G. Charpentier, éditeur (p. 368-370).

LXXXIV

À mesure que le temps s’écoulait, sans amener même le jour où Nello pouvait enfin se passer de ses béquilles, c’étaient chez le jeune frère des absorptions, des concentrations, des abîmements muets, avec, sur sa douce figure qui avait désappris le sourire, quelque chose d’inexprimablement douloureux. Comme enfoncé et perdu tout au fond de lui, Nello avait maintenant, lorsque son frère venait à lui parler, un « hein ? » qui était comme l’éveil, le retirement d’un homme d’un mauvais rêve. Et presque jamais plus, il ne faisait une réponse directe aux interrogations de Gianni.

— « Pourquoi, lui disait l’aîné, pourquoi es-tu si découragé aujourd’hui ? »

— « Lis-moi un peu d’Archangelo Tuccaro, » répondait le jeune, après un silence.

Et le frère aîné prenant le livre, s’arrêtait dans sa lecture au bout de quelques instants, s’apercevant que Nello ne l’écoutait pas, qu’il était tombé dans une tristesse faite de pensées si angoisseuses, que cette terrible tristesse lui donnait envie de pleurer sans qu’il osât l’interroger. Dans ces journées entièrement passées près de son frère, il arrivait une fois par hasard que Gianni quittait un moment Nello, et bientôt, par la fenêtre de sa chambre ouverte, Nello entendait un quart d’heure, une demi-heure la sonnerie des anneaux du trapèze autour duquel tournait Gianni.

Quand Gianni rentrait, il trouvait son frère tout singulier, avec quelque chose d’agacé et de contradicteur dans l’esprit. Et une fois que Gianni avait laissé le trapèze lancé à toute volée et que la petite sonnerie était longue à mourir dans le gymnase, après deux ou trois retournements d’impatience sur son lit, Nello dit tout à coup à Gianni :

« Va le faire finir… il m’ennuie… ce bruit ! »

Gianni comprenait, et depuis ce jour il abandonnait entièrement ses exercices.