Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 3

Livre II

Chapitre III

LES CROYANCES PROPREMENT TOTÉMIQUES
(Suite)

III. — Le système cosmologique du totémisme et la notion de genre

On commence à entrevoir que le totémisme est une religion beaucoup plus complexe qu’il n’a pu sembler au premier abord. Déjà nous avons distingué trois catégories de choses qu’il reconnaît, à des degrés divers, comme sacrées : l’emblème totémique, la plante ou l’animal dont cet emblème reproduit l’aspect, les membres du clan. Cependant, ce tableau n’est pas encore complet. Une religion, en effet, n’est pas simplement une collection de croyances fragmentaires, relatives à des objets très particuliers comme ceux dont il vient d’être question. Toutes les religions connues ont été plus ou moins des systèmes d’idées qui tendaient à embrasser l’universalité des choses et à nous donner une représentation totale du monde. Pour que le totémisme puisse être considéré comme une religion comparable aux autres, il faut donc que lui aussi nous offre une conception de l’univers. Or, il satisfait à cette condition.

I

Ce qui fait qu’on a généralement négligé cet aspect du totémisme, c’est qu’on s’est fait du clan une notion trop étroite. On n’y voit d’ordinaire qu’un groupe d’êtres humains. Simple subdivision de la tribu, il semble que, comme celle-ci, il ne puisse être composé que d’hommes. Mais, en raisonnant ainsi, nous substituons nos idées européennes à celles que le primitif se fait du monde et de la société. Pour l’Australien, les choses elles-mêmes, toutes les choses qui peuplent l’univers, font partie de la tribu ; elles en sont des éléments constitutifs et, pour ainsi dire, des membres réguliers ; elles ont donc, tout comme les hommes, une place déterminée dans les cadres de la société : « Le sauvage de l’Australie du sud, dit M. Fison, considère l’univers comme la grande tribu à l’une des divisions de laquelle il appartient, et toutes les choses, animées ou inanimées, qui sont rangées dans le même groupe que lui, sont des parties du corps dont il est lui-même membre »[1]. En vertu de ce principe, quand la tribu est divisée en deux phratries, tous les êtres connus sont répartis entre elles. « Toute la nature, dit Palmer à propos des tribus de la rivière Bellinger, est divisée d’après les noms des phratries... Le Soleil, la Lune et les étoiles... appartiennent à telle ou telle phratrie tout comme les Noirs eux-mêmes »[2]. La tribu de Port-Mackay, dans le Queensland, comprend deux phratries qui portent les noms de Yungaroe et de Wootaroe, et il en est de même des tribus voisines. Or, dit Bridgmann, « toutes les choses animées et inanimées sont divisées par ces tribus en deux classes appelées Yungaroe et Wootaroe »[3]. Mais là ne s’arrête pas cette classification. Les hommes de chaque phratrie sont répartis entre un certain nombre de clans ; de même, les choses affectées à chaque phratrie sont réparties, à leur tour, entre les clans qui la composent. Tel arbre, par exemple, sera attribué au clan du Kangourou et à lui seul et aura, par conséquent, tout comme les membres humains de ce clan, le Kangourou pour totem ; tel autre ressortira au clan du Serpent ; les nuages seront rangés sous tel totem, le Soleil sous tel autre, etc. Tous les êtres connus se trouvent ainsi disposés en une sorte de tableau, de classification systématique qui embrasse la nature tout entière.

Nous avons reproduit ailleurs un certain nombre de ces classifications[4] ; nous nous bornons à en rappeler quelques-unes à titre d’exemples. L’une des plus connues est celle que l’on a observée dans la tribu du Mont-Gambier. Cette tribu comprend deux phratries qui portent le nom, l’une de Kurnite, et l’autre de Kroki ; chacune d’elles à son tour est divisée en cinq clans. Or, « toutes les choses de la nature appartiennent à l’un ou à l’autre de ces dix clans »[5] : Fison et Howitt disent qu’elles y sont « incluses ». Elles sont, en effet, classées sous ces dix totems comme des espèces sous leurs genres respectifs. C’est ce que montre le tableau suivant, construit d’après les renseignements recueillis par Curr et par Fison et Howitt[6].

Phratries Clans Choses classées dans chaque clan
Kumite Le faucon pêcheur La fumée, le chèvrefeuille, certains arbres, etc.
Le pélican L’arbre à bois noir, les chiens, le feu, la glace, etc.
Le corbeau La pluie, le tonnerre, l’éclair, les nuages, la grêle, l’hiver, etc.
Le kakatoès noir Les étoiles, la Lune, etc.
Un serpent sans venin. Le poisson, le phoque, l’anguille, les arbres à écorces fibreuses, etc.
Kroki L’arbre à thé Le canard, l’écrevisse, le hibou, etc.
Une racine comestible L’outarde, la caille, une sorte de kangourou, etc.
Le kakatoès blanc sans crête Le kangourou, l’été, le Soleil, le vent, l’automne, etc.
Sur le 4e et le 5e clan kroki, les détails manquent.

La liste des choses ainsi rattachées à chaque clan est, d’ailleurs, fort incomplète ; Curr nous avertit lui-même qu’il s’est borné à en énumérer quelques-unes. Mais grâce aux travaux de Mathews et de Howitt[7], nous avons aujourd’hui, sur la classification adoptée par la tribu des Wotjobaluk, des renseignements plus étendus qui permettent de mieux comprendre comment un système de ce genre peut embrasser tout l’univers connu des indigènes. Les Wotjobaluk sont, eux aussi, divisés en deux phratries appelées l’une Gurogity, l’autre Gumaty (Krokitch et Gamutch selon Howitt[8]) : pour ne pas prolonger cette énumération, nous nous contenterons d’indiquer, d’après Mathews, les choses classées dans quelques-uns des clans de la phratrie Gurogity.

Dans le clan de l’Igname sont classés le dindon des plaines, le chat indigène, le mopoke, le hibou dyim-dyim, la poule mallee, le perroquet rosella, le peewee.

Dans le clan de la Moule[9], l’émou gris, le porc-épic, le courlis, le kakatoès blanc, le canard des bois, le lézard mallee, la tortue puante, l’écureuil volant, l’opossum à la queue en forme d’anneau, le pigeon aux ailes couleur de bronze (bronze-wing), le wijuggla.

Dans le clan du Soleil, le bandicoot, la Lune, le rat-kangourou, la pie noire et la pie blanche, l’opossum, le faucon ngùrt, la chenille du gommier, la chenille u mimoisa (wattle-tree), la planète Vénus.

Dans le clan du Vent chaud[10], l’aigle faucon à tête grise, le serpent tapis, le perroquet fumeur, le perroquet à écailles (shell), le faucon murmkan, le serpent dikkomur, le perroquet à collier, le serpent mirndai, le lézard au dos chiné.

Si l’on songe qu’il y a bien d’autres dans (Howitt en nomme douze, Mathews quatorze et ce dernier prévient que sa liste est fort incomplète[11]), on comprendra comment toutes les choses auxquelles s’intéresse l’indigène trouvent naturellement place dans ces classifications.

On a observé des arrangements similaires sur les points les plus différents du continent australien : dans l’Australie du Sud, dans l’État de Victoria, dans la Nouvelle-Galles du Sud (chez les Euahlayi[12]) ; on en trouve des traces très apparentes dans les tribus du centre[13]. Dans le Queensland, où les clans paraissent avoir disparu et où les classes matrimoniales sont les seules subdivisions de la phratrie, c’est entre les classes que sont réparties les choses. Ainsi, les Wakelbura sont divisés en deux phratries, Mallera et Wutaru ; les classes de la première sont appelées Kurgilla et Banbe, les classes de la seconde Wunge et Obu. Or, aux Banbe appartiennent l’opossum, le kangourou, le chien, le miel de la petite abeille, etc. Aux Wunge sont attribués l’émou, le bandicoot, le canard noir, le serpent noir, le serpent brun ; aux Obu, le serpent tapis, le miel des abeilles piquantes, etc. ; aux Kurgilla, le porc-épic, le dindon des plaines, l’eau, la pluie, le feu, le tonnerre, etc.[14].

On rencontre la même organisation chez les Indiens de l’Amérique du Nord. Les Zuñi ont un système de classification qui, dans ses lignes essentielles, est de tous points comparable à ceux que nous venons de décrire. Celui des Omaha repose sur les mêmes principes que celui des Wotjobaluk[15]. Un écho de ces mêmes idées persiste jusque dans les sociétés les plus avancées. Chez les Haida, tous les dieux, tous les êtres mythiques qui sont préposés aux différents phénomènes de la nature sont eux-mêmes classés, tout comme les hommes, dans l’une ou l’autre des deux phratries que comprend la tribu ; les uns sont des Aigles, les autres des Corbeaux[16]. Or les dieux des choses ne sont qu’un autre aspect des choses mêmes qu’ils gouvernent[17]. Cette classification mythologique n’est donc qu’une autre forme des précédentes. Nous sommes ainsi assurés que cette façon de concevoir le monde est indépendante de toute particularité ethnique ou géographique ; mais en même temps, il apparaît avec évidence qu’elle tient étroitement à l’ensemble des croyances totémiques.

II

Dans le travail auquel nous avons déjà fait plusieurs fois allusion, nous avons montré quelle lumière ces faits jettent sur la façon dont s’est formée, dans l’humanité, la notion de genre ou de classe. En effet, ces classifications systématiques sont les premières que nous rencontrions dans l’histoire ; or, on vient de voir qu’elles se sont modelées sur l’organisation sociale, ou plutôt qu’elles ont pris pour cadres les cadres mêmes de la société. Ce sont les phratries qui ont servi de genres, et les clans d’espèces. C’est parce que les hommes étaient groupés qu’ils ont pu grouper les choses ; car pour classer ces dernières, ils se sont bornés à leur faire place dans les groupes qu’ils formaient eux-mêmes. Et si ces diverses classes de choses n’ont pas été simplement juxtaposées les unes aux autres, mais ordonnées suivant un plan unitaire, c’est que les groupes sociaux avec lesquels elles se confondent sont eux-mêmes solidaires et forment par leur union un tout organique, la tribu. L’unité de ces premiers systèmes logiques ne fait que reproduire l’unité de la société. Une première occasion nous est ainsi offerte de vérifier la proposition que nous énoncions au début de cet ouvrage et de nous assurer que les notions fondamentales de l’esprit, les catégories essentielles de la pensée peuvent être le produit de facteurs sociaux. Ce qui précède démontre, en effet, que c’est le cas de la notion même de catégorie.

Ce n’est pas, toutefois, que nous entendions refuser à la conscience individuelle, même réduite à ses seules forces, le pouvoir d’apercevoir des ressemblances entre les choses particulières qu’elle se représente. Il est clair, au contraire, que les classifications, même les plus primitives et les plus simples, supposent déjà cette faculté. Ce n’est pas au hasard que l’Australien range les choses dans un même clan ou dans des clans différents. En lui, comme en nous, les images similaires s’attirent, les images opposées se repoussent et c’est suivant le sentiment de ces affinités et ces répulsions qu’il classe, ici ou là, les choses correspondantes.

Il y a, d’ailleurs, des cas où nous entrevoyons les raisons qui l’ont inspiré. Les deux phratries ont très vraisemblablement constitué les cadres initiaux et fondamentaux de ces classifications qui, par conséquent, ont commencé par être dichotomiques. Or, quand une classification se réduit à deux genres, ceux-ci sont presque nécessairement conçus sous la forme antithétique : on s’en sert avant tout comme d’un moyen pour séparer nettement les choses entre lesquelles le contraste est le plus marqué. On met les unes à droite, les autres à gauche. Tel est, en effet, le caractère des classifications australiennes. Si le kakatoès blanc est classé dans une phratrie, le kakatoès noir est dans l’autre ; si le Soleil est d’un côté, la Lune et les astres de la nuit sont du côté opposé[18]. Très souvent, les êtres qui servent de totems aux deux phratries ont des couleurs contraires[19]. On retrouve de ces oppositions même en dehors de l’Australie. Là ou l’une des phratries est préposée à la paix, l’autre est préposée à la guerre[20] ; si l’une a l’eau pour totem, l’autre a pour totem la terre[21]. C’est là, sans doute, ce qui explique que les deux phratries aient été souvent conçues comme naturellement antagonistes l’une de l’autre. On admet qu’il y a entre elles une sorte de rivalité et même d’hostilité constitutionnelle[22]. L’opposition des choses s’est étendue aux personnes ; le contraste logique s’est doublé d’une sorte de conflit social[23].

D’un autre côté, à l’intérieur de chaque phratrie, on a rangé dans un même clan les choses qui semblaient avoir le plus d’affinité avec celle qui servait de totem. Par exemple, on a mis la Lune avec le kakatoès noir, le Soleil, au contraire, ainsi que l’atmosphère et le vent, avec le kakatoès blanc. Ou bien encore, on a réuni à l’animal totémique tout ce qui sert à l’alimentation[24] il, ainsi que les animaux avec lesquels il est le plus étroitement en rapports[25]. Sans doute, nous ne pouvons pas toujours comprendre l’obscure psychologie qui a présidé à beaucoup de ces rapprochements ou de ces distinctions. Mais les exemples qui précèdent suffisent à montrer qu’une certaine intuition des ressemblances ou des différences que présentent les choses a joué un rôle dans la genèse de ces classifications.

Mais autre chose est le sentiment des ressemblances, autre chose la notion de genre. Le genre, c’est le cadre extérieur dont des objets perçus comme semblables forment, en partie, le contenu. Or le contenu ne peut pas fournir lui-même le cadre dans lequel il se dispose. Il est fait d’images vagues et flottantes, dues à la superposition et à la fusion partielle d’un nombre déterminé d’images individuelles, qui se trouvent avoir des éléments communs ; le cadre, au contraire, est une forme définie, aux contours arrêtés, mais qui est susceptible de s’appliquer à un nombre déterminé de choses, perçues ou non, actuelles ou possibles. Tout genre, en effet, a un champ d’extension qui dépasse infiniment le cercle des objets dont nous avons éprouvé, par expérience directe, la ressemblance. Voilà pourquoi toute une école de penseurs se refuse, non sans raison, à identifier l’idée de genre et celle d’image générique. L’image générique, ce n’est que la représentation résiduelle, aux frontières indécises, que laissent en nous des représentations semblables, quand elles sont simultanément présentes dans la conscience ; le genre, c’est un symbole logique grâce auquel nous pensons distinctement ces similitudes et d’autres analogues. Au reste, la meilleure preuve de l’écart qui sépare ces deux notions, c’est que l’animal est capable de former des images génériques, tandis qu’il ignore l’art de penser par genres et par espèces.

L’idée de genre est un instrument de la pensée qui a été manifestement construit par les hommes. Mais pour le construire, il nous a, tout au moins, fallu un modèle ; car comment cette idée aurait-elle pu naître s’il n’y avait rien eu ni en nous ni en dehors de nous qui fût de nature à nous la suggérer ? Répondre qu’elle nous est donnée a priori, ce n’est pas répondre ; cette solution paresseuse est, comme on a dit, la mort de l’analyse. Or, on ne voit pas où nous aurions pu trouver ce modèle indispensable, sinon dans le spectacle de la vie collective. Un genre, en effet, c’est un groupement idéal, mais nettement défini, de choses entre lesquelles il existe des liens internes, analogues à des liens de parenté. Or les seuls groupements de cette sorte, que nous fasse connaître l’expérience, sont ceux que forment les hommes en s’associant. Les choses matérielles peuvent former des touts de collection, des amas, des assemblages mécaniques sans unité interne, mais non des groupes au sens que nous venons de donner au mot. Un monceau de sable, un tas de pierres n’ont rien de comparable à cette espèce de société définie et organisée qu’est un genre. Suivant toute vraisemblance, nous n’aurions donc jamais pensé à réunir les êtres de l’univers en groupes homogènes, appelés genres, si nous n’avions eu sous les yeux l’exemple des sociétés humaines, si même nous n’avions commencé par faire des choses elles-mêmes des membres de la société des hommes, si bien que groupements humains et groupements logiques ont d’abord été confondus[26].

D’un autre côté, une classification est un système dont les parties sont disposées suivant un ordre hiérarchique. Il y a des caractères dominateurs et d’autres qui sont subordonnés aux premiers ; les espèces et leurs propriétés distinctives dépendent des genres et des attributs qui les définissent ; ou bien encore, les différentes espèces d’un même genre sont conçues comme situées au même niveau les unes que les autres. Se place-t-on de préférence au point de vue de la compréhension ? On se représente alors les choses suivant un ordre inverse : on met tout en haut les espèces les plus particulières et les plus riches en réalité, en bas, les types les plus généraux et les plus pauvres en qualités. Mais on ne laisse pas de se les représenter sous une forme hiérarchique. Et il faut se garder de croire que l’expression n’ait ici qu’un sens métaphorique : ce sont bien réellement des rapports de subordination et de coordination qu’une classification a pour objet d’établir et l’homme n’aurait même pas pensé à ordonner ses connaissances de cette manière, s’il n’avait su, au préalable, ce que c’est qu’une hiérarchie. Or, ni le spectacle de la nature physique, ni le mécanisme des associations mentales ne sauraient nous en fournir l’idée. La hiérarchie est exclusivement une chose sociale. C’est seulement dans la société qu’il existe des supérieurs, des inférieurs, des égaux. Par conséquent, alors même que les faits ne seraient pas à ce point démonstratifs, la seule analyse de ces notions suffirait à révéler leur origine. C’est à la société que nous les avons empruntées pour les projeter ensuite dans notre représentation du monde. C’est la société qui a fourni le canevas sur lequel a travaillé la pensée logique.

III

Mais ces classifications primitives intéressent, non moins directement, la genèse de la pensée religieuse. Elles impliquent, en effet, que toutes les choses ainsi classées dans un même clan ou dans une même phratrie sont étroitement parentes et les unes des autres et de celle qui sert de totem à cette phratrie ou à ce clan. Quand l’Australien de la tribu de Port-Mackay dit du Soleil, des serpents, etc., qu›ils sont de la phratrie Yungaroe, il n’entend pas simplement appliquer à tous ces êtres disparates une étiquette commune, mais purement conventionnelle ; le mot a pour lui une signification objective. Il croit que, réellement, « les alligators sont Yungaroe, et que les kangourous sont Wootaroe. Le Soleil est Yungaroe, la Lune Wootaroe et ainsi de suite pour les constellations, les arbres, les plantes, etc. »[27]. Un lien interne les attache au groupe dans lequel ils sont rangés ; ils en sont membres réguliers. On dit qu’ils appartiennent à ce groupe[28], tout comme les individus humains qui en font partie ; par suite, une relation du même genre les unit à ces derniers. L’homme voit dans les choses de son clan des parents ou des associés ; il les appelle des amis, il les considère comme faits de la même chair que lui[29]. Aussi y a-t-il entre elles et lui des affinités électives et des rapports de convenance tout particuliers. Choses et gens s’appellent, en quelque sorte, s’entendent, s’harmonisent naturellement. Par exemple, quand on enterre un Wakelbura de la phratrie Mallera, l’échafaud sur lequel le corps est exposé « doit être fait du bois de quelque arbre appartenant à la phratrie Mallera »[30]. Il en est de même des branchages qui recouvrent le cadavre. Si le défunt est de la classe Banbe, on devra employer un arbre Banbe. Dans la même tribu, un magicien ne peut se servir pour son art que de choses qui ressortissent à sa phratrie[31] ; parce que les autres lui sont étrangères, il ne saurait s’en faire obéir. Un lien de sympathie mystique unit ainsi chaque individu aux êtres, vivants ou non, qui lui sont associés ; il en résulte qu’on croit pouvoir induire ce qu’il fera ou ce qu’il a fait d’après ce qu’ils font. Chez ces mêmes Wakelbura, quand un individu rêve qu’il a tué un animal appartenant à telle division sociale, il s’attend à rencontrer le lendemain un homme de la même division[32]. Inversement, les choses affectées à un clan ou à une phratrie ne peuvent servir contre les membres de cette phratrie ou de ce clan. Chez les Wotjebaluk, chaque phratrie a ses arbres qui lui sont propres. Or, pour chasser un animal de la phratrie Gurogity, on ne peut employer que des armes dont le bois est emprunté aux arbres de l’autre phratrie et inversement ; sinon le chasseur est assuré de manquer son coup[33]. L’indigène est convaincu que la flèche se détournerait d’elle-même du but et se refuserait, pour ainsi dire, à atteindre un animal parent et ami.

Ainsi, les gens du clan et les choses qui y sont classées forment, par leur réunion, un système solidaire dont toutes les parties sont liées et vibrent sympathiquement. Cette organisation qui, tout d’abord, pouvait nous paraître purement logique est, en même temps, morale. Un même principe l’anime et en fait l’unité : c’est le totem. De même qu’un homme qui appartient au clan du Corbeau a en lui quelque chose de cet animal, la pluie, puisqu’elle est du même clan et qu’elle ressortit au même totem, est nécessairement considérée, elle aussi, comme « étant la même chose qu’un corbeau » ; pour la même raison, la Lune est un kakatoès noir, le Soleil un kakatoès blanc, tout arbre à bois noir un pélican, etc. Tous les êtres rangés dans un même clan, hommes, animaux, plantes, objets inanimés, sont donc de simples modalités de l’être totémique. Voilà ce que signifie la formule que nous rapportions tout à l’heure et qui en fait de véritables congénères : tous sont bien réellement de la même chair en ce sens qu’ils participent tous de la nature de l’animal totémique. D’ailleurs, les qualificatifs qu’on leur donne sont aussi ceux qu’on donne au totem[34]. Les Wotjobaluk appellent du même nom Mir et le totem et les choses subsumées sous lui[35]. Chez les Arunta, où, comme nous le verrons, il existe encore des traces visibles de classification, des mots différents, il est vrai, désignent le totem et les êtres qui y sont rattachés ; pourtant, le nom qu’on donne à ces derniers témoigne des étroits rapports qui les unissent à l’animal totémique. On dit qu’ils sont ses intimes, ses associés, ses amis ; on croit qu’ils en sont inséparables[36]. On a donc le sentiment que ce sont des choses très proches parentes.

Mais d’un autre côté, nous savons que l’animal totémique est un être sacré. Toutes les choses qui sont rangées dans le clan dont il est l’emblème ont donc le même caractère, puisqu’elles sont, en un sens, des animaux de la même espèce, tout comme l’homme. Elles sont, elles aussi, sacrées, et les classifications qui les situent par rapport aux autres choses de l’univers leur assignent du même coup une place dans l’ensemble du système religieux. C’est pourquoi celles d’entre elles qui sont des animaux ou des plantes ne peuvent pas être librement consommées par les membres humains du clan. Ainsi, dans la tribu du Mont-Gambier, les gens qui ont pour totem un serpent sans venin ne doivent pas seulement s’abstenir de la chair de ce serpent ; celle des phoques, des anguilles, etc., leur est également interdites[37]. Si, poussés par la nécessité, ils se laissent aller à en manger, ils doivent tout au moins atténuer le sacrilège par des rites expiatoires, comme s’il s’agissait de totems proprement dits[38]. Chez les Euahlayi[39] où il est permis d’user du totem, mais non d’en abuser, la même règle s’applique aux autres choses du clan. Chez les Arunta, l’interdiction qui protège l’animal totémique s’étend jusqu’aux animaux associés[40] ; et, en tout cas, on doit à ces derniers des égards tout particuliers[41]. Les sentiments que les uns et les autres inspirent sont identiques[42].

Mais ce qui montre mieux encore que toutes les choses ainsi rattachées à un totem ne sont pas d’une autre nature que celui-ci et, par conséquent, qu’elles ont un caractère religieux, c’est qu’à l’occasion elles jouent le même rôle. Ce sont des totems accessoires, secondaires, ou, suivant une expression qui est aujourd’hui consacrée par l’usage, des sous-totems[43]. Il arrive sans cesse que, dans un clan, il se forme, sous l’influence de sympathies, d’affinités particulières, des groupes plus restreints, des associations plus limitées qui tendent à vivre d’une vie relativement autonome, et à former comme une subdivision nouvelle, comme un sous-clan à l’intérieur du premier. Ce sous-clan, pour se distinguer et s’individualiser, a besoin d’un totem particulier, d’un sous-totem par conséquent[44]. Or, c’est parmi les choses diverses classées sous le totem principal que sont choisis les totems de ces groupes secondaires. Elles sont donc, à la lettre, des totems virtuels et la moindre circonstance suffit à les faire passer à l’acte. Il y a en elles une nature totémique latente qui se manifeste dès que les conditions le permettent ou l’exigent. Il arrive ainsi qu’un même individu a deux totems : un totem principal qui est commun au clan tout entier et un sous-totem qui est spécial au sous-clan dont il fait partie. C’est quelque chose d’analogue au nomen et au cognomen des Romains[45].

Parfois, nous voyons même un sous-clan s’affranchir totalement et devenir un groupe autonome, un clan indépendant : le sous-totem, de son côté, devient alors un totem proprement dit. Une tribu où ce processus de segmentation a été, pour ainsi dire, porté jusqu’à son extrême limite est celle des Arunta. Déjà les indications contenues dans le premier livre de Spencer et Gillen démontraient qu’il y avait chez les Arunta une soixantaine de totems[46] ; mais les récentes recherches de Strehlow ont établi que le nombre en est beaucoup plus considérable. Il n’en compte pas moins de 442[47]. Spencer et Gillen ne commettaient donc aucune exagération quand ils disaient que « dans le pays occupé par les indigènes, il n’existe pas un objet, animé ou inanimé, qui ne donne son nom à quelque groupe totémique d’individus »[48]. Or cette multitude de totems, qui est prodigieuse quand on la compare au chiffre de la population, vient de ce que, sous l’influence de circonstances particulières, les clans primitifs se sont divisés et subdivisés à l’infini ; par suite, presque tous les sous-totems sont passés à l’état de totems.

C’est ce que les observations de Strehlow ont définitivement démontré. Spencer et Gillen n’avaient cité que quelques cas isolés de totems associés[49]. Strehlow a établi qu’il s’agissait en réalité d’une organisation absolument générale ; il a pu dresser un tableau ou à peu près tous les totems des Arunta sont classés d’après ce principe : tous sont rattachés, en qualité d’associés ou d’auxiliaires, à une soixantaine de totems principaux[50]. Les premiers sont censés être au service des seconds[51]. Cet état de dépendance relative est très vraisemblablement l’écho d’un temps où les « alliés » d’aujourd’hui n’étaient que des sous-totems, où par suite, la tribu ne comptait qu’un petit nombre de clans, subdivisés en sous-clans. De nombreuses survivances confirment cette hypothèse. Il arrive fréquemment que deux groupes qui sont ainsi associés ont le même emblème totémique : or l’unité de l’emblème n’est explicable que si, primitivement, les deux groupes ne faisaient qu’un[52]. Ailleurs, la parenté des deux clans se manifeste par la part et l’intérêt que chacun d’eux prend aux rites de l’autre. Les deux cultes ne sont encore qu’imparfaitement séparés ; c’est, très probablement, qu’ils ont commencé par être complètement confondus[53]. La tradition explique le lien qui les unit en imaginant qu’autrefois les deux clans occupaient des habitats tout voisins[54]. Dans d’autres cas, le mythe dit même expressément que l’un d’eux est dérivé de l’autre. On raconte que l’animal associé a commencé par appartenir à l’espèce qui sert encore de totem principal ; il ne s’en serait différencié qu’à une époque ultérieure. Ainsi, les oiseaux chantunga, qui sont associés aujourd’hui à la chenille witchetty, auraient été, aux temps fabuleux, des chenilles witchetty qui se seraient ensuite transformées en oiseaux. Deux espèces qui sont rattachées actuellement au totem de la fourmi à miel auraient été primitivement des fourmis à miel, etc.[55]. Cette transformation d’un sous-totem en totem se fait, d’ailleurs, par degrés insensibles, si bien que, dans certains cas, la situation est indécise et il est très malaisé de dire si l’on a affaire à un totem principal ou à, un totem secondaire[56]. Il y a, comme dit Howitt à propos des Wotjobaluk, des sous-totems qui sont des totems en voie de formation[57]. Ainsi, les différentes choses qui sont classées dans un clan constituent comme autant de centres autour desquels peuvent se former de nouveaux cultes totémiques. C’est la meilleure preuve des sentiments religieux qu’elles inspirent. Si elles n’avaient pas un caractère sacré, elles ne pourraient pas être promues aussi facilement à la même dignité que les choses sacrées par excellence, les totems proprement dits.

Le cercle des choses religieuses s’étend donc bien au-delà des limites dans lesquelles il paraissait tout d’abord renfermé. Il ne comprend pas seulement les animaux totémiques et les membres humains du clan ; mais, puisqu’il n’existe rien de connu qui ne soit classé dans un clan et sous un totem, il n’existe également rien qui ne reçoive, à des degrés divers, quelque reflet de religiosité. Quand, dans les religions qui se formeront ultérieurement, les dieux proprement dits apparaîtront, chacun d’eux sera préposé à une catégorie spéciale de phénomènes naturels, celui-ci à la mer, celui-là à l’atmosphère, un autre à la moisson ou aux fruits, etc., et chacune de ces provinces de la nature sera considérée comme tirant la vie qui est en elle du dieu dont elle dépend. C’est précisément cette répartition de la nature entre les différentes divinités qui constitue la représentation que ces religions nous donnent de l’univers. Or, tant que l’humanité n’a pas dépassé la phase du totémisme, les différents totems de la tribu jouent exactement le rôle qui reviendra plus tard aux personnalités divines. Dans la tribu du Mont-Gambier, que nous avons prise pour principal exemple, il y a dix clans ; par suite, le monde entier est réparti en dix classes, ou plutôt en dix familles dont chacune a un totem spécial pour souche. C’est de cette souche que toutes les choses classées dans un clan tiennent leur réalité, puisqu’elles sont conçues comme des modes variés de l’être totémique ; pour reprendre notre exemple, la pluie, le tonnerre, l’éclair, les nuages, la grêle, l’hiver sont regardés comme des sortes différentes de corbeau. Réunies, ces dix familles de choses constituent une représentation complète et systématique du monde ; et cette représentation est religieuse, puisque ce sont des notions religieuses qui en fournissent les principes. Loin d’être borné à une ou deux catégories d’êtres, le domaine de la religion totémique s’étend donc jusqu’aux dernières limites de l’univers connu. Tout comme la religion grecque, elle met du divin partout ; la formule célèbre παντά πληπή θεῷν peut également lui servir de devise.

Seulement, pour pouvoir se représenter ainsi le totémisme, il faut modifier, sur un point essentiel, la notion qu’on s’en est longtemps faite. Jusqu’aux découvertes de ces dernières années, on le faisait consister tout entier dans le culte d’un totem particulier et on le définissait la religion du clan. De ce point de vue, il paraissait y avoir, dans une même tribu, autant de religions totémiques, indépendantes les unes des autres, qu’il s’y trouve de clans différents. Cette conception était, d’ailleurs, en harmonie avec l’idée qu’on se fait couramment du clan : on y voit, en effet, une société autonome[58], plus ou moins fermée aux sociétés similaires ou n’ayant avec ces dernières que des relations extérieures et superficielles. Mais la réalité est plus complexe. Sans doute, le culte de chaque totem a son foyer dans le clan correspondant ; c’est là et là seulement qu’il est célébré ; ce sont les membres du clan qui en ont la charge ; c’est par eux qu’il se transmet d’une génération à l’autre, ainsi que les croyances qui en sont la base. Mais d’un autre côté, les différents cultes totémiques qui sont ainsi pratiqués à l’intérieur d’une même tribu ne se développent pas parallèlement et en s’ignorant les uns les autres, comme si chacun d’eux constituait une religion complète et qui se suffit à elle-même. Au contraire, ils s’impliquent mutuellement ; ils ne sont que les parties d’un même tout, les éléments d’une même religion. Les hommes d’un clan ne considèrent nullement les croyances des dans voisins avec l’indifférence, le scepticisme ou l’hostilité qu’inspire ordinairement une religion à laquelle on est étranger ; ils partagent eux-mêmes ces croyances. Les gens du Corbeau sont, eux aussi, convaincus que les gens du Serpent ont un serpent mythique pour ancêtre et doivent à cette origine des vertus spéciales et des pouvoirs merveilleux. N’avons-nous pas vu que, dans de certaines conditions tout au moins, un homme ne peut manger d’un totem qui n’est pas le sien qu’après avoir observé des formalités rituelles ? Notamment, il en demande l’autorisation aux individus de ce totem s’il en est qui sont présents. C’est donc que, pour lui aussi, cet aliment n’est pas purement profane ; lui aussi admet qu’entre les membres d’un clan dont il ne fait pas partie et l’animal dont ils portent le nom il existe d’intimes affinités. D’ailleurs, cette communauté de croyances se manifeste parfois dans le culte. Si, en principe, les rites qui concernent un totem ne peuvent être accomplis que par les gens de ce totem, il est cependant très fréquent que des représentants de clans différents y assistent. Il arrive même que leur rôle n’est pas celui de simples spectateurs ; sans doute, ce ne sont pas eux qui officient, mais ils décorent les officiants et préparent le service. Ils sont eux-mêmes intéressés à ce qu’il soit célébré ; c’est pourquoi, dans certaines tribus, ce sont eux qui invitent le clan qualifié à procéder à cette célébration[59]. Il y a même tout un cycle de rites qui se déroule obligatoirement en présence de la tribu assemblée : ce sont les cérémonies totémiques de l’initiation[60].

Au reste, l’organisation totémique, telle que nous venons de la décrire, doit manifestement résulter d’une sorte d’entente entre tous les membres de la tribu indistinctement. Il est impossible que chaque clan se soit fait ses croyances d’une manière absolument indépendante ; mais il faut, de toute nécessité, que les cultes des différents totems aient été, en quelque sorte, ajustés les uns aux autres puisqu’ils se complètent exactement. Nous avons vu, en effet, que, normalement, un même totem ne se répétait pas deux fois dans la même tribu et que l’univers entier était réparti entre les totems ainsi constitués de manière à ce que le même objet ne se retrouve pas dans deux clans différents. Une répartition aussi méthodique n’aurait pu se faire sans un accord, tacite ou réfléchi, auquel toute la tribu a dû participer. L’ensemble de croyances qui a ainsi pris naissance est donc, en partie (mais en partie seulement), une chose tribale[61].

En résumé, pour se faire une idée adéquate du totémisme, il ne faut pas s’enfermer dans les limites du clan, mais considérer la tribu dans sa totalité. Assurément, le culte particulier de chaque clan jouit d’une très grande autonomie : on peut même prévoir dès maintenant que c’est dans le clan que se trouve le ferment actif de la vie religieuse. Mais d’un autre côté, tous ces cultes sont solidaires les uns des autres et la religion totémique est le système complexe formé par leur réunion, tout comme le polythéisme grec était constitué par la réunion de tous les cultes particuliers qui s’adressaient aux différentes divinités. Nous venons de montrer qu’ainsi entendu le totémisme, lui aussi, a sa cosmologie.



  1. Kamilaroi and Kurnai, p. 170.
  2. Notes on some Australian Tribes, J.A.I., XIII, p. 300.
  3. Dans Curr, Australian Race, III, p. 45 ; Brough-Smyth, The Aborigines of Victoria, I, p. 91 ; Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 168.
  4. Durkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification, in Année sociol., VI, p. 1 et suiv.
  5. Curr, III, p. 461.
  6. Curr et Fison ont été renseignés par la même personne, D. S. Stewart.
  7. Mathews, Aboriginal Tribes of N. S. Wales and Victoria, in Journal and Proceedings of the Royal Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 287-288 ; Howitt, Nat. Tr., p. 121.
  8. La forme féminine des noms donnés par Mathews est : Gurogigurk et Gamatykurk. Ce sont ces formes que Howitt a reproduites avec une orthographe légèrement différente. Ces deux noms sont, d’ailleurs, les équivalents de ceux qui sont en usage dans la tribu du Mont-Gambier (Kumite et Kroki).
  9. Le nom indigène de ce clan est Dyàlup que Mathews ne traduit pas. Mais ce mot paraît bien identique à celui de Jallup par lequel Howitt désigne un sous-clan de cette même tribu et qu’il traduit par mussel, coquillage, moule. C’est pourquoi nous croyons pouvoir risquer cette traduction.
  10. C’est le traduction de Howitt, Mathews traduit le mot (Wartwurt) par la chaleur du Soleil à midi.
  11. Le tableau de Mathews et celui de Howitt sont en désaccord sur plus d’un point important. Il semble même que les clans attribués par Howitt à la phratrie Kroki soient comptés par Mathews dans la phratrie Gamutch et inversement. C’est la preuve des très grandes difficultés que présentent ces observations. Ces discordances sont, d’ailleurs, sans intérêt pour la question que nous traitons.
  12. Mrs. Langloh Parker, The Euahlayi Tribe, p. 12 et suiv.
  13. On trouvera les faits plus loin.
  14. Curr, III, p. 27. Cf. Howitt, Nat. Tr., p. 112. Nous nous bornons à citer les faits les plus caractéristiques. Pour le détail, on pourra se reporter au mémoire déjà cité sur Les classifications primitives.
  15. Ibid., p. 34 et suiv.
  16. Swanton, The Haida, p. 13-14, 17, 22.
  17. C’est particulièrement manifeste chez les Haida. Chez eux, dit Swanton, tout animal a deux aspects. Par un côté, c’est un être ordinaire, qui peut être chassé et mangé ; mais en même temps, c’est un être surnaturel, qui a la forme extérieure d’un animal, et de qui l’homme dépend. Les êtres mythiques, correspondant aux divers phénomènes cosmiques, ont la même ambiguïté (Swanton, ibid., p. 14, 16, 25).
  18. V. plus haut, p. 202. Il en est ainsi chez les Gourditch-mara (Howitt, Nat. Tr., p. 12/1), dans les tribus observées par Cameron près de Mortlake et chez les Wotjobaluk (Howitt, Nat. Tr., p. 125, 250).
  19. J. Mathew, Two Repres. Tribes, p. 139 ; Thomas, Kinship a. Marriage, etc., p. 53-54.
  20. Par exemple chez les Osage (v. Dorsey, Siouan Sociology, in XVth Rep., p. 233 et suiv.).
  21. À Mabuiag, île du détroit de Torrès (Haddon, Head Hunters, p. 132). On trouve d’ailleurs la même opposition entre les deux phratries des Arunta : l’une comprend les gens de l’eau, l’autre les gens de la terre (Strehlow, l, p. 6).
  22. Chez les Iroquois, il y a des sortes de tournois, entre les deux phratries (Morgan, Ancient Society, p. 94). Chez les Haida, dit Swanton, les membres des deux phratries de l’Aigle et du Corbeau « sont souvent considérés comme des ennemis avérés. Maris et femmes (qui sont obligatoirement de phratries différentes) n’hésitent pas à se trahir mutuellement » (The Haida, p. 62). En Australie, cette hostilité se traduit dans les mythes. Les deux animaux qui servent de totems aux deux phratries sont souvent présentés comme perpétuellement en guerre l’un contre l’autre (v. J. Mathew, Eaglekawk and Crow, à Study of Australian Aborigines, p. 14 et suiv.). Dans les jeux, chaque phratrie est l’émule naturelle de l’autre (Howitt, Nat. Tr., p. 770).
  23. C’est donc à tort que M. Thomas a reproché à notre théorie sur la genèse des phratries de ne pouvoir expliquer leur opposition (Kinship and Marriage in Australia, p. 69). Nous ne croyons pas toutefois qu’il faille ramener cette opposition à celle du profane et du sacré (v. Hertz, La prééminence de la main droite, in Revue phil., 1909, déc., p. 559). Les choses d’une phratrie ne sont pas profanes pour l’autre ; les unes et les autres font partie d’un même système religieux (v. plus bas, p. 220).
  24. Par exemple, le clan de l’arbre à thé comprend les herbages, par suite les herbivores (v. Kamilaroi and Kurnai, p. 169). C’est là, sans doute, ce qui explique une particularité que Boas signale dans les emblèmes totémiques de l’Amérique du Nord. « Chez les Tlinkit, dit-il, et dans toutes les autres tribus de la côte, l’emblème d’un groupe comprend les animaux qui servent de nourriture à celui dont le groupe porte le nom » (Fifth Rep. of the Committee, etc., British Association for the Advancement of Science, p. 25).
  25. Ainsi, chez les Arunta, les grenouilles sont associées au totem de l’arbre à gomme, parce qu’on en trouve souvent dans les cavités de cet arbre ; l’eau est rattachée à la poule d’eau ; au kangourou, une sorte de perroquet que l’on voit fréquemment voleter autour de cet animal (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 146-147, 448).
  26. Un des signes de cette indistinction primitive, c’est que l’on assigne parfois aux genres une base territoriale, tout comme aux divisions sociales avec lesquelles ils étaient d’abord confondus. Ainsi, chez les Wotjobaluk en Australie, chez les Zuñi en Amérique, les choses sont réparties idéalement entre les différentes régions de l’espace, ainsi que les clans. Or la répartition régionale des choses et celle des clans coïncident (v. De quelques formes primitives de classification, p. 34 et suiv.). Les classifications gardent même quelque chose de ce caractère spatial jusque chez les peuples relativement avancés, par exemple en Chine (ibid., p. 55 et suiv.).
  27. Bridgmann, in Brough Smyth, The Aborigines of Victoria, I, p. 91.
  28. Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 168 ; , Further Notes on the Australian Class Systems, J.A.I., XVIII, p. 60.
  29. Curr, III, p. 461. Il s’agit de la tribu du Mont-Gambier.
  30. Howitt, On some Australian Beliefs, J.A.I., XIII, p. 191, n. 1.
  31. Howitt, Notes on Australian Message Sticks, J.A.I., XVI I I, p. 326 ; Further Notes, J.A.I., XVIII, p. 61, n. 3.
  32. Curr, III, p. 28.
  33. Mathews, Ethnological Notes on the Aboriginal Tribes of N. S. Wales and Victoria, in Journ. and Proc. of the R. Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 294.
  34. Cf. Curr, III, p. 461, et Howitt, Nat. Tr., p. 146. Les expressions de Tooman et de Wingo s’appliquent. aux uns et aux autres.
  35. Howitt, Nat. Tr., p. 123.
  36. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 447 et suiv. ; Strehlow, III, p. xii et suiv.
  37. Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 169.
  38. Curr, III, p. 462.
  39. Mrs Marker, The Euahlayi Tribe, p. 20.
  40. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 151 ; Nat. Tr., p. 447 ; Strehlow, III, p. xii.
  41. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 449.
  42. Il y a cependant certaines tribus du Queensland où les choses ainsi affectées à un groupe social ne sont pas interdites aux membres de ce groupe : telle est notamment celle des Wakelhura. On se rappelle que, dans cette société, ce sont les classes matrimoniales qui servent de cadres à la classification (v. plus haut, p. 204). Or, non seulement les gens d’une classe peuvent manger des animaux attribués à cette classe, mais ils ne peuvent en manger d’autres. « Toute autre alimentation leur est interdite (Howitt, Nat. Tr., p. 113 ; (Curr, III, p. 27).
    Il faut pourtant se garder d’en conclure que ces animaux soient considérés comme profanes. On remarquera, en effet, que l’individu n’a pas simplement la faculté d’en manger, mais qu’il y est obligatoirement tenu, puisqu’il lui est défendu de s’alimenter autrement. Or ce caractère impératif de la prescription est le signe certain que nous sommes en présence de choses qui ont une nature religieuse. Seulement, la religiosité dont elles sont marquées a donné naissance à une obligation positive, et non à cette obligation négative qu’est un interdit. Peut-être même n’est-il pas impossible d’apercevoir comment a pu se faire cette déviation. Nous avons vu plus haut (v. p. 198) que tout individu est censé avoir une sorte de droit de propriété sur son totem et, par suite, sur les choses qui en dépendent. Que, sous l’influence de circonstances spéciales, cet aspect de la relation totémique se soit développé, et l’on en sera venu tout naturellement à croire que les membres d’un clan pouvaient seuls disposer de leur totem et de tout ce qui lui est assimilé ; que les autres, au contraire, n’avaient pas le droit d’y toucher. Dans ces conditions, un clan ne pouvait se nourrir que des choses qui lui étaient affectées.
  43. Mrs Parker se sert de l’expression de multiplex totems.
  44. V. comme exemples la tribu des Euahlayi dans le livre de Mrs Parker (p. 15 et suiv.) et celle des Wotjobaluk ( Howitt, Nat. Tr., p. 121 et suiv. ; cf. l’article de Mathews déjà cité).
  45. V. des exemples dans Howitt, Nat. Tr., p. 122.
  46. V. De quelques formes primitives de classification, p. 28, n. 2.
  47. Strehlow, II, p. 61-72.
  48. Nat. Tr., p. 112.
  49. V. notamment Nat. Tr. p. 447, et North Tr., p. 151
  50. Strehlow, III, p, xiii-xvii. Il arrive que les mêmes totems secondaires sont rattachés simultanément à deux ou trois totems principaux. C’est, sans doute, que Strehlow n’a pu établir avec certitude lequel de ces totems était véritablement le principal.
    Deux faits intéressants, qui ressortent de ce tableau, confirment certaines propositions que nous avons précédemment énoncées. D’abord, les totems principaux sont presque tous des animaux, à très peu d’exceptions près. Ensuite, les astres ne sont jamais que des totems secondaires ou associés. C’est une preuve nouvelle que ces derniers n’ont été que tardivement promus à la dignité de totems et que, primitivement, les totems principaux ont été de préférence empruntés au règne animal.
  51. Suivant le mythe, les totems associés auraient, pendant les temps fabuleux, servi à nourrir les gens du totem principal, ou quand ce sont des arbres, leur auraient prêté leur ombrage(Strehlow, III, p. xii ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 403). Le fait que le totem associé passe pour avoir été consommé n’implique pas, d’ailleurs, qu’il soit considéré comme profane ; car, à l’époque mythique, le totem principal lui-même était, croit-on, consommé par les ancêtres, fondateurs du clan.
  52. Ainsi, dans le clan du Chat sauvage, les dessins gravés sur le churinga représentent l’arbre à fleurs Hakea qui est aujourd’hui un totem distinct (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 147-148). Strehlow (III, p. xii, n. 4) dit que le fait est fréquent.
  53. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 182 ; Nat. Tr., p. 151 et 297.
  54. Nat. Tr., p. 151 et 158.
  55. Ibid., p. 447-449.
  56. C’est ainsi que Spencer et Gillen nous parlent du pigeon appelé Inturita tantôt comme d’un totem principal (Nat. Tr., p. 410), tantôt comme d’un totem associé (ibid., p. 448).
  57. Howitt, Further notes, p. 63-64.
  58. C’est ainsi que, très souvent, le clan a été confondu avec la tribu. Cette confusion, qui jette fréquemment du trouble sur les descriptions des ethnographes, a été notamment commise par Curr (I, p. 61 et suiv.).
  59. C’est le cas notamment chez les Warramunga (North. Tr., p. 298).
  60. V. par exemple, Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 380 et passim.
  61. On pourrait même se demander s’il n’existe pas parfois des totems tribaux. C’est ainsi que, chez les Arunta, il y a un animal, le chat sauvage, qui sert de totem à un clan particulier, et qui, pourtant, est interdit à la tribu tout entière ; même les gens des autres dans ne peuvent en manger que très modérément (Nat. Tr., p. 168). Mais nous croyons qu’il y aurait abus à parler en cette circonstance d’un totem tribal, car de ce que la libre consommation d’un animal est interdite, il ne suit pas que celui-ci soit un totem. D’autres causes peuvent donner naissance à l’interdiction. Sans doute, l’unité religieuse de la tribu est réelle, mais c’est à l’aide d’autres symboles qu’elle s’affirme. Nous montrerons plus bas quels ils sont (liv. 1, chap. IX).