Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 118-127).
◄  Chap. XV.


XVI


Je m’étais présenté à huit heures du soir chez M. de Franchi, pour lui demander s’il n’avait pas quelque recommandation à me faire ; mais il m’avait prié d’attendre au lendemain, en me répondant d’un air étrange :

— La nuit porte conseil.

Le lendemain donc, au lieu d’aller le prendre à huit heures, ce qui nous donnait encore marge suffisante pour être au rendez-vous à neuf, j’étais chez Louis de Franchi à sept heures et demie.

Il était déjà dans son cabinet et écrivait.

Au bruit que je fis en ouvrant la porte, il se retourna.

Il était très-pâle.

— Pardon, me dit-il, j’achève d’écrire à ma mère ; asseyez-vous, prenez un journal, si les journaux sont arrivés ; tenez, la Presse par exemple, il y a un charmant feuilleton de M. Méry.

Je pris le journal indiqué et je m’assis, regardant avec étonnement l’opposition que faisait cette pâleur presque livide du jeune homme avec sa voix douce, grave et calme.

J’essayai de lire ; mais je suivais des yeux les caractères, sans qu’ils présentassent aucun sens distinct à mon esprit.

Au bout de cinq minutes :

— J’ai fini, dit-il.

Et, sonnant aussitôt son valet de chambre :

— Joseph, je n’y suis pour personne, pas même pour Giordano ; faites-le entrer au salon ; je désire, sans être interrompu par qui que ce soit, être dix minutes seul avec monsieur.

Le valet referma la porte.

— Tenez, me dit-il, mon cher Alexandre, Giordano est Corse, il a des idées corses ; je ne puis donc me fier à lui dans ce que je désire ; je lui demanderai le secret, et voilà tout ; quant à vous, il faut que vous me promettiez d’exécuter de point en point mes instructions.

— Certainement ! n’est-ce pas un devoir pour un témoin ?

— Un devoir d’autant plus réel qu’ainsi vous épargnerez peut-être à notre famille un second malheur.

— Un second malheur ? demandai-je étonné.

— Tenez, me dit-il, voici ce que j’écris à ma mère ; lisez cette lettre.

Je pris la lettre des mains de Franchi, et je lus avec un étonnement croissant :

« Ma bonne mère,

« Si je ne vous savais pas à la fois forte comme une Spartiate et soumise comme une chrétienne, j’emploierais tous les moyens possibles pour vous préparer à l’événement affreux qui va vous frapper ; quand vous recevrez cette lettre, vous n’aurez plus qu’un fils.

« Lucien, mon excellent frère, aime ma mère pour nous deux !

« Avant-hier, j’ai été atteint d’une fièvre cérébrale, j’ai fait peu d’attention aux premiers symptômes ; le médecin est arrivé trop tard ! Ma bonne mère, il n’y a plus d’espoir pour moi, à moins d’un miracle, et quel droit ai-je d’espérer que Dieu fera ce miracle pour moi ?

« Je vous écris dans un moment lucide ; si je meurs, cette lettre sera mise à la poste un quart d’heure après ma mort ; car, dans l’égoïsme de mon amour pour vous, je veux que vous sachiez que je suis mort en ne regrettant du monde entier que votre tendresse et celle de mon frère.

« Adieu, ma mère.

« Ne pleurez pas ; c’était l’âme qui vous aimait et non pas le corps, et, partout où elle ira, l’âme continuera de vous aimer.

« Adieu, Lucien.

« Ne quitte jamais notre mère, et songe qu’elle n’a plus que toi.

« Votre fils,
« Ton frère,
« Louis de Franchi. »

Après ces derniers mots, je me retournai vers celui qui les avait écrits.

— Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne comprenez-vous pas ? me demanda-t-il.

— Non.

— Je vais être tué à neuf heures dix minutes.

— Vous allez être tué ?

— Oui.

— Mais vous êtes fou ! Pourquoi vous frapper d’une pareille idée ?

— Je ne suis ni fou ni frappé, mon cher ami… Je suis prévenu, voilà tout.

— Prévenu ? et par qui ?

— Mon frère ne vous a-t-il pas raconté, demanda en souriant Louis, que les mâles de notre famille jouissent d’un singulier privilège ?

— C’est vrai, répondis-je en frissonnant malgré moi ; il m’a parlé d’apparitions.

— C’est cela. Eh bien, mon père m’est apparu cette nuit ; c’est pour cela que vous m’avez trouvé si pâle ; la vue des morts pâlit les vivants.

Je le regardai avec un étonnement qui n’était point exempt de terreur.

— Vous avez vu votre père cette nuit, dites-vous ?

— Oui.

— Et il vous a parlé ?

— Il m’a annoncé ma mort.

— C’était quelque rêve terrible, dis-je.

— C’était une terrible réalité.

— Vous dormiez ?

— Je veillais… Ne croyez-vous donc pas qu’un père puisse visiter son fils ?

Je baissai la tête ; car, au fond du cœur, moi-même, je croyais à cette possibilité.

— Comment cela s’est-il passé ? demandai-je.

— Oh ! mon Dieu, de la façon le plus simple et la plus naturelle. Je lisais, en attendant mon père ; car je savais que, si je courais quelque danger mon père m’apparaîtrait, lorsque, à minuit, ma lampe a pâli d’elle-même, la porte s’est ouverte lentement, et mon père a paru.

— Mais comment ? demandai-je.

— Mais comme de son vivant : vêtu de l’habit qu’il portait habituellement ; seulement, il était très-pâle, et ses yeux étaient sans regard.

— Oh ! mon Dieu !…

— Alors, il s’approcha lentement de mon lit. Je me soulevai sur le coude.

« — Soyez le bienvenu, mon père, lui dis-je.

« Il s’approcha de moi, me regarda fixement, et il me sembla que cet œil atone s’animait par la force du sentiment paternel.

— Continuez… c’est terrible !…

— Alors, ses lèvres remuèrent, et, chose étrange, quoique ses paroles ne produisissent aucun son, je les entendais retentir au dedans de moi-même, distinctes et vibrantes comme un écho.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit :

« — Pense à Dieu, mon fils !

« — Je serai donc tué dans ce duel ? demandai-je.

« Je vis deux larmes couler de ces yeux sans regard sur le visage pâle du spectre.

« — Et à quelle heure ?

« Il tourna le doigt vers la pendule. Je suivis la direction indiquée. La pendule marquait neuf heures dix minutes.

« — C’est bien, mon père, répondis-je alors. Que la volonté de Dieu soit faite. Je quitte ma mère, c’est vrai, mais pour vous rejoindre, vous.

« Alors un pâle sourire passa sur ses lèvres, et, me faisant un signe d’adieu, il s’éloigna.

« La porte s’ouvrit d’elle-même devant lui… Il disparut, et la porte se referma.

Ce récit était si simplement et si naturellement fait, qu’il était évident, ou que la scène que racontait de Franchi avait eu lieu effectivement, ou qu’il avait été, dans la préoccupation de son esprit, le jouet d’une illusion qu’il avait prise pour la réalité, et qui, par conséquent, était aussi terrible qu’elle.

J’essuyai la sueur qui me coulait du front.

— Maintenant, continua Louis, vous connaissez mon frère, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Que croyez-vous qu’il fasse s’il apprend que j’ai été tué en duel ?

— Il partira à l’instant même de Sullacaro pour venir se battre avec celui qui vous aura tué.

— Justement, et, s’il est tué à son tour, ma mère sera trois fois veuve, veuve de son mari, veuve de ses deux fils.

— Oh ! je comprends, c’est affreux !

— Eh bien, c’est ce qu’il faut éviter. Voilà pourquoi j’ai voulu écrire cette lettre. Croyant que je suis mort d’une fièvre cérébrale, mon frère ne s’en prendra à personne, et ma mère se consolera plus facilement, me croyant atteint par la volonté de Dieu, que, si elle me sait frappé par la main des hommes. À moins que…

— À moins que ?… répétai-je.

— Oh ! non…, reprit Louis, j’espère que ce ne sera pas.

Je vis qu’il répondait à une crainte personnelle, et n’insistai point.

En ce moment, la porte s’entr’ouvrit.

— Mon cher de Franchi, dit le baron de Giordano, j’ai respecté ta consigne tant que la chose a été possible ; mais il est huit heures ; le rendez-vous est à neuf ; nous avons une lieue et demie à faire, il faut partir.

— Je suis prêt, mon très-cher, dit Louis. Entre donc. J’ai dit à monsieur ce que j’avais à lui dire.

Il mit un doigt sur sa bouche en me regardant.

— Quant à toi, mon ami, continua-t-il en se retournant vers la table et en y prenant une lettre cachetée ; voici ton affaire. S’il m’arrivait malheur, lis ce billet, et conforme-toi, je te prie, à ce que je te demande.

— À merveille !

— Vous vous étiez chargé des armes ?

— Oui, répondis-je. Mais, au moment de partir, je me suis aperçu que l’un des chiens jouait mal. Nous prendrons, en passant, une boîte de pistolets chez Devisme.

Louis me regarda en souriant et me tendit la main. Il avait compris que je ne voulais pas qu’il fût tué avec mes pistolets.

— Avez-vous une voiture, demanda Louis, ou faut-il que Joseph aille en chercher une ?

— J’ai mon coupé, dit le baron, et, en nous pressant un peu, nous tiendrons trois. D’ailleurs, comme nous sommes un peu en retard, nous irons toujours plus vite avec mes chevaux qu’avec des chevaux de fiacre.

— Partons, dit Louis.

Nous descendîmes. À la porte, Joseph nous attendait.

— Irai-je avec monsieur ? demanda-t-il.

— Non, Joseph, répondit Louis, non, c’est inutile, je n’ai pas besoin de vous.

Puis, restant un peu en arrière :

— Tenez, mon ami, dit-il en lui mettant dans la main un petit rouleau d’or ; et, si parfois, dans mes moments de mauvaise humeur, je vous ai brusqué, pardonnez-le-moi.

— Oh ! monsieur, s’écria Joseph les larmes aux yeux, qu’est-ce que cela signifie ?

— Chut ! dit Louis.

Et, s’élançant dans la voiture, il se plaça entre nous deux.

— C’était un bon serviteur, dit-il, en jetant un dernier regard sur Joseph, et, si vous pouvez lui être utile, l’un ou l’autre, je vous en serai reconnaissant.

— Est-ce que tu le renvoies ? demanda le baron.

— Non, dit en souriant Louis, je le quitte, voilà tout.

Nous nous arrêtâmes à la porte de Devisme, juste le temps nécessaire pour prendre une boîte de pistolets, de la poudre et des balles ; puis nous repartîmes au grand trot des chevaux.