Amyot (p. 155-172).


XI

MÉTAMORPHOSE DE FRAY ANTONIO.


Il nous faut maintenant rétrograder de quelques jours et retourner au campement des chasseurs que nous avons laissés dans une situation assez perplexe, guettés par l’œil vigilant des Apaches et contraints de se fier provisoirement à fray Antonio, c’est-à-dire à un homme pour lequel, au fond du cœur, aucun d’eux n’éprouvait la moindre sympathie.

Cependant, s’il leur eût été possible de lire dans l’âme du moine, leur opinion sur lui aurait probablement changé complètement.

Une révolution s’était opérée dans l’esprit de cet homme, à son insu peut-être, et entraîné malgré lui par cette influence qu’exercent toujours les natures droites sur celles qui ne sont pas encore entièrement gâtées. Du reste, quelle que fût la cause du changement qui s’était presque subitement fait dans les idées du moine, nous devons constater qu’il était sincère et que fray Antonio avait réellement l’intention de servir ses nouveaux amis, quelles que dussent d’ailleurs en être pour lui les conséquences.

Tranquille, habitué par la vie qu’il avait menée au désert, à découvrir avec une certaine habileté les véritables sentiments des individus avec lesquels le hasard le mettait en rapport, crut devoir, dans les circonstances présentes, sinon ajouter une foi entière aux protestations de dévouement du moine, du moins paraître complètement s’en rapporter à lui.

— Êtes-vous brave ? lui demanda-t-il en continuant l’entretien.

Fray Antonio, surpris par cette question à brûle-pourpoint hésita un instant.

— C’est selon, dit-il.

— Bien, cette réponse est d’un homme sensé : il y a des moments où le plus brave a peur, nul ne peut répondre de son courage.

Son interlocuteur fit un geste d’assentiment.

— Il s’agit, reprit Tranquille, de tromper un trompeur et de faire avec lui assaut de ruse, me comprenez-vous ?

— Parfaitement, continuez.

— Très-bien. Retournez auprès du Renard-Bleu.

— Hum !

— Vous avez peur ?

— Pas précisément, seulement je crains qu’il ne se porte à quelque extrémité sur ma personne.

— C’est une chance à courir.

— Eh bien, soit ! s’écria-t-il résolument, je la courrai.

Le Canadien le regarda fixement.

— C’est bon, lui dit-il ; tenez, prenez ceci, et au moins si vous êtes attaqué, vous ne mourrez pas sans vengeance.

Et il lui mit dans les mains une paire de pistolets.

Le moine les examina un instant avec soin, les tournant et les retournant comme pour s’assurer qu’ils étaient en bon état, puis il les cacha sous ses vêtements avec un mouvement de joie.

— Je ne crains plus rien maintenant, dit-il, je pars.

— Au moins, faut-il que je vous explique…

— À quoi bon ? interrompit le moine. Je dirai au Renard-Bleu que vous consentez à avoir une entrevue avec lui, mais que, comme vous ne vous souciez pas de vous rendre seul dans son camp, vous désirez le voir sans témoins au milieu de la prairie.

— C’est cela, et vous l’amènerez avec vous à l’endroit où je l’attendrai.

— J’essaierai du moins.

— C’est ainsi que je l’entends.

— Mais où l’attendez-vous ?

— Sur la lisière de la forêt.

— C’est convenu.

— Une dernière recommandation.

— Parlez.

— Tenez-vous toujours à quelques pas du chef, ni devant ni derrière, mais à sa droite, si c’est possible.

— Bien, bien, je comprends.

— Allons, bonne chance.

— Oh ! maintenant, je ne crains plus rien ; j’ai des armes.

Après avoir dit ces mots, le moine se leva et s’éloigna rapidement d’un pas ferme.

Le Canadien le suivit assez longtemps du regard.

— Est-ce un traître ? murmura-t-il.

— Je ne le crois pas, répondit le Cœur-Loyal.

— Dieu le veuille.

— Quel est votre projet ?

— Il est simple : nous ne pouvons triompher des ennemis qui nous enveloppent que par la ruse ; c’est donc elle seule que je veux employer ; il faut à toute force que nous échappions à ces démons rouges.

— C’est juste. Mais, lorsque nous serons parvenus à les dépister, où irons-nous ?

— Il ne faut pas songer, dans l’état de fermentation où se trouve le pays, à faire un long voyage à travers le désert avec deux femmes au milieu de nous : ce serait courir à une perte assurée.

— En effet, mais que faire alors ?

— Mon intention est de me rendre à l’hacienda del Mezquite. C’est encore là, je crois, que ma fille trouvera provisoirement l’abri le plus convenable pour elle.

— Permettez-moi de vous rappeler que c’est vous-même qui avez refusé de recourir à ce moyen de salut.

— C’est vrai. Aussi je ne m’y résous qu’en désespoir de cause. Quant à vous…

— Quant à moi, interrompit vivement le Cœur-Loyal, je vous accompagnerai.

— Merci, s’écria le Canadien avec effusion. Malgré tout le plaisir que me cause votre offre généreuse, je ne puis cependant l’accepter,

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que la nation qui vous a adopté réclame votre secours, et que vous ne devez pas le lui refuser.

— Elle attendra ; d’ailleurs le Cerf-Noir se chargera de m’excuser.

— Non, dit nettement le chef, je ne quitterai pas mes amis pâles dans le danger.

— Pardieu ! s’écria Tranquille d’un air joyeux, puisqu’il en est ainsi, nous allons rire ; du diable si cinq hommes résolus et bien armés ne viennent pas à bout d’une centaine d’Apaches ! Écoutez-moi, compagnons : tandis que moi je me rendrai ostensiblement au rendez-vous que j’ai assigné au Renard-Bleu, suivez-moi à l’indienne et soyez prêts à paraître aussitôt que je vous en aurai fait le signal en imitant le cri de l’épervier d’eau.

— C’est dit.

— Quant à vous, Lanzi, et vous, Quoniam, veillez sur Carméla.

— Nous veillerons tous sur elle, mon ami, fiez-vous à nous, dit le Cœur-Loyal.

Tranquille fit un dernier adieu à ses amis, jeta son rifle sur l’épaule et quitta le campement.

À peine eut-il disparu que les chasseurs s’allongèrent sur le sol et suivirent sa trace en rampant ; Carméla, guidée par l’Oiseau-qui-chante, forma l’arrière-garde.

Malgré elle, la jeune fille sentait un frisson de terreur agiter ses membres lorsqu’elle s’engagea dans la forêt. Cette course nocturne, dont l’issue pouvait être si fatale, l’épouvantait et lui suggérait de sombres pressentiments qu’elle redoutait à chaque pas de voir se réaliser.

Cependant, fray Antonio avait continué sa route et n’avait pas tardé à sortir de la forêt.

Loin que sa résolution chancelât au fur et à mesure qu’il se rapprochait des Apaches, il la sentait au contraire devenir plus ferme. Le moine avait hâte de prouver aux chasseurs qu’il était digne de la confiance qu’ils lui accordaient ; et si parfois la pensée des dangers auxquels il s’exposait traversait son esprit, il la chassait bien loin, résolu à risquer sa vie même s’il le fallait pour sauver doña Carméla et l’empêcher de tomber entre les mains des cruels ennemis qui convoitaient sournoisement sa possession.

Fray Antonio avait à peine fait cinq cents pas hors de la forêt, lorsque tout à coup un homme surgit d’un buisson et lui barra le passage.

Le moine retint avec peine un cri de frayeur à cette apparition imprévue, et il se rejeta vivement en arrière.

Mais reprenant immédiatement son sang-froid, il se prépara à soutenir le choc terrible qui, sans doute, le menaçait, car il avait du premier coup d’œil reconnu le Renard-Bleu.

Le chef l’examina un instant en silence, fixant sur lui son œil noir et profond avec une expression de soupçon qui n’échappa pas au moine.

— Mon père a bien tardé, lui dit-il enfin d’une voix sourde.

— Le moins que j’ai pu, répondit fray Antonio.

— Ooah ! mon père revient seul, le grand guerrier pâle a eu peur, il n’a pas osé accompagner mon père.

— Vous vous trompez, chef, celui que vous nommez le grand chasseur pâle, et que moi j’appelle Tranquille, n’a pas eu peur et n’a pas refusé de m’accompagner.

— Och ! le Renard-Bleu est un sachem, sa vue perce les ténèbres les plus épaisses ; il a beau regarder, il ne voit rien.

— C’est que probablement vous ne regardez pas du bon côté, voilà tout.

— Que mon père s’explique, le Renard-Bleu veut savoir comment son ami pâle s’est acquitté de la mission que le sachem lui avait confiée.

— J’ai tiré le meilleur parti possible de ma rencontre avec le chasseur, afin d’accomplir les ordres que j’avais reçus.

— Que mon père me pardonne, je ne suis qu’un pauvre Indien sans intelligence ; il faut me répéter plusieurs fois les choses pour que je les comprenne. Le grand chasseur pâle viendra-t-il ?

— Oui.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Comment, tout de suite ? Où est-il donc ?

— Je l’ai laissé là-bas à l’entrée du couvert. Il attend le chef.

Le Renard-Bleu frémit à cette parole. Il fixa sur le moine un regard qui sembla vouloir fouiller les plus cachés replis de son cœur.

— Pourquoi n’a-t-il pas jusqu’ici accompagné mon père ? dit-il.

Le moine prit la physionomie la plus naïve qu’il lui fut possible.

— Ma foi, je ne sais pas, répondit-il, mais qu’importe ?

— On est mieux dans la prairie pour causer.

— Vous croyez ? c’est possible. Pour moi, je ne vois guère de différence à causer ici ou là-bas.

Cela fut dit si insouciamment en apparence, que, malgré toute sa finesse, le chef s’y laissa prendre.

— Le grand chasseur pâle est venu seul ?

— Non, fit nettement fray Antonio.

— Si cela est ainsi, le Renard-Bleu n’ira pas.

— Le chef réfléchira.

— À quoi bon réfléchir ? le père a trompé son ami rouge.

— Le chasseur ne pouvait venir seul.

— Parce que ?

— Parce qu’il ne voulait pas laisser dans la forêt la jeune fille qu’il accompagne.

Le visage de l’Indien s’éclaircit tout à coup et prit une expression d’astuce extraordinaire.

— Ooah ! fit-il, et nulle autre personne que la jeune vierge pâle n’accompagne le grand chasseur pâle ?

— Non ; il paraît que les autres guerriers blancs qui se trouvaient près de lui l’ont quitté au lever du soleil.

— Mon père sait-il où ils sont allés ?

— Je ne m’en suis pas informé ; cela ne me regarde pas ; chacun a assez de ses affaires sans s’occuper de celles des autres.

— Mon père est un homme sage.

Le moine ne répondit rien à ce compliment.

Ces paroles avaient été rapidement échangées entre les deux hommes. Fray Antonio avait répondu si naturellement, avec une franchise si bien jouée, que l’Indien, dont les réponses du Mexicain flattaient intérieurement les secrètes pensées, sentit s’évanouir tous ses soupçons et donna tête baissée dans le piège qui lui était si adroitement tendu.

— Ocht ! dit-il, le Renard-Bleu verra son ami ; que le père retourne au campement des guerriers apaches.

— Pour cela non, chef, répondit résolument le moine, je préfère m’en aller avec les hommes de ma couleur.

Le Renard-Bleu réfléchit un instant, puis il répondit pendant qu’un sourire ironique pinçait ses lèvres railleuses :

— Bon, mon père a raison, qu’il me suive donc.

— Il est évident, pensa intérieurement le moine, que ce païen maudit machine quelque trahison, mais je le surveillerai, et au moindre mouvement suspect, je lui fais sauter le crâne comme à un chien qu’il est.

Mais il garda pour lui ces réflexions et suivit le chef d’un air dégagé et complètement indifférent.

Aux rayons blafards de la lune qui permettaient de distinguer les objets à une assez longue distance, ils aperçurent bientôt à l’extrême limite du couvert la sombre silhouette d’un homme appuyé sur un rifle.

— Ah ! dit le chef, il faut nous faire reconnaître.

— Que cela ne vous inquiète pas, je me charge d’avertir le chasseur quand il en sera temps.

— Bon, murmura l’Indien.

Ils continuèrent à s’avancer.

Le Renard-Bleu, bien qu’il eût confiance en son compagnon, ne marchait cependant qu’avec précaution et une extrême prudence, sondant de l’œil les buissons et jusqu’aux moindres touffes d’herbe afin de s’assurer qu’elles ne servaient d’abri à aucun ennemi.

Mais la plaine, à part l’homme qu’ils apercevaient devant eux, paraissait plongée dans la plus complète solitude ; tout était calme, immobile, aucun bruit insolite ne troublait le silence.

— Arrêtons-nous ici, dit fray Antonio, il y aurait imprudence de notre part à nous avancer davantage sans nous annoncer, bien que probablement le chasseur nous ait déjà reconnus, car vous voyez, chef, qu’il n’a pas fait le moindre mouvement.

— C’est vrai, cependant mieux vaut le prévenir, répondit celui-ci.

Ils s’arrêtèrent.

Ils n’étaient plus éloignés que d’une vingtaine de pas du couvert.

Fray Antonio plaça ses mains en entonnoir de chaque côté de la bouche, et donnant à sa voix la plus grande étendue :

— Ohé ! Tranquille, cria-t-il, est-ce vous ?

— Qui m’appelle ? répondit immédiatement celui-ci.

— Moi, fray Antonio, je suis accompagné de la personne que vous attendez.

— Avancez, sans crainte, reprit Tranquille, ceux qui me cherchent sans arrière-pensée de trahison n’ont rien à redouter de moi.

Le moine se tourna vers le chef apache.

— Que ferons-nous ? lui demanda-t-il.

— Avançons, répondit laconiquement celui-ci.

La distance qui le séparait du chasseur fut rapidement franchie.

Le Mexicain, s’improvisant chef de cérémonie, présenta les deux hommes l’un à l’autre.

Le sachem jeta un regard investigateur autour de lui.

— Je ne vois pas la jeune vierge pâle, dit-il.

— Est-ce à elle ou à moi que vous vouliez parler ? répondit sèchement le Canadien ; me voici prêt à vous entendre. Qu’avez-vous à me dire ?

L’Indien fronça les sourcils ; ses soupçons lui revinrent : il jeta un regard de menace au moine qui, selon la recommandation qui lui avait été faite, s’était éloigné insensiblement de quelques pas et se préparait à assister, impassible en apparence, à la scène qui allait se passer.

Cependant, après une lutte intérieure de quelques secondes, le sachem parvint à maîtriser la colère qui l’agitait sourdement, et, prenant une physionomie affable et confiante :

— C’est à mon frère seul que je voulais parler, répondit-il d’une voix insinuante. Le Renard-Bleu désirait depuis bien des lunes revoir le visage d’un ami.

— Si cela était réellement ainsi que le dit le chef, reprit le Canadien, rien ne lui aurait été plus facile. Bien des jours se sont succédé les uns aux autres, bien des années se sont enfouies dans le gouffre immense du passé depuis l’époque où, jeune et plein de foi, je nommai le Renard-Bleu mon ami. À cette époque il avait un cœur pawnée, maintenant il l’a arraché de sa poitrine pour le changer contre un cœur apache, je ne le connais plus.

— Le grand chasseur des Visages-Pâles est sévère pour son frère rouge, répartit l’Indien avec une feinte humilité ; qu’importent les jours écoulés, si le chasseur retrouve son ami d’autrefois ?

Le Canadien sourit avec mépris, en haussant les épaules.

— Suis-je une vieille femme qu’on trompe avec les paroles doucereuses d’une langue fourchue ? dit-il. Le Renard Bleu est mort, mes yeux ne voient ici qu’un sachem apache, c’est-à-dire un ennemi.

— Que mon frère ôte la peau de son cœur, il reconnaîtra son ami, répondit l’Indien toujours mielleux.

Tranquille sentait malgré lui l’impatience le gagner devant une aussi cynique impudence.

— Trêve de beaux discours à la sincérité desquels je ne crois pas, dit-il. Était-il mon ami, celui qui, il y a quelques jours à peine, a voulu s’emparer de ma fille et à la tête de je ne sais combien de guerriers a attaqué le calli qui lui servait de demeure et qui maintenant est réduit en cendres ?

— Mon frère a entendu le moqueur bourdonner à son oreille, et il a ajouté foi à ses mensonges ; le moqueur est un oiseau bavard et menteur.

— Plus menteur et plus bavard vous êtes que le moqueur, s’écria Tranquille en frappant avec violence la crosse de son rifle sur le soi. Pour la dernière fois, je vous répète que je vous considère, non pas comme un ami, mais comme un ennemi ; maintenant nous n’avons plus rien à nous dire, séparons-nous, car cette conférence oiseuse n’a déjà duré que trop longtemps.

L’Indien jeta un regard perçant autour de lui, son œil lança un éclair sinistre.

— Nous ne nous quitterons pas ainsi, dit-il en faisant deux ou trois pas pour se rapprocher du chasseur toujours immobile.

Celui-ci suivait attentivement chacun de ses mouvements, bien qu’il affectât la confiance la plus entière.

Quant à fray Antonio, à certains signes qui ne trompent pas les hommes habitués aux ruses indiennes, il avait compris que le moment d’agir vigoureusement approchait rapidement, et tout en continuant à feindre la plus complète indifférence pour l’entretien auquel il assistait, il avait tout doucement dégagé ses pistolets de dessous ses vêtements, et il les tenait tout armés à la main, prêt à s’en servir à la première alerte.

La situation était des plus tendues entre les deux interlocuteurs ; chacun se préparait à la lutte, bien que les visages fussent toujours calmes, la voix douce et les paroles de plus en plus mielleuses.

— Si, reprit Tranquille, sans manifester la moindre émotion, nous nous quitterons ainsi, chef, et Dieu veuille que nous ne nous retrouvions plus face à face.

— Avant de nous séparer, le chasseur répondra à une question.

— À aucune, cette entrevue n’a que trop longtemps duré. Adieu.

Et il fit un pas en arrière.

Le sachem tendit le bras en ayant comme pour l’arrêter.

— Un mot, dit-il.

— Rien, reprit le Canadien.

— Meurs donc, misérable chien, face pâle, s’écria le chef en jetant enfin le masque, et levant son casse-tête, par un mouvement d’une rapidité extrême.

Mais au même instant un homme surgit comme un fantôme derrière le chef apache, lui jeta les bras autour du corps, et l’enlevant avec une force inouïe il le renversa sur le sol, et lui appuya le genou sur la poitrine avant que le sachem, surpris et épouvanté par cette brusque attaque, eut essayé de se défendre.

Au cri poussé par le Renard-Bleu, une cinquantaine de guerriers apaches avaient apparu comme par enchantement.

Mais presque aussitôt les compagnons du chasseur qui, bien qu’invisibles, avaient attentivement suivi les péripéties de cette scène, s’étaient dressés aux côtés du Canadien.

Fray Antonio, duquel on était loin d’attendre tant de résolution, avait de deux coups de pistolet renversé deux Apaches, et s’était réuni aux blancs.

Deux groupes d’ennemis implacables étaient ainsi en face.

Malheureusement les chasseurs étaient bien faibles contre les nombreux ennemis qui les enveloppaient de toutes parts.

Cependant leur contenance ferme et leurs regards étincelants témoignaient de leur résolution immuable de se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de se rendre aux Peaux-Rouges.

C’était un spectacle imposant que celui offert par cette poignée d’hommes cernés de tous les côtés par des ennemis implacables et qui, cependant, semblaient aussi tranquilles que s’ils se fussent trouvés paisiblement assis au feu de leur campement.

Carméla et l’Oiseau-qui-chante, en proie à la plus vive terreur, se pressaient en tremblant auprès de leurs amis.

Le Renard Bleu était toujours renversé sur le sol, contenu par le Cerf-Noir, dont le genou pesait sur sa poitrine et neutralisait les efforts inouïs qu’il faisait pour se relever.

Les Apaches, leurs longues flèches barbelées dirigées contre les chasseurs, n’attendaient qu’un mot ou qu’un signe pour commencer l’attaque.

Cependant un silence de mort planait sur la prairie : on aurait dit que ces hommes, avant de s’entre-déchirer, réunissaient toutes leurs forces pour bondir en avant et se précipiter les uns contre les autres.

Ce fut le Cerf-Noir qui rompit le premier le silence.

— Ooah ! s’écria-t-il d’une voix saccadée par la colère, en brandissant autour de la tête de son ennemi son couteau à scalper, dont la lame lançait de sinistres éclairs, je te rencontre donc, chien, voleur, cœur de poule ; je tiens ma vengeance ; enfin, ta chevelure ornera la crinière de mon cheval.

— Tu n’es qu’une vieille femme bavarde ; tes insultes ne peuvent m’atteindre, essaie autre chose ; le Renard-Bleu se rit de toi, tu ne saurais l’obliger à jeter un cri de douleur ou pousser une plainte.

— Je vais suivre ton conseil, s’écria le Cerf-Noir exaspéré, et il saisit la chevelure de son ennemi.

— Arrêtez, je le veux, s’écria le Canadien d’une voix tonnante, en retenant le bras du vindicatif Indien.

Celui-ci obéit.

— Laissez cet homme se relever, continua Tranquille.

Le Cerf-Noir lui lança un regard farouche, sans répondre.

— Il le faut, dit le chasseur.

Le chef comanche baissa la tête, rendit la liberté à son ennemi et fit un pas en arrière.

D’un bond le Renard-Bleu se releva ; mais au lieu d’essayer de fuir, il croisa les bras sur la poitrine, reprit ce masque d’impénétrable impassibilité que les Indiens ne quittent jamais, et attendit.

Tranquille le considéra un instant avec une expression singulière, puis il lui dit :

— J’avais tort tout à l’heure, que mon frère me pardonne. Non, les souvenirs de la jeunesse ne s’évanouissent pas comme les nuages que le vent emporte ; quand j’ai vu le danger terrible qui menaçait le Renard-Bleu, mon cœur a tressailli, il s’est ému, et je me suis souvenu que longtemps nous avons été amis ; j’ai tremblé de voir son sang couler devant moi. Le Renard-Bleu est un grand chef, il doit mourir en guerrier à la face du soleil, il est libre de rejoindre les siens, qu’il parte.

Le chef releva la tête.

— À quelles conditions ? dit-il sèchement

— À aucune. Si les guerriers apaches nous attaquent, nous les combattrons, sinon nous continuerons paisiblement notre voyage. Que le chef décide, de sa volonté dépendent les événements.

Tranquille, en agissant ainsi qu’il l’avait fait, avait donné une preuve évidente de la profonde connaissance qu’il possédait du caractère des Peaux-Rouges, par lesquels toute action héroïque est immédiatement appréciée à sa juste valeur. Le jeu était périlleux à jouer, mais la situation des chasseurs était désespérée malgré leur courage ; si le combat avait commencé, ils auraient inévitablement été accablés par le nombre et auraient été impitoyablement massacrés.

Le chasseur ne pouvait, pour la réussite de son projet, compter que sur un bon sentiment du Renard-Bleu, il joua le tout pour le tout.

Après avoir attentivement écouté les paroles de Tranquille, le Renard-Bleu demeura silencieux pendant quelques minutes, un violent combat se livrait dans son cœur ; il comprenait qu’il était dupe du piége que lui-même avait voulu tendre au chasseur en lui rappelant leur ancienne amitié, mais le murmure d’admiration que ses guerriers n’avaient pu réprimer en voyant la noble action du Canadien, l’avertit qu’il fallait dissimuler et feindre une reconnaissance qu’il était loin d’éprouver.

Le pouvoir d’un chef indien est toujours fort précaire, et souvent il est malgré lui contraint de se courber aux exigences de ses subordonnés, s’il ne veut pas être renversé et immédiatement remplacé par un autre chef.

Le Renard-Bleu sortit lentement son couteau à scalper de sa ceinture et le laissa tomber aux pieds du chasseur.

— Le grand chasseur blanc et ses frères peuvent continuer à suivre leur sentier, dit-il ; les yeux des guerriers Apaches sont fermés, ils ne les verront pas. Que les Visages-Pâles s’en aillent, ils ne trouveront personne sur leur route d’ici à la deuxième lune ; mais alors qu’ils prennent garde, un chef apache se mettra sur leur piste, afin de leur redemander le couteau qu’il leur abandonne et dont il aura besoin.

Le Canadien se baissa ramassa le couteau et le passa à sa ceinture.

— Lorsque le Renard-Bleu me le demandera, il le trouvera là, dit-il en le désignant du doigt.

— Ocht ! je saurai l’y prendre. Maintenant, nous sommes quittes. Adieu !

Le chef s’inclina alors avec courtoisie devant ses ennemis, puis il fit un bond prodigieux en arrière et disparut dans les hautes herbes.

Les guerriers apaches poussèrent à deux reprises leur cri de guerre, et presque aussitôt leurs noires silhouettes s’évanouirent dans les ténèbres.

Tranquille attendit quelques instants, puis, se tournant vers ses compagnons :

— Maintenant, en route, dit-il ; le chemin est libre.

— Vous vous en êtes adroitement tiré, lui dit le Cœur-Loyal, mais c’était risqué.

Le Canadien sourit sans répondre autrement. Ils partirent.