Les Fouilles de Ninive en 1852

Les Fouilles de Ninive en 1852
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 39-58).

LES FOUILLES


DE NINIVE.




Chaque grand peuple qui parait sur la terre a des arts, une langue, des monumens qui lui sont propres. Les livres saints et les historiens profanes nous avaient conservé le souvenir de cette nation assyrienne, issue en quelque sorte des patriarches, qui, plus de deux mille ans avant Jésus-Christ, avait fondé sur les rives du Tigre et de l’Euphrate l’un des plus puissans empires de la terre : mais, quelle qu’eût été autrefois son importance, un petit nombre des événemens de son histoire et les noms de quelques-uns de ses monarques avaient seuls échappé à l’oubli. On savait que ces fastueux souverains avaient fondé des villes, construit des palais, à la décoration desquels les arts avaient concouru : rien toutefois ne restait de ce passé, aucun monument n’avait échappé à la ruine sans exemple de ces vastes cités. L’homme qui eût cherché à reconstituer les élémens de ces arts qui avaient fleuri pendant des siècles à Ninive et à Babylone, en un mot à restituer un art assyrien, eût passé pour un ingénieux faiseur de paradoxes archéologiques. Et cependant cet art, essentiellement distinct de l’art égyptien, dont il était le contemporain, et de l’art grec, qu’il avait devancé, tranchant aussi de la façon la plus marquée avec les immuables et bizarres monumens que nous ont transmis à travers les siècles l’Inde, le Thibet et la Chine, — cet art avait longtemps existé, marquant d’une empreinte particulière et d’un style qui lui était propre les productions sans nombre de ces artistes dont les noms ne nous sont pas même connus.

Pour tout ce qui touche aux arts, à la civilisation, à l’architecture même de cette nation fameuse, la ruine a été pendant longtemps regardée comme complète. Babylone ne présente qu’un prodigieux amas de briques et de décombres en quelque sorte pulvérisés, que depuis doux mille ans les extracteurs de briques où sakkhârah exploitent comme une sorte de carrière, et il faut fouiller a une profondeur de plus de soixante pieds pour y rencontrer, non pas un monument encore debout, mais quelques briques restées intactes. Ninive de son côté, recouverte par les débris argileux de ses édifices transformés en sol végétal, est cachée sous la plaine ou sous les collines que couvraient autrefois ses palais. On ne pouvait donc, il y a quelques années, que se livrer à de vagues conjectures sur ce qui avait pu exister autrefois. Tout ce passé d’un grand peuple était mort, ses arts comme son histoire, sa langue et ses monumens.

Aujourd’hui cependant tout a changé de face, et depuis l’instant ou M. Botta a retrouvé la première dalle de marbre chargée d’un bas-relief assyrien, chaque jour ajoute une découverte nouvelle aux découvertes déjà faites. L’art et la civilisation d’un grand peuple reparaissent avec les monumens que d’infatigables explorateurs mettent en lumière. L’histoire renaît avec ces innombrables inscriptions dont le texte n’est plus aujourd’hui une langue morte. Non-seulement on a pénétré dans les salles de ces palais, cachés pendant des siècles sous l’argile accumulée, et on a recueilli les bas-reliefs et les sculptures qui les décoraient, mais on a retrouvé les terrasses, les colonnades, les aqueducs, toutes les dépendances de ces édifices, jusqu’aux celliers des rois, et les portes des villes, cintrées comme les arcs triomphaux des Romains, se dressent dans toute leur majesté, comme au jour où le prophète Jonas les franchissait en annonçant leur ruine prochaine.

Ces monumens, qui deviennent de jour en jour plus nombreux, et auxquels on peut ajouter aujourd’hui un premier spécimen de la peinture décorative des Assyriens, ont un style, un caractère communs, et portent le cachet d’une même école. Ces artistes ignorés et d’une si prodigieuse fécondité, qui décorèrent les premières cités que l’homme ait habitées, possèdent déjà la plupart des secrets de leur art. Ils connaissent la structure du corps humain ; ils savent en reproduire le mouvement et les attitudes avec une singulière énergie. Il y a plus, la manière dont sont traités les accessoires, — particulièrement les arbres, les eaux, l’architecture, la flamme qui dévore les édifices, — annonce une sorte de parti pris absolu ou de manière qu’on ne rencontre que chez les écoles expérimentées et qui touchent à la décadence. Cependant, à côté de cette science acquise et toute conventionnelle, on sent à certaines incorrections involontaires, ou qu’on n’a pas cherché à éviter, un art voisin encore de son enfance. C’est ainsi que l’œil se présente toujours de face, même dans les figures de profil, et que les deux pieds sont tournés dans le même sens. La science de l’observation ne manquait pourtant pas à ces premiers artistes, et l’on s’étonne, en étudiant leurs productions, de l’exactitude avec laquelle le caractère des différentes races humaines, le mouvement des animaux, et jusqu’à des accessoires en apparence indifférens, sont généralement exprimés.

Jusqu’à ce jour enfin, on avait pu croire que l’art assyrien s’était renfermé dans certaines limites exceptionnelles, et se bornait, à une sorte d’application exclusive de la statuaire polychrome à la décoration monumentale : une découverte toute récente est venue prouver que la peinture dans son application la plus durable et la statuaire dans son expression la plus élevée concouraient également à la décoration de ces édifices.

Nous n’avons pas à refaire ici l’histoire des découvertes successives qui ont amené la résurrection de cet art si longtemps perdu[1]. On sait comment les Anglais, mettant à profit les premiers travaux de M. Botta, ont simultanément exploré les principaux monticules qui s’élèvent aux environs de Mossoul. Des sculptures et un grand nombre d’objets précieux recueillis par MM. Layard, Rawlinson et d’autres encore, à Khorsabad, à Nimroud, au Kouyoundjeck, ont formé la belle galerie assyrienne du British Muséum. La France, qui avait donné la première impulsion, ne pouvait laisser le champ libre aux missionnaires anglais, et l’on se rappelle que, vers la fin de 1851, M. Place, nommé consul de France à Mossoul, avait été chargé de reprendre les fouilles commencées par M. Botta sur le monticule de Khorsabad. C’est l’historique des travaux et la série des découvertes qui, depuis le commencement de l’année 1852, ont signalé cette nouvelle campagne archéologique, que nous voudrions surtout faire connaître ici avec quelque détail en nous aidant des rapports inédits de l’explorateur français.

Pour se conformer aux instructions que le gouvernement français et l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lui avaient données, M. Place devait reprendre les fouilles commencées a Khorsabad par M. Botta, et se livrer à l’exploration des nombreux monticules artificiels qui s’élèvent aux alentours de Mossoul, dans cette vaste plaine formant aux environs de la ville, sur la rive gauche du Tigre, une sorte de demi-cercle dont ce fleuve serait la corde. Avant tout, il fallait se livrer à une étude sérieuse des travaux entrepris par les Anglaisa Nimroud et au Kouyoundjeck. Les fouilles du dernier de ces monticules, commencées autrefois sans résultat par M. Botta, avaient été reprises depuis par les Anglais avec un singulier succès ; il fallait s’inspirer de cet exemple. À la vue de ces travaux vraiment gigantesques, de ces profondes tranchées pénétrant au centre même, du monticule de Kouyoundjerk, et qui, après plus d’une année de travail, ont enfin amené l’exhumation d’un palais aussi merveilleux peut-être que celui de klorsabad, le consul de France comprit que la suite et la persistance étaient la première vertu de l’explorateur. Il se promit d’imiter en cela l’exemple que lui donnaient ces agens rivaux, et de ne se laisser rebuter par aucune tentative, quelque infructueuse qu’elle parût au premier abord. On verra combien cette louable ténacité lui a été profitable : M. de Longueville, qui avait géré le consulat de Mossoul pendant les deux années précédentes, el le père Marchi, supérieur des dominicains, qui avait assisté aux travaux de M. Botta, purent de leur côté bien renseigner notre agent. Dès son arrivée à Mossoul, le nouveau consul s’était mis d’ailleurs en rapport avec M. le colonel Rawlinson, consul général d’Angleterre à Bagdad, si connu par ses découvertes et ses travaux sur les écritures cunéiformes. Tous deux, reconnaissant que le résultat de leurs travaux communs devait en définitive profiter à la science, étaient loyalement convenus d’écarter toute idée de fâcheuse concurrence, toute étroite et stérile rivalité, et de s’entr’aider réciproquement dans leurs recherches. Depuis, ces bonnes relations, cet échange de communications intéressantes se sont continués sans interruption.

La plupart des découvertes faites jusqu’à ce jour en Assyrie par M. Botta et les missions anglaises l’ont été dans des conditions analogues. Comme le font encore de nos jours les princes orientaux, les chefs de cette grande nation qui habitait les vastes plaines arrosées par le Tigre et l’Euphrate se construisaient, chacun après son avènement au trône, un palais où ils se tenaient de préférence. L’emplacement choisi était une éminence naturelle ou un simple renflement de la plaine voisin d’un ruisseau. Sur cette base s’étageaient de vastes constructions, de spacieuses terrasses en briques crues noyées dans un lit de bitume alternant avec des couches de sable. Le palais décorait le faite de ces collines artificielles. Il n’est donc pas surprenant qu’on rencontre aujourd’hui, dans la plupart des monticules qui s’élèvent aux environs de Mossoul, les ruines d’édifices analogues, caractérisées néanmoins par certaines différences que nous signalerons plus tard. Ces palais bâtis à grands frais occupaient un emplacement considérable, comme nous le prouvent les fouilles de Khorsabad, du Kouyoundjeck et de Nimroud. La pierre formait, avec les briques cuites ou crues, le premier étage de ces constructions, dont la brique crue, ou même tout simplement l’argile battue, composaient les étages supérieurs. Des marbres, gypseux la plupart, étaient employés pour le revêtement des murs des salles de plain-pied. Ces revêtemens étaient d’une magnificence singulière. Des bas-reliefs avec inscriptions rehaussés des couleurs les plus vives les décoraient en partie, et près des portes se dressaient des sculptures colossales représentant des taureaux ou des lions ailés à tête humaine, emblèmes de la force et personnification du souverain. Ces travaux, si nous en jugeons par ce qui en subsiste encore aujourd’hui, devaient occuper une nombreuse école de sculpteurs d’un rare talent. Quel magnifique spectacle offraient dans ces temps reculés, et à l’époque où florissait cette surprenante civilisation assyrienne, ces rives du Tigre et de l’Euphrate, aujourd’hui solitaires et désertes, où, de distance en distance, apparaissaient sur les hauts lieux ces vastes palais si richement décorés et leurs fastueuses dépendances !

La découverte de M. Botta avait été comme la première révélation de cet art el de cette civilisation. Les dernières fouilles dirigées par le nouveau consul de France à Mossoul ont étendu l’horizon, surtout au point de vue architectural. Ce n’est plus aujourd’hui sur quelques monumens isolés du génie assyrien que l’attention peut se porter : c’est une ville entière dont le plan se découvre, c’est tout un système d’architecture qui se révèle, appliqué aux destinations les plus variées, aux travaux de défense militaire comme à l’ornementation des palais et à l’embellissement d’une vaste cité. Les fouilles de Khorsabad, celles des monticules de l’enceinte de Ninive, celles enfin des environs de la ville assyrienne, marquent trois groupes de travaux distincts qui doivent nous occuper tour à tour.

L’ensemble du monticule de Khorsabad, où M. Botta a fait ses belles découvertes, présente un développement rectangulaire d’une grande étendue. Un renflement fort régulier du terrain indique l’emplacement des murailles qui formaient l’enceinte de la ville antique. Ces murailles, dessinant un carré presque parfait, ont un développement de près de deux kilomètres sur chaque face. De distance en distance, de petits tertres coniques, qui, à l’exception d’un seul, se dressent sur l’alignement de la muraille, indiquent l’emplacement des tours ou plutôt des portes fortifiées, comme une des récentes découvertes vient de le prouver. M. Botta, occupé par le déblaiement du palais qu’il venait de retrouver, et voulant tirer sur-le-champ tout le parti possible de cette première découverte, n’avait opéré sur ces divers points de l’enceinte qu’une sorte de reconnaissance fort superficielle, mais qui néanmoins lui avait permis de constater l’existence de l’ancienne muraille. M. Place, tout en continuant l’exploration des parties du palais que M. Botta n’avait pas fouillées, a jugé convenable de s’attaquer aux principaux de ces monticules coniques de l’enceinte, et il est arrivé aux plus curieux résultats.

Les premières fouilles amenèrent la découverte de petits objets en marbre, agate, cornaline et autres matières dures, travaillées et polies comme elles auraient pu l’être par nos joailliers modernes. À ces pierres dures étaient mêlés de petits disques et autres objets en ivoire, que le moindre contact faisait tomber en poussière, et dont un seul a pu être conservé. Tous ces objets étaient disséminés sur une légère couche de sable placée entre deux massifs de briques crues, sur un espace de moins de douze mètres carrés. Comme la couche de sable dans laquelle ils se sont rencontrés occupe une surface de plus de cinq cents mètres, on peut espérer, en exploitant cette sorte de veine, découvrir de vrais trésors d’objets de même genre ; ce serait là une rencontre d’autant plus précieuse, qu’il n’existe rien de semblable dans nos collections assyriennes de Paris. Ces matières dures, taillées la plupart en forme de graines d’églantier et percées d’un petit trou dans leur longueur, paraissent avoir formé des colliers. M. Place ne fait pas mention de découvertes d’objets métalliques : il est donc probable que le temps et l’oxidation les auront détruits. Dans une autre de ces éminences coniques, on a déblayé comme une sorte de vaste escalier en briques cuites revêtues d’inscriptions, ou plutôt comme une série de terrasses successives. Sous le premier et le plus profond de ces degrés, que rendait fort remarquable la disposition singulière des briques qui le composaient, s’est rencontré un double souterrain ou conduit des plus curieux, et dont il n’a pas été possible de préciser l’usage. Ce double souterrain est formé par deux galeries concentriques. La principale, que la seconde parait recouvrir comme une sorte d’enveloppe ou de chape, présente le plus bizarre arrangement. Ce souterrain commence en effet par une petite voûte en plein cintre, construite en briques avec le plus grand soin, d’un mètre de largeur sur un mètre et demi de hauteur. Le plein cintre fait place insensiblement à une forme qui n’est ni le cintre ni l’ogive. Cette forme se modifie à mesure que le souterrain se rétrécit, et, à onze mètres de son commencement, arrive à l’ogive parfaite. Ce n’est pas tout, ce rétrécissement progressif se continue, et à vingt-huit mètres de l’entrée de la voûte, où un homme pouvait se tenir debout, ce couloir ne présente plus qu’un espace angulaire, compris entre deux briques inclinées et se terminant par une issue de moins d’un décimètre carré. Cette galerie ou couloir, construite avec une rare perfection et conduite avec une précision et une habileté toutes mathématiques, offre une sorte de problème archéologique qu’on n’a pu résoudre encore d’une manière satisfaisante. Ce qui ajoute à la difficulté de la solution, c’est que le second canal ou conduit qui enveloppe le premier ne présente, lui, aucune espèce d’issue.

Des tranchées ouvertes dans le même monticule du côté de l’est ont amené la découverte de gonds et de pivots en bronze appartenant à des portes dont il ne reste plus que ces parties métalliques et les pierres entaillées sur lesquelles tournaient les pivots. Par ces portes, au moyen d’une fouille heureusement dirigée, ou a pu pénétrer dans une salle qui a reçu le nom singulier de magasin des jarres. On ne saurait, en effet, se figurer la quantité de poteries de ce genre qu’on trouve accumulées dans cette enceinte : jarres de toute espèce, grandes, petites, larges, étroites, écrasées, rétrécies et accumulées en tel nombre, qu’il est impossible de se figurer comment autrefois on pouvait circuler entre elles. Malheureusement le poids de la terre accumulée sur ces objets fragiles en a brisé la plupart ; M. Place a pu néanmoins retrouver intactes quelques-unes de ces poteries qui deviendront le noyau d’une curieuse collection de céramique assyrienne. Les vases préservés sont de petite dimension et se trouvaient renfermés dans les grandes jarres, au nombre souvent de quatre ou cinq. Ils étaient remplis de terre, comme les autres, mais d’une terre, argileuse et tassé à tel point par les siècles, qu’il a été fort difficile de les vider sans les briser.

Ces jarres renfermaient aussi des objets en cuivre fort curieux. M. Place cite en première ligne des têtes de gazelles repoussées, qui ont la plus frappante analogie avec les objets de même ordre que tiennent à la main des personnages des bas-reliefs assyriens, et qui servaient, sans nul doute, à puiser l’huile ou le vin. Rien de pareil n’avait encore été trouvé dans les fouilles. On a recueilli en outre quelques petits objets usuels, aiguilles, crochets et pendans d’oreilles, comme ceux qu’on voit figurer dans ces mêmes bas-reliefs.

L’accumulation ou pour mieux dire l’introduction de la terre dans toutes ces salles, ces galeries, et dans les vases qu’on y rencontre, est d’autant plus étrange que cette terre argileuse et compacte n’est rien moins que pulvérulente. Il est fort probable qu’elle provient des murailles des édifices qui se sont écroulées autrefois, et que les eaux pluviales ont délayées, puis déposées pendant une longue suite de siècles dans toutes les parties souterraines de ces monumens. Les récentes découvertes céramiques ne se sont pas bornées à cette seule salle. Dans le plan qui accompagne son grand ouvrage, M. Botta avait indiqué, près de l’angle oriental du mur d’enceinte, l’existence d’une chambre renfermant de grandes jarres. M. Place a fait fouiller cette salle, dont il a envoyé un dessin photographique des plus curieux. On y voit, en effet, de grandes jarres d’un mètre soixante-quatre centimètres de hauteur, à demi dégagées du sol qui les enveloppe, alignées avec soin et laissant entre chaque rangée un passage pour la circulation. Ces jarres ne posent pas à terre, mais sont placées sur des marchepieds en chaux de quatorze centimètres de hauteur, posant eux-mêmes sur un plancher de chaux construit avec un grand soin. Des indices certains ont démontré à M. Place que ces jarres, loin d’avoir servi d’urnes funéraires, comme on l’avait pensé d’abord, ont simplement contenu du vin. Au fond de chacune d’elles, ou sur la chaux qui les supporte, on reconnaît en effet une sorte de sédiment de couleur violette laissé par le vin. Cette salle était donc un des celliers des rois d’Assyrie.

L’exploration de M. Place embrassait à la fois toutes les parties du palais. En continuant ses fouilles dans toutes les portions du monticule où il avait reconnu ces conduits souterrains qui lui ont permis de constater l’emploi simultané du plein-cintre et de l’ogive par les architectes assyriens, il était arrivé à découvrir les marches en marbre d’un escalier qui s’enfonçait au-dessous du niveau des planchers en briques des salles du palais. Ces vastes degrés, de cinq mètres de long sur quarante centimètres de hauteur d’une marche à l’autre, ont été suivis en montant et en descendant. En descendant, on a rencontré après la sixième marche un pavage en larges dalles d’un calcaire très dur, qui paraît s’étendre sur un vaste espace. En montant, les degrés ont conduit à un dallage de même nature qui, à une distance de cinq mètres, aboutit à une longue colonnade. Ces colonnes, dont M. Place a le premier constaté l’existence dans les monumens assyriens, sont comme moulées en argile très compacte, semblables en cela à la plupart des constructions qui s’élevaient au-dessus du niveau du sol ; elles sont réunies par sections de sept chacune, encadrées par un double pilastre ; un espace de quatre centimètres, suffisant à peine pour laisser pénétrer la lumière, sépare ces colonnes l’une de l’autre. Ces colonnes, d’une assez grande solidité eu égard à la matière qui les compose, puisqu’elles sont restées debout et en place, sont peintes à la chaux ou revêtues d’une sorte de stuc ou mastic noir comme les colonnes en briques de Pompéi. L’existence de deux de ces colonnades a été reconnue, et déjà on avait mis à découvert quatre sections de sept colonnes sans que rien annonçât qu’on fût au bout de l’une de ces rangées. Ces recherches, opérées au moyen de profonds tunnels, n’avaient pas permis de reconnaître encore le couronnement ou chapiteau des colonnes dont la base seule était déblayée. Il est probable que ces grands espaces dallés et ces séries de colonnes ont fait partie de la décoration extérieure du palais, auquel ces colonnades et ces terrasses superposées devaient imprimer un grand caractère.

Jaloux de compléter de toute façon la découverte de M. Botta et de recueillir un certain nombre de ces grandes figures sculptées et de ces bas-reliefs qui revêtaient les murs du palais, M. Place s’est attaché à fouiller certaines parties de l’édifice que son devancier avait reconnues, mais non explorées, particulièrement celles qu’il avait nommées l’édifice ruiné. M. Place avait appris de l’un des habitans du pays, qui avait dirigé les travaux sous M. Botta, que les grands taureaux à face humaine les mieux conservés avaient été rencontrés dans cette partie du palais. Il ouvrit donc ses tranchées vers la face d’une de ces salles que le plan de M. Botta indiquait connue n’ayant pas été déblayée, et il rencontra aussitôt la ligne de bas-reliefs avec la quatrième paire de taureaux qui complétait l’encadrement et la décoration de cette salle. Bien que ces bas-reliefs fussent en partie brisés, divers indices n’ont pas tardé à faire reconnaître que la qualification donnée à cette portion du palais n’était rien moins qu’exacte, et que, loin d’être déjà ruinée lorsqu’un évènement fortuit avait amené la complète destruction de ce grand édifice assyrien, on s’occupait au contraire à la construire et à l’orner. Mais laissons parler l’explorateur lui-même, dont les raisonnemens nous paraissent devoir être pris en sérieuse considération ; ajoutons qu’il était difficile de les exposer avec plus de réserve, plus de convenance, plus de respect aussi pour le caractère de l’homme qui le premier a mis la science sur la voie de ces inappréciables découvertes.

« Ainsi commence, dit le consul de France à Mossoul, à se vérifier une opinion que je m’étais formée sur la véritable situation du prétendu édifice ruiné, que je serais porté à croire plutôt un édifice en construction. Certaines pierres ne sont pas encore entièrement polies ; sur la robe de l’un des personnages est étendue une large tache de la même couleur noire que celle qui est sur la barbe, et qui sera sans doute tombée du pinceau pendant qu’on la peignait ; il semble qu’on n’ait pas eu le loisir d’enlever cette tache, qui n’aurait certainement pas été laissée dans un palais habité assez longtemps pour avoir été renversé. D’autres pierres aussi intactes qu’on peut le désirer sont étendues sur le sol, comme si l’on n’avait pas eu le temps de les mettre à leur place, et les tailles du ciseau, lorsqu’elles ont été dégagées de l’argile qui les recouvre, apparaissent avec cette blancheur et ces aspérités qui dénotent un travail récent. On croirait que les figures sortent des mains de l’ouvrier. Nulle part on n’aperçoit sur les marbres la moindre apparence d’incendie ; souvent les couleurs y sont vives, et l’un des personnages, dont la moitié seulement est découverte jusqu’à présent, porte sur sa robe une longue inscription très bien conservée. Voilà les motifs qui me font supposer, jusqu’à ce jour du moins, que ce vaste espace qui n’a pas été exploré, et qui dépasse en surface l’étendue de la portion du palais mise au jour par M. Botta, recouvre les fragmens d’un édifice plus neuf et peut-être en construction.

« Sans affirmer pour le moment, puisque je n’ai point encore rassemblé de faits assez nombreux, que mon opinion soit la bonne, je m’explique parfaitement que M. Botta ait pu croire que ce nouveau palais était un édifice ruiné. Celui qu’il a déblayé se trouvait presque à fleur de terre, et, quoique tous les bas-reliefs qu’il a vus eussent été atteints par le feu, ils étaient debout. Ici au contraire ils sont placés à une grande profondeur, et ce n’est point, comme lui, par des tranchées à ciel ouvert que nous les découvrons, mais par de véritables tunnels. Il est tout naturel que M. Botta, qui n’était guidé par aucun travail antérieur, et qui n’avait pour base que le petit nombre des observations recueillies par lui-même, ne trouvant rien à la suite de plusieurs fouilles pratiquées dans les mêmes conditions que celles qui lui avaient donné de si beaux résultats, ait conclu à l’absence ou à la ruine complète des anciens bas-reliefs. Il n’y a rien là qui puisse surprendre et qui amoindrisse l’immense portée de sa découverte, laquelle reste pleine et entière malgré cette légère erreur. Aussi je tiens essentiellement à ne point paraître diminuer en quoi que ce soit le mérite si incontestable de son ouvrage, qui respire d’ailleurs à chaque page tant de modestie : je constate seulement les faits que je découvre, afin que les savans puissent plus facilement établir sur les monumens assyriens une doctrine qu’il eût été malaisé d’improviser au premier abord. C’est en marchant dans la voie ouverte par M. Botta, el en tirant parti des renseignemens qu’il a donnés, que l’on peut rectifier quelques légères erreurs au début, erreurs qu’il aurait sans doute corrigées lui-même, si, au lieu du tiers à peine du monticule, il avait pu en explorer la totalité, et s’il avait été à même d’étudier les immenses travaux faits après son départ à Nimroud et à Kouyoundjeck, où les Anglais ne laissent pas un mètre de terre sans le bouleverser. »

On a reçu en France plusieurs dessins photographiés de ces sculptures ; quelques-uns sont rehaussés de vermillon, de noir ou d’un bleu d’outre-mer magnifique dont on a retrouvé dans les fouilles un pain de la grosseur d’un œuf de pigeon. M. Place a indiqué au moyen de l’aquarelle ces brillantes enluminures. Les plus intéressans de ces fragmens doivent être rapportés en France, où ils ne seront pas un des moins précieux ornemens du musée assyrien. D’autres bas-reliefs, les mieux conservés peut-être qu’on ait encore découverts et les plus rares quant à la matière, méritent également le transport en France. Ce sont de magnifiques plaques en basalte de plus d’un mètre et demi de hauteur, représentant, l’une trois personnages à la file tenant chacun dans la main une petite forteresse flanquée de tours, assez semblable à un jouet d’enfant, et qu’on croit être l’emblème d’une ville conquise ; l’autre, une chasse aux oiseaux dans un bois. L’un des chasseurs n’a pas de barbe, et à son embonpoint on reconnaît un eunuque ; de ses flèches il a déjà frappé un oiseau, et il en vise un autre. Le second chasseur, fort barbu et plus petit, pour indiquer sans doute un degré d’infériorité sociale à l’égard du chasseur dont il ramasse le gibier, tient à la main un oiseau qui a été frappé et qui se débat. Toute la partie supérieure du chasseur qui tend l’arc, et particulièrement la tête, les bras et les mains, mais surtout la main droite qui retient la flèche près de partir, et dont les doigts présentent la souplesse la plus heureuse, sont dignes des beaux temps de l’art grec.

On a recueilli en outre, dans les fouilles de cette partie du palais, un grand nombre d’objets curieux. Nous nous bornerons à signaler des espèces d’œils de bœuf cylindriques en terre, sans vitres, destinés à laisser pénétrer l’air et la lumière dans les édifices, — parfaitement semblables à ceux que les habitans de Mossoul placent de nos jours dans l’épaisseur des murs de leurs terrasses, et qui leur permettent de voir ce qui se passe à l’extérieur sans être vus ; — différens vases en cuivre ; une jolie fiole en verre blanc, d’une forme très élégante, recouverte à l’intérieur d’une substance à reflets nacrés, et ornée de deux anses en verre rouge. Une petite coupe ou cornet du même verre que la fiole est enjolivée d’une série de dessins coloriés en rouge et en bleu formant relief, ce qui nous prouve que les Assyriens connaissaient le verre et les émaux, et les appliquaient à tous les usages. Signalons également des clous en cuivre à tête argentée, de petites cornes en cuivre qui ont dû appartenir à une idole, un cachet en pierre calcaire représentant une branche d’arbre, un petit taureau en bronze malheureusement en très mauvais état, et enfin de grands cylindres en argile renflés vers le milieu et de forme décagone, dont chacun des dix pans est recouvert de six, sept ou huit lignes d’inscriptions cunéiformes, d’une écriture extrêmement fine et déliée, des cylindres creux à l’intérieur, et que M. Place suppose avoir été moulés en deux morceaux rapportés, sont percés d’un trou dans toute leur longueur, comme s’ils avaient dû être enfilés à la suite l’un de l’autre. Leur hauteur est de vingt-trois et de vingt-cinq centimètres, leur circonférence de quarante à quarante-six centimètres. M. Rawlinson, à qui M. Place a communiqué cette curieuse découverte, a reconnu que les inscriptions de ces cylindres étaient du même genre que celles des grands taureaux. Il paraîtrait qu’elles contiennent encore une énumération des titres et des conquêtes du roi Sargon, dont plusieurs passages sont nouveaux et présentent une véritable importance historique. Une autre de ces inscriptions indique et énumère les monumens, temples, palais, portes, colonnes, etc., que ce même roi Sargon a fait construire pour embellir sa ville.

Les fouilles du palais et des monticules isolés que l’on supposait être les tours de l’enceinte de la ville ont été conduites simultanément et avec une merveilleuse activité. Déjà au pied d’une de ces éminences, on avait découvert une sorte de voie cyclopéenne, formée de pierres irrégulières de grande dimension et pénétrant dans l’intérieur de la cité, tout à fait au-dessous de l’alignement des murailles. M. Place supposa sur-le-champ que cette route devait conduire au monument reconnu par M. Botta, et cette hypothèse s’est trouvée confirmée par la plus intéressante des découvertes qu’il ait faites depuis.

En parcourant l’enceinte de la ville antique, M. Place avait remarqué, du côté du sud-ouest, une éminence assez élevée, se reliant à un monticule accidenté de même hauteur, et presque égale en superficie au monticule du grand palais. M. Botta l’avait indiquée dans son plan et assurait y avoir rencontré des traces nombreuses de constructions. Il importait d’explorer cette partie de la ville. Deux tranchées ouvertes sur les flancs du monticule opposé d’un côté à l’intérieur de la ville, de l’autre à la campagne, firent bientôt reconnaître deux murs parallèles composés de pierres du calcaire le plus dur et placées debout les unes à côté des autres. Ces murs, à leur base, étaient séparés par un intervalle de trois mètres dix centimètres de large, rempli par une sorte de dallage cyclopéen pareil à celui qu’on avait déjà reconnu au pied d’une autre éminence. Il n’y avait pas à en douter, c’était une des entrées de la ville. On fit suivre ces murs, et on reconnut qu’à vingt et un mètres du commencement, ils s’écartaient à angle droit à gauche et à droite, encadrant comme une espèce de salle ou plutôt de cour intérieure, telle qu’il en existe aux entrées de certaines villes d’Orient, pour faciliter la circulation des chars, des chevaux, des chameaux, lorsqu’il existe quelque encombrement. Décidé à éclaircir complètement ce point d’archéologie, résolu d’explorer à fond et une fois pour toutes un de ces monticules de l’enceinte, M. Place se transporta vers le centre de l’éminence, à égale distance de deux allées déjà reconnues, et fit ouvrir une troisième tranchée sur le point culminant. Là, après quatre jours de travaux, il mit à découvert une large voûte en plein cintre, en briques, appuyée sur des contre-forts également en briques. C’était, à n’en pas douter, le haut de la porte à laquelle conduisaient les deux entrées découvertes et le chemin cyclopéen. Cette porte, construite en grandes briques convergeant vers un centre, — et qu’entoure une double rangée de briques couchées, traçant comme un double cordon à l’intérieur et à l’extérieur, — est encastrée dans un mur aussi élevé qu’elle et recouvert d’une couche de chaux formant sans doute la base d’une tour qui la dominait et la défendait. À en juger par la vue photographiée qu’en a prise un dessinateur attaché à l’expédition, le sommet de cette porte affleure, à un mètre environ, le sol qu’elle a soutenu et qui, tout en l’ensevelissant, n’a pu l’écraser. Ces terres et ces décombres, qui pénètrent sous ses parties voûtées et dans les moindres interstices, sont d’une extrême dureté. D’où provient une masse de terre si considérable ? On a peine à se l’expliquer, car il est peu probable que les constructions et les tours qui dominaient la porte, et contre lesquelles devaient agir ces puissantes machines figurées dans les bas-reliefs assyriens, fussent construites en argile, comme les murs du palais, édifice de plaisance. Cette construction dépasse d’ailleurs de beaucoup les idées qu’on se formait du talent architectural des Assyriens, et jamais la brique n’a été maniée avec plus d’adresse et d’intelligence. Cette porte de la ville a dix mètres trente-trois centimètres de hauteur sur trois mètres dix centimètres de largeur.

Voilà donc, indépendamment du palais du souverain et de ses vastes annexes, une des pactes de cette ville antique dont les murs ont huit kilomètres de développement, retrouvée dans un état de conservation vraiment merveilleux. C’est un résultat immense acquis à la science ; mais là ne doivent pas s’arrêter les découvertes de nos explorateurs, et quelque jour, grâce à leur zèle et à leurs intelligens efforts, Ninive, si tant est que ce soient les murs de cette vieille cité biblique qu’on ait retrouvés, nous apparaîtra complètement exhumée comme Herculanum et Pompéi. Un fait remarquable prouvera surabondamment que ce n’est pas là une vaine espérance.

Un jour. M. le colonel Rawlinson, ce consul-archéologue si zélé, esprit un peu aventureux peut-être, mais auquel on ne peut refuser ni l’intelligence la plus active ni la plus rare pénétration, parcourait avec M. Place le palais de Khorsahad, la ville et son enceinte, el il félicitait son collègue de la bonne fortune qui livrait à ses explorations ce sol d’une inépuisable richesse. « Pourquoi, ajouta-t-il en s’adressant à M. Place, borneriez-vous cette exploration au monticule principal et aux tertres de l’enceinte, quand vous avez sous vos pieds une ville entière à exhumer ? » Et comme M. Place exprimait à ce sujet quelques doutes : « Je ne vous dis pas, reprit le colonel, que vous retrouverez toutes les rues et toutes les maisons, dont la plupart n’étaient probablement bâties qu’en terre et en briques crues, mais il y avait d’autres édifices dans cette ville dont l’enceinte est encore si nettement tracée devant vous, car j’ai lu dans les inscriptions publiées par M. Botta ce passage souvent répété par le roi Sargon : « J’ai bâti une ville portant mon nom ; dans cette ville, j’ai construit un palais pour moi-même, des temples pour les dieux avec des logemens pour les prêtres, des casernes pour les soldats, des marchés pour les négocians et des maisons pour les domestiques. »

Cette espèce d’évocation, faite sur le sol même de la vieille cité par un des prophètes de la science, avait vivement frappé M. Place. À quelques jours de là, comme il parcourait une, partie de ce vaste emplacement renfermé entre les murailles de la ville, son attention fut arrêtée par une ondulation du terrain formant un léger renflement sur la plaine. Si les prévisions du colonel Rawlinson étaient fondées, ce mouvement du sol devait indiquer la présence de quelque ruine. M. Place résolut de s’assurer sur-le-champ de la vérité, et fit ouvrir une tranchée dans cet endroit. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il rencontra presque à fleur de terre le sommet d’une pierre de marbre placée debout ! Continuant sa fouille, il en découvrit une seconde ; de proche en proche, sa tranchée s’agrandit et mit à jour quatre côtés d’une vaste chambre de vingt-cinq mètres huit centimètres de long sur vingt mètres quarante centimètres de large, toute revêtue de plaques de marbre. Ces plaques malheureusement ne présentent ni sculptures ni inscriptions qui puissent faire connaître la destination de la salle découverte ; peut-être, pour éclaircir ce point obscur, faudrait-il déblayer tout le pavé de la chambre. Toujours est-il que la première ondulation du sol qu’on ait attaquée cachait un édifice, et M. Place a constaté dans l’enceinte comprise entre les murailles ruinées la présence d’un certain nombre d’ondulations analogues.

Les découvertes faites jusqu’à ce jour à Khorsabad même ont été couronnées, on le voit, par de grands et beaux résultats pour lesquels on ne saurait trop féliciter l’agent qui, ne disposant que de bien faibles ressources, a dû, pour les obtenir, creuser de profondes tranchées, ouvrir de larges tunnels, déplacer et faire transporter à dos d’homme plus de quatre mille mètres d’une terre argileuse et compacte. L’exploration de M. Place ne s’est pas bornée toutefois au palais de Khorsabad et à ses dépendances, elle s’est étendue à un certain nombre de ces monticules artificiels que l’on rencontre sur la rive gauche du Tigre, dans un rayon de dix lieues autour de Mossoul. Cette exploration n’a pas été moins fructueuse. Accompagné de plusieurs brigades d’ouvriers et luttant d’activité avec le colonel Rawlinson, le consul de France a occupé et fouillé successivement plus de trente de ces monticules, tels que Bachiecha, Karamles, Tell-Leben, Maltaï, Karakock, Djigan, etc.

Pour opérer ces fouilles sur les bords du Zâb, où les catholiques chaldéens avaient signalé plusieurs de ces monticules encore inexplorés, il a fallu choisir la plus mauvaise saison, et profiter des débordemens du Tigre et de ses affluens, qui mettaient les explorateurs à l’abri des incursions des Arabes insoumis. Nos compatriotes se louent beaucoup de la résignation des ouvriers nestoriens et djibours qu’ils employaient, et qui, formant trois brigades de seize hommes chacune, les suivaient sans murmurer par les plus affreux chemins, malgré un vent et une pluie continuels. Grâce à la résolution et à l’activité du consul, cette petite armée de la science a pu explorer et prendre possession, à titre de premier occupant, de la plupart des points intéressans à fouiller avant que les agens de l’Angleterre, si actifs eux-mêmes, eussent pu s’y transporter. Sur l’un des deux monticules de Karamles, M. Place a rencontré a très peu de profondeur des lits de briques superposés à des couches de sable et de bitume, tels qu’on en avait déjà signalé dans le palais de Khorsabad. Quelques-unes de ces briques qui portent des inscriptions ont été recueillies. Ce monticule renferme, sans aucun doute, les restes d’un palais assyrien. Sur le second monticule, on a découvert des colonnes octogones en marbre, un tombeau vide, des fragmens de marbre avec des moulures rappelant l’ordre dorique. M. Place pense avec le colonel Rawlinson que ces débris doivent être parthes. Il a recueilli dans ses fouilles différens objets fort curieux, entre autres une jolie amphore à deux anses.

Sur la rive droite du Zâb, dans des localités voisines des tribus arabes indépendantes, l’existence de plusieurs de ces monticules à ruines a été de même récemment constatée. Les principaux sont ceux de Tell-Chenef portant des débris parthes, — d’Hamra, placé sur la rive même du Zâb, où l’on a rencontré un monument chrétien en marbre, — de Tell-Leben et de Khod Elias, où l’on a reconnu de ces indices qui trompent rarement l’explorateur. Tous ces monticules s’élèvent au sud-est de Khorsabad. L’examen des monticules du nord a été plus profitable encore. Des tranchées ouvertes à Tell-Guirgor ont mis à découvert des jarres brisées renfermant des bracelets de métal, des grains de colliers de différentes substances et de couleurs variées, des fragmens d’or provenant de pendans d’oreilles, un bracelet en or, des vases de différentes formes, dont quelques-unes se rapprochent de celles des lampes employées encore dans le pays.

Il y a lieu d’espérer beaucoup des fouilles que notre consul se propose de pousser activement dans ce monticule de Tell-Guirgor, qui ressemble singulièrement à celui de Shérif-Kan, où les Anglais, après un an de travail, font en ce moment de si belles découvertes en bijoux d’or, cylindres, vases de basalte sculptés et ivoires admirablement travaillés. M. Place a visité avec un égal soin les collines de Semel et de Duloup, où ses tranchées ont amené la découverte de mortiers et autres vases singuliers ; — de Guérépané, où il a reconnu un souterrain en briques dans lequel on a rencontré des ossemens, un fer de flèche et une inscription cunéiforme de quatre lignes, cette inscription a été soumise au colonel Rawlinson, qui y a lu un nouveau nom de roi : c’est donc l’indice d’un monument assyrien. Mais la plus curieuse de ces explorations extérieures est celle du monticule de Maltaï. Maltaï est une forte bourgade construite sur une colline qui sépare la vaste plaine située en arrière de la première ligne des montagnes de la Mésopotamie. Les maisons, à un seul étage, couvertes de toits plats légèrement inclinés, s’étagent comme une série de terrasses au pied du château, vaste construction d’origine moderne. Maltaï, en chaldéen, signifie entrée. C’est donc à sa position que cette bourgade doit son nom. Au-delà d’un petit ruisseau qui coule au pied de l’éminence sur laquelle la ville est placée, s’élève une montagne escarpée présentant à son sommet de longues zones de rochers à pic, espèces de murailles naturelles. Sur l’un de ces pans de rochers, on a sculpté de grands bas-reliefs qui comprennent trente-deux figures d’un mètre trente-trois centimètres de hauteur, occupant trois compartimens et représentant des personnages alignés à la file, tenant à la main le bâton du commandement, des couronnes ou anneaux, des rameaux et autres objets, et portés eux-mêmes par des animaux, taureaux ou lions, qui diffèrent de ceux de Khorsabad en ce que tous n’ont pas les ailes, la tête humaine et la tiare. Tous ces personnages se dirigent processionnellement vers un chef ou roi qui porte, lui, la tiare assyrienne, et dont le costume a de l’analogie avec celui des figures des bas-reliefs de Khorsabad. Sauf la coiffure, qui rappelle la toque de nos magistrats et qui est surmontée d’une sorte d’ornement sphérique très bizarre, les costumes des autres personnages ne diffèrent pas non plus essentiellement des costumes assyriens déjà connus.

Le monticule de Bavian, situé au nord-est de Khorsabad, présente, comme Maltaï, un grand nombre de ces bas-reliefs taillés dans le roc. Ces sculptures, qui ont été reproduites par la photographie, paraissent, à l’exception d’un petit nombre, fort dégradées par le temps. Elles sont évidemment l’ouvrage d’artistes assyriens, et représentent des personnages de dimensions colossales qui ont aussi de l’analogie avec les figures des bas-reliefs de Khorsabad. Au-dessus de ces sculptures et tout à l’ail au sommet du roc, une suite d’images des rois assyriens de grandeur naturelle et cette fois semblables de tout point aux figures de Khorsabad sont entaillées dans neuf grands compartimens. Quatre de ces sculptures, placées hors de la portée des destructeurs, sont dans un parlait état de conservation. Comme complément de ces intéressantes découvertes, on a reconnu, dans le ruisseau qui coule au pied de la montagne, un énorme bloc qui s’est détaché des flancs du rocher, et qui, d’une hauteur de plus de quatre-vingts mètres, a glissé dans la rivière ; ce bloc est terminé à chacune de ses extrémités par une sorte de taureau ailé analogue aux taureaux de Khorsabad, mais dont la coiffure ressemble à celle des figures de Maltaï. Plusieurs personnages, sculptés dans ce même bloc, qui n’a pas moins de neuf mètres de hauteur sur six mètres de longueur, accompagnent ces taureaux. Ces sculptures, entaillées dans les flancs mêmes des montagnes, et d’un aspect si grandiose, sont particulières à ces peuples primitifs ; depuis elles ont été imitées par les Perses et les Parthes, qui se sont inspirés des modèles assyriens[2]. À l’ouest et au nord-est de Khorsabad, on signale encore les monticules de Tell-Eudeheb [le mont de l’or), où une vaste chambre a été découverte il y a quelques années ; B-Kofa, vaste éminence occupée en partie par le cimetière d’un village chrétien, où on a rencontré de nombreux fragmens de jarres ; Tell-es-Kof, tertre élevé où quelques coups de pioche ont suffi pour mettre à jour des jarres et plusieurs vases en terre, qui, à en juger par les reproductions photographiques, paraissent dans un bel état, de conservation ; Djigân, dont l’existence a été révélée au consul de France par Aouchi, le chef de ses ouvriers. Ce monticule présents un vaste demi-cercle de cinq cents mètres de longueur sur deux cent vingt mètres de profondeur, dont le Tigre formerait la corde, c’est-à-dire deux fois la superficie du palais de Khorsabad. Sa position au confluent du Tigre, qui baigne une de ses faces, et d’une petite rivière qui contourne les deux autres, parait avoir vivement frappé notre missionnaire, comme l’emplacement le plus convenable pour un palais. Les ouvriers y ont rencontré quantité de grosses pierres disposées en forme de murailles, mais sans inscriptions ni sculptures, une coupe en terre de forme grecque, quelques fragmens de poteries, et une sculpture fort dégradée représentant un mouton.

Nabi-Younès, le tombeau du prophète Jonas, est un vaste monticule situé sur la rive gauche du Tigre, à égale distance de la ville de Mossoul et du monticule de Kouyoundjeck, dont il n’est séparé que par un petit ruisseau. Un beau village, couronné par la mosquée du prophète Jonas, couvre le sommet de cette éminence, jusqu’à ce jour restée inexplorée. Différens indices y annonçaient la présence de ruines assyriennes, et on l’avait signalée à l’attention des explorateurs français ; mais d’insurmontables difficultés avaient entravé l’exécution de cette partie de leurs instructions. La valeur des maisons qu’il eût fallu acquérir, l’inviolabilité de la mosquée et de tout le terrain qui en dépend à titre de vak, s’opposaient à toute exploitation immédiate. M. Place avait néanmoins entretenu directement, ou par l’entremise du chancelier du consulat, des relations amicales avec le kiaïa-bey, chef du village, et les principaux habitans ; il leur avait fait à diverses reprises de ces cadeaux auxquels les Orientaux paraissent surtout sensibles. On n’attendait qu’une occasion favorable pour commencer les travaux, lorsque, vers le milieu du mois d’octobre 1852, on apprit qu’un habitant du village, en creusant un serdab dans sa maison, avait découvert un taureau. M. Place se transporta sur-le-champ dans le serdab, et fit acte de prise de possession au nom de la France ; mais le prix singulier que les Européens attachent aux objets découverts dans les fouilles parait, à la longue, avoir éveillé la cupidité des Orientaux, car, au moment où M. Place installait ses ouvriers dans le serdab, le propriétaire du terrain exigea qu’il fût fait préalablement remise d’une somme de 8,000 piastres du grand seigneur. M. Place, ne se croyant pas suffisamment autorisé pour faire une pareille avance, dut suspendre ses travaux. Cette hésitation donna lieu à un singulier incident. Le pacha, saisi tout à coup de velléités archéologiques fort rares chez un Turc, détacha une brigade d’ouvriers pour continuer la fouille commencée. On ignore jusqu’à ce jour quel a été le résultat de ces travaux ; toujours est-il que voilà le premier exemple de pareille concurrence faite par les autorités locales aux Anglais et aux Français. M. Place ne désespérait pourtant pas d’être réintégré tôt ou tard, par le pacha lui-même, dans les tranchées du Nabi-Younès.

Tels sont les résultats de ce qu’on pourrait appeler la première exploration de M. Place. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en a reconnu hautement l’importance, et a déclaré à l’unanimité que l’actif et intelligent consul avait bien mérité de la science. La saison des pluies, comme nous l’avons pu voir, n’avait pas ralenti son zèle, et, bien que ses ressources fussent épuisées, il se proposait de continuer ses recherches à ses frais, lorsque la maladie est venue l’arrêter. Les grandes chaleurs de l’été, frappant sur un sol détrempé par des pluies diluviennes, avaient fait de Khorsabad un séjour vraiment empesté. M. Place et son compagnon, M. Tranchand, luttèrent pendant plusieurs jours contre le climat et la maladie ; mais bientôt il fallut céder : chaque jour, la chaleur augmentait d’intensité. Le thermomètre se maintenait à l’ombre entre 45 et 51 degrés ; au soleil, l’élévation de la température n’était plus appréciable. L’esprit-de-vin ou le mercure ne tardaient pas à atteindre le sommet des tubes, dont l’un marquait 63 et l’autre 65 degrés, et les faisaient éclater. M. Tranchand, gravement malade, fut transporté à Mossoul par les soins de M. Place. Ce dernier, atteint lui-même de la dyssenterie, fut contraint de se retirer dans les montagnes du Kurdistan, où il ne recouvra ses forces qu’après un séjour de quelques semaines.

L’explorateur de Ninive, à peine rétabli, aurait voulu reprendre ses travaux, et mettre à profit les mois d’automne ; mais les affaires du consulat et l’épuisement du crédit qui lui avait été alloué l’obligèrent à ajourner pour le moment toute opération importante. Ses ressources personnelles ne lui permettaient en effet que d’entretenir un petit nombre d’ouvriers qu’il transportait successivement sur plusieurs points, afin surtout de prouver que les travaux n’étaient pas abandonnés. Cependant, vers le milieu de novembre, ayant été informé de la prochaine arrivée de la mission anglaise, qui, à l’aide de puissans moyens mis à sa disposition, devait simultanément occuper un grand nombre de localités, M. Place se hâta de prendre possession d’un certain nombre de points intéressons qu’il n’avait pu encore reconnaître, tels que Solomié ou Resen et Kalaah-Shergat. Dans le courant du mois de décembre dernier, il fouillait le tertre d’Arbil ou Arbelles, qui domine la plaine que la victoire d’Alexandre a rendue fameuse. Dans les premiers jours du mois de janvier 1853, M. Place était de retour au monticule de Khorsabad, dont il ne voulait laisser aucun point inexploré.

Voulant se rendre compte de ce qui pouvait exister en arrière de la double rangée de colonnes et de terrasses dont nous avons parlé, le consul de France a ouvert sur ce point une longue tranchée qui lui a bientôt permis de reconnaître l’existence d’un mur de cinq pieds de haut sur vingt et un pieds de long, entièrement revêtu de briques peintes et émaillées, d’une belle conservation. Cette espèce de mosaïque représente différens sujets où figurent des hommes, des animaux et des plantes. C’est la première peinture assyrienne trouvée jusqu’à ce jour. Cette découverte est d’autant plus précieuse, qu’elle résout un problème archéologique sur lequel de récentes et heureuses recherches que M. Fulgence Fresnel a faites sur l’emplacement de Babylone avaient jeté une première lumière. Ctésias, médecin grec d’un des souverains Achéménides, dans la description qu’il nous a laissée du palais-citadelle de Babylone, parle de bas-reliefs en briques peintes qui ornaient les murailles de cet édifice. Ces peintures en émail représentaient des sujets de chasse qu’il décrit, et que, d’après lui, Diodore a également signalés. M. Fulgence Fresnel, en fouillant les décombres du kasr, cette partie du palais de Nabuchodonosor dont les débris forment une espèce de colline qui domine l’ensemble des ruines de la ville, avait rencontré une grande quantité de briques émaillées dont les fragmens paraissent appartenir aux peintures décrites par Ctésias. On y voit, en effet, des pieds de bêtes fauves, des queues et pattes de chiens, des dents de lions ou de panthères, et jusqu’à deux yeux, l’un bleu, l’autre noir, que M. Fresnel croit être ceux du roi et de la reine, représentés, selon Diodore, le roi perçant un lion, la reine lançant un javelot sur une panthère. Les peintures en émail trouvées par M. Place offrent une grande analogie avec les peintures babyloniennes, et nous font parfaitement comprendre l’application que les Assyriens faisaient de cet art à l’ornementation de leurs édifices. Cette découverte nous prouve une fois de plus qu’aux origines de l’art, l’emploi de la peinture, comme celui de la sculpture, était purement décoratif. Ce n’est que plus tard, et chez les peuples de seconde civilisation, que la peinture se détache des murailles, et se renferme dans des cadres plus étroits, qui peuvent être déplacés.

La découverte des peintures en émail a ouvert une veine heureuse dans les fouilles de Ninive. En effet, à l’une des extrémités de ce mur couvert de briques peintes, on a trouvé une statue admirablement conservée et qui représente un personnage tenant une bouteille entre ses mains. Cette statue, la première que l’on ait encore rencontrée dans les fouilles assyriennes, a quatre pieds et demi de bailleur ; elle est du même marbre gypseux que les bas-reliefs des salles. Comme le mur en briques émaillées appartient à un couloir qui parait conduire à une vaste salle, M. Place espère rencontrer à l’autre extrémité de ce couloir le pendant de cette statue. Dès à présent il y a lieu d’espérer qu’on nous restituera dans son ensemble et dans chacun de ses détails le monument de Khorsabad, regardé à juste titre comme le vrai type du palais assyrien. Ce seul résultat des travaux de l’exploration française depuis 1852 aurait déjà une véritable importance ; mais les découvertes, comme nous l’avons vu, ne se sont pas limitées à l’enceinte de ce palais, et les recherches ont porté sur un grand nombre de localités dont l’étude plus complète ne peut manquer de combler bien des lacunes au double point de vue de l’histoire et de l’art.

Quoi qu’il en soit, grâce à M. Layard d’une part et de l’autre à MM. Botta et Place, la parfaite connaissance de deux époques, sinon extrêmes, du moins fort éloignées, est aujourd’hui acquise à la science. Le palais de Nimroud, si soigneusement exploré par M. Layard, date en effet de la première année du règne d’Adala, c’est-à-dire de l’an 1200 avant Jésus-Christ, et a par conséquent été construit il y a trente siècles, tandis que le palais de Khorsabad n’était pas encore complètement achevé en l’an 667, dernière année du règne de Sargon, l’avant-dernier roi d’Assyrie, c’est-à-dire 533 ans plus tard. On peut dès à présent comparer les monumens de l’art assyrien à près de six siècles d’intervalle. S’ils ne présentent pas de différences essentielles, nous reconnaîtrons toutefois que cette comparaison est tout à l’avantage des monumens de Nimroud, dont la date est la plus ancienne, et qui offrent un degré d’achèvement et une délicatesse d’exécution qu’on ne rencontre pas toujours dans les sculptures du palais de Khorsabad. L’art assyrien, qui brillait d’un si vif éclat il y a trente siècles, avait dû traverser déjà une longue suite d’années. Espérons que l’exploration que M. Place se propose de faire des monticules encore vierges nous donnera de nouvelles et précieuses lumières sur ces premières époques et sur les origines d’un art qui pour nous est tout nouveau, bien qu’il date de quatre mille ans.


F. MERCEY.

  1. Ici même (livraisons du 15 juin et du 1er juillet 1845), les résultats des premières fouilles faites à Ninive ont été appréciés par M. Eugène Flandin.
  2. Un homme intelligent que M. Place avait envoyé à la découverte lui a signalé différentes localités où l’on rencontre des bas-reliefs analogues à ceux de Malaï et de Bavian ; notre consul se propose de les étudier et de les décrire.