Amyot (p. 124-138).


IX

L’HOSPITALITÉ.


Nous avons dit que la nuit était tombée depuis quelque temps déjà ; il faisait sombre sous le couvert.

Le ciel noir roulait lourdement un chaos de nuages chargés d’électricité ; pas une étoile ne brillait sur la voûte céleste ; un vent d’automne sifflait par rafales dans les arbres, et, à chaque bouffée, couvrait la terre d’une pluie de feuilles mortes.

On entendait au loin les sourds et lugubres appels des bêtes fauves se rendant à l’abreuvoir, et les glapissements des coyotes dont par intervalles les yeux ardents brillaient comme des charbons étincelants au milieu des broussailles.

Parfois, dans les lointains de la forêt, des lueurs filtraient à travers l’ombrage et couraient sur l’herbe fine des marécages comme des feux follets ; de grands sumacs desséchés se dressaient aux angles de la clairière où le campement était établi, et aux reflets fantastiques du brasier, ils agitaient comme des fantômes leurs linceuls de mousse et de lianes. Mille rumeurs passaient dans l’air ; des cris sans nom s’échappaient des tanières invisibles creusées sous les racines des vieux arbres ; des soupirs étouffés descendaient du haut des cimes des quebradas ; on sentait vivre autour de soi un monde inconnu, dont la proximité glaçait l’âme d’une secrète terreur.

La nature était triste et menaçante, comme lorsqu’elle est en travail d’un de ces terribles bouleversements si fréquents dans ces régions.

Malgré eux, les chasseurs subissaient l’influence de ce malaise du désert ; il y a des heures noires dans la vie, où, soit action des objets extérieurs, soit disposition commune et mystérieuse de l’être intérieur, ce moi qu’on ne peut définir, les hommes les plus forts se sentent à leur insu gagnés par une contagion étrange de tristesse qu’ils semblent respirer dans l’air et qui les abat sans qu’ils puissent s’en défendre. Les nouvelles apportées par Quoniam avaient encore augmenté cette disposition des chasseurs à la mélancolie ; aussi la conversation autour du foyer, ordinairement gaie et insouciante, était-elle triste et saccadée ; chacun se laissait aller au flot de sombres pensées qui lui serrait le cœur, et les quelques mots échangés à de longs intervalles entre les chasseurs demeuraient le plus souvent sans réponse.

Seule, Carméla, éveillée comme un rossignol, continuait à voix basse sa joyeuse conversation avec l’Oiseau-qui-chante, tout en se chauffant, car le froid était vif, et sans remarquer les regards inquiets que parfois le Canadien jetait à la dérobée sur elle.

Au moment où Lanzi et Quoniam se préparaient à se livrer au sommeil, un léger craquement se fit entendre dans les broussailles.

Les chasseurs, arrachés subitement à leurs secrètes préoccupations, relevèrent vivement la tête.

Les chevaux s’étaient arrêtés de manger, et, la tête tournée vers le fourré, les oreilles baissées, ils semblaient écouter.

Au désert, tout bruit a une raison d’être ; les coureurs des bois, accoutumés à analyser toutes les rumeurs de la prairie, les connaissent et les expliquent sans jamais s’y tromper ; le froissement de la branche sur laquelle se pose l’oiseau, le bruissement de la feuille tombant sur le sol, le murmure de l’eau à travers les cailloux qu’elle roule, rien n’échappe à la merveilleuse sagacité de ces hommes, dont les sens ont acquis une finesse extraordinaire.

— Quelqu’un rôde autour de nous, murmura le Cœur-Loyal d’une voix basse comme un souffle.

— Un espion sans doute, fit Lanzi.

— Espion ou non, l’homme qui s’approche est certainement un blanc, fit Tranquille en étendant le bras pour saisir son rifle déposé auprès de lui.

— Arrêtez ! mon père, dit vivement Carméla en lui retenant le bras, peut-être est-ce un pauvre malheureux perdu dans la forêt et qui a besoin de secours.

— Au fait, c’est possible, reprit Tranquille après un moment de réflexion ; du reste, nous le saurons bientôt.

— Que voulez-vous faire ? s’écria la jeune fille effrayée de le voir se lever.

— Aller au-devant de cet homme et lui demander ce qu’il veut, pas autre chose.

— Prenez garde, mon père !

— À quoi, mon enfant ?

— Si cet homme était un de ces bandits qui parcourent le désert.

— Eh bien ?

— Il vous tuerait peut-être.

Le Canadien haussa les épaules.

— Moi, me tuer, fillette, allons donc ! Rassure-toi, enfant, quel que soit cet homme, il ne me verra que si je le juge nécessaire, ainsi laisse-moi aller.

La jeune fille essaya encore de l’empêcher de s’éloigner, mais le Canadien ne voulut rien entendre. Se dégageant doucement de l’affectueuse étreinte de Carméla, il ramassa son rifle et disparut dans le fourré d’un pas si léger et si bien mesuré, qu’il semblait plutôt glisser sur un nuage que fouler l’herbe de la clairière.

Aussitôt qu’il fut au milieu des massifs de buissons d’où était parti le bruit de mauvais augure qu’il avait entendu, le chasseur, ignorant à combien d’individus il allait avoir affaire, redoubla de prudence et de précautions ; après une hésitation qui dura à peine quelques secondes, il s’étendit sur le sol et commença à ramper doucement au milieu des herbes sans produire le plus léger froissement.

Nous reviendrons maintenant au moine que nous avons laissé se dirigeant vers le campement des chasseurs en compagnie du Renard-Bleu.

Le chef apache, après lui avoir fait les recommandations qu’il supposait les plus propres à lui inspirer une salutaire terreur et le contraindre à servir ses projets, l’avait laissé seul et avait disparu si subitement, que le moine ne put deviner de quel côté il avait passé.

Dès qu’il fut seul, fray Antonio jeta un regard craintif autour de lui ; son esprit était perplexe, il ne se dissimulait pas combien la mission dont le chef l’avait malgré lui chargé était délicate et difficile à accomplir, surtout auprès d’un homme aussi fin et aussi au courant des ruses indiennes que le tueur de tigres.

Une fois de plus le moine maudit la malignité de son étoile qui le conduisait dans de pareils traquenards et semblait prendre plaisir à accumuler sur sa tête toutes les contrariétés et toutes les tribulations possibles.

Un instant, il songea à fuir, mais il réfléchit que sans doute il était soigneusement surveillé, et qu’au moindre mouvement suspect qu’il essaierait, les invisibles gardiens qui le guettaient apparaîtraient subitement devant lui et le contraindraient à tenter l’aventure jusqu’au bout.

Heureusement pour lui, le moine appartenait à cette classe privilégiée d’hommes, sur lesquels les plus grands chagrins n’ont pour ainsi dire pas de prise, et qui, après s’être désolés pendant quelques instants, prennent franchement leur parti en se disant que, le moment arrivé de donner de leur personne, peut-être un hasard fortuit les tirera d’embarras et fera tourner les choses à leur avantages au lieu de les accabler.

Ce raisonnement, tout faux qu’il soit, est fait plus souvent qu’on ne pense par une quantité de gens qui, après avoir dit intérieurement : Bah ! lorsque nous en serons là, nous verrons, forts de cette belle conclusion, poussent hardiment en ayant, et, chose extraordinaire, parviennent la plupart du temps à se sortir d’affaire sans laisser trop de leurs plumes dans la bagarre et sans savoir eux-mêmes comment ils ont fait pour si bien se débarrasser.

Le moine entra donc résolument sous le couvert, se guidant sur la lueur du foyer comme sur un phare.

Pendant quelques minutes, il marcha assez vite ; mais peu à peu, à mesure qu’il approchait, ses premières terreurs le reprirent : il se souvenait de la rude correction que lui avait fait administrer le capitaine Melendez, et cette fois, il redoutait pis encore.

Cependant, il se trouvait déjà si rapproché du campement, que toute tergiversation devenait oiseuse. Dans le but de s’accorder quelques instants de plus de répit, il mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre avec une extrême lenteur ; puis, n’ayant plus de prétexte plausible à se donner pour retarder son arrivée parmi les chasseurs, il se décida à se mettre en route, en usant des plus minutieuses précautions pour ne pas être aperçu de trop loin, de crainte de recevoir une balle en pleine poitrine avant d’avoir eu le temps de s’expliquer avec ceux qu’il allait visiter si à la male heure.

Mais fray Antonio, malheureusement pour lui, était fort obèse ; il marchait lourdement et comme un homme habitué à fouler le terrain d’une ville ; de plus, la nuit était extrêmement sombre, ce qui faisait qu’à deux pas devant lui il ne pouvait rien distinguer, et qu’il était contraint de ne s’avancer qu’à tâtons, en trébuchant à chaque pas et en se fourvoyant à chaque obstacle qu’il rencontrait sur sa route.

Aussi ne marcha-t-il pas longtemps sans donner l’éveil à ceux qu’il désirait si fort surprendre et dont l’oreille exercée, sans cesse aux aguets, avait du premier coup saisi le bruit insolite dont lui-même ne s’était pas aperçu.

Fray Antonio, fort satisfait de sa manière de procéder et se félicitant intérieurement d’avoir si bien réussi à ne pas se faire découvrir, s’enhardissait de plus en plus et commençait à se rassurer presque entièrement, lorsque tout à coup il poussa un cri de terreur étouffé et s’arrêta comme si ses pieds eussent subitement pris racine dans le sol.

Il avait senti une lourde main tomber rudement sur son épaule.

Le moine se mit à trembler de tous ses membres, sans oser tourner la tête ni à droite ni à gauche, intimement persuadé que sa dernière heure était arrivée.

— Holà ! señor padre, que faites-vous donc à pareille heure dans la forêt ? lui dit alors une voix brusque.

Fray Antonio se garda bien de répondre ; la terreur l’avait rendu sourd et aveugle.

— Êtes-vous muet ? reprit au bout d’un instant la voix d’un ton amical. Allons ! allons ! venez, il ne fait pas bon parcourir ainsi le désert à une heure aussi avancée.

Le moine ne répondit pas davantage.

— Le diable m’emporte, s’écria l’autre, si la terreur ne le rend pas idiot. Allons, remuez-vous, canarios !

Et il se mit à le secouer vigoureusement.

— Hein ? fit le moine, chez lequel commençait à s’opérer une espèce de réaction.

— Bon, il y a progrès, vous parlez, donc vous n’êtes pas mort, reprit joyeusement Tranquille, car c’était lui qui avait si cruellement effrayé le moine ; voyons, suivez-moi, vous devez être gelé, ne restons pas ici, venez vous chauffer.

Et passant son bras sous celui du moine, il l’entraîna avec lui ; celui-ci le suivit passivement et machinalement sans se rendre encore bien compte de ce qui lui arrivait, mais cependant commençant à reprendre un peu courage.

Au bout de quelques minutes, ils atteignirent la clairière.

— Ah ! s’écria Carméla avec surprise, fray Antonio ! par quel hasard se trouve-t-il par ici, lui qui était parti avec la conducta de plata ?

Cette parole fit dresser l’oreille au chasseur ; il examina attentivement le moine, et le forçant à s’asseoir devant le feu :

— J’espère que le bon père nous expliquera ce qui lui est arrivé, murmura-t-il.

Cependant tout a un terme dans ce monde ; le moine paraissait depuis quelque temps destiné à passer, avec la plus grande rapidité et presque sans transition, de la plus extrême épouvante à la sécurité la plus complète. Lorsqu’il se fut un peu réchauffé, la confusion mise dans ses idées par la brusque rencontre du chasseur céda peu à peu à l’influence de la cordiale réception qui lui était faite ; la voix douce de Carméla, en résonnant agréablement à ses oreilles, finit de rétablir l’équilibre dans son esprit et de chasser les lugubres appréhensions qui le tourmentaient.

— Vous sentez-vous mieux, mon père ? lui demanda Carméla avec intérêt.

— Oui, dit-il, je vous remercie, je suis maintenant tout à fait bien.

— Tant mieux. Voulez-vous manger ? avez-vous besoin de prendre quelque chose ?

— Rien, absolument, je vous rends grâce, je n’ai pas appétit.

— Peut-être avez-vous soif, fray Antonio, en ce cas, tenez, voilà une bota de refino, lui dit Lanzi en lui présentant une outre plus d’à moitié pleine de la réconfortante liqueur.

Le moine se fit prier tout juste ce qu’il fallait pour ne pas paraître trop aimer cette boisson ; puis il se laissa convaincre, et s’emparant de la bota, il but un copieux coup de la généreuse liqueur.

Cette libation acheva de lui rendre tout son sang-froid et toute sa présence d’esprit.

— Là, fit-il en rendant la bota au métis et en poussant un soupir de satisfaction, Dieu me garde ! Vienne le démon en personne maintenant, je me sens capable de lui tenir tête.

— Ah ! ah ! fit Tranquille, il paraît, bon père, que vous voilà complètement remis en possession de vos facultés intellectuelles.

— Oui, et je vous en donnerai la preuve quand vous voudrez.

Pardieu ! vous me piquez au jeu ; je n’osais pas vous interroger encore, mais, puisqu’il en est ainsi, je n’hésiterai pas davantage.

— Que désirez-vous savoir ?

— Une chose bien simple : comment il se fait qu’un moine se trouve seul à pareille heure en plein désert ?

— Bah ! fit gaîment fray Antonio, qui vous a dit que j’étais seul ?

— Personne, mais je le suppose.

— Ne faites pas de supposition, frère, car vous vous tromperiez.

— Ah !

— Oui, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

— Cependant, lorsque je vous ai rencontré, vous étiez seul.

— Parfaitement.

— Eh bien ?

— Les autres étaient plus loin, voilà tout.

— Quels autres ?

— Ceux qui m’accompagnent.

— Ah ! et qui sont-ils ?

— Voilà !… Bah ! ajouta-t-il au bout d’un instant, comme s’il se fût parlé à lui-même, on fait courir sur moi les bruits les plus désavantageux, on m’accuse d’une foule de mauvaises actions ; si j’essayais d’en faire une bonne, cela me changerait. Qui sait si je n’en serai pas récompensé plus tard ! Bah ! essayons toujours.

Tranquille et ses compagnons écoutaient avec une extrême surprise ce singulier monologue du moine, ne sachant trop ce qu’ils devaient penser de cet homme, et assez disposés à le croire fou.

Celui-ci s’aperçut de l’impression qu’il produisait sur ses auditeurs.

— Écoutez, dit-il d’une voix sérieuse, avec un léger froncement de sourcil, pensez de moi ce que bon vous semblera, cela m’est parfaitement égal ; seulement je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie reconnu la cordiale hospitalité de gens de ma couleur par une odieuse trahison.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Tranquille,

— Écoutez-moi ! j’ai prononcé le mot trahison, j’ai peut-être eu tort, car rien ne me prouve que c’en soit une ; cependant toutes espèces de raisons me portent à supposer que ce n’est pas autre chose qu’on voulait m’obliger à commettre à votre préjudice.

— Expliquez-vous, au nom du ciel ; vous parlez par énigmes, il est impossible de vous comprendre.

— Vous avez raison, je vais être clair ; qui de vous, señores, se nomme Tranquille ?

— C’est moi.

— Fort bien. À la suite de certaines circonstances dont le récit ne vous intéresserait nullement, je suis tombé malheureusement entre les mains des Apaches.

— Des Apaches ? s’écria Tranquille avec surprise.

— Mon Dieu oui, reprit le moine, et je vous assure que lorsque je me vis en leur pouvoir je ne fus nullement rassuré ; cependant j’avais tort de craindre : loin d’inventer pour moi une de ces tortures atroces qu’ils infligent sans pitié aux blancs assez malheureux pour devenir leurs prisonniers, ils me traitèrent, au contraire, avec une extrême douceur.

Tranquille fixa un regard scrutateur sur le visage placide du moine.

— Mais dans quel but ? dit-il d’un accent soupçonneux.

— Ah ! reprit fray Antonio, voilà ce que je n’ai pu comprendre, bien que je commence peut-être à le soupçonner.

Les assistants se penchèrent vers le narrateur avec une expression d’impatiente curiosité.

— Ce soir le chef des Peaux-Rouges m’a lui-même accompagné jusqu’à une courte distance de votre campement, continua-t-il ; arrivé en vue de votre feu il me l’a désigné en me disant : Va t’asseoir à ce brasier, tu annonceras au grand chasseur pâle qu’un de ses plus anciens et plus chers amis désire le voir. Puis il m’a quitté après m’avoir fait les plus terribles menaces si je ne lui obéissais pas immédiatement. Vous savez le reste.

Tranquille et ses compagnons se regardèrent entre eux avec étonnement, mais sans échanger une parole.

Il y eut un assez long silence, enfin Tranquille se chargea d’exprimer à voix haute la pensée que chacun avait au fond du cœur.

— C’est un piège, dit-il.

— Oui, répondit le Cœur-Loyal, mais dans quel but ?

— Que sais-je ? murmura le Canadien.

— Vous avez dit, padre Antonio, fit le jeune homme en s’adressant au moine, que vous soupçonniez la raison de la conduite extraordinaire des Apaches à votre égard.

— Je l’ai dit en effet, répondit-il.

— Faites-nous connaître ce soupçon.

— Il m’a été suggéré par la façon même d’agir des payens, et par le piège grossier qu’ils vous tendent ; il est évident pour moi que le chef apache espère, si vous consentez à l’entrevue qu’il vous propose, profiter de votre éloignement pour s’emparer de doña Carméla.

— De moi ? s’écria la jeune fille avec un mouvement d’épouvante, surprise et alarmée à la fois de cette conclusion, à laquelle elle était loin de s’attendre.

— Les Peaux-Rouges aiment beaucoup les femmes blanches, reprit impassiblement le moine ; la plupart des courses qu’ils font sur notre territoire sont entreprises dans le but de s’emparer de captives de cette couleur.

— Oh ! s’écria Carméla avec un accent d’indomptable volonté, je préférerais mourir que devenir l’esclave d’un de ces démons féroces.

Tranquille secoua tristement la tête.

— La supposition de ce moine me paraît être juste, dit-il.

— D’autant plus, appuya fray Antonio, que les Apaches qui m’ont fait prisonnier sont ceux-là mêmes qui ont attaqué la venta del Potrero.

— Oh ! oh ! fit Lanzi, je connais leur chef alors, et je sais son nom : c’est un des plus implacables ennemis des blancs. Que c’est donc malheureux que je n’aie pas réussi à l’ensevelir sous les ruines de la venta ; c’était pourtant bien mon intention, Dieu m’en est témoin.

— Quel est le nom de cet homme ? lui demanda brusquement le chasseur évidemment ennuyé de son verbiage.

— Le Renard-Bleu ! dit Lanzi.

— Ah ! fit Tranquille avec ironie et fronçant les sourcils d’un air de menace, effectivement je connais le Renard-Bleu depuis de longues années, et vous, chef ? ajouta-t-il en se tournant vers le Cerf-Noir.

Le nom du sachem apache avait produit sur le Pawnée une impression si grande, que le Canadien en fut effrayé.

Les Indiens conservent en toutes circonstances un masque d’impassibilité qu’ils tiennent à honneur de ne pas déchirer quoi qu’il arrive, mais le nom seul du Renard-Bleu, prononcé comme par hasard, avait suffi pour fondre cette indifférence de commande et faire oublier au Cerf-Noir l’étiquette indienne.

— Le Renard-Bleu est un chien, fils de coyote, dit-il en crachant à terre avec mépris ; les gypaètes dédaigneraient de dévorer son cadavre immonde.

— Ces deux hommes doivent avoir l’un pour l’autre une haine mortelle, murmura le chasseur, en jetant à la dérobée un regard sur les traits enflammés et les yeux étincelants du chef indien.

— Mon frère tuera le Renard-Bleu ? demanda le Pawnée.

— C’est probable, répondit Tranquille, mais d’abord voyons à jouer un tour à ce maître fourbe, qui nous suppose assez niais pour nous laisser prendre aux pièges grossiers qu’il tend sous nos pas. Soyez franc, moine, nous avez-vous dit vrai ?

— Sur mon honneur.

— J’aimerais mieux un autre serment, fit à voix basse le Canadien avec ironie. Peut-on se fier à vous ?

— Oui.

— Ce que vous nous avez dit de votre retour au bien est-il sincère ?

— Mettez-moi à l’épreuve.

— C’est ce que je compte faire, seulement réfléchissez avant de répondre. Avez-vous réellement l’intention de nous être utile ?

— J’ai cette intention.

— Quoi qu’il arrive ?

— Quoi qu’il arrive et quelles que soient les conséquences de ce que vous me demanderez.

— C’est bien. Je vous avertis que vous serez probablement exposé à des périls sérieux.

— Je vous ai dit que ma résolution était prise ; parlez donc sans plus hésiter.

— Écoutez moi, alors.

— Je vous écoute. Ne craignez pas de me voir tergiverser ou reculer, ainsi soyez bref.

— Je tâcherai.