je ferai à mon tour signifier à François II l’ordre, non plus de quitter la rade de Naples, mais Naples, mais le royaume.



XX

conspiration à ciel ouvert


Port de Castellamare, 5 septembre,


Je reprends à Castellamare mon récit, interrompu dans la rade de Naples.

La surveille du jour où la réaction devait essayer de faire son petit coup d’État, un bateau à vapeur était arrivé avec pavillon garibaldien à sa corne, pavillon parlementaire à son mât de misaine.

C’était le Franklin, capitaine Orrigoni.

Il ramenait une partie des prisonniers de Reggio.

Arrivé à dix heures du soir, Orrigoni était à six heures du matin à bord de la goëlette.

C’est une personnalité fort originale et dont je voudrais pouvoir vous tracer le portrait. Un jour où les événements seront moins pressés ou moins pressants, je me donnerai ce plaisir.

Consignons ici que c’est l’inséparable de Garibaldi. Quand Orrigoni n’est pas là, quelque chose manque à Garibaldi.

Orrigoni a suivi le général à Montevideo ; il en est revenu avec lui pour la campagne de 1848 ; il l’accompagnait dans cette douloureuse retraite où mourut Anita. Séparé un instant de lui, il le rejoignit à Tanger, repassa avec lui dans l’Amérique du Nord ; de l’Amérique du Nord, dans le golfe du Mexique ; du golfe du Mexique, à Lima. Il était près de Garibaldi dans cette glorieuse campagne de 1859, où chaque combat fut une victoire. Il est venu le rejoindre en Sicile, et le voilà avec lui en Calabre.

Brave Orrigoni ! j’ai jeté des cris de joie en le voyant : il me semblait qu’en me retournant j’allais voir Garibaldi.

Mais non, Garibaldi était à Nicotera. Il remontait la Calabre, effaçant la trace des pas du cardinal Ruffo et forçant la liberté effarouchée à passer par le chemin qu’avait, cinquante ans auparavant, frayé le despotisme.

C’est par Orrigoni que j’appris la mort de notre pauvre de Flotte, et cette triste nouvelle me brisa le cœur.

Il est si difficile de se figurer qu’une créature humaine qu’on a vue, cinq ou six jours auparavant, active, pleine d’intelligence, parlant, espérant, est devenue un cadavre inerte et muet, qu’on cherche toujours à se persuader que la nouvelle d’une pareille mort est fausse.

Par malheur, les détails étaient si précis, qu’il n’y avait pas à douter !

Orrigoni passa la journée avec moi. Il se trouva sur ma goëlette avec Naples tout entier. Jamais roi n’a eu dans ses antichambres et dans ses salons une foule pareille à celle qui fait queue en bateau pour me serrer la main et m’embrasser.

Si Orrigoni avait voulu, il eût emmené le Franklin plus chargé encore qu’il ne l’avait amené ; tout le monde voulait partir avec lui ; chaque jour, je refusais trois cents volontaires.

Dans l’après-midi, le comité d’action m’envoya M. Agresti avec deux de ses membres. Ces messieurs venaient me parler d’un gouvernement provisoire à établir, en cas de fuite du roi de Naples, gouvernement provisoire duquel serait président M. Libertini et dont seraient membres Ricciardi, Agresti, etc., etc.

Je répondis que je n’avais pas mission de discuter de si hauts intérêts, mais que si, cependant, on me faisait l’honneur de me consulter, je répondrais que je ne croyais pas à l’urgence d’un gouvernement provisoire ; qu’il suffisait de nommer un prodictateur ; qu’à mon avis un seul homme était assez populaire pour garantir, en montant à ce poste élevé, la tranquillité de Naples, et que cet homme était Liborio Romano.

J’ajoutai que, comme je ne faisais rien en secret, j’écrirais dans la journée en ce sens au général Garibaldi.

Cette réponse porta dans la députation un tel émoi, qu’un de ses membres partit en laissant à bord de l’Emma son chapeau, qu’il n’est jamais venu chercher depuis.

Une heure après le départ de ces messieurs, le secrétaire du frère Jean, que j’avais pris avec frère Jean lui-même, à Messine, que j’avais amené à Naples, à qui j’avais donné l’hospitalité de la table et du lit, vint me dire qu’étant choisi par le comité d’action pour porter un rapport à Garibaldi, il me priait de demander à Orrigoni son passage pour la Calabre.

Je me chargeai de la commission, croyant que c’était la chose la plus simple.

Mais une des originalités d’Orrigoni est de regarder comme jettatore tout prêtre, tout frère de prêtre, tout cousin de prêtre, tout secrétaire même de prêtre.

— Dans l’état où est le Franklin, je n’embarquerais pas à mon bord le secrétaire du frère Jean, fût-il d’or massif !

Ce fut sa réponse. Il n’en voulut pas démordre. Je fus obligé de la transmettre au secrétaire du frère Jean, lequel quitta mon bord en me lançant son plus mauvais regard.

Mais, tout en refusant de prendre le secrétaire du frère Jean, Orrigoni acceptait un patriote napolitain de vingt-huit ans, exilé, Alexandre Salvati.

Salvati portait une lettre de moi au général.

Voici cette lettre :

« 25 août 1860.

» Ami,

» Je vais vous écrire longuement et vous parler d’affaires sérieuses ; lisez avec attention.

» Malgré le désir que j’ai de vous rejoindre, je reste à Naples, où je crois être utile à notre cause.

» Voici ce que j’y fais :

» Chaque nuit, une proclamation nouvelle est affichée ; sans appeler les Napolitains aux armes, ce qui serait inutile, elle les entretient dans la haine du roi.

» Chaque matin, les journaux viennent prendre le mot d’ordre ; c’est chose facile à donner, tous sont fanatiques de vous.

» Je me suis mis, à mon retour de Messine, en communication avec Salerne ; Salerne est excellente.

» J’ai été prévenu, au moment où Potenza s’est révoltée, que cinq mille Bavarois et Croates étaient envoyés avec le général Scotti pour comprimer l’insurrection.

» Je suis arrivé avant le général Scotti à Salerne ; j’ai pu aussitôt, par l’intermédiaire du docteur Wielandt, entrer en rapport avec les chefs montagnards. Je leur ai distribué cinquante fusils à deux coups et jusqu’aux carabines de mon équipage. Les défilés de la montagne ont été gardés ; Scotti et ses cinq mille Bavarois n’ont pas pu traverser le défilé qui conduit de Salerne à Potenza, et la Basilicate fait tranquillement son insurrection.

» Ce n’est pas tout : les Bavarois, voyant qu’ils ne pouvaient faire un pas dans la montagne sans risquer autant de coups de fusil qu’il y avait de buissons et de rochers sur la route, m’ont fait proposer, moyennant cinq ducats par homme, de déserter avec armes et bagages.

» J’ai ouvert une souscription ; je me suis mis en tête pour cinq cents francs ; j’arriverai à réunir dix mille francs, je l’espère, c’est-à-dire le cinquième de la somme demandée ; si j’y arrive, je la donnerai comme à-compte à nos Bavarois ; le reste sera payable à Messine.

» Un jeune homme de la ville qui embauchait pour nous a été dénoncé et condamné à recevoir cent coups de bâton ; cette exécution a exaspéré les Salernitains.

» Trois Bavarois, arrêtés au moment où ils désertaient, ont été fusillés.

» Cent cavaliers m’ont fait offrir ce matin de déserter avec leurs chevaux ; par malheur, je n’ai pour eux aucun moyen de transport.

» Nous disposons de Salerne et de dix mille hommes ; si Menotti, Medici, Turr ou tout autre veut y débarquer, je débarquerai le premier en parlementaire, et, au bout d’une heure, les soldats et la ville seront à vous.

» À défaut de Salerne, trop occupé en ce moment, on peut débarquer dans tout le Cilento ; toute cette côte est aussi bonne que l’autre ; celle d’Amalfi est mauvaise.

» Arrivons à Naples.

» J’ai reçu la parole d’un certain nombre d’officiers de ne pas tirer sur le peuple si on parvient à le remuer ; à la première chemise rouge qu’ils apercevront, ils passeront de votre côté.

» Mais voici le plus important :

» Liborio Romano, le seul homme populaire du ministère, est à votre entière disposition, avec deux de ses collègues au moins, à la première tentative de réaction que fera le roi.

» À cette première tentative, qui le déliera de son serment, Liborio Romano offre de partir de Naples avec deux de ses collègues, de se rendre auprès de vous, de proclamer la déchéance du roi et de vous reconnaître pour dictateur.

» Il a pour lui tout le peuple et les douze mille hommes de la garde nationale.

» Si vous faites un débarquement dans le Cilento, dans le golfe de Policastro ou dans celui de Salerne, il répond d’effrayer tellement le roi, fort disposé, du reste, à s’effrayer, que le roi quittera Naples.

» Donnez-moi vos instructions écrites, elles seront suivies.

» M. Salvati, membre du comité garibaldien, part avec Orrigoni pour vous rejoindre. Parlez-lui de toute chose, excepté des propositions de Romano, elles sont entre quatre personnes seulement ; ne répondez donc qu’à moi sur ce sujet.

» Vous savez que, pour mon compte, je ne vous demanderai jamais rien qu’une permission de chasse dans le parc de Capo-di-Monte et la continuation des fouilles de Pompéi.

» Voulez-vous que tous les journaux, tous les artistes, tous les peintres, tous les sculpteurs, tous les architectes poussent un cri de joie ? Rendez un décret conçu en ces termes :

« Au nom du monde artistique, les fouilles de Pompéi seront reprises et continuées sans interruption une fois que je serai à Naples.

» G. Garibaldi, dictateur. »

» Vous le voyez, mon ami, je fais ce que je peux en publiant les grandes choses que vous accomplissez. Je vous loue parce que je vous admire, et je vous aime sans autre désir que celui d’être aimé de vous.

» Ai-je encore autre chose à vous dire ? Je ne crois pas. Me voulez-vous ? Je pars. Croyez-vous avoir besoin de moi ici ? Je reste, quoique l’amiral français m’ait fait savoir qu’après ce que j’avais fait et ce que je faisais tous les jours, il ne pouvait pas me prendre sous sa protection.

» Je vous dirais de vous ménager si je ne savais pas que de pareilles recommandations vous font rire ; je me contenterai donc de vous dire que prie pour vous le même Dieu que priait votre mère.

» Au revoir, mon ami ; prenez de mon cœur tout ce que j’en ai emporté en quittant la France.

» Alex. Dumas.»

Orrigoni est parti dans la nuit du 25 au 26, emportant Salvati, lequel emportait ma lettre.

Suivons Salvati dans sa pérégrination, depuis le moment où il monte à bord du Franklin jusqu’à celui où il trouve le général. Puis nous verrons, tandis qu’il franchissait torrents et montagnes, ce qui se passait à Naples.




Le Franklin n’était pas au-dessus de la réputation de mauvais marcheur que lui avait faite son capitaine. À peine, le soir du 26, avait-il fait soixante milles ; on s’arrêta en mer pendant toute la nuit ; les royaux longeaient la côte. À la pointe du jour, on se remit en marche, et, vers midi, on accosta à San-Lucido, près de Paola.

La révolution était faite à San-Lucido ; on y avait hissé le pavillon tricolore avec la croix de Savoie, et l’on y avait désarmé les gendarmes. Les victoires de Garibaldi y étaient connues ; mais on ne put pas dire à Salvati où se trouvait le général. Le comité vint à bord, on lui donna des nouvelles de Naples ; il en donna de la Calabre ; après quoi, l’on remit à la voile, et l’on continua de longer la côte en marchant du nord au sud.

On arriva au Pizzo, de sanglante mémoire.

Là, on fut renseigné plus positivement sur le général. Il devait, disait-on, être à Catanzaro.

Salvati s’y rendit à l’instant même ; mais l’infatigable franchisseur de montagnes en était déjà parti pour Maïda. Salvati arriva à Maïda. Le général n’y était plus ; mais il l’avait quittée seulement cinq ou six heures auparavant. Salvati continua son chemin et atteignit Tiriolo, où il ne trouva que Nino Bixio.

Nino Bixio affirma à Salvati qu’en forçant sa marche, il rejoindrait le dictateur à Savaria-Manelli, où il devait se rencontrer et avoir un engagement avec le corps d’armée du général Ghio.

Salvati prit la route de Savaria-Manelli et y arriva, en effet, juste au moment où l’action s’engageait.

Garibaldi avait cerné les royaux de tous côtés. Ils s’étaient fortifiés dans une plaine en avant du village de Savaria, de sorte qu’en arrivant de Tiriolo à Savaria, le général les avait eus devant lui. Alors il les avait tournés par la montagne, laissant des hommes à lui sur toute une ligne de hauteurs, et revenant sur eux par le village de Savaria-Manelli.

Quand Salvati arriva à l’endroit où Garibaldi avait quitté la route, c’est-à-dire au sommet d’une montée, il put voir le général déboucher du côté opposé de la montagne et descendre vers le village. Arrivé à demi-portée de fusil avec son état-major, Garibaldi longea l’église. Alors les royaux firent feu, et les balles allèrent, tout autour de lui, cribler la muraille ; le général ne hâta ni ne ralentit le pas. Pas un seul officier de son état-major, pas un seul soldat de son armée ne riposta. Il portait une carabine-revolver en bandoulière sur son épaule et jouait de la main droite avec un pistolet-revolver.

Il disparut dans le village. Au bout de dix minutes, il reparut à l’extrémité opposée. Il s’était, de toute la longueur du village, rapproché des royaux. En apparaissant à l’entrée de la rue, il n’était plus qu’à une portée de pistolet de l’ennemi.

L’ordre fut donné sur toute la ligne de faire feu ; mais sa présence, son sang-froid, ce prestige qui l’accompagne, produisirent leur effet accoutumé. Cavalerie, artillerie, infanterie, dix mille hommes à peu près, baissèrent leurs armes et se dispersèrent.

Vers quatre heures de l’après-midi seulement, Salvati put arriver près du général. Il le trouva dans la maison de Stocco, harassé, couché sur un lit.

Il s’approcha de lui et lui remit ma lettre. Garibaldi la lut deux fois ; puis il adressa à Salvati une série de questions sur l’état du peuple, sur l’opinion de la bourgeoisie et de la garde nationale. Nul ne pouvait, sur tous ces points, donner de meilleurs renseignements que Salvati, qui était Napolitain.

Le général engagea celui-ci à retourner à Naples et à dire à don Liborio Romano d’entretenir le peuple dans les bons sentiments où il paraissait être, de le préparer au besoin à l’insurrection, mais de l’empêcher de rien faire de décisif avant qu’il arrivât.

— Surtout, répéta-t-il deux fois, pas de révolution armée dans les rues de Naples : cela a coûté trop cher à Palerme !

Alors il serra la main à Salvalti en lui recommandant d’en faire autant de sa part à don Liborio et à moi.

Puis, en le quittant :

— L’homme que j’aimerais voir, lui dit-il, à la tête des affaires de Naples, c’est Cosenz. Aucun homme, autour de moi ne le mérite mieux que lui. Dites cela à Dumas et à Romano. Répétez au dernier qu’il doit faire tout ce qu’il pourra pour faire partir le roi ; mais pas d’émeute sans moi, ce serait trop dangereux.

Cette recommandation faite, il donna à Salvati un laissez-passer et trois chevaux pour retourner au Pizzo.

Salvati partit, arriva sans accident au Pizzo ; donna ses trois chevaux, dont il n’avait plus que faire, au colonel Auguste Marico ; après quoi, n’ayant point d’autre voie pour revenir à Naples, il prit une barque avec six rameurs et se rendit à Messine en longeant la côte. C’était le 2 septembre.




La veille du jour où devait éclater le petit complot de la réaction, le jour même où la lettre du comte de Syracuse avait paru, le prince m’avait envoyé M. Testa, son médecin, pour me dire qu’il n’avait point oublié nos relations de 1835 et qu’il serait enchanté de me revoir.

Je lui fis répondre que, s’il voulait me faire l’honneur de venir à bord de l’Emma, il y serait doublement le bienvenu, et comme ami et comme patriote.

Le lendemain, le prince abordait.

Nous nous embrassâmes en nous revoyant ; le prince me regarda et se mit à rire.

— Eh bien, me demanda-t-il, que penses-tu de la position ?

— Je pense que, si Votre Altesse avait accepté la proposition que je lui ai faite il y a quinze ans, elle eût épargné bien du sang à la Sicile et à Naples, et bien des malheurs à sa maison.

— C’est vrai, me dit-il ; mais qui pouvait prévoir tout ce qui arrive !

— Un prophète ou un poëte.

— Maintenant, poëte ou prophète, que me conseilles-tu de faire ?

— Je conseille à Votre Altesse…

Il m’interrompit en haussant les épaules.

— Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des princes et des Altesses de la maison de Bourbon ? Nous sommes tous condamnés, mon cher Dumas ; nous roulons sur la pente irrésistible ; Louis XVI nous a montré le chemin de l’échafaud, Charles X la route de l’exil ; heureux ceux qui en seront quittes pour l’exil !

— Eh bien, alors, mon cher prince, puisque vous en êtes arrivé à ce degré de philosophie historique, pourquoi restez-vous à Naples ?

— Parce que, jusqu’aujourd’hui, j’ai cru pouvoir lutter contre la réaction ; aujourd’hui, je sens mon impuissance et je me retire.

— Vous le pouvez, vous avez lancé votre flèche.

— Que dis-tu de ma lettre ?

— Je la trouve d’autant plus cruelle qu’elle est d’une implacable vérité.

— Tu connais Liborio Romano ?

— Depuis trois jours seulement ; mais, depuis trois jours, il est mon ami.

— Tu choisis bien tes amis ! C’est le seul homme de Naples. Préviens-le de se tenir sur ses gardes.

— De votre part ?

— Si tu veux.

Puis nous parlâmes de Paris, où nous nous étions revus cinq ou six fois entre nos deux entrevues politiques ; des jours de notre jeunesse perdus, que sais-je !

Le prince était triste et distrait.

Tout à coup, il revint à notre première conversation.

— Tu me conseilles donc, toi aussi, de partir ?

— Oui, prince.

— Ainsi, je ne puis être bon à rien en restant ?

— Qu’à inspirer de la défiance à tous les partis.

— C’est bien, je viendrai te revoir demain.

Il se leva, m’embrassa une seconde fois, descendit dans la barque qui l’avait amené, la première venue prise au port, et se rendit à bord de l’amiral sarde.

Disons ce qui s’était passé pendant la même journée où le comte de Syracuse était venu me faire une visite.




Un second bâtiment parlementaire était arrivé, apportant cent soldats et trente officiers prisonniers.

Avec son tact admirable, Garibaldi comprenait l’effet que produisaient sur les Napolitains ces preuves visibles de la défaite des royaux.

Le bâtiment garibaldien était le Ferruccio, capitaine Orlandini.

J’avais connu le capitaine Orlandini tout enfant, à Florence, en 1840. J’y habitais la maison d’une de ses tantes, via Rondinelli.

Nous avions tous deux un égal désir de nous voir, quoique j’ignorasse ce détail ; mais j’aspirais à avoir des nouvelles du général.

J’envoyai mon canot l’inviter de ma part à venir déjeuner à bord de l’Emma. Il accepta ; une heure après, il était à bord.

Orlandini avait quitté le général à la hauteur du Pizzo, continuant sa marche sur Naples.

Il comptait repartir dans la journée.

— Restez, lui dis-je ; je vous ferai voir ce soir des choses dont vous ne vous doutez pas et que vous reporterez au général ; ces deux mots : J’ai vu ! valent mieux que la plus longue lettre.

Il me promit de rester jusqu’à minuit et retourna à son bord pour veiller au débarquement de ses prisonniers.

À peine était-il remonté sur le Ferruccio, qu’un jeune officier de vingt-cinq à vingt-six ans, blond, d’une figure douce quoique avec des yeux résolus, montait l’échelle de l’Emma.

Il avait, prétendait-il, quelque chose de particulier à me dire.

Nous allâmes nous asseoir sur le tillac, où était déjà assis un Napolitain que le père Gavazzi m’avait prié de recevoir à mon bord avec un de ses camarades ; tous deux, m’avait dit le père Gavazzi, étaient des déserteurs, qui voulaient prendre du service dans l’armée de Garibaldi et qui craignaient d’être arrêtés.

Nous ne fîmes pas autrement attention au déserteur napolitain, et, quand nous fûmes assis, je priai le jeune officier de m’expliquer le but de sa visite.

— Je suis Anglais, me dit-il, mais de famille italienne ; je me nomme Pilotti ; je commande un petit bâtiment à vapeur ; voici mes lettres de marque de Garibaldi, voici mon rôle d’équipage : cinquante Anglais, cinquante Américains ; total, cent diables incarnés.

— Bon ! vous êtes capitaine corsaire ?

— Justement. J’ai loué à Gênes un bateau de rivière. J’ai planté mes hommes dessus, et vogue la galère !

— Sous quel pavillon naviguez-vous ?

— J’en ai une vingtaine à bord, et je n’ai de préférence pour aucun.

— Mais, si l’on vous prend, vous vous ferez pendre, vous et vos hommes.

— Je tâcherai qu’on ne nous prenne pas.

— Diable !… Et à quoi puis-je vous être bon ?

Le jeune homme me montra du doigt un des trois croiseurs napolitains à l’ancre dans la rade, et qui faisaient, à quatre ou cinq lieues à la ronde, la police des côtes.

— Voyez-vous ce bâtiment ? me dit-il.

— Oui.

— Eh bien, je voudrais le prendre.

— L’idée est bonne ; mais comment le prendrez-vous ?

— Avec le mien, donc !

— Est-ce que vous avez des canons à bord ?

— Pas un.

— Eh bien, alors ?

— Eh bien, alors, ce soir, à la nuit close, j’entre dans le port, je vais comme pour jeter l’ancre à la hanche de bâbord ou de tribord du vapeur ; je fais une fausse manœuvre, et, tout en criant : « Gare ! » mes hommes sautent de mon bord sur le sien, font l’équipage prisonnier, amarrent le bâtiment à mon bateau, le font filer sur son ancre, l’emmènent au large, et, tout en l’emmenant, le chauffent… Une fois chauffé, bonsoir ! c’est le meilleur marcheur des trois vaisseaux napolitains ; aucun n’est capable de le rejoindre.

— Et le vôtre ?

— Le mien file treize nœuds par le beau temps.

— Et par le mauvais ?

— Par le mauvais, c’est autre chose : il sombre. Je vous l’ai dit, c’est un bateau de rivière qui, par un gros temps, ne tiendrait pas la mer.

— Tout cela ne m’apprend pas à quoi je puis vous être bon.

— Eh bien, voici l’affaire. — Mon bateau est caché du côté de Cumes. Je vais aller le rejoindre et convenir avec votre capitaine de certains signaux si le vapeur napolitain est toujours à la même place, d’autres signaux s’il est parti. Je manque de charbon, ou plutôt je n’en ai plus que pour douze ou quinze heures. Si le vapeur napolitain est à la même place, tout va bien et il a du charbon pour nous deux ; mais, s’il est en croisière, tout change, et ce charbon qui me manque, il faut que vous vous chargiez de me le faire.

— Combien de tonneaux en voulez-vous ?

— Quarante ou cinquante.

— Ils seront, dans le cas où le vapeur lèverait l’ancre, à une demi-encâblure de la goëlette, sur un chaland qui vous attendra. Vous ferez votre charbon et vous partirez.

— C’est que je n’ai pas d’argent.

— Ne vous inquiétez pas de cela ; j’en ai encore.

— Alors, tout est convenu ?

— Tout.

— Je puis aller rejoindre mon bateau, après être convenu de mes signaux avec votre capitaine ?

— Vous le pouvez… Je vous donne même deux hommes à ajouter au rôle de votre équipage.

— Lesquels ?

— Deux déserteurs napolitains qui ne peuvent aller à terre sans être fusillés ; vous êtes sûr que ceux-là ne se laisseront pas prendre.

— Où sont-ils ?

— Les voilà.

Je lui montrai l’homme assis près de nous sur le tillac, et son compagnon, qui causait avec mes matelots à l’avant.

Puis, pendant qu’il prenait ses mesures avec mon capitaine, j’expliquai à mes deux hôtes que je leur avais trouvé ce qu’ils avaient tant paru désirer : une occasion de s’éloigner de Naples.

La chose parut médiocrement plaire à l’homme du tillac ; l’autre, au contraire, accepta de tout son cœur.

Pilotti n’avait pas de temps à perdre. Il devait prendre le petit bateau d’Ischia, qui fait le service entre Naples et l’île, et, à Ischia, une barque avec laquelle il se mettrait à la recherche de son vapeur.

On voyait poindre la fumée du bateau d’Ischa, qui en un instant fut à portée de la voix de la goëlette. Nous le hélâmes ; il s’arrêta. Pilotti descendit dans la barque qui l’avait amené, suivi des deux Napolitains.

Mais, en descendant, le dernier, l’homme du tillac, s’y prit si maladroitement, qu’il tomba à la mer.

On le repêcha trempé jusqu’aux os.

Ce fut pour lui un prétexte de ne pas suivre Pilotti. Il revint à bord de la goëlette, prétexta le besoin de changer de vêtements, et me demanda de le mettre à terre, le plus près possible de son hôtel.

Sur l’observation que je lui fis du danger qu’il courait d’être arrêté, il me répondit qu’il prendrait ses précautions pour qu’il ne lui arrivât point malheur.

Je n’avais aucune raison de le garder ruisselant sur le pont ; il ne m’inspirait pas une grande sympathie ; peu m’importait qu’il se fit pendre ou non. Je le laissai descendre dans une barque et s’éloigner.




Pendant ce temps, Liborio Romano m’avait envoyé son secrétaire Cozzolongo, et, par son secrétaire, je lui avais transmis l’avis du comte de Syracuse de prendre garde à lui.

J’avais ajouté quelques détails sur la marche de Garibaldi ; ces détails, j’avais dit les tenir de l’officier parlementaire.

Une heure après que Gozzolongo m’avait quitté, Romano faisait dire à Muratori de lui amener le capitaine garibaldien.

Il m’invitait à l’accompagner en me faisant dire que, tant qu’il serait ministre de la police, je ne courrais aucun risque à aller à terre.

Je lui fis répondre que je n’étais pas retenu par le risque que je pouvais courir, mais par la promesse que je m’étais faite à moi-même de ne rentrer à Naples qu’avec Garibaldi, et que Muratori seul accompagnerait M. Orlandini à son palais de Riviera-Chiaïa.

À l’heure convenue, M. Orlandini se rendit à bord de l’Emma. L’Emma, je crois l’avoir dit, était à l’ancre à deux cents pas des fenêtres du roi, reconnaissables à des tentes de toile destinées à briser les rayons du soleil.

Depuis deux jours, j’avais sur le pont quatorze tailleurs confectionnant des chemises rouges pour mettre, le moment venu, sur le dos des insurgés napolitains.

J’avais, la veille, envoyé cent de ces chemises à Salerne ; quatre personnes les avaient emportées. Chacune de ces personnes en avait passé vingt-cinq les unes sur les autres. La plus mince des quatre était devenue énorme ; les autres n’avaient plus forme humaine ; heureusement, c’était la nuit.

L’officier parlementaire ne revenait pas de ce qu’il voyait et entendait.

Il était descendu dans la ville et avait vu partout le portrait de Garibaldi et celui du roi VictorEmmanuel. Autour de l’Emma, une troupe de nageurs criaient : « Vive Garibaldi ! » et des jeunes gens, dans une barque, chantaient en patoisant la Marseillaise !

J’avais tiré mon meilleur vin de Champagne, mon Folliet-Louis et mon Greno ; cinquante jeunes gens de la ville qui ne pouvaient dîner avec nous, vu l’exiguïté de la table, buvaient à la santé du dictateur.

Tout cela, je vous le répète, à deux cents pas des fenêtres du roi, qui ne pouvait pas regarder du côté de la mer sans se crever les yeux aux deux mâts de ma goëlette.

À huit heures, M. Orlandini devait aller chez Liborio Romano.

Au moment du départ, je fis tirer de notre boîte à artifice des feux de Bengale verts, rouges et blancs, des chandelles romaines et des fusées volantes. Le capitaine parlementaire descendit dans la yole au milieu d’une véritable éruption de feu ; l’Emma semblait porter un défi au Vésuve.

Deux des chandelles romaines étaient tenues par deux commissaires de police.

Vous le voyez, on ne peut pas conspirer plus apertement que nous ne le faisons.

Deux heures après, Orlandini rentra.

Romano lui avait renouvelé, pour les porter à Garibaldi, les promesses qu’il m’avait faites à moi. Il ne restait au ministère que pour tâcher d’épargner à Naples les horreurs d’un bombardement.

Au reste, il flairait quelque chose pour la nuit et était sorti de chez lui pour n’y rentrer que le lendemain au matin.

Le capitaine parlementaire, curieux, de son côté, de ce qui pouvait arriver, me promit de ne partir que le lendemain à midi, et de venir déjeuner à bord de l’Emma.

Ce qui arriva, ce fut la tentative de réaction ou plutôt la réaction même dont je vous ai parlé.

Vers les neuf heures du soir, un garçon imprimeur employé à la typographie Ferrante, et nommé Francesco Diana, s’était présenté devant le commissaire Antonio Davino, lui disant qu’une heure auparavant, un Français, nommé Hercule de Souchères, avait fait transporter dans son logement, largo Santa-Teresa, n° 6, une grande quantité d’imprimés que lui, Diana, jugeait compromettants pour la sécurité de l’État ; et, comme le commissaire ne paraissait pas attacher une grande importance à sa déclaration, il insista pour que la justice s’emparât de ces papiers, en faisant immédiatement une descente dans le domicile de Souchères, où elle les trouverait indubitablement.

Comme le commissaire demandait à Diana quelles avaient été ses relations avec ledit Souchères, et d’où venait que ce dernier s’était adressé à lui, Diana, pour l’impression de ces papiers dangereux, il répondit qu’il le connaissait depuis quelque temps, ayant eu à lui imprimer un opuscule intitulé : Naples et les journaux révolutionnaires, et que, dans cette occasion, n’ayant pas voulu imprimer lui-même, il avait seulement accepté le mandat d’adresser Souchères à d’autres imprimeurs, d’établir le prix de l’impression et de corriger les épreuves, chose que Souchères ne pouvait pas faire lui-même, vu son ignorance de la langue italienne.

Il a déclaré, en même temps, qu’avant d’avoir retiré les manifestes imprimés par le typographe Carlo Zumachi, il avait reconnu, d’après les paroles mêmes de Souchères, qui lui en avait fait la confidence au moment de la remise des manifestes, que leur but était de susciter une réaction sanglante à la tête de laquelle figuraient des personnages de la plus haute importance, et qui aurait lieu le lendemain 30 août, à midi.

Cette déclaration faite, Diana la signa.

À minuit, le préfet de police, Bardari, se présenta chez M. de Souchères, l’arrêta et saisit cinquante-cinq proclamations.

Outre ces proclamations, des papiers furent saisis, au nombre desquels se trouvait cette lettre, la seule importante, du reste. Elle est curieuse en ce qu’elle indique le rôle que jouaient, dans ce complot, le roi, la famille royale et le clergé.

Au révérend père Giacinto, lecteur du collége de la division des Capucins, à Rome.
« Naples, 29 août 1860.

» Mon cher monsieur,

» Vous devez m’accuser d’ingratitude ou tout au moins de négligence ; mais j’ai bien souvent pensé à vous et à votre bonheur dans la retraite, et, si mes prières étaient exaucées, vous seriez heureux dans votre vocation autant que vous le méritez.

» Pour moi, voici succinctement ma vie :

» Depuis mon triste départ de Rome, la Providence m’a empêché de réaliser tous mes projets. J’ai été forcé par les circonstances de m’arrêter à Naples, où j’ai beaucoup souffert pendant quelques mois. J’ai fait, pour défendre le roi et le pape, une brochure que vous avez dû recevoir, il y a un mois. Aussi je me vois chaque jour sur le point d’être assassiné par de misérables révolutionnaires[8]. On est déjà venu chez moi dans ce dessein. J’étais en ce moment à la messe : Dieu m’a ainsi sauvé. Échapperai-je ? Je l’espère. Advienne que pourra ! Une seule chose me ferait de la peine : ce serait de mourir sans avoir pu acquitter ma dette sacrée ; mais vous me le pardonnerez. Si j’ai le bonheur de vivre, et quand les affaires politiques seront plus calmes, je serai, pendant quelque temps du moins, attaché à la personne du roi. Déjà je suis attaché à l’un des princes de sa famille, pour écrire les correspondances dans quelques journaux de France ; on est content de mon dévouement. L’empereur d’Autriche et le duc de Modène m’ont fait faire des compliments sur mon livre. J’espère que, par là, ma position financière peut sensiblement s’améliorer dans très-peu de temps. Dieu a vu mes souffrances et les humiliations dont j’ai été abreuvé ; j’ai confiance en lui. Il est question de m’envoyer à Rome pour une mission. Si cela était, je pourrais faire honneur à tout. Ma première visite, après Saint-Pierre et la Minerve, où j’étais si heureux l’aller offrir à Dieu mes misères, sera pour vous. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

» Nous sommes ici à la veille d’une épouvantable insurrection. Tout ce que je disais dans nos causeries intimes, cet hiver, se réalise. Garibaldi a ici un parti puissant, favorisé par Napoléon. Les mauvaises gens de tous les pays affluent dans la capitale. Le roi va partir pour se mettre à la tête de son armée. Il a du courage ; mais il est entouré de tant de traîtres, qu’il se livre parfois au désespoir. Comme il est très-vertueux et que son peuple n’est qu’égaré à cause de sa grande ignorance en toute chose, je pense qu’il parviendra à surmonter les obstacles qu’on lui crée chaque jour pour le perdre ; mais ce ne sera pas sans effusion de sang. Sa troupe est fidèle et très-irritée contre les garibaldiens ; elle veut en faire une Saint-Barthélemy. Si Dieu ne nous seconde, il y aura bien des victimes, et cela sous très-peu de jours.

» On dit que Lamoricière est au milieu de notre armée pour la commander dans la première bataille qui va se livrer, et d’où dépendra le sort de la monarchie napolitaine, du pape, de la religion et de toute l’Italie ; car une grande victoire relèverait l’audace de nos ennemis et abattrait pour longtemps les royalistes.

» À Rome, que dit-on ? S’organise-t-on, comme disent les journaux ? Aime-t-on bien le pape ? Avez-vous de fortes troupes ? Est-ce l’élément français qui domine ? Enfin, a-t-on de l’espoir ?

» Nous passons par une crise comme il ne s’en était pas vu depuis longtemps, comme il n’en avait jamais, je crois, existé ; car les cerveaux sont malades ; c’est une déraison qui attaque jusqu’aux bons catholiques, jusqu’aux prêtres et aux moines, Ici, tout a besoin, non pas d’être réformé, mais d’être démoli et reconstruit à neuf ; tout, sans en rien excepter, si ce n’est quelques personnes vertueuses parmi lesquelles je citerai le roi et la reine.

» J’ai reçu votre lettre de Jérusalem ; elle m’a fait un bien grand plaisir ; mais je n’avais pas de quoi affranchir, voilà la première cause de mon silence ; la seconde, c’est que, depuis trois mois environ, je ne sais où donner de la tête à cause des nombreuses occupations qui me sont survenues. Aujourd’hui, la révolution me laisse quelques heures de loisir, et j’en profite pour venir vous demander de vos nouvelles en vous donnant des miennes.

» Si le hasard vous conduisait vers la Minerve ou vous faisait rencontrer M. l’abbé Laprit, ayez la bonté de lui dire qu’il a dû recevoir ma lettre par l’ambassade napolitaine. Rappelez-moi au souvenir de ce bon M. Laprit, et exprimez ma reconnaissance à M. Scuive.

» Agréez, etc.

» Signé : de Souchères.

» Comme je ne sais pas ce qui peut arriver, vous pourriez m’écrire ainsi : Al reverendissimo padre Antonio del Carmello, per il signor de Souchères, convento di San-Pasquale, à Chiaïa, Napoli. »

À minuit, le ministre se présenta chez le roi pour lui annoncer cette tentative de réaction, que Sa Majesté connaissait parfaitement.

François II écouta le récit qui lui était fait avec une certaine amertume, et, s’adressant au ministre de l’intérieur et de la police :

— Don Liborio, lui dit-il, vous êtes plus habile à découvrir les complots royalistes que les conspirations libérales.

— Sire, répondit don Liborio, c’est que les complots royalistes se trament la nuit entre peu de personnes, tandis que les conspirations libérales se trament le jour et par tout un peuple.

— Au reste, dit le roi sans répondre directement à Romano, je connaissais un prêtre français qui conspirait dans un sens réactionnaire, mais il est pari.

— Votre Majesté se trompe, reprit Liborio Romano ; il est arrêté.

— Eh bien, dit le roi avec un mouvement d’impatience, remettez-le à la cour criminelle, et qu’il soit jugé.

On se quitta là-dessus.

Le lendemain, M. Brenier se présenta chez Liborio Romano. Il venait lui demander la liberté de M. de Souchères.

— À quoi bon, lui dit-il, retenir en prison un misérable prêtre ?

— Bon ! dit Romano ; si c’est un prêtre, il n’en est que plus dangereux.

Et il le retint en prison, malgré les instances de M. Brenier.

L’affaire, en effet, était on ne peut plus sérieuse ; elle compromettait le comte de Trani et le comte de Caserte, qui avaient dicté la proclamation.

Quant au général Cutrofiano, il s’était contenté de corriger les épreuves.

Le même jour, je reçus un messager de Romano ; il me faisait dire : « À partir de ce moment, c’est une guerre entre le roi et moi ; il quittera Naples, ou je quitterai le ministère. »




Le lendemain, dès le matin, le comte de Syracuse était à bord de l’Emma.

Il savait tout ce qui s’était passé pendant la nuit, la nomination de Cutrofiano au commandement de la place, celle du prince Ischitella au commandement en chef de la garde nationale.

Il me demanda si j’avais des nouvelles de Romano.

On lui avait dit que le ministre avait été arrêté la veille dans son lit. Je le rassurai sur ce point, en lui disant que Romano n’avait pas couché chez lui.

Le prince me quitta fort agité. Il partirait, m’assura-t-il, le lendemain au plus tard.

J’avais passé toute la nuit, jusqu’à quatre heures du matin, à attendre Pilotti sur le pont.

S’il était venu, son charbon était prêt.

Il revint par le bateau d’Ischia. Il n’avait pas retrouvé son bâtiment ; il est probable qu’il avait été dénoncé, et que les trois croiseurs de la veille lui avaient donné la chasse.

Pilotti et le déserteur napolitain qui l’avait suivi partirent sur le Ferruccio, avec le capitaine parlementaire.

Vers sept heures du matin, l’homme tombé à la mer la veille revint prendre son poste à bord de la goëlette.

Dans la journée, un prétendu marquis de Lo Presti se présenta à moi, disant qu’il savait, de source certaine, que le roi sortirait le soir pour juger de l’effet de son coup d’État sur le peuple ; lui, Lo Presti, et un de ses amis, profiteraient de cette occasion pour jeter une bombe dans la voiture du roi.

J’appelai Muratori, et, devant le soi-disant marquis[9] :

— Mon cher Muratori, m’écriai-je, descendez à l’instant même à terre, allez chez le comte de Syracuse, et dites-lui de prévenir son neveu de ne point sortir ce soir.

Puis, me retournant vers l’homme à la bombe :

— Monsieur, lui dis-je, vous avez entendu ; maintenant, il ne vous reste plus qu’une chose à faire : c’est de quitter à l’instant même l’Emma, ou je vous fais jeter à l’eau par mes matelots.

Le faux marquis descendit dans la barque qui l’avait amené ; je ne le revis plus.

Le comte de Syracuse me fit répondre qu’après le coup d’État de la nuit, le roi n’était plus son neveu ; que, par conséquent, tout ce qui pouvait arriver à François II lui était devenu indifférent.

Un de nos amis, Stefanone, le frère de la célèbre artiste, se trouvait là lors de cette réponse.

Je me tournai vers lui.

— Vous connaissez le duc de Laorito ? lui demandai-je.

— Beaucoup.

— Allez le trouver, mon cher Stefanone, et qu’il se charge de prévenir le roi.

Au bout d’une heure, Stefanone revint ; le roi avait été prévenu.

À midi, Romano me fit dire que le ministère en masse avait donné sa démission, et qu’à partir de ce moment il se croyait dégagé de tout devoir envers le roi.

Sur ces entrefaites, le docteur Wielandt arriva de Cava, où il avait été obligé de se réfugier.

La désorganisation la plus complète régnait dans le camp de Salerne ; les soldats désertaient, les officiers déclaraient qu’ils ne se battraient pas.

Bosco était revenu à Naples, malade de rage.

Avellino n’attendait que le mot d’ordre pour faire sa révolution.

Le docteur Wielandt connaissait l’intendant d’Avellino ; il se chargea de lui écrire une lettre au nom de Romano et au sien.

Manquait le messager.

Nous avions là sous la main notre déserteur ; c’était l’homme qu’il nous fallait.

Muratori lui donna la lettre pour l’intendant, ses instructions, et trente francs pour son voyage.

Il partit.

Avec le docteur Wielandt étaient arrivés quelques-uns de nos amis de Salerne. Ils venaient me demander si j’avais reçu des armes.

J’en avais dix caisses sur le Pausilippe ; mais le capitaine, craignant avec raison de se compromettre, en avait refusé le transbordement.

Je donnai aux Salernitains trois carabines et douze revolvers ; c’était tout ce qui me restait.

Toute la journée, Naples fut très-agité ; les chefs de la garde nationale protestèrent contre le coup d’État et vinrent prier Romano de reprendre sa démission.

Romano tint bon.

Le soir, la ville fut sillonnée de patrouilles ; Cutrofiano, insulté par un chef de la garde nationale, fut forcé de garder l’insulte pour lui.

À neuf heures, Cozzolongo fut chargé par le ministre démissionnaire de me dire que, le lendemain, il viendrait probablement dîner avec moi en allant demander l’hospitalité à l’amiral anglais.

Cozzolongo était chargé d’aller, en me quittant, annoncer au capitaine parlementaire, qui partait le soir même, que, Romano jouissant désormais de toute sa liberté, Garibaldi pouvait compter sur lui ; qu’il renouvelait l’engagement de lui donner Naples sans qu’il y eût une goutte de sang répandue.

À dix heures, le Ferruccio leva l’ancre. Il emportait à son bord une nouvelle lettre de moi à Garibaldi.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Au nom du ciel, mon ami, plus un seul coup de fusil ! C’est inutile, Naples est à vous.

» Venez vite à Salerne, et, de là, faites savoir à Liborio Romano que vous y êtes ; ou il ira vous chercher à Salerne avec une partie des ministres, ou il vous attendra à la gare du chemin de fer.

» Venez sans perdre une minute. Une armée vous est inutile : votre nom seul vaut une armée.

» Si je ne voulais pas vous laisser le plaisir de la surprise, je pourrais vous envoyer un double du discours qui sera prononcé à votre arrivée.

» Vale et me ama.
» Alex. Dumas. »

La nuit se passa très-bruyante et très-agitée ; mais, vers trois heures, le bruit s’éteignit, l’agitation cessa. Le Vésuve seul continua, avec des grondements sourds, de jeter des flammes, de répandre sa lave.

Le Vésuve est la soupape de sûreté de Naples.

La journée du lendemain, c’est-à-dire du dimanche 2 septembre, se passa dans la plus grande tranquillité. Je m’étonnais de cette tranquillité devant un envoyé de Liborio Romano.

— On ne fait jamais rien le dimanche à Naples, me répondit-il.

Et, en effet, Naples n’avait plus le même aspect que la veille ; Naples était à mille lieues d’une révolution ; de la démission des ministres, il n’en était plus question le moins du monde ; de Garibaldi, on n’en avait jamais entendu parler ; Liborio Romano, Ischitella, Cutrofiano, François II, personne ne connaissait ces gens-là.

Ce que Naples connaissait, c’étaient saint Janvier et la Madone.

Toute la journée, on tira des boîtes, je ne sais plus en l’honneur de quel saint ; à tout moment je tressaillais, croyant entendre la fusillade.

Niais que j’étais ! ne me l’avait-on pas dit le matin : on ne fait rien à Naples le dimanche !

Le seul événement de la journée fut le départ de la corvette à vapeur sarde le Governor, qui tira onze coups de canon, leva l’ancre et mit le cap sur Gênes.

Elle emportait à son bord le comte de Syracuse ; le prince suivait le conseil que je lui avais donné deux jours auparavant.

Le soir, notre messager revint ; il rapportait une lettre très-prudente de l’intendant d’Avellino, qui ne s’engageait à rien.

À la vérité, cette réserve de l’intendant nous fut bientôt expliquée : nous lui avions envoyé pour messager un des espions les plus connus de l’ancien gouvernement ; aussi l’avait-il, comme sa lettre nous le prouvait, traité en agent provocateur.

Par bonheur pour le seigneur don Julis, il n’était pas là ; sans quoi, je n’eusse laissé à personne le soin de le jeter à l’eau ; il avait, aussitôt sa réponse rendue, quitté la goëlette, sans doute pour ne plus y remettre les pieds.

Mais celui qui était venu avec don Julis était resté sous ma main.

J’abordai très-nettement la question.

— Ton camarade était un mouchard, et, selon toute probabilité, tu es un mouchard comme ton camarade.

Le pauvre diable jura ses grands dieux que non.

Il ne connaissait aucunement don Julis, qui, une seule fois, l’avait conduit à son hôtel. Il ne l’avait jamais vu avant ce jour-là.

— Et tu sais où est son hôtel ?

— Oui.

— Très-bien.

Je dis à l’un de nos matelots nommé Louis, — espèce de colosse capable, comme Milon de Crotone, de porter un bœuf sur son dos, de le tuer et de le manger en un jour, — je dis à Louis de garder à vue notre prisonnier et de l’étrangler s’il bougeait.

Puis Muratori sauta dans une barque et alla chercher Cola-Cola.

Cola-Cola est ce bas officier de la police qui a répondu au juge Navarra, au moment où celui-ci le condamnait à quarante-six ans de galères : « Quarante-six ans, c’est long ; je ferai ce que je pourrai, vous ferez le reste. »

Liborio l’avait mis à notre disposition.

Une demi-heure après, Muratori revenait avec lui.

Nous lui contâmes l’affaire.

— C’est bien simple, nous dit-il : je vais l’arrêter comme réactionnaire et le mettre au secret pour deux ou trois jours ; d’ici à deux ou trois jours, tout sera fini et je le lâcherai, ou nous lui ferons son procès, à votre choix.

— Vous le lâcherez, Cola-Cola ; nous ne voulons pas la mort du pécheur.

Puis, lui montrant l’homme que gardait Louis :

— Cola-Cola, ajoutai-je, prenez monsieur avec vous et veillez sur lui comme s’il avait avalé les diamants de la couronne de Naples. Monsieur vous conduira à l’hôtel de son compagnon ; il vous aidera à le prendre ; vous mettrez en sûreté celui que vous aurez pris, et vous lâcherez l’autre au milieu de la rue de Tolède, en l’invitant à aller se faire pendre où il voudra.

Cola-Cola fit signe à notre dernier hôte de le suivre, le fit asseoir à son côté dans la barque, lui dit à l’oreille deux mots qui parurent obtenir son assentiment, glissa silencieusement sur la mer et disparut dans l’obscurité.

Une demi-heure après, Cola-Cola était de retour.

— Eh bien ? lui demandâmes-nous d’une seule voix.

— Eh bien, il est écroué sous la prévention d’avoir voulu assassiner le ministre.

Avouez que c’est un curieux pays que celui où les gens qui conspirent font arrêter les mouchards qui les espionnent !



XXI

proscription de l’Emma


Port de Picciotta, 5 septembre,

Le 3 septembre au matin, le nonce du pape, un des principaux moteurs de la réaction, se présenta chez Liborio Romano, dont la démission n’était pas encore acceptée.

Il venait lui annoncer qu’il y avait de grands troubles dans le Bénévent et lui demander des soldats pour les réprimer.

Liborio Romano se mit à rire.

— Monseigneur, dit-il, à l’heure qu’il est, nos soldats ne veulent plus se battre pour nous ; je doute donc fort que, ne voulant plus se battre pour nous, ils veuillent se battre pour le pape.

— Mais alors, dit le nonce tout effaré, que voulez-vous que fasse Sa Sainteté ?

— Sa Sainteté fera ce que fait le roi François, elle se résignera à perdre son pouvoir temporel, et, plus heureuse que le roi François, il lui restera encore le plus bel héritage des papes, puisque c’est celui qu’ils tiennent de Jésus-Christ : son pouvoir spirituel.

— Voilà votre réponse ?

— En toutes lettres.

— Dans ces circonstances, que me reste-t-il à faire, à moi ?

— Une seule chose.

— Laquelle ?

— Il vous reste à bénir trois personnes.

— Qui sont-elles ?

— Le roi Victor-Emmanuel, le général Garibaldi et votre serviteur Liborio Romano.

Le nonce sortit furieux, en marmottant des paroles qui étaient loin de ressembler à une bénédiction,

Le lundi, l’agitation reprit juste où l’avait laissée le samedi.

Les ministres, entrés à onze heures du matin chez le roi, y restèrent jusqu’à cinq heures.

À six heures et demie, comme nous achevions notre dîner, une barque armée en guerre aborda l’Emma.

Un officier supérieur de la marine demanda le capitaine Beaugrand.

Le capitaine Beaugrand avait déjeuné à bord du Protis et n’était pas encore rentré. Son déjeuner était, à ce qu’il paraît, devenu dînatoire.

Nous fîmes répondre par Muratori que le capitaine n’était pas là.

— Faites venir le second, alors, reprit l’officier de marine.

— Vous n’avez pas de chance, lui dit Muratori, le second est à Marseille.

Je m’approchai.

— En l’absence du capitaine et du second, veuillez me dire ce qui vous amène, monsieur, dis-je à l’officier ; je suis tout à la fois l’armateur et le propriétaire de l’Emma.

— J’ai ordre de m’adresser à quelqu’un de l’équipage, et non à l’armateur ni au propriétaire.

— Alors, Podimatas, mon ami, montrez-vous et écoutez attentivement ce que va vous dire monsieur,

Nous nous éloignâmes, Muratori et moi ; nous nous remîmes à table et achevâmes notre dîner.

L’officier napolitain conféra cinq minutes avec Podimatas, et se retira dans sa barque, qui s’éloigna rapidement.

— Eh bien, Podimatas, demandai-je, il faut quitter la rade de Naples, n’est-ce pas ?

— Justement.

— Et quand cela ?

— Tout de suite.

— Oh ! oh ! tout de suite, c’est trop tôt ; nous ne pouvons pas laisser là notre capitaine, il serait inquiet de nous.

— L’ordre est précis.

— Que peuvent-ils faire de pis, Podimatas ?

— Tirer sur nous.

— Voilà tout ? Ce n’est pas bien effrayant : ils tirent si mal, qu’ils nous manqueront ; vous vous souvenez de Milazzo, que diable !

La raison parut bonne à Podimatas, car il se remit à table et reprit sa tasse de café à moitié vide.

Comme il en avalait la dernière gorgée, Cozzolongo monta à bord.

— Eh bien, dit-il, vous avez reçu l’ordre de quitter la rade ?

— Oui ; contez-nous comment cela s’est passé.

Cozzolongo nous rapporta alors ce que je vous ai déjà dit.

Le roi, à midi, avait fait venir M. Brenier ; il lui avait dit que j’étais la cause de tous les troubles qui avaient lieu depuis huit ou dix jours à Naples : qu’avant mon arrivée, Naples était tranquille, et que, moi parti, il le redeviendrait.

M. Brenier abonda naturellement dans les idées de Sa Majesté, et lui donna, au nom du gouvernement qu’il représentait, tout pouvoir de me faire quitter la rade.

Quant à moi, M. Brenier voulut me laisser tout le plaisir de la surprise.

Un autre m’eût prévenu que, vu les circonstances et la guerre personnelle que je faisais à Sa Majesté François II, il ne pouvait s’opposer à mon départ.

M. Brenier n’en fit rien.

Quand je rentrerai à Naples avec Garibaldi, j’aurai l’honneur de lui faire une petite visite de remerciment.

Le capitaine Beaugrand ne revint qu’à dix heures, de sorte que nous eûmes tout le temps de savoir ce qui se passait à Naples.

Il y avait beaucoup d’agitation.

Des affiches avaient été posées, sur lesquelles étaient écrits ces mots :

« Vive Victor-Emmanuel ! vive Garibaldi ! vive l’Italie une ! »

La garde nationale voulait les arracher ; le peuple voulait les maintenir.

Un officier déchira une de ces affiches avec la pointe de son sabre, un homme du peuple lui donna un coup de bâton et le tua.

De là un conflit dans lequel la garde nationale fut repoussée.

On entendait, de la rade, les cris des lazzaroni et le battement des tambours.

Ce fut à ce moment-là que nous levâmes l’ancre en donnant à tous nos amis rendez-vous à Castellamare.

Au moment où nous partîmes, il y avait deux journalistes à bord.

Il doit y avoir eu, le lendemain, un joli sabbat dans les journaux.

Depuis huit jours, l’Emma était la grande officine où se distillaient toutes les nouvelles, où se rédigeaient toutes les proclamations.

Nous partîmes pour Castellamare par le plus beau calme du monde ; à deux heures du matin, nous n’avions pas fait un mille.

Le calme dura toute la nuit ; le lendemain, à midi, nous étions à Castellamare.

L’Emma est tellement connue sur toute la côte pour une garibaldienne enragée, qu’à peine l’ancre jetée, les visites commencèrent.

Au reste, ces visites n’avaient qu’un but ; tout visiteur résumait son désir dans cette demande :

— Avez-vous des armes ?

Je n’en avais plus.

Au milieu de tous les visiteurs, une barque montée par un officier de marine se fit jour.

L’officier demanda à parler au capitaine.

Le capitaine se leva.

— Capitaine, dit l’officier en assez bon français, il est défendu au navire l’Emma de séjourner sur les côtes de Naples.

— Monsieur, demandai-je à l’officier, pouvez-vous me dire jusqu’où s’étendent, à cette heure, les côtes de Naples ?

L’officier se mordit les lèvres.

— Vous avez entendu, capitaine ? dit-il.

— Oui, monsieur, répondit le capitaine ; mais il m’est impossible de partir en ce moment.

— Pourquoi ?

— Parce que mes papiers sont chez le consul.

— Allez les chercher à l’instant même.

— Monsieur, demandai-je à l’officier, excusez une seconde question ; je suis très-curieux, ce soir, et c’est naturel quand on quitte un pays.

— Parlez.

— À qui ce joli petit cutter qui se balance dans la rade, à un demi-mille de nous ?

— C’est au roi, monsieur.

— Vous vous trompez, c’est à moi.

— Comment ! c’est à vous ?

— Oui, et la preuve, c’est que je le prendrai en repassant.

L’officier se retira sans mot dire.

Notre capitaine descendit dans le youyou et se fit conduire à terre.

Le commandant du port jouait de malheur : le secrétaire du consul avait mis les papiers de l’Emma dans un tiroir, avait fermé le tiroir à clef, avait mis la clef dans sa poche, et était allé on ne savait pas où.

De là l’impossibilité de partir.

Deux barques, montées chacune par vingt hommes et armées en guerre, vinrent stationner aux deux côtés de l’Emma.

Ce qui n’empêcha point Castellamare, qui avait appris mon arrivée, d’illuminer comme avait fait Salerne. Cette illumination effraya le commandant de place, mal rassuré par le canon de sa forteresse.

À une heure du matin, il nous envoya la missive suivante :

« Castellamare, 3 seit. 1860, alle 3 or. dopo la mezza notte.
  comando superiore
del
dipartimento maritimo
 

» Il comandante la goeletta l’Emma fara vela immediatamente e rimanza à largo ; e da mattina, il solo capitano andera ricever a terra le carte colla maggior sollicitudine, e partira. »

Vous allez voir que c’est moi qui aurai détrôné le roi de Naples et que je serai l’Améric Vespuce de Garibaldi !

À neuf heures du matin seulement, comme si le mot lui était donné pour faire enrager le commandant supérieur du département maritime, le secrétaire du consul rentra.

Depuis deux heures, un messager était parti pour Avellino avec un des laissez-passer que m’a donnés Garibaldi.

Ce laissez-passer devait l’aider à faire révolter la province d’Avellino et à y établir un gouvernement provisoire.

À dix heures, le capitaine revint avec nos papiers et nous partîmes.

Tout le jour et toute la nuit suivante, nous eûmes du calme, et à peine franchîmes-nous le golfe de Salerne.

Le 5, à midi, nous étions en face du village de Picciotta, mettant en panne pour attendre un bateau pêcheur auprès duquel nous voulions nous renseigner sur l’endroit où était Garibaldi.

Le patron nous dit que les dernières nouvelles annonçaient un débarquement à Sapri et l’arrivée de Garibaldi à Cozenza.

Comme nous étions en train de causer avec le bateau, nous fûmes vus du village de Picciotta ; une barque chargée d’hommes quitta alors le rivage et vint à nous.

Tous ces hommes étaient avides de nouvelles ; nous leur en donnâmes des plus fraîches ; nous leur dîmes que Garibaldi était attendu à Naples, et qu’il n’avait qu’à s’y présenter pour être reçu avec enthousiasme.

Ils n’avaient encore osé rien faire sur la côte ; mais, lorsqu’ils connurent ces nouvelles, et surtout celui qui les leur donnait, ils poussèrent de tels cris de « Vive Garibaldi ! vive l’Italie une ! » que je crus que c’était une occasion de placer les chemises rouges que j’avais fait confectionner à bord, et qui avaient si fort tiré l’œil de Sa Majesté François II.

Consignons en passant qu’il était venu pour un millier de ducats de souscriptions volontaires, qui, pendant mon séjour dans la baie de Naples, m’avaient efficacement aidé à soutenir ceux de nos agents que nous envoyions de tous côtés pour proclamer la révolution, à secourir ceux de nos amis qui étaient en fuite, à répandre des armes gratis, et à payer la façon des chemises rouges.

Je dis la façon, parce qu’une seule personne avait donné l’étoffe suffisante pour quatre cents chemises.

Et ce qu’il y avait de plus merveilleux, c’est que ces excellents patriotes exigeaient et exigent encore que je tienne leurs noms secrets.

Réduit à mes propres ressources, je n’eusse pu faire la moitié de ce j’ai fait.

Nos hommes, qui ne s’attendaient pas à une pareille largesse, passèrent de l’enthousiasme à la frénésie.

Faute de glace, chacun se faisait regarder par son camarade, en poussant de véritables hurlements de joie.

À la vue de ce qui se passait en mer, et sans rien comprendre à ce changement de costume, deux autres barques, chargées à couler, se détachèrent du bord et s’avancèrent vers nous en faisant force de rames.

Les nouveaux-venus reçurent à leur tour leur contingent de chemises rouges et joignirent leurs hourras à ceux de leurs compagnons.

Un d’eux, jeune homme de dix-huit à vingt ans, se sentant inspiré, me demanda une plume, de l’encre et du papier, et improvisa une proclamation dont je l’eusse cru, certes, incapable, et qui fut lue séance tenante et couverte d’applaudissements.

On se compta : on était cinquante environ. On se jugea en nombre assez considérable pour faire révolter le Cilento. Muratori, gagné par l’enthousiasme général, déclara qu’il m’abandonnait pour prendre le commandement de ces cinquante volontaires. Je le fis capitaine, nomination qui fut confirmée à l’unanimité ; je nommai l’auteur de la proclamation son lieutenant ; je donnai à chacun d’eux une carabine et vingt-cinq cartouches, et ils se mirent en route. Muratori prit sur lui trois ou quatre cents francs, me laissant le reste de sa bourse, fort diminuée. Le pauvre garçon était venu à mon bord avec plus de trois cents louis, et à peine lui restait-il mille francs. Dans son patriotisme, il avait répandu l’argent à pleines mains[10].

Je suivis des yeux les quatre barques, qui, cette fois, n’eussent pas fait mentir M. Delamarre, et qui avaient assez l’air d’être montées par des flibustiers. Un instant après qu’elles eurent pris terre, Muratori et ses hommes disparurent dans la montagne.


Pendant ce temps, une jolie brise du nord-est s’était faite et nous poussait grand largue vers Messine ; nous mîmes toutes nos voiles au vent, même les flèches. J’espérais, à Messine, avoir des nouvelles positives, et, à l’aide du Ferruccio ou du Franklin, aller rejoindre le général.

Nous arrivâmes le lendemain, dans l’après-midi, à Messine : ni Orrigoni, ni Orlandini n’y étaient. Un seul bâtiment se trouvait en rade, l’Orégon. Je fis dire au Capitaine que j’étais arrivé, et le priai de me donner des nouvelles dès qu’il en aurait. Il me le promit ; mais il n’avait pour le moment d’autres instructions que celles de ne pas quitter son ancrage et d’attendre des ordres.

Je m’occupai de mes armes ; elles étaient déposées en douane. Je les fis transporter à bord de l’Emma, activant autant que possible ce travail, convaincu que j’étais qu’il me faudrait partir d’un moment à l’autre.

Le 8 septembre, vers quatre heures du matin, je m’entendis appeler du pont à travers le capot. Je demandai ce que l’on me voulait.

— Garibaldi, me répondit une voix que je reconnus pour celle du capitaine de l’Orégon, est entré à Naples.

J’étais couché tout simplement sur un coussin. Je sautai à bas de ma banquette et montai tout courant sur le pont.

Mais le capitaine, tout en affirmant la nouvelle, ne pouvait me donner d’autres détails que ceux qu’avait apportés le télégraphe, instrument, comme chacun sait, très-sobre d’explications.

Disons tout de suite quels événements s’étaient passés à Naples depuis mon départ, c’est-à-dire depuis le 3 septembre au soir.



XXII

départ du roi françois ii


Depuis la supplique qui avait conseillé au roi de partir, le roi ne recevait plus que Pianelli, Ischitella, Cutrofiano et Capecelatro, l’officier de marine.

Dès le 4 au matin, il acceptait le programme de Romano : ne pas faire la guerre aux environs de Naples ; dans tous les cas, épargner la ville.

Le 4 au soir, il prit la résolution de partir.

Le 5, il fit ses apprêts, vit les ambassadeurs d’Espagne et de France, reçut les généraux et causa, calme et tranquille, avec eux.

Le même jour, le ministre Spinelli fut chargé d’écrire les adieux du roi à son peuple. Il alla trouver Romano pour le prier de le faire à sa place ; ce n’était pas chose difficile : dans la prévision du départ, ces adieux étaient rédigés d’avance[11]

Dans la soirée du 5 septembre, Spinelli présentait la proclamation au roi.

François II commença de la lire ; mais, s’interrompant après le premier paragraphe :

— Ce n’est pas vous qui avez écrit cette proclamation, Spinelli, dit-il ; c’est Romano. Je reconnais son style.

Et il ajouta :

— Quand il veut, il écrit très-bien !

Alors il signa la proclamation et ordonna à Spinelli de la faire imprimer.

Cette proclamation, la voici ; nous la donnons en italien à nos lecteurs de France, afin qu’ils puissent, en effet, juger du style de Liborio Romano :

PROCLAMA REALE

« Fra i doveri prescritti ai re questi dei giorni de sventura sono i più grandiosi e solenni, ed io intendo di compierli con rossegnazione, senza debolezza, con animo sereno e fiducioso la quale convien al discendente di tanti monarchi. A tal effetto, rivolgo ancora una volta la mia voce al popolo del mio regno da cui mi allontano con dolore di non aver potuto sacrificare la mia vita per la sua felicità e la sua gloria.

» Una guerra ingiusta e contra la ragione delle genti a invaso i miei Stati non ostante che io fossi in pace con tutte le potenze europee. I mutati ordini governati e la mia adesione ai grandi principi nazionali non valsero ad allontanarla che anzi la necessità di diffendere la integrità dello stato trascinio seco avvenimenti che ho sempre deplorati. Ond’io solennemente protesto contra tale invazione e ne appello alla giustizia de tutte le nazioni dirozzati.

» Il corpo diplomatico residente presso la mia personna sempre fin allora da quali sentimenti aveva compreso l’animo mio verso questa illustre metropoli del regno. Salvare delle rovine et della guerra i suoi abitanti e le loro proprietà, gli edifizi, i monumenti, gli stabilimenti publici, le collezione di arte e tutto questo che forma il patrimonio della sua civilta e della sua grandezza e che appartenendo alle generazioni future e superiore alle passioni de mio tempo.

» Questa parola è giunta l’ora di proferirla ; la guerra si avvicina alle muro della città, e con dolore ineffabile, io mi allontano, con una parte della mia armata, trasportandomi dove la difesa dei miei dritti mi chiama. L’altra parte di questa nobile armata resta per contribuire alla inviolabilità della capitale, che come un palladio sacro raccomando al ministero, al sindaco ed al comandante della guardia nazionale. La prova che chiedo all’ onore ed al civismo di essi, è di risparmiare a questa patria carissima gli orrori dei disordini interni e i desastri della guerra vicina. A qual uopo concedo loro tutte le necessarie e più estese facoltà di reggimento.

» Discendente di una dinastia che per 126 anni regnò in queste contrade continentali, i miei affetti sono qui. Io sono Napolitano e non potrei senza grave rammaino dirigere parole di addio ai miei amatissimi sudditi. Qualche sia il mio destino, prospero ove contrario, serbero per essi forti ed amorevoli rimembranze. Raccomando loro la concordia, la pace dei doveri cittadini. Che uno smodato zelo per la mia sorte non diventa face di turbolenze.

» Quando alla giustizia di Dio piacera restituirmi al trono dei miei maggiori, cio ch’ imploro è di rivedere i miei popoli concordi, forti e felici.

 » Napoli, 3 sett. 1860. »

Le 6, dans la matinée, le roi signa beaucoup de décrets ; à deux heures après midi, il reçut les ministres et leur fit ses adieux en ces termes :

« Messieurs, je suis forcé de partir ; mais je pars calme, parce que ma chute ne vient point de ma faute, mais des décrets de la Providence. Quel que soit mon destin, je le supporterai courageusement. La seule chose qui me brise le cœur, c’est que Naples abandonne la cause de son roi sans coup férir. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour le pays et pour moi.

Puis vint le baise-main.

Vers quatre heures, le roi descendit du palais à la mer par la darse ; il était accompagné de MM. de Martino, de Capecelatro, de Carafa.

Il s’embarqua sur la Sajetta, commandée par le capitaine Criscuola, marin de confiance du roi Ferdinand II.

À six heures, le bâtiment partit, emportant vers Gaëte le dernier fils régnant de Henri IV et de saint Louis.



XXIII

garibaldi à naples


Pendant la soirée du 6, on avait appris l’arrivée de Garibaldi à Salerne.

Le roi, en partant, avait recommandé à ses ministres de maintenir la tranquillité publique. Les ministres, jaloux de remplir le devoir qui leur était imposé, se réunirent vers neuf heures du soir chez Spinelli, leur président, et résolurent d’envoyer au général Garibaldi le maire de Naples, prince d’Alessandria, et le général de Sazepono, afin de traiter avec lui de son entrée dans la capitale.

On décida, en outre, de les faire précéder de l’avocat Emilio Civitta, dont le frère se trouvait dans l’armée de Garibaldi, et qui était ami très-intime de Romano. Cozzolongo, qui venait d’être promu au grade de commissaire de police, fut adjoint à Emilio Civitta.

Il fut convenu que le lendemain, de bonne heure, on se réunirait dans la salle ordinaire des séances, et que, là, on prendrait les dernières décisions.

Le lendemain, à six heures, se trouvèrent au rendez-vous Romano, Lancilli, et les directeurs de Cesare, Carafa, Giacchi et Miraglio.

Le commandeur Spinelli, de Martino et Pianelli furent attendus vainement.

Les ministres réunis décidèrent de faire une adresse à Garibaldi. Romano présenta une adresse écrite de sa main.

Elle fut approuvée de tous, mais signée seulement de Romano, de Cesare et de Giacchi.

Voici cette adresse :

 « Général,

» Vous voyez devant vous un ministère qui reçut le pouvoir du roi François II. Nous l’acceptâmes comme un sacrifice dû à la patrie ; nous l’acceptâmes dans des moments difficiles, quand la pensée de l’unité de l’Italie, sous le sceptre de Victor-Emmanuel, pensée qui déjà, depuis longtemps, animait les Napolitains, soutenue par votre épée et proclamée en Sicile, était devenue une irrésistible puissance ; quand toute confiance entre le gouvernement et les gouvernés était rompue ; quand les anciens griefs et les haines comprimées s’étaient fait jour, grâce aux récentes libertés constitutionnelles ; quand le pays était vivement agité par la crainte d’une réaction violente ; nous acceptâmes le pouvoir dans ces conditions, afin de maintenir la tranquillité publique et de sauver l’État de l’anarchie et de la guerre civile. Ce fut le but de tous nos efforts. Le pays nous a compris, et il a su nous apprécier. La confiance de nos concitoyens ne nous a jamais fait faute, et nous devons à leur zèle efficace la tranquillité qui a sauvé la ville au milieu de tant de partis.

» Général, toutes les populations du royaume ont manifesté leurs vœux, soit par des insurrections ouvertes, soit par la voie de la presse, soit par d’autres démonstrations. Elles veulent, elles aussi, faire partie de la grande patrie italienne sous le sceptre constitutionnel de Victor-Emmanuel. Vous êtes, général, la plus haute expression de cette pensée. Aussi tous les regards sont tournés vers vous, toutes les espérances reposent en vous. Et nous, dépositaires du pouvoir, nous qui sommes aussi citoyens italiens, nous remettons ce pouvoir dans vos mains avec la confiance que vous en userez dignement et que vous saurez diriger le pays vers le noble but que vous vous êtes proposé, but qui est écrit sur vos drapeaux et dans le cœur de tous : Italie et Victor-Emmanuel.

» Naples, 7 septembre 1860. »

Revenons au prince d’Alessandria et au général de Sazepono, qui avaient été envoyés à Salerne par le conseil des ministres.

Les deux premiers messagers, Emilio Civitta et Cozzolongo, trouvèrent Garibaldi déjà prévenu. Il était au palais de l’intendance, le seul, on se le rappelle, qui n’eût pas illuminé le soir de ma station dans le port. Le général les reçut, causa avec eux du départ du roi, de la situation de Naples, et envoya le télégramme suivant à don Liborio Remano, ministre de l’intérieur et de la police :

ITALIA E VITTORIO-EMMANUELE
Al popolo di Napoli.

« Appenna qui gingue il sindaco e il comandante della guardia nazionale di Napoli che attendo, io verro fra voi.

» In questo solenne momento, vi raccomando l’ordine e la tranquillità che si adducono alla dignità di un popolo, il quale rientra deciso nella padronanza dei propri diretti.

 » Salerno, 7 sett. ore 6 1/2 antimeridiane.

» Il dittatore delle Due-Sicilie,
» G. Garibaldi. »
Liborio Romano lui répondit la dépêche suivante :
A l’invitissimo generale Garibaldi, dittatorie delle Due-Sicilie, Liborio Romano, ministro dell’ interno e polizia.

« Con la maggiore impatienza, Napoli attende il suo arrivo per salutare il redentore dell’ Italia, e rimettere nelle sue mani i poteri dello Stato e dei proprii destini.

» In questa aspettativa, io staro saldo a tutela dell’ ordine e della tranquillità publica. La suo voce già m’e resa, nota al popolo è il più gran pegno dal successo di tal assunti.

» Mi attendo gli ultorii ordini suoi e sono con illimitato rispetto.

» Liborio Romano.
» Napoli, 7 sett. »

Au lieu d’envoyer ses ordres, Garibaldi pensa que mieux valait les porter lui-même.

Il monta en wagon, vers dix heures et demie du matin, avec dix de ses officiers, la députation envoyée vers lui et quelques officiers de la garde nationale.

On arriva à la gare du chemin de fer à midi.

Liborio Romano y attendait le général avec Giacchi et de Cesare ; Liborio Romano prononça le discours que nous avons cité plus haut,

Garibaldi lui tendit la main et le remercia d’avoir sauvé le pays. Ce furent les propres paroles du dictateur, et c’était vrai.

Si le sang n’a pas coulé aux portes ou dans les rues de Naples, c’est à Liborio Romano que Naples le doit.

Des voitures attendaient en dehors de la gare ; celle où monta Garibaldi prit la tête de colonne et roula vers Naples.

Les forts étaient encore gardés par les soldats royaux. À l’approche du général, il se fit un certain mouvement hostile parmi les artilleurs.

Garibaldi le vit, se leva debout dans sa voiture, croisa les bras et les regarda en face.

Les artilleurs lui firent le salut militaire.

À la Grand’Guardia, un officier donna ordre de faire feu ; les soldats refusèrent.

Comme c’est l’habitude pour tout roi, tout prince ou tout conquérant qui fait son entrée à Naples, on se rendit à l’évêché.

Le frère Jean dit la messe et remercia Dieu. Le Te Deum chanté, Garibaldi invita Romano à monter en voiture avec lui, et l’on se dirigea vers le palais d’Angri, qu’ont habité Championnet et Masséna.

Arrivé au palais d’Angri, le général laissa les trois premiers étages à ses aides de camp, à son état-major, à ses secrétaires, et s’arrêta dans les mansardes.

Naples tout entier l’avait suivi, du fort de la mer à l’archevêché, et de l’archevêché au palais d’Angri.

Un cri immense, qu’on eût cru poussé par les cing cent mille voix de Naples, se fit alors entendre et entra par toutes les fenêtres ouvertes en montant au ciel ; hymne de vengeance contre François II, hosannah de reconnaissance pour le libérateur :

— Vive Garibaldi

Force fut au général de paraître à la fenêtre, Les cris redoublèrent ; les chapeaux et les bouquets furent jetés en l’air. À toutes les fenêtres ayant vue sur le palais d’Angri, les femmes agitaient leurs mouchoirs, se penchaient en dehors, au risque de se précipiter dans la rue.

La révolution était faite, et, comme je l’avais promis à Garibaldi, sans qu’elle coûtât une goutte de sang !

C’était cette triomphale entrée que le télégraphe m’annonçait le 8 au matin à Messine, par la bouche du commandant de l’Orégon.


ÉPILOGUE


Palais de Chiatamone, 15 novembre 1860.

Je donnai à l’instant l’ordre de lever l’ancre ; mais l’embarquement de nos armes traîna en longueur, et ce ne fut en réalité qu’à midi que la goëlette se mit en mouvement avec une jolie brise du sud-sud-ouest. Cette brise nous porta, en trois quarts d’heure, hors du détroit de Messine.

Une fois au large, le vent fraîchit, le ciel se couvrit, le tonnerre gronda. Le capitaine fit prendre un ris, puis deux, puis abattre la misaine.

Toute la nuit, le vent souffla avec assez de violence pour que la situation ne fût pas tout à fait exempte de dangers. Si la tempête nous avait poussés du côté de Naples, je m’en fusse consolé ; mais elle nous ballottait dans le triangle formé par la côte de Sicile, la côte de Calabre et Stromboli.

Deux jours, nous restâmes en vue de Stromboli. Pendant ces deux jours, à peine fîmes-nous six milles ; dans la nuit du troisième jour depuis notre départ, le vent se leva, et, lentement, mille par mille, nous arrivâmes à filer quatre à cinq nœuds.

Dans la journée du 12, nous approchâmes de Capri à deux encâblures à peine ; mais, là, nous fûmes repris par un calme plat qui nous retint entre la grotte d’Arno et le cap Campanella. Je voyais avec désespoir le soir arriver sans un souffle de vent, lorsque je distinguai, longeant la côte de Sorrente, un bateau à vapeur que notre capitaine reconnut pour être le Pytheas. Nous lui fîmes des signaux d’appel. Il vint à nous.

Il allait chercher des troupes à Sapri, mais avait, en même temps, reçu l’ordre, s’il me rencontrait, de se mettre à ma disposition.

Chose bizarre ! c’était un des bateaux loués par le roi François II à la compagnie Altaras.

Il était commandé par le capitaine Faci.

J’acceptai avec reconnaissance la remorque qu’il était chargé de m’offrir de la part du dictateur. Nous lui jetâmes un câble, il l’attacha à son arrière, doubla de vapeur, nous fit traverser en une heure et demie l’espace qui s’étend de Capri à Naples, nous abandonna au milieu de la flotte franco-anglaise, et, en croisant son adieu contre notre remercîment, vira de bord, remit le cap sur Capri et disparut dans l’obscurité.

Il pouvait être neuf heures du soir, à peu près. Nous avions une houle violente ; nous remîmes à la voile et allâmes jeter l’ancre tout près du môle.

Le lendemain, en m’éveillant, je trouvais Muratori qui m’attendait sur le pont, un télégramme à la main. Garibaldi avait donné l’ordre que l’Emma fût signalée dès qu’elle serait en vue, et, la veille au soir, un télégramme conçu en ces termes avait été envoyé au général et transmis par lui à Muratori :

« Le bateau à vapeur le Pytheas vient de Capri, remorquant une goëlette française que l’on suppose être l’Emma. »

Muratori nous avait cherchés le même soir, mais n’avait pu nous trouver. Au jour, il s’était remis en quête et avait été plus heureux.

Garibaldi m’attendait aussitôt mon arrivée.

Il va sans dire que don Liborio Romano m’attendait aussi. Nous le prîmes en passant.

Don Liborio était encore dans tout le feu de la victoire ; il me conduisit tout courant au palais d’Angri.

Nous trouvâmes le général au quatrième étage, dans la mansarde, selon son habitude.

— Ah ! te voilà, cria-t-il en m’apercevant. Dieu merci, tu t’es fait assez attendre !

C’était la première fois que le général me tutoyait. Je me jetai dans ses bras en pleurant de joie.

— Allons, dit le général, il n’y a pas de temps à perdre. Don Liborio, nos fouilles et notre permis de chasse.

On se rappelle que c’étaient les deux faveurs que j’avais demandées. Seulement, ce que je n’avais pas demandé et ce que le général m’accordait, c’était de diriger les fouilles.

Don Liborio fut chargé de faire signer, le lendemain, le décret qui me nommait directeur des musées et des fouilles.

— Et maintenant, dit Garibaldi, conduisez Dumas a son palais. — Car tu te doutes bien, n’est-ce pas, que j’ai tenu la parole que je t’avais donnée à Palerme ? Seulement, je t’ai choisi mieux qu’une chambre au palais royal, d’où il t’aurait fallu déloger un jour ou l’autre. Je t’ai choisi un petit palais où tu pourras rester tant que tu voudras.

Je remerciai le général.

— Et l’on est prévenu au palais ? demandai-je.

— Oui ; d’ailleurs, demain, je t’enverrai par Cattabene une autorisation en règle.

Nous nous embrassâmes encore une fois, le général et moi ; puis nous nous quittâmes.

Don Liborio eut la complaisance de me conduire et de m’installer lui-même au palais de Chiatamone.

Des ordres avaient été donnés à l’hôtel des Crocelles, pour qu’on fît, deux fois par jour, traverser la rue à mon déjeuner et à mon dîner, en attendant que je pusse m’installer confortablement. C’est ce qui a fait croire à certaines personnes que j’étais nourri aux frais de la municipalité. La municipalité n’a pas eu l’idée de m’offrir cette aumône ; je n’ai pas eu, par conséquent, besoin de la refuser. Au bout de sept jours, je devais mille francs aux Crocelles. Je trouvai que c’était assez comme cela. Je payai les mille francs et fis venir mon cuisinier de l’Emma.

On a fait beaucoup de bruit de ces mille francs dépensés en sept jours. Naples me nourrissait, disaient les bonnes âmes ; et, moi qui ne bois que de l’eau, je ruinais Naples par mes orgies !

On alla dire à Garibaldi que je dépensais cinquante piastres par jour, et que j’avais vingt personnes en permanence à ma table. Mais Garibaldi se contenta de répondre de sa voix mélodieuse :

— Si Dumas a vingt personnes à sa table, je suis au moins sûr d’une chose, c’est que ce sont vingt amis à moi.

M. N…, qui avait envie de la place de directeur des fouilles et musées, et qui probablement ignorait que cette place fût purement honorifique, lui adressa une requête contre moi.

Le général me renvoya la requête.

On vint lui dire que j’avais chassé deux fois à Capo-di-Monte, que j’avais emporté mon gibier dans une charrette, et que j’avais tout tué, poules et poussins. Il répondit :

— Dumas est chasseur… Je suis sûr d’une chose, c’est qu’il n’a tué que des coqs.

Le lendemain de mon installation au palais de Chiatamone, comme il me l’avait promis, le général m’envoya mon bail en règle.

La lettre était conçue en ces termes :

« Naples, 14 septembre 1860.

» M. Dumas est autorisé à occuper, d’ici à un an, le petit palais de Chiatamone, en sa qualité de directeur des fouilles et musées.

» G. Garibaldi. »


Cette décision produisit un grand scandale à Naples. Les journaux se récrièrent ; un d’eux me reprocha de me faire garder comme un roi par la garde nationale.

Lorsque Garibaldi me donna, au palais royal de Palerme, l’appartement du vice-roi Castelcicala, Palerme applaudit, et la municipalité, par une décision unanime, me fit citoyen de Palerme. Il est vrai que je n’avais absolument rien fait pour Palerme, étant arrivé à Palerme quand tout était fini ; tandis qu’au contraire j’avais risqué ma vie pour Naples.

Dieu n’en garde pas moins Naples ! Et puissé-je y faire tout le bien que je rêve, et pour l’accomplissement duquel je risquerai encore ma vie s’il le faut.


FIN
  1. Certains journaux de France et de l’étranger ont, m’a-t-on dit, non-seulement nié l’authenticité de ces Mémoires, mais prétendu même qu’ils n’étaient que la traduction pure et simple d’une biographie de Garibaldi publiée, il y a quelques années, en Amérique. Pour toute réponse à ces assertions charitables, je mettrai sous les yeux de mes lecteurs les deux pièces suivantes :
    « Naples, 29 septembre 1860.

    » C’est moi qui ai remis à M. Alex. Dumas une grande partie des autographes de Garibaldi, d’après l’autorisation du général lui-même.
    xxxx» Sur ce fait, M. Alex. Dumas n’avait pas besoin de rien emprunter à d’autres, certainement moins bien renseignés que lui.

    » A. Bertani,xxxxxxxxxx
    » Secrétaire général de la dictature de l’Italie méridionale. »

    « Je certifie que non-seulement M. Alex. Dumas n’a pas emprunté les Mémoires de Garibaldi à un éditeur américain ou anglais, mais que c’est M. Bertani qui, de la part du général Garibaldi, les lui a remis, écrits de la propre main du général.
    xxxx» Quant à moi, j’ai remis à M. Dumas les biographies d’Anita, de Daverio, d’Ugo Bassi et de la plupart des amis du général qui sont morts autour de lui.

    » C.-A Vecchi,xxxxxxxxxx
    » Major, aide de camp du général Garibaldi.

     » Naples, ce 16 octobre 1860. »

  2. Transporté à bord du Lombardo, il se jeta à la mer une troisième fois, et fut encore repêché ; on lui fit observer alors que, s’il voulait absolument mourir, rien ne l’empêchait de se faire tuer à la première affaire ; il comprit la logique de l’observation et demeura tranquille.
  3. Nom que l’on donne à tous les jeunes gens de la campagne ; depuis quinze ans jusqu’à vingt-cinq, tout paysan es un picciotto.
  4. V. page 38.
  5. À la nouvelle de la mort de Paul de Flotte, le comité italien de Paris décida qu’une souscription serait ouverte pour élever, à Selano, un monument à la mémoire du commandant des volontaires français, et fit insérer dans les journaux la pièce suivante :
    Au général Garibaldi, dictateur des Deux-Siciles.

     « Général,

     » Le sacrifice de nobles vies est malheureusement une des nécessités fatales de la conquête de la liberté. Nous le savons, et nous savons aussi que le sang des martyrs enfante des héros.

    » Ces pensées sont un adoucissement à la douleur qui nous oppresse depuis que nous est parvenue la triste nouvelle de la mort de notre ami de Flotte.

    » Par les honneurs funèbres que vous lui avez fait rendre, général, vous avez prouvé que votre grand cœur avait compris le sien ; mais ce que la modestie de notre si regrettable concitoyen ne vous a pas permis sans doute de bien connaître, c’est sa vie si noble, si pure, si bien remplie. Permettez-nous de vous la raconter brièvement.

    » Un écho des monts napolitains nous a dit sa mort héroïque ; qu’un écho parti de France vous dise comment il a vécu.

    » Paul-René-Gaston de Flotte, descendant de l’amiral Boulainvilliers par sa mère, né en 1817, à Landerneau, fit ses études à la Flèche et à Vendôme, et entra deuxième au vaisseau-école. Il avait alors quinze ans. Il fit une de ses premières campagnes, comme enseigne, à bord de la frégate la Vénus, envoyée dans l’océan Pacifique, sous le commandement de Dupetit-Thouars. Au retour, il rencontra l’expédition du capitaine Dumont d’Urville, qui entreprenait son voyage de circumnavigation, obtint de permuter avec un ami, et reprit, sur la Zélée, la longue route qu’il venait de parcourir. Quand il rentra en France en 1840, il avait fait, à vingt-trois ans, deux fois le tour du monde.

    » Plein d’ardeur, doué d’aptitudes brillantes et variées, destiné, de l’aveu de ses camarades et de ses chefs, à devenir un des officiers les plus distingués de son arme, il fut envoyé à Paris pour surveiller l’exécution d’une machine de son invention. Cette mission décida autrement de la carrière du jeune lieutenant de vaisseau. Il était à Paris quand survint la révolution de 1848, à laquelle il prit une part énergique.

    » La vie politique de Paul de Flotte date de cette époque.

    » Depuis longtemps déjà, les idées qu’il avait héritées de sa famille n’étaient pas les siennes. La nature de son esprit investigateur, non moins que l’élévation de sentiments qui lui était propre, avait fait de lui un homme nouveau : il appartenait tout entier à la cause démocratique. Mais, bien que ses adversaires l’aient souvent accusé de vouloir pousser à l’extrême l’application de ses idées sociales, il était, à tous égards, loin de mériter ces imputations aveugles.

    » Son action dans les clubs n’a point eu le caractère qu’on lui a prêté au dehors. Il fit les plus grands efforts, au 15 mai, pour prévenir la dissolution de l’Assemblée ; et, quand l’insurrection de juin éclata, provoquée par la proposition Falloux, il en fut atterré. Ayant vainement tenté de parvenir auprès de la commission exécutive, il parcourut les barricades durant une nuit entière, déplorant le fatal malentendu qui ensanglantait la cité, et s’épuisant en essais malheureusement infructueux pour arrêter cette lutte fratricide.

    » Dénoncé et arrêté, il se vit bientôt transporté sans jugement à Belle-Isle en Mer. Une tentative d’évasion n’ayant point réussi, il fut condamné de ce chef à un mois de prison, et c’est à cette condamnation qu’il dut sa liberté ; car, à l’expiration de cette peine, on n’osa le retenir pour le fait d’un jugement qui n’existait pas. Huit jours après sa sortie de prison, les électeurs de Paris l’envoyèrent protester à la tribune nationale contre la transportation sans jugement.

    » Le 20 mars 1850, il devait dire pourquoi il avait été l’un des élus du peuple et exposer ses doctrines politiques. L’anxiété était extrême chez ses amis, et ses adversaires s’attendaient à lui entendre prononcer un discours d’utopiste. Il parla, et prouva que, sans cesser de lever les yeux vers l’idéal qui était son rêve, il ne perdait pas du pied le réel, qui était son appui.

    » Pendant l’exercice de son mandat, Paul de Flotte écrivit et publia son livre De la Souveraineté du peuple, ouvrage imparfait sans doute, mais plein d’idées neuves et profondes et de pages éloquentes.

     » Le 2 décembre l’envoya en exil. Après un court séjour en Belgique, il revint secrètement à Paris, qu’il quitta de nouveau en août 1852, pour entrer dans une compagnie de chemin de fer. Il y resta huit ans sous un nom supposé, employé à la construction de tunnels et de viaducs, et s’occupant d’études scientifiques.

     » Enfin, général, la Sicile se réveilla. À la première nouvelle de votre audacieuse entreprise, Paul de Flotte sentit que l’heure de se dévouer était venue. Il partit, s’arrêta à Gênes, où il travailla à organiser un petit corps de volontaires français, et gagna la Sicile. Il vous vit, général ; il apprécia votre génie : ses lettres nous l’ont prouvé ici ; il s’attacha tout entier à la cause que vous représentez si glorieusement… Mais, hélas ! il vient de tomber, frappé d’une balle au front, à ses premiers pas sur la terre napolitaine.

     » Tel a vécu, tel est mort notre brave ami. C’était un homme rare à tous égards ; son intelligence était vaste et compréhensive ; son cœur était plein des plus généreux sentiments. Supérieur à l’influence des intérêts vulgaires, dévoué sans restriction aucune à la cause de la vérité et de la justice, il aimait avec la même passion la science, l’art, la poésie et la liberté.

    » Comprenant largement sa mission d’homme de progrès, il a sacrifié, pour racheter un peuple opprimé, le bel avenir auquel ses amis intimes savent seuls peut-être où il était appelé. Mais, s’il est une chose qui puisse adoucir l’amère douleur de tous ceux qui l’ont connu ou aimé, c’est la fin glorieuse qui a couronné sa vie. Il est mort en affirmant la démocratie française ; il a écrit avec son sang, sur la plage napolitaine, le nom de son pays. Que sa tombe sur cette terre rendue libre soit désormais le monument et le gage d’un pacte d’union entre l’Italie et la France !

    » Paris, le 5 septembre 1860.

    » Carnot, Havin, Étienne Arago, Ch. Beslay, Corbon, Delestre, Taxile Delord, Ad. Guéroult, Guinard, Ed. Huet, Fr. Huet, F. Jobbé-Duval, Henri Martin, Mornand, Th. Moutard, Léon Plée, Richard. »

    Un grand nombre d’amis et d’anciens collègues de Paul de Flotte avaient déjà répondu à cet appel, lorsque, au bout de trois jours, la souscription fut interdite par ordre de l’autorité.

  6. Un journal français, je ne sais lequel, — de Marseille, je crois, — a dit que l’amiral avait refusé de me recevoir. Ce Journal, quel qu’il soit, en a menti.
  7. V. pages 40 et 180.
  8. Consignons ici, en passant, que non-seulement ces révolutionnaires n’ont pas assassiné M. de Souchères, mais qu’après l’avoir arrêté, après l’avoir convaincu du crime de conspiration contre l’État, ils l’ont relâché au bout de huit jours de prison. Nous demandons si Ferdinand II et si François II en faisaient autant envers leurs ennemis.
  9. Constatons ici que c’était un mouchard, qui avait pris l’honorable nom du marquis de Lo Presti.
  10. Hâtons-nous de dire que cet argent ne lui a jamais été remboursé, quoique, en rentrant à Naples, il ait retrouvé son ami don Liborio Romano au ministère, comme il l’y avait laissé.
  11. J’ai le brouillon de ces adieux, qui, si on leur constituait leur véritable date, devraient porter celle du 2 septembre. Le brouillon est écrit sur papier au timbre du ministère d’État.