Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre III/Chapitre 2

Livre III

Chapitre II

LE CULTE POSITIF

I. — Les éléments du sacrifice

Quelle que puisse être l’importance du culte négatif et bien qu’il ait indirectement des effets positifs, il n’a pas sa raison d’être en lui-même ; il introduit à la vie religieuse, mais il la suppose plus qu’il ne la constitue. S’il prescrit au fidèle de fuir le monde profane, c’est pour le rapprocher du monde sacré. Jamais l’homme n’a conçu que ses devoirs envers les forces religieuses pouvaient se réduire à une simple abstention de tout commerce, il a toujours considéré qu’il soutenait avec elles des rapports positifs et bilatéraux qu’un ensemble de pratiques rituelles a pour fonction de régler et d’organiser. À ce système spécial de rites, nous donnons le nom de culte positif.

Pendant longtemps, nous avons ignoré à peu près totalement en quoi pouvait consister le culte positif de la religion totémique. Nous ne connaissions guère que les rites d’initiation, et encore les connaissions-nous insuffisamment. Mais les observations de Spencer et Gillen, préparées par celles de Schulze, confirmées par celles de Strehlow, sur les tribus du centre australien, ont, en partie, comblé cette lacune de nos informations. Il y a surtout une fête que ces explorateurs se sont particulièrement attachés à nous dépeindre et qui, d’ailleurs, paraît bien dominer tout le culte totémique : c’est celle que les Arunta, d’après Spencer et Gillen, appelleraient l’Intichiuma. Strehlow conteste, il est vrai, que tel soit le sens de ce mot. Suivant lui, intichiuma. (ou, comme il écrit, intijiuma) voudrait dire instruire et désignerait les cérémonies que l’on représente devant le jeune homme pour l’initier aux traditions de la tribu. La fête que nous allons décrire porterait le nom de mbatjalkatiuma qui signifie féconder, mettre en bon état[1]. Mais nous ne chercherons pas à trancher cette question de vocabulaire qui touche d’autant moins au fond des choses que les rites dont il va être question sont également célébrés au cours de l’initiation. D’autre part, comme le mot d’Intichiuma appartient aujourd’hui à la langue courante de l’ethnographie, comme il est devenu presque un nom commun, il nous paraît inutile de le remplacer par un autre[2].

La date à laquelle a lieu l’Intichiuma dépend, en grande partie, de la saison. Il existe, en Australie centrale, deux saisons nettement tranchées : l’une, sèche, qui dure longtemps ; l’autre, pluvieuse, qui est, au contraire, très courte et souvent irrégulière. Dès que les pluies sont arrivées, les plantes sortent de terre comme par enchantement, les animaux se multiplient, et des pays qui, la veille, n’étaient que déserts stériles se recouvrent rapidement d’une faune et d’une flore luxuriantes. C’est juste au moment où la bonne saison paraît prochaine que se célèbre l’Intichiuma. Seulement, parce que la période des pluies est très variable, la date des cérémonies ne peut être fixée une fois pour toutes. Elle varie elle-même suivant les circonstances climatériques, que le chef du groupe totémique, l’Alatunja, a, seul, qualité pour apprécier : au jour qu’il juge convenable, il fait savoir à ses compagnons que le moment est arrivé[3].

Chaque groupe totémique a, en effet, son Intichiuma. Mais si le rite est général dans les sociétés du centre, il n’est pas partout le même ; il n’est pas chez les Warramunga ce qu’il est chez les Arunta ; il varie, non seulement suivant les tribus, mais, dans une même tribu, suivant les clans. À vrai dire, les différents mécanismes qui sont ainsi en usage sont trop parents les uns des autres pour pouvoir se dissocier complètement. Il n’existe peut-être pas de cérémonies où il ne s’en rencontre plusieurs, mais très inégalement développés : ce qui, dans un cas, n’existe qu’à l’état de germe, occupe ailleurs toute la place et inversement. Il importe cependant de les distinguer avec soin ; car ils constituent autant de types rituels différents qu’il faut décrire et expliquer séparément, sauf à rechercher ensuite s’il y a quelque souche commune dont ils sont dérivés.

Nous commencerons par ceux que l’on observe plus spécialement chez les Arunta.

I

La fête comprend deux phases successives. Les rites qui se succèdent dans la première ont pour objet d’assurer la prospérité de l’espèce animale ou végétale qui sert de totem au clan. Les moyens qui sont employés dans ce but peuvent être ramenés à quelques types principaux.

On se rappelle que les ancêtres fabuleux dont chaque clan est censé descendu ont autrefois vécu sur la terre et y ont laissé des traces de leur passage. Ces traces consistent notamment en pierres ou en rochers qu’ils auraient déposés en certains endroits ou qui se seraient formés aux points où ils se sont abîmés dans le sol. Ces rochers et ces pierres sont considérés comme les corps ou comme des parties du corps des ancêtres dont ils rappellent le souvenir ; ils les représentent. Par suite, ils représentent également les animaux et les plantes qui servaient de totems à ces mêmes ancêtres, puisqu’un individu et son totem ne font qu’un. On leur prête donc la même réalité, les mêmes propriétés qu’aux animaux ou aux plantes de même sorte qui vivent actuellement. Mais ils ont sur ces derniers cet avantage d’être impérissables, de ne pas connaître la maladie et la mort. Ils constituent donc comme une réserve permanente, immuable et toujours disponible de vie animale et végétale. Aussi, est-ce à cette réserve que, dans un certain nombre de cas, on va annuellement puiser pour assurer la reproduction de l’espèce.

Voici, par exemple, comment, à Alice Springs, le clan de la Chenille witchetty procède à son Intichiuma[4].

Au jour fixé par le chef, tous les membres du groupe totémique s’assemblent au camp principal. Les hommes des autres totems se retirent à quelque distance[5] ; car, chez les Arunta, il leur est interdit d’être présents à la célébration du rite qui a tous les caractères d’une cérémonie secrète. Un individu d’un totem différent, mais de la même phratrie, peut bien être invité, par mesure gracieuse, à y assister ; mais c’est seulement en qualité de témoin. En aucun cas, il n’y peut ajouter un rôle actif.

Une fois que les gens du totem sont assemblés, ils se mettent en route, ne laissant au camp que deux ou trois d’entre eux. Tout nus, sans armes, sans aucun de leurs ornements habituels, ils s’avancent les uns derrière les autres, dans un profond silence. Leur attitude, leur démarche sont empreintes d’une gravité religieuse : c’est que l’acte auquel ils prennent part a, à leurs yeux, une exceptionnelle importance. Aussi, jusqu’à la fin de la cérémonie, sont-ils tenus d’observer un jeûne rigoureux.

Le pays qu’ils traversent est tout rempli de souvenirs laissés par les glorieux ancêtres. Ils arrivent ainsi à un endroit où un gros bloc de quartzite est enfoncé dans le sol, avec tout autour, des petites pierres arrondies. Le bloc représente la chenille Witchetty à l’état adulte. L’Alatunja, le frappe avec une sorte de petite auge en bois appelée apmara[6], en même temps qu’il psalmodie un chant dont l’objet est d’inviter l’animal à pondre. Il procède de même avec les pierres, qui figurent les œufs de l’animal, et, avec l’une d’elles, il frotte l’estomac de chaque assistant. Cela fait, ils descendent tous un peu plus bas, au pied d’un rocher, également célébré dans les mythes de l’Alcheringa, à la base duquel se trouve une autre pierre qui, elle aussi, représente la chenille witchetty. L’Alatunja la frappe avec son apmara ; les gens qui l’accompagnent en font autant avec des branches de gommier qu’ils ont cueillies en route, le tout au milieu de chants qui renouvellent l’invitation précédemment adressée à l’animal. Près de dix endroits différents sont successivement visités, dont quelques-uns sont parfois situés à un mille les uns des autres. Dans chacun d’eux, au fond d’une sorte de cave ou de trou, se trouve quelque pierre qui est censée figurer la chenille witchetty sous l’un, de ses aspects ou à l’une des phases de son existence, et sur chacune de ces pierres les mêmes cérémonies sont répétées.

Le sens du rite est apparent. Si l’Alatunja frappe les pierres sacrées, c’est pour en détacher de la poussière. Les grains de cette poussière très sainte sont considérés comme autant de germes de vie ; chacun d’eux contient un principe spirituel qui, en s’introduisant dans un organisme de la même espèce, y donnera naissance à un être nouveau. Les branches d’arbre dont se sont munis les assistants servent à disperser dans toutes les directions cette précieuse poussière ; elle s’en va, de tous les côtés, faire son œuvre fécondante. Par ce moyen, on croit avoir assuré la reproduction abondante de l’espèce animale dont le clan a la garde, pour ainsi dire, et dont il dépend.

Les indigènes eux-mêmes donnent du rite, cette interprétation. Ainsi, dans le clan de l’ilpirla (sorte de manne) on procède de la manière suivante. Quand le jour de l’Intichiuma est arrivé, le groupe se réunit à un endroit ou se dresse une grande pierre, d’environ cinq pieds de haut ; au-dessus de cette pierre, s’en élève une seconde, qui est très semblable d’aspect à la première et que d’autres, plus petites, entourent. Les unes et les autres représentent des masses de manne. L’Alatunja creuse le sol au pied de ces rocs et met au jour un churinga qui passe pour y avoir été enterré aux temps de l’Alcheringa et qui, lui aussi, constitue comme de la quintessence de manne. Il grimpe ensuite au sommet du rocher le plus élevé et le frotte d’abord avec ce churinga, puis avec les pierres les plus petites qui sont tout autour. Enfin, avec des branches d’arbre, il balaye la poussière qui s’est ainsi amassée à la surface du rocher : chacun des assistants en fait autant à tour de rôle. Or, disent Spencer et Gillen, la pensée des indigènes « est que la poussière ainsi dispersée va se poser sur les arbres mulga et y produit de la manne ». Et en effet, ces opérations sont accompagnées d’un chant que chante l’assistance et où cette idée est exprimée[7].

Avec des variantes, on trouve le même rite dans d’autres sociétés. Chez les Urabunna, il y a un rocher qui représente un ancêtre du clan du Lézard ; on en détache des pierres qu’on lance dans tous les sens afin d’obtenir une abondante production de lézards[8]. Dans cette même tribu, il existe un banc de sable auquel des souvenirs mythologiques associent étroitement le totem du pou. Au même endroit se trouvent deux arbres dont l’un est appelé l’arbre à pou ordinaire, l’autre, l’arbre à pou-crabe. On prend de ce sable, on le frotte contre ces arbres, on le jette de tous les côtés et l’on est convaincu que, par ce moyen, les poux naîtront nombreux. Chez les Mara, c’est en dispersant de la poussière détachée de pierres sacrées, qu’on procède à l’Intichiuma des abeilles[9]. Pour le kangourou des plaines on emploie une méthode légèrement différente. On prend de la bouse de kangourou ; on l’enveloppe dans une certaine herbe dont cet animal est très friand et qui, pour cette raison, ressortit au totem du Kangourou. On dépose la bouse, ainsi enveloppée, sur le sol entre deux couches de cette même herbe et on met le feu au tout. Avec la flamme qui se dégage, on allume des branches d’arbres que l’on agite ensuite de manière à ce que les étincelles s’en aillent dans toutes les directions. Ces étincelles jouent le même rôle que la poussière dans les cas précédent[10].

Dans un certain nombre de clans[11], pour rendre le rite plus efficace, les hommes mêlent à la substance de la pierre quelque chose de leur propre substance. Des jeunes gens s’ouvrent les veines et laissent leur sang s’écouler à flots sur le rocher. C’est ce qui arrive notamment dans l’Intichiurna de la fleur Hakea, chez les Arunta. La cérémonie a lieu dans un endroit sacré, autour d’une pierre également sacrée, qui représente, aux yeux des indigènes, des fleurs Hakea. Après quelques opérations préliminaires, « le vieillard qui dirige l’exécution du rite invite un jeune homme à s’ouvrir les veines. Celui-ci obéit et laisse son sang se répandre librement sur la pierre, tandis que les assistants continuent à chanter. Le sang coule jusqu’à ce que la pierre en soit complètement couverte »[12]. L’objet de cette pratique est de revivifier, en quelque sorte, les vertus de la pierre et d’en renforcer l’efficacité. Il ne faut pas oublier, en effet, que les gens du clan sont eux-mêmes des parents de la plante ou de l’animal dont ils portent le nom ; en eux, et notamment dans leur sang, réside le même principe de vie. Il est donc naturel qu’on se serve de ce sang et des germes mystiques qu’il charrie pour assurer la reproduction régulière de l’espèce totémique. Quand un homme est malade ou fatigué, il arrive fréquemment chez les Arunta que, pour le ranimer, un de ses jeunes compagnons s’ouvre les veines et l’arrose de son sang[13]. Si le sang peut ainsi réveiller la vie chez un homme, il n’est pas surprenant qu’il puisse également servir à l’éveiller dans l’espèce animale ou végétale avec laquelle les hommes du clan se confondent.

Le même procédé est employé dans l’Intichiuma du Kangourou à Undiara (Arunta). Le théâtre de la cérémonie est un trou d’eau surplombé d’un rocher à pic. Ce rocher représente un animal kangourou de l’Acheringa qui a été tué et déposé à cet endroit par un homme-kangourou de la même époque ; aussi de nombreux esprits de kangourous sont-ils censés y résider. Après qu’un certain nombre de pierres sacrées ont été frottées les unes contre les autres de la manière que nous avons décrite, plusieurs des assistants montent sur le rocher le long duquel ils laissent couler leur sang[14]. « Le but de la cérémonie, d’après ce que disent les indigènes, est actuellement le suivant. Le sang d’homme kangourou, ainsi répandu sur le rocher, est destiné à en chasser les esprits des kangourous-animaux qui s’y trouvent et à les disperser dans toutes les directions ; ce qui doit avoir pour effet d’accroître le nombre des kangourous[15]. »

Il y a même un cas chez les Arunta où le sang paraît être le principe actif du rite. Dans le groupe de l’Émou, on n’emploie pas de pierres sacrées ni rien qui y ressemble. L’Alatunja et quelques-uns de ses assistants arrosent le sol de leur sang ; sur la terre ainsi imbibée, on trace des lignes, de diverses couleurs, qui représentent les différentes parties du corps de l’émou. On s’agenouille autour de ce dessin et l’on chante un chant monotone. C’est de l’émou fictif ainsi incanté et, par conséquent, du sang qui a servi à le faire, que sont censés partir les principes vivants qui, en animant les embryons de la génération nouvelle, empêcheront l’espèce de disparaître[16].

Chez les Wonkgongaru[17], il y a un clan qui a pour totem une certaine sorte de poisson ; c’est également le sang qui joue le rôle principal dans l’Intichiuma de ce totem. Le chef du groupe, après s’être peint cérémoniellement, entre dans un trou d’eau et s’y assoit. Puis, avec de petits os pointus, il se perce successivement le scrotum et la peau autour du nombril. « Le sang qui coule de ces différentes blessures se répand dans l’eau et donne naissance aux poissons[18] ».

C’est par une pratique tout à fait similaire que les Dieri croient assurer la reproduction de deux de leurs totems, le serpent tapis et le serpent woma (serpent ordinaire). Un Mura-mura appelé Minkani est censé résider sous une dune. Son corps est représenté par des ossements fossiles d’animaux ou de reptiles comme en contiennent, nous dit Howitt, les deltas des rivières qui se déversent dans le lac Eyre. Quand le jour de la cérémonie est venu, les hommes s’assemblent et se rendent à l’endroit où se trouve le Minkani. Là, ils creusent jusqu’à ce qu’ils atteignent une couche de terre humide et ce qu’ils appellent « les excréments du Minkani ». À partir de ce moment, on continue à fouiller le sol avec de grandes précautions jusqu’à ce qu’on mette à découvert « le coude du Minkani ». Alors, deux hommes s’ouvrent les veines et laissent leur sang couler sur la pierre sacrée. On chante le chant du Minkani tandis que les assistants, emportés par une véritable frénésie, se frappent les uns les autres avec leurs armes. La bataille dure jusqu’à ce qu’ils soient rentrés au camp, qui est situé à une distance d’un mille environ. Là, les femmes interviennent et mettent fin au combat. On recueille le sang qui coule des blessures, on le mêle aux « excréments du Minkani » et on sème les produits du mélange sur la dune. Le rite accompli, on est convaincu que les serpents tapis naîtront en abondance[19].

Dans quelques cas, on emploie, comme principe vivifiant, la substance même que l’on cherche à produire. Ainsi chez les Kaitish, au cours d’une cérémonie qui a pour but de faire de la pluie, on arrose d’eau une pierre sacrée, qui représente des héros mythiques du clan de l’Eau. Il est évident que, par ce moyen, on croit augmenter les vertus productrices de la pierre tout aussi bien qu’avec du sang, et pour les mêmes raisons[20]. Chez les Mara, l’opérateur va puiser de l’eau dans un trou sacré, il en boit et en crache dans toutes les directions[21]. Chez les Worgaia, quand les ignames commencent à pousser, le chef du clan de l’Igname envoie les gens de la phratrie à laquelle il n’appartient pas lui-même cueillir de ces plantes ; ceux-ci lui en rapportent quelques-unes et lui demandent d’intervenir pour que l’espèce se développe bien. Il en prend une, la mord et jette les morceaux de tous les côtés[22]. Chez les Kaitish, quand, après des rites variés que nous ne décrivons pas, une certaine graine d’herbe appelée Erlipinna est parvenue à son plein développement, le chef du totem en apporte un peu au camp des hommes et la moud entre deux pierres ; on recueille pieusement la poussière ainsi obtenue, et on en place quelques grains sur les lèvres du chef qui, en soufflant, les disperse dans tous les sens. Ce contact avec la bouche du chef, qui possède une vertu sacramentaire toute spéciale, a, sans doute, pour objet de stimuler la vitalité des germes que ces grains contiennent et qui, projetés à tous les coins de l’horizon, vont communiquer aux plantes les propriétés fécondantes qu’ils possèdent[23].

L’efficacité de ces rites ne fait pas de doute pour l’indigène : il est convaincu qu’ils doivent produire les résultats qu’il en attend, avec une sorte de nécessité. Si l’événement trompe ses espérances, il en conclut simplement qu’ils ont été contrecarrés par les maléfices de quelque groupe hostile. En tout cas, il ne lui vient pas à l’esprit qu’un résultat favorable puisse être obtenu par d’autres moyens. Si, par hasard, la végétation pousse ou si les animaux prolifèrent avant qu’il n’ait procédé lui-même à l’Intichiuma, il suppose qu’un autre Intichiurna a été célébré, sous terre, par les âmes des ancêtres et que les vivants recueillent les bénéfices de cette cérémonie souterraine[24].

I

Tel est le premier acte de la fête.

Dans la période qui suit immédiatement, il n’y a pas de cérémonie proprement dite. Cependant, la vie religieuse reste intense : elle se manifeste par une aggravation du système ordinaire des interdits. Le caractère sacré du totem est comme renforcé : on ose moins y toucher. Alors que, en temps normal, les Arunta peuvent manger de l’animal ou de la plante qui leur sert de totem pourvu que ce soit avec modération, au lendemain de l’Intichiuma, ce droit est suspendu ; l’interdiction alimentaire est stricte et sans réserve. On croit que toute violation de cet interdit aurait pour résultat de neutraliser les heureux effets du rite et d’arrêter la croissance de l’espèce. Les gens des autres totems qui se trouvent dans la même localité ne sont pas, il est vrai, soumis à la même prohibition. Cependant, à ce moment, leur liberté est moindre qu’à l’ordinaire. Ils ne peuvent consommer l’animal totémique en un lieu quelconque, par exemple dans la brousse ; mais ils sont tenus de l’apporter au camp et c’est là seulement qu’il doit être cuit[25].

Une dernière cérémonie vient mettre un terme à ces interdits extraordinaires et clore définitivement cette longue série de rites. Elle varie quelque peu suivant les clans ; mais les éléments essentiels en sont partout les mêmes. Voici deux des principales formes qu’elle présente chez les Arunta. L’une se rapporte à la Chenille witchetty, l’autre au Kangourou.

Une fois que les chenilles sont arrivées à la pleine maturité et qu’elles se montrent en abondance, les gens du totem, aussi bien que les étrangers, vont en ramasser le plus possible ; puis tous rapportent au camp celles qu’ils ont trouvées et ils les font cuire jusqu’à ce qu’elles deviennent dures et cassantes. Les produits de la cuisson sont conservés dans des espèces de vaisseaux de bois appelés pitchi. La récolte des chenilles n’est possible que pendant un temps très court, car elles n’apparaissent qu’après la pluie. Quand elles commencent à devenir moins nombreuses, l’Alatunja convoque tout le monde au camp des hommes ; sur son invitation, chacun apporte sa provision. Les étrangers déposent la leur devant les gens du totem. L’Alatunja prend un de ces pitchi et, avec l’aide de ses compagnons, en moud le contenu entre deux pierres ; après quoi, il mange un peu de la poudre ainsi obtenue, ses assistants en font autant, et le reste est remis aux gens des autres clans qui peuvent, dès lors, en disposer librement. On procède exactement de la même manière pour la provision qu’a faite l’Alatunja. À partir de ce moment, les hommes et les femmes du totem peuvent en manger, mais seulement un peu ; car s’ils dépassaient les limites permises, ils perdraient les pouvoirs nécessaires pour célébrer l’Intichiuma et l’espèce ne se reproduirait pas. Seulement, s’ils n’en mangeaient pas du tout, et surtout si, dans les circonstances que nous venons de dire, l’Alatunja s’abstenait totalement d’en manger, ils seraient frappés de la même incapacité.

Dans le groupe totémique du Kangourou qui a son centre à Undiara, certaines des caractéristiques de la cérémonie sont marquées d’une manière plus apparente. Après que les rites que nous avons décrits sont accomplis sur le rocher sacré, les jeunes gens s’en vont chasser le kangourou et rapportent leur gibier au camp des hommes. Là, les anciens, au milieu desquels se tient l’Alatunja, mangent un peu de la chair de l’animal et, oignent avec de la graisse le corps de ceux qui ont pris part à l’Intichiuma. Le reste est partagé entre les hommes assemblés. Ensuite, les gens du totem se décorent de dessins totémiques et la nuit se passe en chants qui rappellent les exploits accomplis au temps de l’Acheringa par les hommes et les animaux kangourous. Le lendemain, les jeunes gens retournent chasser dans la forêt, en rapportent un plus grand nombre de kangourous que la première fois et la cérémonie de la veille recommence[26].

Avec des variantes de détails, on trouve le même rite dans d’autres clans arunta[27], chez les Urabunna[28], les Kaitish[29], les Unmatjera[30], dans la tribu de la baie de la Rencontre[31]. Partout, il est fait des mêmes éléments essentiels. Quelques spécimens de la plante ou de l’animal totémique sont présentés au chef du clan qui en mange solennellement et qui est tenu d’en manger. S’il ne s’acquittait pas de ce devoir, il perdrait le pouvoir qu’il a de célébrer efficacement l’Intichiuma, c’est-à-dire de recréer annuellement l’espèce. Parfois, la consommation rituelle est suivie d’une onction faite avec la graisse de l’animal ou certaines parties de la plante[32]. Généralement, le rite est ensuite répété par les gens du totem ou, tout au moins, par les anciens et, une fois qu’il est accompli, les interdits exceptionnels sont levés.

Dans les tribus situées plus au nord, chez les Warrarnunga et dans les sociétés voisines[33], cette cérémonie fait actuellement défaut. Toutefois, on en trouve encore des traces qui semblent bien témoigner qu’il fut un temps où elle n’était pas ignorée. Jamais, il est vrai, le chef du clan ne mange rituellement et obligatoirement du totem. Mais, dans certains cas, les gens qui ne sont pas du totem dont l’Intichiuma vient d’être célébré, sont tenus d’apporter l’animal ou la plante au camp et de l’offrir au chef en lui demandant s’il veut en manger. Il refuse et ajoute : « J’ai fait ceci pour vous ; vous pouvez en manger librement[34] ». L’usage de la présentation subsiste donc et la question posée au chef paraît bien se rapporter à une époque où la consommation rituelle était pratiquée[35].

III

Ce qui fait l’intérêt du système de rites qui vient d’être décrit, c’est qu’on y trouve, sous la forme la plus élémentaire qui soit actuellement connue, tous les principes essentiels d’une grande institution religieuse qui était appelée à devenir un des fondements du culte positif dans les religions supérieures : c’est l’institution sacrificielle.

On sait quelle révolution les travaux de Robertson Smith ont déterminée dans la théorie traditionnelle du sacrifice[36]. Jusqu’à lui, on ne voyait dans le sacrifice qu’une sorte de tribut ou d’hommage, obligatoire ou gracieux, analogue à ceux que les sujets doivent à leurs princes. Robertson Smith fut le premier à faire remarquer que cette explication classique ne tenait pas compte de deux caractères essentiels du rite. Tout d’abord, c’est un repas ; ce sont des aliments qui en sont la matière. De plus, c’est un repas auquel les fidèles qui l’offrent prennent part en même temps que le dieu auquel il est offert. Certaines parties de la victime sont réservées à la divinité ; d’autres sont attribuées aux sacrifiant qui les consomment ; c’est pourquoi, dans la Bible, le sacrifice est parfois appelé un repas fait devant Iahve. Or les repas pris en commun passent, dans une multitude de sociétés, pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificielle. Des parents, en effet, sont des êtres qui sont naturellement faits de la même chair et du même sang. Mais l’alimentation refait sans cesse la substance de l’organisme. Une commune alimentation peut donc produire les mêmes effets qu’une commune origine. Suivant Smith, les banquets sacrificiels auraient précisément pour objet de faire communier dans une même chair le fidèle et son dieu afin de nouer entre eux un lien de parenté. De ce point de vue, le sacrifice apparaissait sous un aspect tout nouveau. Ce qui le constituait essentiellement, ce n’était plus, comme on l’avait cru si longtemps, l’acte de renoncement que le mot de sacrifice exprime d’ordinaire ; c’était, avant tout, un acte de communion alimentaire.

Il y aurait, sans doute, quelques réserves à faire, dans le détail, sur cette façon d’expliquer l’efficacité des banquets sacrificiels. Celle-ci ne résulte pas exclusivement du fait de la commensalité. L’homme ne se sanctifie pas uniquement parce qu’il s’assoit, en quelque sorte, à la même table que le dieu, mais surtout parce que l’aliment qu’il consomme dans ce repas rituel a un caractère sacré. On a montré, en effet, comment, dans le sacrifice, toute une série d’opérations préliminaires, lustrations, onctions, prières, etc., transforment l’animal qui doit être immolé en une chose sainte, dont la sainteté se communique ensuite au fidèle qui en mange[37]. Il n’en reste pas moins que la communion alimentaire est un des éléments essentiels du sacrifice. Or, qu’on se reporte au rite par lequel se clôturent les cérémonies de l’Intichiuma ; lui aussi consiste en un acte de ce genre. L’animal totémique une fois tué, l’Alatunja et les anciens en mangent solennellement. Ils communient donc avec le principe sacré qui y réside et ils se l’assimilent. Toute la différence, c’est que, ici l’animal est sacré naturellement tandis que, d’ordinaire, il n’acquiert ce caractère qu’artificiellement au cours du sacrifice.

L’objet de cette communion est, d’ailleurs, manifeste. Tout membre d’un clan totémique porte en soi une sorte de substance mystique qui constitue la partie éminente de son être, car c’est d’elle qu’est faite son âme. C’est d’elle que lui viennent les pouvoirs qu’il s’attribue et son rôle social ; c’est par elle qu’il est une personne. Il a donc un intérêt vital à la conserver intacte, à la maintenir, autant que possible, dans un état de perpétuelle jeunesse. Malheureusement, toutes les forces, même les plus spirituelles, s’usent par l’effet du temps, si rien ne vient leur rendre l’énergie qu’elles perdent par le cours naturel des choses : il y a là une nécessité primordiale qui, comme nous le verrons, est la raison profonde du culte positif. Les gens d’un totem ne peuvent donc rester eux-mêmes que s’ils revivifient périodiquement le principe totémique qui est en eux ; et comme ce principe, ils se le représentent sous la forme d’un végétal ou d’un animal, c’est à l’espèce animale ou végétale correspondante qu’ils vont demander les forces supplémentaires dont ils ont besoin pour le renouveler et le rajeunir. Un homme du clan du Kangourou se croit, se sent être un kangourou ; c’est par cette qualité qu’il se définit ; c’est elle qui marque sa place dans la société. Pour la garder, il fait de temps en temps passer dans sa propre substance un peu de la chair de ce même animal. Quelques parcelles suffisent d’ailleurs, en vertu de la règle : la partie vaut le tout[38].

Mais pour que cette opération puisse produire tous les effets qu’on en attend, il importe qu’elle n’ait pas lieu à un moment quelconque. Le plus opportun est celui où la nouvelle génération vient d’arriver à son complet développement ; car c’est aussi le moment où les forces qui animent l’espèce totémique atteignent leur plein épanouissement. C’est à peine si elles viennent d’être extraites de ces riches réservoirs de vie que sont les arbres et les rochers sacrés. De plus, toute sorte de moyens ont été employés pour accroître encore leur intensité ; c’est à quoi ont servi les rites qui se sont déroulés pendant la première partie de l’Intichiuma. Au reste, par leur aspect même, les premiers produits de la récolte manifestent l’énergie qu’ils recèlent : le dieu totémique s’y affirme dans tout l’éclat de la jeunesse. C’est pourquoi, de tout temps, les prémices ont été considérés comme un aliment très sacré, réservé à des êtres très saints. Il est donc naturel que l’Australien s’en serve pour se régénérer spirituellement. Ainsi s’expliquent et la date et les circonstances de la cérémonie.

On s’étonnera peut-être qu’un aliment aussi sacré puisse être consommé par de simples profanes. Mais d’abord, il n’est pas de culte positif qui ne se meuve dans cette contradiction. Tous les êtres sacrés, en raison du caractère dont ils sont marqués, sont soustraits aux atteintes profanes ; mais d’un autre côté, ils ne serviraient à rien et manqueraient de toute raison d’être s’ils n’étaient mis en rapports avec ces mêmes fidèles qui, par ailleurs, doivent en rester respectueusement éloignés. Il n’y a pas de rite positif qui, au fond, ne constitue un véritable sacrilège ; car l’homme ne peut commercer avec les êtres sacrés sans franchir la barrière qui, normalement, doit l’en tenir séparé Tout ce qui importe, c’est que le sacrilège soit accompli avec des précautions qui l’atténuent. Parmi celles qui sont employées, la plus usuelle consiste à ménager la transition et à n’engager que lentement et graduellement le fidèle dans le cercle des choses sacrées. Ainsi fragmenté et dilué, le sacrilège ne heurte pas violemment la conscience religieuse ; il n’est pas senti comme tel et s’évanouit. Or, c’est ce qui a lieu dans le cas qui nous occupe. Toute la série de cérémonies qui a précédé le moment où le totem est solennellement mangé a eu pour effet de sanctifier progressivement ceux qui y ont pris une part active. C’est une période essentiellement religieuse qu’ils n’ont pu traverser sans que leur état religieux se soit transformé. Les jeûnes, le contact des rochers sacrés, des churinga[39], les décorations totémiques, etc., leur ont peu à peu conféré un caractère qu’ils n’avaient pas antérieurement et qui leur permet d’affronter, sans profanation choquante et dangereuse, cet aliment désiré et redouté qui, en temps ordinaire, leur serait interdit[40].

Si l’acte par lequel un être sacré est immolé, puis mangé par ceux qui l’adorent, peut être appelé un sacrifice, le rite dont il vient d’être question a droit à la même dénomination. Au reste, ce qui en montre bien la signification, ce sont les analogies frappantes qu’il présente avec d’autres pratiques que l’on rencontre dans un grand nombre de cultes agraires. C’est, en effet, une règle très générale, même chez des peuples parvenus à un haut degré de civilisation, que les premiers produits de la récolte servent de matière à des repas rituels dont le banquet pascal est l’exemple le plus connu[41]. Comme, d’autre part, les rites agraires sont à la base même des formes les plus élevées du culte, on voit que l’Intichiuma des sociétés australiennes est plus proche de nous qu’on ne pourrait croire d’après son apparente grossièreté.

Par une intuition de génie, Smith, sans connaître ces faits, en avait eu le pressentiment. Par une série d’ingénieuses déductions — qu’il est inutile de reproduire ici, car elles n’ont plus qu’un intérêt historique[42] — il crut pouvoir établir que, à l’origine, l’animal immolé dans les sacrifices avait dû être considéré comme quasi divin et comme proche parent de ceux qui l’immolaient : or ces caractères sont précisément ceux par lesquels se définit l’espèce totémique. Smith en vint aussi à supposer que le totémisme avait dû connaître et pratiquer un rite tout à fait analogue à celui que nous venons d’étudier ; il penchait même à voir dans cette sorte de sacrifice la souche fondamentale de toute l’institution sacrificielle[43]. Le sacrifice n’aurait pas été institué à l’origine pour créer entre l’homme et ses dieux un lien de parenté artificielle, mais pour entretenir et renouveler la parenté naturelle qui les unissait primitivement. Ici, comme ailleurs, l’artifice ne serait né que pour imiter la nature. Mais cette hypothèse ne se présentait guère dans le livre de Smith que comme une vue de l’esprit, que les faits alors connus ne justifiaient que très imparfaitement. Les rares cas de sacrifice totémique qu’il cite à l’appui de sa thèse n’ont pas la signification qu’il leur donne ; les animaux qui y figurent ne sont pas des totems proprement dits[44]. Mais aujourd’hui, il est permis de dire que, sur un point tout au moins, la démonstration est faite : nous venons de voir, en effet, que, dans un nombre important de sociétés, le sacrifice totémique, tel que Smith le concevait, est ou a été pratiqué. Sans doute, nous n’avons nullement la preuve que cette pratique soit nécessairement inhérente au totémisme ni qu’elle soit le germe d’où tous les autres types de sacrifice sont sortis. Mais si l’universalité du rite est hypothétique, l’existence n’en est plus contestable. On doit désormais regarder comme établi que la forme la plus mystique de la communion alimentaire se rencontre dès la religion la plus rudimentaire qui soit présentement connue.

IV

Mais sur un autre point, les faits nouveaux dont nous disposons infirment les théories de Smith.

Suivant lui, en effet, la communion ne serait pas seulement un élément essentiel du sacrifice ; elle en serait, au moins à l’origine, l’élément unique. Non seulement on se serait mépris quand on réduisait le sacrifice à n’être qu’un tribut ou une offrande, mais encore l’idée d’offrande en serait primitivement absente ; elle ne serait intervenue que tardivement, sous l’influence de circonstances extérieures, et elle masquerait la nature véritable de ce mécanisme rituel, loin qu’elle pût aider à le comprendre. Smith croyait, en effet, apercevoir dans la notion même d’oblation une absurdité trop révoltante pour qu’il fût possible d’y voir la raison profonde d’une aussi grande institution. Une des fonctions les plus importantes qui incombent à la divinité est d’assurer aux hommes les aliments qui leur sont nécessaires pour vivre ; il paraît donc impossible que le sacrifice, à son tour, consiste en une présentation d’aliments à la divinité. Il semble contradictoire que les dieux attendent de l’homme leur nourriture, quand c’est par eux qu’il est nourri. Comment auraient-ils besoin de son concours pour prélever leur juste part sur les choses qu’il reçoit de leur mains ? De ces considérations Smith concluait que l’idée du sacrifice-offrande n’avait pu naître que dans les grandes religions, où les dieux, dégagés des choses avec lesquelles ils se confondaient primitivement, furent conçus comme des sortes de rois, propriétaires éminents de la terre et de ses produits. À partir de ce moment, le sacrifice fut assimilé au tribut que les sujets payent à leur prince, comme prix des droits qui leur sont concédés. Mais cette interprétation nouvelle aurait été, en réalité, une altération et même une corruption de la conception primitive. Car « l’idée de propriété matérialise tout ce qu’elle touche » ; en s’introduisant dans le sacrifice, elle le dénatura et en fit une sorte de marché entre l’homme et la divinité[45].

Mais les faits que nous avons exposés ruinent cette argumentation. Les rites que nous avons décrits comptent certainement parmi les plus primitifs qui aient jamais été observés. On n’y voit encore apparaître aucune personnalité mythique déterminée ; il n’y est question ni de dieux ni d’esprits proprement dits ; ils ne mettent en œuvre que des forces vagues, anonymes et impersonnelles. Et cependant les raisonnements qu’ils supposent sont précisément ceux que Smith déclarait impossibles en raison de leur absurdité.

Reportons-nous, en effet, au premier acte de l’Intichiuma, aux rites qui sont destinés à assurer la fécondité de l’espèce animale ou végétale qui sert de totem au clan. Cette espèce est la chose sacrée par excellence ; c’est en elle que s’incarne essentiellement ce que nous avons pu appeler, par métaphore, la divinité totémique. Nous avons vu cependant que, pour se perpétuer, elle a besoin du concours de l’homme. C’est lui qui, chaque année, dispense la vie à la génération nouvelle ; sans lui, elle ne verrait pas le jour. Qu’il cesse de célébrer l’Intichiuma et les êtres sacrés disparaîtront de la surface de la terre. C’est donc de lui, en un sens, qu’ils tiennent l’existence ; et pourtant, sous un autre rapport, c’est d’eux qu’il tient la sienne ; car, une fois qu’ils seront parvenus à la maturité, c’est à eux qu’il empruntera les forces nécessaires pour entretenir et réparer son être spirituel. Ainsi, c’est lui qui fait ses dieux, peut-on dire, ou, du moins, c’est lui qui les fait durer ; mais, en même temps, c’est par eux qu’il dure. Il commet donc régulièrement le cercle qui, suivant Smith, serait impliqué dans la notion même du tribut sacrificiel : il donne aux êtres sacrés un peu de ce qu’il reçoit d’eux et il reçoit d’eux tout ce qu’il leur donne.

Il y a plus : les oblations qu’il est ainsi tenu de faire annuellement ne diffèrent pas en nature de celles qui se feront plus tard dans les sacrifices proprement dits. Si le sacrifiant immole une bête, c’est pour que les principes vivants qui sont en elle se dégagent de l’organisme et s’en aillent alimenter la divinité. De même, les grains de poussière que l’Australien détache du rocher sacré sont autant de principes qu’il disperse dans l’espace pour qu’ils aillent animer l’espèce totémique et en assurer le renouvellement. Le geste par lequel se fait cette dispersion est aussi celui qui accompagne normalement les offrandes. Dans certains cas, la ressemblance entre les deux rites se retrouve jusque dans le détail des mouvements effectués. Nous avons vu que, pour avoir de la pluie, le Kaitish verse de l’eau sur une pierre sacrée ; chez certains peuples, le prêtre, dans le même but, verse de l’eau sur l’autel[46]. Les effusions de sang, qui sont usitées dans un certain nombre d’Intichiuma, constituent de véritables oblations. De même que l’Arunta ou le Dieri arrosent de sang le rocher sacré ou le dessin totémique, il arrive souvent, dans des cultes plus avancés, que le sang de la victime sacrifiée ou du fidèle lui-même est répandu soit devant soit sur l’autel[47]. Dans ce cas, il est donné aux dieux dont il est l’aliment préféré ; en Australie, il est donné à l’espèce sacrée. On n’est donc plus fondé à voir dans l’idée d’oblation un produit tardif de la civilisation.

Un document que nous devons à Strehlow met bien en évidence cette parenté de l’Intichiuma et du sacrifice. C’est un chant qui accompagne l’Intichiuma du Kangourou ; la cérémonie y est décrite en même temps que sont exposés les effets qui en sont attendus. Un morceau de la graisse du kangourou a été déposé par le chef sur un support fait de branchages. Or, le texte dit que cette graisse fait croître la graisse des kangourous[48]. Cette fois, on ne se borne donc pas à répandre de la poussière sacrée ou du sang humain ; l’animal lui-même est immolé, sacrifié, peut-on dire, déposé sur une sorte d’autel et offert à l’espèce dont il doit entretenir la vie.

On voit maintenant en quel sens il est permis de dire de l’Intichiuma qu’il contient les germes du système sacrificiel. Sous la forme qu’il présente quand il est pleinement constitué, le sacrifice se compose de deux éléments essentiels : un acte de communion et un acte d’oblation. Le fidèle communie avec son dieu en ingérant un aliment sacré, et, en même temps, il fait à ce dieu une offrande. Nous retrouvons ces deux actes dans l’Intichiuma, tel qu’il vient d’être décrit. Toute la différence, c’est que, dans le sacrifice proprement dit[49], ils se font simultanément ou se suivent immédiatement, tandis que, dans la cérémonie australienne, ils sont disjoints. Là, ce sont les parties d’un même rite indivis ; ici, ils ont lieu en des temps différents et peuvent même être séparés par un assez long intervalle. Mais le mécanisme est, au fond, le même. L’Intichiuma, pris dans son ensemble, c’est le sacrifice, mais dont les membres ne sont pas encore articulés et organisés.

Ce rapprochement a le double avantage de nous faire mieux comprendre la nature de l’Intichiuma et celle du sacrifice.

Nous comprenons mieux l’Intichiuma. En effet, la conception de Frazer qui en faisait une simple opération magique, dénuée de tout caractère religieux[50], apparaît maintenant comme insoutenable. On ne peut songer à mettre hors de la religion un rite qui est comme le prodrome d’une aussi grande institution religieuse.

Mais nous comprenons mieux aussi ce qu’est le sacrifice lui-même. Tout d’abord, l’égale importance des deux éléments qui y entrent est désormais établie. Si l’Australien fait des offrandes à ses êtres sacrés, toute raison manque de supposer que l’idée d’oblation était étrangère à l’organisation primitive de l’institution sacrificielle et en troublait l’économie naturelle. La théorie de Smith est à réviser sur ce point[51]. Sans doute, le sacrifice, est, en partie, un procédé de communion ; mais c’est aussi, et non moins essentiellement, un don, un acte de renoncement. Il suppose toujours que le fidèle abandonne aux dieux quelque chose de sa substance ou de ses biens. Toute tentative pour ramener un de ces éléments à l’autre est vaine. Peut-être même l’oblation est-elle plus permanente que la communion[52].

En second lieu, il semble généralement que le sacrifice, et surtout que l’oblation sacrificielle, ne peut s’adresser qu’à des êtres personnels. Or, les oblations que nous venons de rencontrer en Australie n’impliquent aucune notion de ce genre. C’est dire que le sacrifice est indépendant des formes variables sous lesquelles sont pensées les forces religieuses ; il tient à des raisons plus profondes que nous aurons à rechercher plus loin.

Toutefois, il est clair que l’acte d’offrir éveille naturellement dans les esprits l’idée d’un sujet moral que cette offrande est destinée à satisfaire. Les gestes rituels que nous avons décrits deviennent plus facilement intelligibles, quand on croit qu’ils s’adressent à des personnes. Les pratiques de l’Intichiuma, tout en ne mettant en œuvre que des puissances impersonnelles, frayaient donc la voie à une conception différente[53]. Assurément, elles n’eussent pas suffi à susciter de toutes pièces l’idée de personnalités mythiques. Mais une fois que cette idée fut formée, elle fut amenée, par la nature même de ces rites, à pénétrer dans le culte ; dans la même mesure, elle devint moins spéculative ; mêlée plus directement à l’action et à la vie, elle prit, du même coup, plus de réalité. On peut donc croire que la pratique du culte favorisa, d’une manière secondaire sans doute, mais qui pourtant mérite d’être notée, la personnification des forces religieuses.

V

Mais il reste à expliquer la contradiction dans laquelle R. Smith voyait un inadmissible scandale logique.

Si les êtres sacrés manifestaient toujours leurs pouvoirs d’une manière parfaitement égale, il apparaîtrait, en effet, comme inconcevable que l’homme ait pu songer à leur offrir ses services ; car on ne voit pas quel besoin ils en pouvaient avoir. Mais tout d’abord, tant qu’ils se confondent avec les choses, tant qu’on voit en eux les principes de la vie cosmique, ils sont soumis eux-mêmes au rythme de cette vie. Or, elle passe par des oscillations en sens contraires et qui se succèdent suivant une loi déterminée. Tantôt, elle s’affirme dans tout son éclat ; tantôt elle faiblit au point qu’on peut se demander si elle ne va pas s’arrêter. Tous les ans, les plantes meurent ; renaîtront-elles ? Les espèces animales tendent à s’éteindre par l’effet de la mort naturelle ou violente ; se renouvelleront-elles à temps et comme il convient ? La pluie surtout est capricieuse ; il y a de longs moments pendant lesquels elle paraît avoir disparu sans retour. Ce dont témoignent ces fléchissements périodiques de la nature, c’est que, aux époques correspondantes, les êtres sacrés dont dépendent les animaux, les plantes, la pluie, etc., passent par les mêmes états critiques ; ils ont donc, eux aussi, leurs périodes de défaillance. Mais l’homme ne saurait assister à ces spectacles en témoin indifférent. Pour qu’il vive, il faut que la vie universelle continue, et par conséquent, que les dieux ne meurent pas. Il cherche donc à les soutenir, à les aider ; pour cela, il met à leur service les forces dont il dispose et qu’il mobilise pour la circonstance. Le sang qui coule dans ses veines a des vertus fécondantes : il le répandra. Dans les rochers sacrés que possède son clan, il ira puiser les germes de vie qui y sommeillent et il les sèmera dans l’espace. En un mot, il fera des oblations.

Ces crises externes et physiques se doublent, en outre, de crises internes et mentales qui tendent au même résultat. Les êtres sacrés ne sont que parce qu’ils sont représentés comme tels dans les esprits. Que nous cessions d’y croire, et ils seront comme s’ils n’étaient pas. Même ceux qui ont une forme matérielle et qui sont donnés dans l’expérience sensible dépendent, sous ce rapport, de la pensée des fidèles qui les adorent ; car le caractère sacré qui en fait des objets de culte n’est pas donné dans leur constitution naturelle ; il leur est surajouté par la croyance. Le kangourou n’est qu’un animal comme les autres ; mais, pour les gens du Kangourou, il contient en soi un principe qui le met à part au milieu des autres êtres, et ce principe n’existe que dans les esprits qui le pensent[54]. Pour que les êtres sacrés, une fois conçus, n’eussent pas besoin des hommes pour durer, il faudrait donc que les représentations qui les expriment, restassent toujours égales à elles-mêmes. Mais cette stabilité est impossible. En effet, c’est dans la vie en groupe qu’elles se forment, et la vie en groupe est essentiellement intermittente. Elles participent donc nécessairement de la même intermittence. Elles atteignent leur maximum d’intensité au moment où les individus sont assemblés et en rapports immédiats les uns avec les autres, où ils communient tous dans une même idée ou un même sentiment. Mais une fois que l’assemblée est dissoute et que chacun a repris son existence propre, elles perdent progressivement de leur énergie première. Peu à peu recouvertes par le flot montant des sensations journalières, elles finiraient par s’enfoncer dans l’inconscient, si nous ne trouvions quelque moyen de les rappeler à la conscience et de les revivifier. Or elles ne peuvent s’affaiblir sans que les êtres sacrés perdent de leur réalité, puisqu’ils n’existent qu’en elles et par elles. Si nous les pensons moins fortement ils comptent moins pour nous et nous comptons moins avec eux ; ils sont à un moindre degré. Voilà donc encore un point de vue par où les services des hommes leur sont nécessaires. Cette seconde raison de les assister est même plus importante que la première ; car elle est de tous les temps. Les intermittences de la vie physique n’affectent les croyances religieuses que quand les religions ne sont pas encore détachées de leur vase cosmique. Les intermittences de la vie sociale sont, au contraire, inévitables ; mais les religions les plus idéalistes ne sauraient y échapper.

C’est d’ailleurs, grâce à cet état de dépendance où sont les dieux par rapport à la pensée de l’homme que celui-ci peut croire son assistance efficace. La seule façon de rajeunir les représentations collectives qui se rapportent aux êtres sacrés est de les retremper à la source même de la vie religieuse, c’est-à-dire dans les groupes assemblés. Or, les émotions que suscitent les crises périodiques par lesquelles passent les choses extérieures déterminent les hommes qui en sont les témoins à se réunir, afin de pouvoir aviser à ce qu’il convient de faire. Mais par cela seul qu’ils sont assemblés, ils se réconfortent mutuellement ; ils trouvent le remède parce qu’ils le cherchent ensemble. La foi commune se ranime tout naturellement au sein de la collectivité reconstituée ; elle renaît, parce qu’elle se retrouve dans les conditions mêmes où elle était née primitivement. Une fois restaurée, elle triomphe sans peine de tous les doutes privés qui avaient pu se faire jour dans les esprits. L’image des choses sacrées reprend assez de force pour pouvoir résister aux causes internes ou externes qui tendaient à l’affaiblir. En dépit de leurs défaillances apparentes, on ne peut plus croire que les dieux mourront puisqu’on les sent revivre au fond de soi-même. Les procédés employés pour les secourir, quelle qu’en soit la grossièreté, ne peuvent paraître vains puisque tout se passe comme s’ils agissaient effectivement. On est plus confiant parce qu’on se sent plus fort ; et l’on est réellement plus fort parce que des forces qui languissaient se sont réveillées dans les consciences.

Il faut donc se garder de croire avec Smith que le culte ait été exclusivement institué au bénéfice des hommes et que les dieux n’en aient que faire : ils n’en ont pas moins besoin que leurs fidèles. Sans doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais, d’un autre côté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas rendu. Celui-ci n’a donc pas uniquement pour objet de faire communier les sujets profanes avec les être sacrés, mais aussi d’entretenir ces derniers en vie, de les refaire et de les régénérer perpétuellement. Certes, ce ne sont pas les oblations matérielles qui, par leurs vertus propres, produisent cette réfection ; ce sont les états mentaux que ces manœuvres, vaines par elles-mêmes, réveillent ou accompagnent. La raison d’être véritable des cultes, même les plus matérialistes en apparence, ne doit pas être recherchée dans les gestes qu’ils prescrivent, mais dans le renouvellement intérieur et moral que ces gestes contribuent à déterminer. Ce que le fidèle donne réellement à son dieu, ce ne sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il fait couler de ses veines : c’est sa pensée. Il n’en reste pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement. La règle do ut des, par laquelle on a parfois défini le principe du sacrifice, n’est pas une invention tardive de théoriciens utilitaires : elle ne fait que traduire, d’une manière explicite, le mécanisme même du système sacrificiel et, plus généralement, de tout le culte positif. Le cercle signalé par Smith est donc bien réel ; mais il n’a rien d’humiliant pour la raison. Il vient de ce que les êtres sacrés, tout en étant supérieurs aux hommes, ne peuvent vivre que dans des consciences humaines.

Mais ce cercle nous apparaîtra comme le plus naturel encore et nous en comprendrons mieux le sens et la raison d’être, si, poussant l’analyse plus loin et substituant aux symboles religieux les réalités qu’ils expriment, nous cherchons comment celles-ci se comportent dans le rite. Si, comme nous avons essayé de l’établir, le principe sacré n’est autre chose que la société hypostasiée et transfigurée, la vie rituelle doit pouvoir s’interpréter en termes laïcs et sociaux. Et en effet, tout comme cette dernière, la vie sociale se meut dans un cercle. D’une part, l’individu tient de la société le meilleur de soi-même, tout ce qui lui fait une physionomie et une place à part parmi les autres êtres, sa culture intellectuelle et morale. Qu’on retire à l’homme le langage, les sciences, les arts, les croyances de la morale, et il tombe au rang de l’animalité. Les attributs caractéristiques de la nature humaine nous viennent donc de la société. Mais d’un autre côté, la société n’existe et ne vit que dans et par les individus. Que l’idée de la société s’éteigne dans les esprits individuels, que les croyances, les traditions, les aspirations de la collectivité cessent d’être senties et partagées par les particuliers, et la société mourra. On peut donc répéter d’elle ce qui était dit plus haut de la divinité : elle n’a de réalité que dans la mesure où elle tient de la place dans les consciences humaines, et cette place, c’est nous qui la lui faisons. Nous entrevoyons maintenant la raison profonde pour laquelle les dieux ne peuvent pas plus se passer de leurs fidèles que ceux-ci de leurs dieux ; c’est que la société, dont les dieux ne sont que l’expression symbolique, ne peut pas plus se passer des individus que ceux-ci de la société.

Nous touchons ici au roc solide sur lequel sont édifiés tous les cultes et qui fait leur persistance depuis qu’il existe des sociétés humaines. Quand on voit de quoi sont faits les rites et à quoi ils paraissent tendre, on se demande avec étonnement comment les hommes ont pu en avoir l’idée et surtout comment ils y sont restés si fidèlement attachés. D’où peut leur être venue cette illusion qu’avec quelques grains de sable jetés au vent, quelques gouttes de sang répandues sur un rocher ou sur la pierre d’un autel, il était possible d’entretenir la vie d’une espèce animale ou d’un dieu ? Sans doute, nous avons fait déjà un pas en avant dans la solution de ce problème quand, sous ces mouvements extérieurs et, en apparence, déraisonnables, nous avons découvert un mécanisme mental qui leur donne un sens et une portée morale. Mais rien ne nous assure que ce mécanisme lui-même, ne consiste pas en un simple jeu d’images hallucinatoires. Nous avons bien montré quel processus psychologique détermine les fidèles à croire que le rite fait renaître autour d’eux les forces spirituelles dont ils ont besoin ; mais de ce que cette croyance est psychologiquement explicable, il ne suit pas qu’elle ait une valeur objective. Pour que nous soyons fondé à voir dans l’efficacité attribuée aux rites autre chose que le produit d’un délire chronique dont s’abuserait l’humanité, il faut pouvoir établir que le culte a réellement pour effet de recréer périodiquement un être moral dont nous dépendons comme il dépend de nous. Or cet être existe : c’est la société.

En effet, pour peu que les cérémonies religieuses aient d’importance, elles mettent en mouvement la collectivité ; les groupes s’assemblent pour les célébrer. Leur premier effet est donc de rapprocher les individus, de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes. Par cela même, le contenu des consciences change. Pendant les jours ordinaires, ce sont les préoccupations utilitaires et individuelles qui tiennent le plus de place dans les esprits. Chacun vaque de son côté à sa tâche personnelle ; il s’agit avant tout, pour la plupart des gens, de satisfaire aux exigences de la vie matérielle, et le principal mobile de l’activité économique a toujours été l’intérêt privé. Sans doute, les sentiments sociaux ne sauraient en être totalement absents. Nous restons en rapports avec nos semblables ; les habitudes, les idées, les tendances que l’éducation a imprimées en nous et qui président normalement à nos relations avec autrui continuent à faire sentir leur action. Mais elles sont constamment combattues et tenues en échec par les tendances antagonistes qu’éveillent et qu’entretiennent les nécessités de la lutte quotidienne. Elles résistent plus ou moins heureusement selon leur énergie intrinsèque ; mais cette énergie n’est pas renouvelée. Elles vivent sur leur passé et, par suite, elles s’useraient avec le temps si rien ne venait leur rendre un peu de la force qu’elles perdent par ces conflits et ces frottements incessants. Quand les Australiens, disséminés par petits groupes, chassent ou pêchent, ils perdent de vue ce qui concerne leur clan ou leur tribu : ils ne pensent qu’à prendre le plus de gibier possible. Aux jours fériés, au contraire, ces préoccupations s’éclipsent obligatoirement ; essentiellement profanes, elles sont exclues des périodes sacrées. Ce qui occupe alors la pensée, ce sont les croyances communes, les traditions communes, les souvenirs des grands ancêtres, l’idéal collectif dont ils sont l’incarnation ; en un mot, ce sont des choses sociales. Même les intérêts matériels que les grandes cérémonies religieuses ont pour objet de satisfaire, sont d’ordre public, partant social. La société tout entière est intéressée à ce que la récolte soit abondante, à ce que la pluie tombe à temps et sans excès, à ce que les animaux se reproduisent régulièrement. C’est donc elle qui est au premier plan dans les consciences ; c’est elle qui domine et dirige la conduite ; ce qui revient à dire qu’elle est alors plus vivante, plus agissante, et, par conséquent, plus réelle qu’en temps profane. Ainsi, les hommes ne s’abusent pas quand ils sentent à ce moment qu’il y a, en dehors d’eux, quelque chose qui renaît, des forces qui se raniment, une vie qui se réveille. Ce renouveau n’est nullement imaginaire, et les individus eux-mêmes en bénéficient. Car la parcelle d’être social que chacun porte en soi participe nécessairement de cette rénovation collective. L’âme individuelle se régénère, elle aussi, en se retrempant à la source même d’où elle tient la vie ; par suite, elle se sent plus forte, plus maîtresse d’elle-même, moins dépendante des nécessités physiques.

On sait que le culte positif tend naturellement à prendre des formes périodiques ; c’est un de ses caractères distinctifs. Sans doute, il y a des rites que l’homme célèbre occasionnellement, pour faire face à des situations passagères. Mais ces pratiques épisodiques ne jouent jamais qu’un rôle accessoire, et même, dans les religions que nous étudions spécialement dans ce livre, elles sont presque exceptionnelles. Ce qui constitue essentiellement le culte, c’est le cycle des fêtes qui reviennent régulièrement à des époques déterminées. Nous sommes maintenant en état de comprendre d’où provient cette tendance à la périodicité ; le rythme auquel obéit la vie religieuse ne fait qu’exprimer le rythme de la vie sociale, et il en résulte. La société ne peut raviver le sentiment qu’elle a d’elle-même qu’à condition de s’assembler. Mais elle ne peut tenir perpétuellement ses assises. Les exigences de la vie ne lui permettent pas de rester indéfiniment à l’état de congrégation ; elle se disperse donc pour se rassembler à nouveau quand, de nouveau, elle en sent le besoin. C’est à ces alternances nécessaires que répond l’alternance régulière des temps sacrés et des temps profanes. Comme, à l’origine, le culte a pour objet, au moins apparent, de régulariser le cours des phénomènes naturels, le rythme de la vie cosmique a mis sa marque sur le rythme de la vie rituelle. C’est pourquoi les fêtes, pendant longtemps, ont été saisonnières ; nous avons vu que tel était déjà le caractère de l’Intichiuma australien. Mais les saisons n’ont fourni que le cadre extérieur de cette organisation, non le principe sur lequel elle repose ; car même les cultes qui visent des fins exclusivement spirituelles sont restés périodiques. C’est donc que cette périodicité tient à d’autres causes. Comme les changements saisonniers sont, pour la nature, des époques critiques, ils sont une occasion naturelle de rassemblements et, par suite, de cérémonies religieuses. Mais d’autres événements pouvaient jouer et ont effectivement joué ce rôle de causes occasionnelles. Il faut reconnaître toutefois que ce cadre, quoique purement extérieur, a fait preuve d’une singulière force de résistance ; car on en trouve la trace jusque dans les religions qui sont le plus détachées de toute base physique. Plusieurs des fêtes chrétiennes se relient, sans solution de continuité, aux fêtes pastorales et agraires des anciens Hébreux, bien que, par elles-mêmes, elles n’aient plus rien d’agraire ni de pastoral.

Ce rythme est, d’ailleurs, susceptible de varier de forme suivant les sociétés. Là ou la période de dispersion est longue et où la dispersion est extrême, la période de congrégation est, à son tour, très prolongée, et il se produit alors de véritables débauches de vie collective et religieuse. Les fêtes succèdent aux fêtes pendant des semaines ou des mois et la vie rituelle atteint parfois une sorte de frénésie. C’est le cas des tribus australiennes et de plusieurs sociétés du nord et du nord-ouest américain[55]. Ailleurs, au contraire, ces deux phases de la vie sociale se succèdent à intervalles plus rapprochés et le contraste entre elles est alors moins tranché. Plus les sociétés se développent, moins elles semblent s’accommoder d’intermittences trop accentuées.



  1. Strehlow, I, p. 4.
  2. Bien entendu, le mot qui désigne cette fête change avec les tribus. Les Urabunna l’appellent Pitjinta (North. Tr., p. 284) ; les Warramunga Thalaminla (ibid., p. 297), etc.
  3. Schulze, loc. cit., p. 243 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 169-170.
  4. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 170 et suiv.
  5. Bien entendu, les femmes sont soumises à la même obligation.
  6. L’Apmara est le seul objet qui ait été emporté du camp.
  7. Nat. Tr., p. 185-186.
  8. North. Tr., p. 288.
  9. North. Tr., p. 312.
  10. Ibid.
  11. Nous verrons plus loin que ces clans sont beaucoup plus nombreux que ne le disent Spencer et Gillen.
  12. Nat. Tr., p. 184-185.
  13. Nat. Tr., p. 438, 461, 464 ; North. Tr., p. 596 et suiv.
  14. Nat. Tr., p. 201.
  15. Ibid., p. 206. Nous employons le langage de Spencer et Gillen et, avec eux, nous disons que ce qui se dégage des rochers, ce sont des esprits de kangourous (spirits ou spirit paris of kangaroo). Strehlow (III, p. 7), conteste l’exactitude de l’expression. Suivant lui, ce que le rite fait apparaître ce sont des kangourous réels, des corps vivants. Mais la contestation est sans intérêt, tout comme celle qui concerne la notion de ratapa (v. plus haut, p. 361). Les germes de kangourous qui s’échappent ainsi des rochers ne sont pas visibles ; ils ne sont donc pas faits de la même substance que les kangourous que perçoivent nos sens. C’est tout ce que veulent dire Spencer et Gillen. Il est bien certain, d’ailleurs, que ce ne sont pas de purs esprits comme un chrétien pourrait en concevoir. Tout comme les âmes humaines, ils sont des formes matérielles.
  16. Nat. Tr., p. 181.
  17. Tribu située à l’est du lac Eyre.
  18. North. Tr., p. 287-288.
  19. Howitt, Nat. Tr., p. 798. Cf. Howitt, Legends of the Dieri and Kindred Tribes of Central Australia, in J.A.I., XXIV, p. 124 et suiv. Howitt croit que la cérémonie est célébrée par les gens du totem, mais n’est pas en mesure de certifier le fait.
  20. North. Tr., p. 295.
  21. Ibid., p. 314.
  22. Ibid., p. 296-297.
  23. Nat. Tr., p. 170.
  24. Ibid., p. 519. L’analyse des rites qui viennent d’être étudiés a été faite uniquement avec les observations que nous devons à Spencer et Gillen. Depuis que notre chapitre a été rédigé, Strehlow a publié le troisième fascicule de son ouvrage qui traite précisément du culte positif, et, notamment, de l’Intichiuma ou, comme il dit, des rites de mbatjallcatiuma. Mais nous n’avons rien trouvé dans cette publication qui nous oblige à modifier la description qui précède ni même à la compléter par des additions importantes. Ce que Strehlow nous apprend de plus intéressant à ce sujet, c’est que les effusions et les oblations de sang sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne pouvait le soupçonner d’après le récit de Spencer et Gillen (v. Strehlow, III, p. 13, 14, 19, 29, 39, 43, 46, 56, 67, 80, 89).

    Les renseignements de Strehlow sur le culte doivent, d’ailleurs, être employés avec circonspection, car il n’a pas été témoin des rites qu’il décrit ; il s’est borné à recueillir des témoignages oraux et qui sont généralement assez sommaires (v. fasc. III, préface de Leonhardi, p. v). On peut même se demander s’il n’a pas confondu avec excès les cérémonies totémiques de l’initiation avec celles qu’il appelle mbaljalkatiuma. Sans doute, il n’est pas sans avoir fait un louable effort pour les distinguer et il a bien mis en évidence deux de leurs caractéristiques différentielles. D’abord, l’Intichiuma a toujours lieu en un endroit consacré, auquel se rattache le souvenir de quelque ancêtre, tandis que les cérémonies d’initiation peuvent être célébrées en un lieu quelconque. Ensuite, les oblations de sang sont spéciales à l’Intichiuma ; ce qui prouve qu’elles tiennent à ce qu’il y a de plus essentiel dans ce rituel (III, p. 7). Mais, dans la description qu’il nous donne des rites, on trouve confondues des informations qui se rapportent indifféremment à l’une et à l’autre espèce de cérémonie. En effet, dans celles qu’il nous décrit sous le nom de mbaljalkatiuma, les jeunes gens jouent généralement un rôle important (v. par exemple, p. 11, 13, etc.) ; ce qui est caractéristique de l’initiation. De même, il semble bien que le lieu du rite soit arbitraire : car les acteurs construisent leur scène artificiellement. Ils creusent un trou dans lequel ils se placent ; il n’est généralement fait aucune allusion aux rochers ou arbres sacrés et à leur rôle rituel.

  25. Nat. Tr., p. 203. Cf. Meyer, The Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 187.
  26. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 204.
  27. Nat. Tr., p. 205-207.
  28. North. Tr., p. 286-287.
  29. Ibid., p. 294.
  30. Ibid., p. 296.
  31. Meyer, in Woods, p. 187.
  32. Nous en avons déjà cité un cas ; on en trouvera d’autres dans Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 205 ; North. Tr., p. 286.
  33. Les Walpari, Wulmala, Tjingilli, Umbaia.
  34. North. Tr., p. 318.
  35. Pour cette seconde partie de la cérémonie comme pour la première, nous avons suivi Spencer et Gillen. Mais le récent fascicule de Strehlow ne fait, sur ce point, que confirmer les observations de ses devanciers, au moins dans ce qu’elles ont d’essentiel. Il reconnaît, en effet, que, après la première cérémonie (deux mois après, est-il dit., p. 13), le chef du clan mange rituellement de l’animal ou de la plante totémique et qu’ensuite il est procédé à la levée des interdits ; il appelle cette opération die Freigabe des Totems zum allgemeinen Gebrauch (III, p. 7). Il nous apprend même que cette opération est assez importante pour être désignée par un mot spécial dans la langue des Arunta. Il ajoute, il est vrai, que cette consommation rituelle n’est pas la seule, mais que, parfois, le chef et les anciens mangent également de la plante ou de l’animal sacré avant la cérémonie initiale, et que l’acteur du rite, en fait autant après la célébration. Le fait n’a rien d’invraisemblable ; ces consommations sont autant de moyens employés par les officiants ou les assistants pour se conférer les vertus qu’ils veulent acquérir ; il n’est pas étonnant qu’elles soient multipliées. Il n’y a rien là qui infirme le récit de Spencer et Gillen ; car le rite sur lequel ils insistent, et non sans raison, c’est la Freigabe des Totems.

    Sur deux points seulement, Strehlow conteste les allégations de Spencer et Gillen. Tout d’abord, il déclare que la consommation rituelle n’a pas lieu dans tous les cas. Le fait n’est pas douteux, puisqu’il y a des animaux et des plantes totémiques qui ne sont pas comestibles. Mais il reste que le rite est très fréquent ; Strehlow en cite de nombreux exemples (p. 13, 14, 19, 23, 33, 36, 50, 59, 67, 68, 71, 75, 80, 84, 89, 93). En second lieu, on a vu que, d’après Spencer et Gillen, si le chef du clan ne mangeait pas de l’animal ou de la plante totémique, il perdrait ses pouvoirs. Strehlow assure que les témoignages des indigènes ne confirment pas cette assertion. Mais la question nous paraît tout à fait secondaire. Le fait certain est que cette consommation rituelle est prescrite ; c’est donc qu’elle est jugée utile ou nécessaire. Or, comme toute communion, elle ne peut servir qu’à conférer au sujet qui communie les vertus dont il a besoin. De ce que les indigènes ou certains d’entre eux ont perdu de vue cette fonction du rite, il ne suit pas qu’elle ne soit pas réelle. Est-il nécessaire de répéter que les fidèles ignorent le plus souvent les véritables raisons d’être des pratiques qu’ils accomplissent ?

  36. V. The Religion of the Semites, lectures VI à XI, et l’article « Sacrifice » dans l’Encyclopedia Britannica.
  37. V. Hubert et Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, in Mélanges d’histoire des religions, p. 40 et suiv.
  38. V. pour l’explication de cette règle supra, p. 328.
  39. V. Strehlow, III, p. 3.
  40. Il ne faut pas perdre de vue, d’ailleurs, que, chez les Arunta, il n’est pas complètement interdit de manger de l’animal totémique.
  41. V. d’autres faits dans Frazer, Golden Bough2, p. 348 et suiv.
  42. The Religion of the Semites, p. 275 et suiv.
  43. Ibid., p. 318-319.
  44. V. sur ce point Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, préface, p. V et suiv.
  45. The Religion of the Semites, 2e éd., p. 390 et suiv.
  46. R. Smith en cite lui-même des cas dans The Relig. of the Semites, p. 231.
  47. V. par exemple Exode, XXIX, 10-14 ; Lévitique, IX, 8-11 ; c’est leur sang même que versent sur l’autel les prêtres de Baal (I, Rois, XVII I, 28).
  48. Strehlow, III, p. 12, vers. 7.
  49. Du moins, quand il est complet ; il peut, dans certains cas, se réduire à un seul de ces éléments.
  50. Les indigènes, dit Strehlow, « considèrent ces cérémonies comme une sorte de service divin, tout comme le chrétien considère les exercices de sa religion » (III, p. 9).
  51. Il y aurait lieu notamment de se demander si les effusions sanglantes, les offrandes de chevelure dans lesquelles Smith voit des actes de communion ne sont pas des oblations proprement dites (v. Smith, op. cit., p. 320 et suiv.).
  52. Les sacrifices piaculaires, dont nous parlerons plus spécialement dans le chapitre V de ce même livre, consistent exclusivement en oblations. Ils ne servent à des communions que d’une manière accessoire.
  53. C’est ce qui fait qu’on a souvent parlé de ces cérémonies comme si elles s’adressaient à des divinités personnelles (v. par exemple un texte de Krichauff et un autre de Kempe cités par Eylmann, p. 202-203).
  54. En un sens philosophique, il en est de même de toute chose ; car rien n’existe que par la représentation. Mais, comme nous l’avons montré (p. 325-326), la proposition est doublement vraie des forces religieuses, parce que, dans la constitution des choses, il n’y a rien qui corresponde au caractère sacré.
  55. V. Mauss, Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos, in Année sociol., IX, p. 96 et suiv.