Les Finances de l’Allemagne

Les Finances de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 895-922).
LES
FINANCES DE L’ALLEMAGNE

La situation économique de l’Allemagne se présente sous des aspects différens selon qu’on la considère au point de vue alimentaire, industriel, commercial ou financier. C’est un fait indéniable que, grâce au blocus anglo-français qui s’est enfin resserré, le problème de la nourriture a pris chez nos ennemis une acuité croissante. Les innombrables mesures de taxation et de réquisition auxquelles ils ont eu recours en sont une preuve éclatante, à laquelle s’ajoutent les nombreux témoignages de neutres ayant pu pénétrer l’Allemagne et les aveux contenus dans les lettres saisies sur les soldats morts, blessés ou prisonniers. Au point de vue industriel, l’Allemagne, ayant un approvisionnement considérable de charbon et ayant complété les ressources que lui fournissent ses ferrières et celles du Luxembourg par l’occupation du bassin français de Briey, n’a pas éprouvé de difficultés à maintenir l’activité de ses établissemens métallurgiques. Les hausses de la houille et de l’acier et même celle de certains objets fabriqués, locomotives et wagons, qui sont parvenues à notre connaissance, sont faibles par rapport à celles que nous avons dû enregistrer en France. Mais une foule d’autres industries sont arrêtées par la difficulté ou l’impossibilité de se procurer les matières premières, telles que le coton, la laine, la soie, un grand nombre de métaux, les corps gras. Au point de vue commercial, le coup porté à nos ennemis a été rude : il doit à l’heure actuelle rester peu de chose de ces relations avec l’extérieur dont ils enregistraient avec fierté le volume croissant et qui avait à un moment placé leur commerce extérieur au second rang dans le monde, immédiatement après celui de l’Angleterre. Plus des deux tiers de leurs exportations allaient aux pays qui sont aujourd’hui en guerre avec eux, et si, dans les premiers temps du conflit, ils ont réussi à continuer certaines transactions avec les neutres, dont le territoire avoisine immédiatement le leur, nous ne pensons pas que le volume en ait beaucoup augmenté.

Ce n’est pas au moyen des sous-marins soi-disant marchands, tels que le Bremen et le Deutschland, dont il a été si fort question à une certaine époque et qui sont aujourd’hui amarrés sous bonne garde dans un port anglais, que pourront se faire des échanges de quelque importance à travers l’Atlantique. On se demandera d’ailleurs bientôt quelle est la nation du Nouveau Monde qui serait encore disposée à traiter avec les négocians allemands.

Parmi les usines, il n’y a de prospères que celles qui travaillent pour la guerre et la marine. Les établissemens Krupp sont en pleine activité ; ils ont fondé une filiale près de Munich. Les fabriques de wagons et de locomotives sont actives. Mais un grand nombre d’autres chôment. L’une des nombreuses industries allemandes qui ont souffert de la guerre, est celle de la potasse, dont les exportations ont été considérablement réduites. Le Journal de Francfort, au mois de janvier 1917, n’hésitait pas à déclarer que les sociétés concessionnaires, au lieu de se fortifier comme elles auraient dû le faire en temps de paix, avaient suivi une politique aventureuse. La valeur de leur production, qui avait dépassé 200 millions de marks par an, est tombée à la moitié de ce chiffre. L’intervention de l’Empire a été tardive et viciée par la considération des intérêts que plusieurs Etats particuliers possèdent dans des mines de potasse. Les capitaux qui se sont placés dans ces entreprises sont trop considérables et ne reçoivent qu’une rémunération dérisoire. Il faudra un travail énergique et une politique prévoyante pour assainir cette industrie. On a parlé d’instituer un monopole d’Empiré Mais s’il devait racheter les sociétés sur la base des cours actuels, le résultat serait déplorable pour les finances publiques ; si au contraire on n’attribuait aux propriétaires que la valeur réelle de leurs gisemens, il en résulterait pour eux une perte énorme. Voilà un exemple d’autant plus significatif que l’Allemagne avait jusqu’ici une sorte de monopole de cette matière, monopole qui cessera d’ailleurs d’exister, le jour où nous serons rentrés en possession de l’Alsace.

L’ensemble de cette situation a eu sa répercussion sur les finances et sur la monnaie. L’Allemagne ayant vu se fermer la plupart des débouchés au dehors et ne pouvant plus se procurer de disponibilités à l’étranger, a vu son billet de banque se déprécier rapidement. Elle a émis six emprunts, qu’elle a fait souscrire grâce à de nombreux artifices. Elle a augmenté ses ressources propres au moyen des exactions, des pillages, des vols de toute nature dont ses armées se sont rendues coupables : mais elle n’en approche pas moins du moment où elle éprouvera des difficultés croissantes à se procurer les sommes dont elle a besoin pour elle-même et pour ses alliés.

Nous étudierons le budget, les emprunts, les impôts, la situation bancaire et monétaire ; avant de conclure, nous exposerons quelques-unes des idées qui ont actuellement cours en Allemagne au sujet de l’après-guerre et des méthodes envisagées par nos ennemis pour rétablir leur prospérité économique.


I. — BUDGET

Le budget allemand, dont l’origine remonte à la fondation de l’Empire, c’est-à-dire à moins d’un demi-siècle, a suivi une progression rapide, due presque exclusivement aux dépenses militaires. En effet, la plupart des services civils sont assurés par les États particuliers qui ont à leur charge les travaux publics, le commerce, l’industrie, l’instruction publique, la justice, l’agriculture, en un mot tout ce qui n’est pas armée, marine, diplomatie, dette impériale, chemins de fer d’Alsace-Lorraine, assurances ouvrières, postes, télégraphes et téléphones. Pendant longtemps les seules ressources de l’Empire consistaient en impôts de consommation, droits de douane, accise sur un certain nombre de denrées telles que l’alcool, la bière, le sucre, le sel, le tabac, timbre. En cas d’insuffisance de ces recettes, diminuées d’ailleurs par la remise aux États confédérés d’une partie de leur produit, l’Empire était autorisé à réclamer de ces États une contribution dite matriculaire. Théoriquement, il semblait donc qu’il ne dût jamais emprunter, puisque ses déficits, d’après la Constitution, devaient être couverts par les versemens de ses feudataires. Mais il se garda d’user jusqu’au bout de cette faculté, de crainte de mécontenter les contribuables et de provoquer chez eux d’amères réflexions sur les exigences du pouvoir central. Il emprunta à jet continu pour équilibrer des budgets qui se soldaient régulièrement par un déficit. A la veille de la guerre, le capital de la Dette impériale atteignait cinq milliards de marks, soit six milliards et quart de francs.

Mais cela même n’avait pas suffi aux appétits dévorans du Hohenzollern qui avait toujours le mot de paix sur les lèvres, mais qui ne découvrait d’autre moyen d’en assurer les bienfaits à l’humanité que de forger la plus formidable machine de guerre que le monde eût connue. Il empiéta sur le domaine des impôts directs qui, par une sorte d’accord tacite, semblaient avoir été réservés aux Etats particuliers. Des droits de succession, un impôt sur l’augmentation de la fortune furent institués en faveur de l’Empire. Mais tout cela ne faisait pas rentrer assez vite dans les caisses du Trésor les sommes dont le Kriegsherr, le maître de la guerre, titre dont l’Empereur aime à se parer, avait besoin pour l’exécution de ses plans. Impatient d’accumuler dans ses arsenaux tout ce que ses ingénieurs et ses chimistes avaient inventé de moyens de destruction, il fit voter, en 1913, par un Parlement docile la fameuse contribution d’armement (Wehr Beitrag) qui fut comme le tocsin d’alarme nous annonçant ce qui se préparait. C’était un impôt sur la fortune et le revenu, prélevé à titre exceptionnel et payable en trois termes annuels : il devait fournir au moins un milliard de marks, entièrement absorbés par les dépenses militaires.

Telles étaient les conditions dans lesquelles l’Empire abordait la guerre. Les dépenses de celle-ci ont toutes, jusqu’à ce jour, été comprises dans un budget séparé, alimente par l’emprunt et constitué en vertu de votes de crédits globaux consentis par le Parlement et dont le total s’élève, à l’heure actuelle, à 79 milliards de marks. C’est ainsi qu’une loi du 4 août 1914 autorisait le chancelier à faire appel au crédit pour réaliser une somme de 5 milliards de marks et à émettre à cet effet des obligations ou des bons libellés en monnaie nationale ou en monnaies étrangères. Au même budget extraordinaire était versée la réserve métallique de l’Empire d’ensemble 300 millions, comprenant 240 millions d’or et 60 millions d’argent. Les budgets ordinaires sont maintenus pendant la guerre à peu près dans les cadres et les limites du dernier budget de paix, c’est-à-dire celui de 1914, couvrant la période du 1er avril 1914 au 31 mars 1915.

Le budget ordinaire de 1915 a été fixé à un total de 3 323 millions, inférieur d’environ 80 millions au précédent. Une grande partie des dépenses de l’armée et de la flotte ont été enlevées du budget ordinaire, qui a, d’autre part, subi une augmentation de plus d’un milliard du chef du service de la Dette. L’article, qu’on s’étonne le plus de voir porté sans changement aux recettes est celui des douanes, inscrites pour 712 millions en 1913 comme en 1914, alors que les relations de l’Allemagne avec une grande partie du monde sont arrêtées. Les dépenses extraordinaires de guerre étaient prévues, par la même loi du 22 mars 1915, à 10 042 millions. Quant aux pays de protectorat, presque entièrement occupés par la France et l’Allemagne, le législateur allemand semblait ignorer cette conquête et inscrivait tranquillement aux prévisions de 1915 le chiffre de 1914.

Le budget impérial de 1916, dans sa partie ordinaire, ne dépassait le précédent que de 336 millions et s’élevait à 3 659 millions. Aux recettes, les douanes continuaient de figurer pour 712 millions. Les dépenses de l’armée et de la marine, sauf un résidu de 48 millions, avaient entièrement disparu du budget ordinaire, qui se trouvait grossi, au chapitre de la Dette, de 1 035 millions. Les dépenses extraordinaires de guerre s’élevaient cette fois à 30 milliards, à couvrir sur fonds d’emprunt.

Le budget impérial pour 1917 a été présenté au mois de février. Il s’élève à 4 941 millions, en augmentation de 1 282 sur celui de l’année antérieure. L’augmentation provient du service des intérêts de la Dette, qui passe de 2 303 à 3 566 millions. 81 millions sont prévus pour le remboursement d’anciennes dettes ; mais les emprunts de guerre ne sont l’objet d’aucun amortissement. Les dépenses de l’armée et de la marine, à 100 millions près, sont couvertes par le budget extraordinaire de guerre. Quant aux dépenses civiles, le budget reste, pour les dépenses permanentes, dans les limites des dernières estimations du temps de paix, sauf le service des postes et télégraphes qui est en augmentation.

Les dépenses comprennent 3 566 millions pour la dette, 750 pour les postes et télégraphes, 146 millions pour les pensions, 120 millions pour les chemins de fer. Le budget spécial de guerre pour l’année en cours s’élèvera vraisemblablement à dix fois le service de la Dette, soit 36 milliards, environ 100 millions de marks par jour. En Allemagne, comme chez les autres belligérans, les dépenses militaires proprement dites et celles qui ont leur source dans la guerre, c’est-à-dire le service des emprunts contractés pour des buts belliqueux, absorbent à peu près la totalité de l’effort financier du pays.

Pour dresser un tableau complet des charges qui pèsent sur chaque habitant de l’empire, il faudrait joindre à ces chiffres ceux du budget de l’Etat particulier, de la commune et de l’union des communes auxquels il appartient. C’est ainsi que nous pourrions constater que le budget prussien qui va du 1er avril au 31 mars 1915, l’année financière du royaume cadrant avec celle de l’Empire, s’élevait à 4 846 millions de marks. Il est vrai que la majorité des recettes provenait des chemins de fer, des forêts et autres domaines agricoles, miniers et industriels de l’Etat. Les impôts, qui ne figuraient que pour 600 millions, ont été augmentés au cours de la guerre, en particulier par la loi prussienne de juin 1916 qui a ajouté une surtaxe variant de 8 à 100 pour 100 à l’impôt sur le revenu payé par les particuliers, de 15 à 160 pour 100 a l’impôt sur le revenu payé par les sociétés, et de 50 pour 100 sur l’impôt complémentaire (impôt sur le capital). Les taxes communales sont particulièrement lourdes : elles atteignent, dans beaucoup de cas, le double de la part de l’État pour l’impôt sur le revenu ; dernièrement, un ministre déclarait qu’il fallait s’attendre à les voir monter à deux fois et demie cette part, c’est-à-dire que les centimes communaux vont être de 250 pour 100.


II. — LES EMPRUNTS

Nous avons vu quels crédits ont été ouverts aux budgets extraordinaires, pour la conduite de la guerre. Ils s’élevaient au début de mars 1917 à 79 milliards, pour la couverture desquels six emprunts ont été émis. Ils ont été à peu près uniformément offerts au public sous une double forme qui correspondait chaque fois à deux ordres d’idées différens, celui de la Dette à court terme et celui de la Dette consolidée, remboursable à longue échéance, ou même perpétuelle.

Dès le mois de septembre 1914, l’Empire mettait en souscription, au cours de 97 et demi, 1 milliard de marks de Bons du Trésor rapportant 5 pour 100 d’intérêt, remboursables de 1918 à 1920, et une rente 5 pour 100 perpétuelle, non remboursable avant le 1er octobre 1924, pour un montant indéterminé. Il inaugurait, par cette dernière formule, le système qui allait être celui de la plupart des emprunts émis au cours de la guerre par les belligérans. Cette méthode donne aux souscripteurs la certitude de recevoir le montant qu’ils désirent obtenir et les dispense de majorer leurs demandes, en prévision d’une réduction éventuelle. La seconde émission a eu lieu en février 1915 : elle laissait le choix aux souscripteurs entre des Bons du Trésor 5 pour 100 remboursables en 1921 et 1922 ou une rente perpétuelle, identique à celle qui avait été émise en 1914. Le troisième emprunt a eu lieu en octobre, le quatrième en avril, le cinquième en octobre 1916. D’après les publications allemandes, ces cinq opérations auraient fourni 4, 9, 12, 11 et 11, soit au total 47 milliards.

Au mois de mars 1917, l’Empire allemand a émis son sixième emprunt de guerre ; l’opération s’est ouverte au lendemain même de l’échéance du dernier versement effectué sur le précédent emprunt. Les souscripteurs ont eu le choix entre une rente 5 pour 100 au cours de 98 pour 100, non remboursable avant 1924, et des Bons du Trésor 4 et demi au même cours de 98. Les souscripteurs qui se sont engagés à ne pas vendre leurs titres avant le 15 avril 1918 les ont reçus à 97,80 pour 100, c’est-à-dire qu’ils ont touché une bonification de 20 pfennig pour 100 marks. Les Bons sont remboursables, à partir du 1er janvier 1918, par tirages semestriels à 110 pour 100. L’amortissement annuel représente un vingtième du total. A partir du 1er juillet 1927, le Trésor a le droit de rembourser au pair ceux des bons qui n’auraient pas été antérieurement amortis. Les porteurs auront de leur côté la faculté de refuser ce remboursement et de réclamer, en échange de leurs bons 4 et demi, des bons 4 pour 100 remboursables par tirages à raison d’un vingtième par an à 115 pour 100. Dix ans plus tard, c’est-à-dire en 1937, ces nouveaux bons pourront à leur tour être remboursés au pair ou être convertis, à la demande des porteurs, en bons 3 et demi, remboursables par tirages au sort à raison d’un vingtième par an à 120 pour 100. La combinaison consiste à faire coïncider la baisse du taux de l’intérêt avec un relèvement du prix de remboursement. Les derniers bons 3 et demi ne peuvent être remboursés avant 1967 ; et ils le seront alors au taux de 110, 115 ou 120, suivant qu’il subsistera des bonâ 4 et demi, 4 ou 3 et demi pour 100. C’est un véritable emprunt à primes. Les titres des emprunts antérieurs peuvent être convertis en Bons du Trésor de la nouvelle émission, mais à condition que leurs possesseurs souscrivent en argent au moins la moitié du capital qu’ils demandent à convertir.

Le fait que le gouvernement a dû avoir recours à une forme d’emprunt aussi nouvelle et consentir une prime de remboursement aussi élevée semble indiquer qu’il craignait de ne plus trouver de souscripteurs en nombre suffisant. Il paie, par ces diverses primes qu’il promet, un taux d’intérêt bien supérieur au taux apparent de 4 et demi qui représente un rendement de 4,59 au prix d’émission de 98, mais qui s’élève à 6 et demi pour 100 pour le porteur dont le bon serait remboursée à 110 au bout de 5 ans et à un taux bien supérieur pour celui qui serait remboursé avant ce délai.

Pour échauffer le zèle des souscripteurs, les journaux publient des graphiques indiquant qu’à ce jour l’Allemagne et ses alliés n’ont dépensé que 102 milliards de marks pour la guerre, tandis que ses adversaires en ont dépensé 210. La charge par tête serait de 928 marks en Allemagne, de 1 359 en France et de 1 608 en Angleterre. D’autres diagrammes prétendent démontrer que l’Allemagne n’a jusqu’ici dépensé que 56 pour 100 de son revenu national en frais de guerre, alors que nous et la Grande-Bretagne en aurions consacré 80 pour 100 au même objet.

On a remarqué que le prospectus du sixième emprunt parlait avec moins de jactance que les précédens de l’indemnité de guerre qui devait assurer le remboursement des rentes émises. Et pourtant M. Heydebrand, le chef du parti conservateur, déclare que, si l’Allemagne ne touche pas une forte rançon, elle sera ruinée. Les journaux publient de longues listes de souscripteurs. Mais on y relève moins de particuliers que lors des précédentes émissions. Cette fois-ci, ce sont surtout des municipalités, des caisses d’épargne, des institutions d’État qui apportent leur contingent. Les caisses de prêt font d’ailleurs toutes les avances qu’on leur demande au taux réduit de 5 un huitième pour 100 qui, à 2 centimes près, est le même que celui du revenu fourni par l’emprunt. Quel que soit le résultat de ce dernier appel au crédit, la Dette impériale, à l’heure où nous écrivons, représente à peu près douze fois ce qu’elle était au 1er août 1914.


III. — LES IMPÔTS

Les premières mesures fiscales provoquées par la guerre furent des élévations d’impôts décrétées par les communes au début de 1915. En décembre de la même année, une loi obligea les sociétés et maisons de commerce à porter à une réserve spéciale 50 pour 100 des bénéfices supplémentaires réalisés depuis le début des hostilités. Ce n’était pas encore la taxation, mais une sorte de préparation à l’impôt futur. Une disposition spéciale visait la Banque de l’Empire : outre la taxe de moitié sur l’excédent des bénéfices, elle était tenue d’acquitter une contribution spéciale pour compenser la suppression de l’impôt de 5 pour 100 qui, d’après la charte de la Banque, frappe les billets de banque dépassant le contingent. Ce dernier nom s’applique à la somme que l’émission pouvait atteindre, au delà du chiffre correspondant à l’encaisse métallique, avant d’être taxée : elle était de 550 millions en temps ordinaire et s’élevait à 750 millions à la fin de chaque trimestre, c’est-à-dire les 31 mars, 30 juin, 30 septembre et 31 décembre de chaque année.

Au printemps de 1916, l’Empire procéda à l’établissement de nouveaux impôts et au relèvement d’un certain nombre de taxes existantes. La loi du 12 juin 1916 a majoré les droits de douane sur le tabac sous ses diverses formes, feuilles, côtes, tiges, carottes, tabac à priser et à fumer, cigares, cigarettes ; a porté à 7 pfennigs l’impôt par mètre carré de sol planté en tabac, et, tout en surélevant l’impôt sur les cigarettes, a frappé d’une surtaxe de guerre la vente au détail des mêmes cigarettes. Une loi du 17 juin a augmenté le droit de timbre sur les documens relatifs aux transports, lettres de voiture des chemins de fer. Une loi du même jour a relevé les taxes postales et télégraphiques. Enfin la loi du 21 juin 1916 a établi un impôt dit de guerre (Kriegsteuer) sur tous les patrimoines qui, au 31 décembre 1916, présentent un accroissement par rapport à leur situation au 31 décembre 1913 et même sur ceux qui dans cet intervalle n’ont pas subi une diminution de plus de 10 pour 100.

Pour bien comprendre les dispositions de la nouvelle loi, il est utile de rappeler celles de la loi du 3 juillet 1913 sur l’accroissement de la fortune (Vermögenzuwachssteuergesetz) généralement désignée sous le nom de loi de l’impôt sur la possession (Besilzsteuergesetz).

La loi du 3 juillet 1913 décidait que le point de départ serait la fortune des contribuables évaluée au 1er janvier 1914 selon les règles posées par la loi de contribution spéciale d’armement. Ce montant sera rapproché de celui de la fortune au 31 décembre 1916, et, s’il résulte de cette comparaison une plus-value, l’impôt sera perçu. L’assiette sera opérée dans la suite, de la même manière, tous les trois ans. Le taux s’élève par degrés de 0,75 à 1,50 pour 100. Une surtaxe allant de un dixième à 1 pour 100, frappe les fortunes supérieures à 100 000 marks. La surtaxe maximum de 1 pour 100 ne s’applique qu’aux patrimoines supérieurs à 10 millions de marks.

Partant de ces principes, la loi du 21 juin 1916 considère comme matière imposable, l’accroissement de fortune déterminé conformément à la loi de 1913. Seront déduits de la fortune les biens acquis par voie d’héritage, les versemens effectués par suite d’une assurance, les biens acquis par donation, les sommes provenant de l’aliénation d’immeubles ou de capitaux d’exploitation sis à l’étranger ou d’autres objets ne faisant pas partie de la fortune imposable au début de la période d’assiette. Sont au contraire ajoutées à la fortune au 31 décembre 1916, les sommes que le contribuable a employées en donations, les sommes placées par lui en biens fonds ou en capitaux d’exploitation à l’étranger, les sommes consacrées à l’acquisition d’objets d’art, de pierres et de métaux précieux. La taxe est de 5 pour 100 sur les premiers 10 000 marks et s’élève par degrés jusqu’à 50 pour 100, ce dernier taux étant applicable aux accroissemens qui dépassent 300 000 marks. La taxe n’est que de 1 pour 100 sur la différence entre la fortune au 31 décembre 1913 et la fortune au 31 décembre 1916, lorsque le dernier chiffre atteint les neuf dixièmes du premier. On voit qu’il n’y a aucun rapport entre le taux de l’impôt s’appliquant à un accroissement véritable et celui qui frappe la moindre diminution.

Les sociétés par actions, en commandite, les associations minières, les sociétés à responsabilité limitée acquitteront une taxe extraordinaire de guerre sur l’excédent de leurs bénéfices déterminé par la différence entre la moyenne des profits commerciaux antérieurs et ceux des exercices de guerre. Sont considérés comme tels les trois exercices annuels consécutifs dont le premier embrasse encore le mois d’août 1914 ou l’embrasserait si une société fondée ultérieurement avait, déjà existé à cette date. On entend par bénéfices commerciaux les bénéfices constatés au bilan, calculés conformément aux prescriptions légales et aux principes relatifs à la tenue des livres. Il ne sera tenu compte des amortissemens que dans la mesure où ils correspondent à une diminution de valeur. La moyenne sera calculée d’après les résultats des cinq exercices qui ont précédé les exercices de guerre, en éliminant la meilleure et la plus mauvaise année. En tout cas, on admettra comme minimum une somme représentant 6 pour 100 du fonds social. La taxe est à la base de 10 et s’élève par degrés à 30 pour 100 de l’excédent, selon que cet excédent représente 2 pour 100 du fonds social, ou dépasse 15 pour 100. Une surtaxe s’ajoute à la taxe principale, à partir du moment où l’excédent dépasse 10 pour 100. Un tarif spécial est applicable aux sociétés étrangères. Le chancelier de l’Empire est autorisé à prendre des mesures afin d’éviter une double imposition.

Une loi du 26 juin 1916, en supprimant le timbre sur les chèques qui de toute façon cessait d’être en vigueur à la fin de l’année, a établi sur les échanges de marchandises (waren umsatz stempel) un timbre d’un dixième pour 100. Sont frappées les déclarations de fournitures de marchandises acquittées, toutes prestations de contre-valeur même quand elles ne sont pas effectuées au comptant, les fournitures de gaz, d’eau, d’électricité. Quiconque exploite une industrie (Gewerbe) est tenu de déclarer le montant total des paiemens qu’il a reçus au cours de l’année pour les marchandises livrées dans l’exploitation de son établissement, si ce montant dépasse 3 000 marks.

De nouveaux impôts ont été proposés au mois de mars 1917, notamment une taxe sur la houille et le lignite, une surtaxe de 20 pour 100 à l’impôt de guerre qui frappe déjà l’augmentation de la fortune, un droit sur des transports par chemins de fer, routes et canaux, le tout devant produire 1 250 millions de marks. Ces mesures sont loin d’avoir rencontré une approbation unanime dans la presse. Des journaux même modérés comme la Gazette de Francfort ont reproché au chancelier d’avoir enlevé par surprise le vote du Reichstag au moment où il lui faisait entrevoir des réformes constitutionnelles démocratiques. « Jamais encore le Reichstag n’avait accordé une somme pareille d’impôts, et jamais il n’avait voté aussi rapidement, presque sans débat ni publicité, tout à peu près ayant été réglé dans le sein de la commission. » Les taxes nouvelles sont critiquées à divers points de vue : la surtaxe à l’impôt d’accroissement de la fortune, parce qu’elle n’est accordée que pour un an ; la taxe des charbons et des transports, parce que c’est l’Empire lui-même qui en paiera la majeure partie, étant en ce moment le plus gros consommateur et transporteur de houille et d’autres matières destinées aux fabrications de guerre. D’une façon générale, le parti social-démocrate reproche à ces mesures de ne reposer sur aucun principe économique, d’avoir été prises au hasard, de façon à saisir l’argent où il se trouve. C’est là un précédent des plus dangereux et qui est gros de périls pour l’après-guerre.


IV. — MONNAIE, BANQUE ET CHANGE

L’étalon monétaire de l’Allemagne est le reichsmark ou mark, qui correspond au pair, c’est-à-dire lorsque les paiemens se font en or, à 1 fr. 23 centimes. Le pivot de la circulation fiduciaire est, depuis la loi fondamentale de 1875, la Reichsbank, banque de l’Empire, au capital de 180 millions, investie du droit d’émettre des billots. A côté d’elle subsistent quatre autres banques d’émission, celles de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe et de Bade, dont l’importance est bien moindre.

La question de la circulation des billets, importante à toute époque, prend, en temps de guerre, une gravité particulière. Les yeux du pays et ceux de l’étranger sont fixés sur les bilans des banques et en scrutent avec un intérêt croissant les fluctuations hebdomadaires. Le belligérant qui renonce à publier ce document, fait un aveu de faiblesse significatif, qui pèse lourdement sur son crédit. La Banque austro-hongroise n’a plus communiqué aucun compte depuis le 1er août 1914 ; elle s’est bornée à distribuer à ses actionnaires des dividendes sans les accompagner d’aucun commentaire. Ce silence a contribué à la chute de la couronne, qui est la monnaie la plus dépréciée parmi toutes celles des nations engagées dans la lutte.

Le gouvernement allemand ne s’est pas opposé à ce que la Banque de l’Empire continuât à foire connaître son actif et son passif. A travers les situations publiées quatre fois par mois, nous avons pu suivre le développement d’une politique qui s’est efforcée d’abord d’être conservatrice, mais qui, sous l’action des circonstances, a été de plus en plus dirigée dans le sens de l’inflation. La règle fondamentale de l’émission des billets en Allemagne est qu’ils doivent être garantis par une encaisse or égale au moins au tiers du chiffre de la circulation. Dès le début de la guerre, ce principe a été violé ; il ne l’a pas été directement par la Banque impériale dont, par divers artifices, les bilans ont été, jusqu’à la fin de 1916, maintenus dans un cadre qui semblait répondre aux exigences de la loi. Mais celle-ci a été tournée de deux manières, par l’émission de billets d’Etat et par la création des caisses de prêt. Les billets d’État consistent en Bons de caisse de l’Empire (Reichskassenscheine). L’origine de ces derniers remonte à une quarantaine d’années, à l’époque où s’accomplit l’unification du système monétaire et bancaire : il en existait, en 1914, 240 millions de marks ; ce chiffre a été porté à 360 millions, et peut-être davantage, au cours de la guerre. D’autre part, dès le début des hostilités, des Caisses de prêt ont fonctionné dans les principales villes allemandes et consenti des avances sur titres et marchandises : ces avances étaient faites au moyen de billets (Darlehens Kassenscheine) dont le montant dépasse aujourd’hui 3 milliards et demi de marks. Ces Casses de prêt faisaient partie de l’arsenal financier que nos ennemis avaient préparé avec le même soin que leur outillage militaire. Toutes les mesures étaient prises ; les documens rédigés et imprimés d’avance. Aussi, dès le premier jour de la mobilisation, ces établissemens ont-ils ouverts leurs guichets. Leur activité s’est particulièrement développée au moment des émissions successives d’emprunts de l’Empire, pour la souscription desquels ils fournissaient d’amples facilités. La Banque impériale est tenue de recevoir les billets des Caisses de prêt aussi bien que les Bons de caisse de l’Empire ; elle est autorisée à les faire figurer dans son encaisse, c’est-à-dire à gager, en les immobilisant, une circulation triple de ses propres billets. On voit quelle atteinte cette réglementation porte aux principes essentiels de l’établissement.

Il résulte de ce procédé que l’on ne saurait se contenter, pour comparer la situation de la France et celle de l’Allemagne, de rapprocher les bilans des banques d’émission, même en ajoutant, aux chiffres de celui de la Reichsbank, ceux des banques de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe et de Bade. Il faut comprendre, dans le total des billets de banque, celui des Bons de caisse de l’Empire et des Bons des caisses de prêt. On trouve alors qu’au 31 décembre 1916 l’augmentation de la circulation allemande, depuis le 1er août 1914, avait été beaucoup plus rapide que celle de la nôtre. Plus élevée au début de la guerre, la circulation de la Banque de France ne s’était accrue, en 29 mois, que de 150 pour 100, tandis que celle de d’Allemagne a grossi de 265 pour 100. La première était encore couverte, au 31 décembre 1916, par une encaisse métallique du tiers, tandis que l’or en dépôt à la Reichsbank ne dépassait pas le cinquième du papier de diverse nature circulant en Allemagne. Les calculs par lesquels on essaie de faire apparaître une proportion bien plus favorable ont été critiqués même chez nos ennemis. M. Bendixen, directeur de la Banque hypothécaire de Hambourg, dans une brochure intitulée : « Politique monétaire et théorie de l’argent à la lumière de la guerre mondiale » (Währungspolitik und Geldtheorie im lichte des Weltkrieges), n’a pas craint de qualifier d’expédient misérable la disposition législative qui permet à la Banque de faire figurer dans son émission des « chiffons de papier, » fussent-ils revêtus de la signature du caissier de l’Empire ou des directeurs des Caisses de prêt.

L’Allemagne, se rendant compte des dangers que lui fait courir cette inflation, s’efforce de réduire la quantité des billets ou tout au moins de la contenir dans les limites actuelles. Elle encourage l’emploi des chèques en affranchissant ceux-ci de tout droit de timbre. Elle institue le chèque certifié, en déclarant que tout chèque tiré sur la Reichsbank et revêtu du visa de celle-ci l’oblige au paiement entre les mains du porteur. Cette ordonnance fait du chèque certifié une sorte de billet de banque temporaire. On parle de donner aux banques particulières l’autorisation de procéder de même à la certification de leurs chèques.

En dépit de ces mesures, l’augmentation de la circulation n’a pas cessé. Elle a entraîné la hausse des prix et contribué à la dépréciation de la monnaie allemande, que mesure d’une façon inexorable la baisse ininterrompue, depuis août 1914, du mark sur les places étrangères. Le gouvernement a beau multiplier les déclarations pour expliquer que cette baisse est due à la suppression des exportations allemandes, personne ne se laisse prendre à ce paradoxe, puisque les importations sont ralenties dans la même proportion que les exportations et que, si les Allemands sont privés des milliards qu’en temps ordinaire ils recevaient de l’étranger pour prix des marchandises qu’ils leur expédiaient, ils n’ont presque rien, en revanche, à payer en dehors de leurs frontières. C’est avant tout à la méfiance qu’inspire la signature de l’Empire qu’est due la chute du mark. En Suisse, par exemple, il est coté à 75 centimes, alors que le pair est de 1 fr. 23 ; il perd donc presque les deux cinquièmes de sa valeur.

Le gouvernement impérial, conscient du danger, cherche à diminuer la circulation de ses billets. En Belgique et en Pologne, occupées par ses armées, il s’est efforcé d’organiser une circulation indigène qui lui permet de faire rentrer en Allemagne les billets libellés en marks. On sait par quelles mesures arbitraires l’autorité allemande a arraché à la Banque nationale de Belgique et à la Société générale belge, investie par lui depuis le 22 décembre 1914 du droit d’émission, les 400 millions de billets de la Reichsbank et de Bons de caisses de prêt allemands qui étaient entre les mains de ces deux établissemens à Bruxelles.

Les ordonnances militaires ayant établi l’équivalence du mark à 1 fr. 25 centimes, c’est-à-dire ayant prétendu donner à la monnaie allemande une valeur supérieure d’à peu près 50 pour 100 à celle que lui assignent les cotes des pays neutres, l’effet classique s’est produit : la population s’est empressée de se débarrasser de tous les billets allemands en conservant ceux qui étaient libellés en francs.

En Pologne, les envahisseurs ont d’abord voulu déprécier le rouble, en lui assignant une valeur beaucoup trop faible par rapport au mark. Mais ils ont échoué. Le rouble n’a cessé de monter. Au mois de janvier 1917, il s’échangeait à Varsovie contre 2 marks 70, somme Supérieure à sa parité métallique, qui n’est que de 2 marks 17 pfennig. Deux établissemens ont été fondés. La Caisse de Kovno est une succursale de la Banque pour le commerce et l’industrie de Posen. Elle est autorisée à émettre des Bons pour 100 millions de roubles, garantis par des lettres de change et des Bons du Trésor allemand. La Caisse de prêt du pays de Pologne, fondée à Varsovie en décembre 1916, émet des billets libellés en une nouvelle monnaie, le mark polonais, auquel on a assigné la valeur du mark allemand. Les billets sont garantis par l’Allemagne ; on espère qu’ils remplaceront dans la circulation les billets allemands, qui pourront ainsi être rapatriés. Cette Caisse varsovienne est ainsi destinée à prendre la place, en Pologne, de la Banque d’émission qu’on avait projeté d’y fonder et pour l’organisation de laquelle le président de la Reichsbank, M. de Havenstein, s’était rendu sur les lieux : il avait d’ailleurs échoué dans sa tentative. Les débiteurs avaient été provisoirement autorisés à s’acquitter en billets allemands ou en billets russes, le rouble étant compté au pair, c’est-à-dire à 2 marks 17 pfennig. Mais, depuis le mois d’avril 1917, le mark soi- disant polonais, dont la valeur officielle est identique à celle du mark allemand, est seul reconnu comme monnaie légale.

Dans l’Empire, les administrations s’efforcent de multiplier les règlemens par chèques ou viremens. Les Caisses militaires ont été rattachées au service de viremens de la poste ou de la Reichsbank. Les Directions de chemins de fer multiplient le nombre de leurs caisses affiliées à la poste et étendent le nombre de leurs employés dont elles paient le traitement par chèque. Le Comité permanent du Congrès des villes allemandes recommande aux municipalités de faire acquitter au moyen de chèques toutes les taxes d’eau, de gaz et d’électricité. D’une façon générale, on rend le chèque postal plus accessible en abaissant le montant du dépôt initial exigé pour l’ouverture d’un compte et qui était jusqu’ici de 50 marks. D’autre part, les comptes de dépôt à la Reichsbank, qui jusqu’en juin 1916 se tenaient aux environs de 1 600 millions, ont dépassé à la fin de l’année le chiffre de 4 milliards. Toutes les banques particulières ont été invitées à verser la plus grande partie de leurs disponibilités à la Reichsbank, ce qui a permis à celle-ci de grossir son portefeuille en un an de 3 800 millions, en n’augmentant sa circulation que d’un chiffre moindre. Mais celle des billets des Caisses de prêt a bondi, dans la même période, de moins d’un milliard à trois milliards et demi de marks, franchissant ainsi la limite maximum qui avait été fixée en 1914.

Si l’on tient compte de l’ensemble des engagemens de la Reichsbank, circulai ion et dépôts, on trouve que la proportion de l’encaisse métallique par rapport à ce total a été en décroissance rapide. De 36 pour 100 au 30 juillet 1914, elle est tombée à 20 pour 100 au 31 décembre 1916 ; elle est de 15 pour 100, si on ajoute les Bons des Caisses de prêt au passif à prendre en considération. A cette même date, la proportion était de 27 pour 100 à la Banque de France. L’effet de l’inflation n’a pas tardé à se faire sentir sur le change allemand.

On sait l’importance qu’a prise, au cours de la présente guerre, cette question du change entre les divers pays, belligérans et neutres. Parmi ceux qui ont été le plus maltraités sous ce rapport figurent en première ligne l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Depuis le début, l’unité monétaire germanique n’a pas cessé de baisser. Dès le mois d’avril 1915, le mark était en perte de 14 pour 1,00 sur le pair à New-York ; par degrés, il y est descendu jusqu’à 30 pour 100 de perte, cours coté au mois de décembre 1916. Une chute parallèle a été enregistrée aux bourses de Genève, d’Amsterdam, des royaumes Scandinaves. Celle de la couronne autrichienne a été bien plus profonde encore : celle-ci, dont la valeur au pair est d’un franc cinq centimes, est tombée au-dessous de 50 centimes, c’est-à-dire qu’elle est dépréciée de plus de moitié. La situation de l’Autriche-Hongrie est plus mauvaise encore que celle de son impériale et impérieuse alliée. Celle-ci, du moins, a réussi jusqu’ici à conserver une façade financière qui peut faire illusion sur sa détresse réelle ; mais à Vienne, on n’a pas su « plastronner » comme à Berlin. Dès le premier jour, le gouvernement a interdit à la Banque d’Autriche-Hongrie de publier aucun bilan, et, depuis lors, personne n’a connu les comptes de cet établissement qui inonde la monarchie de son papier, dont le total reste un mystère.

La baisse du mark a eu des conséquences inattendues. Certaines industries en ont ressenti d’une façon particulièrement curieuse les conséquences. Les services de la navigation rhénane aboutissent pour la plupart en Hollande, où se trouvent, depuis longtemps, les chantiers qui construisent les navires, les compagnies qui les assurent, les banques qui font des avances hypothécaires aux armateurs. Toutes les opérations se règlent en florins hollandais, c’est-à-dire dans une monnaie qui, depuis le début de la guerre, n’a cessé de s’élever par rapport au mark. Les ouvriers et employés hollandais, de plus en plus nombreux à bord des bâtimens et dans les bureaux des armateurs, exigent le paiement de leur salaire en florins. Le personnel des bateaux, dès que ceux-ci naviguent dans les eaux bataves, demande aussi le règlement de ce qui lui est dû, en florins. Il résulte de ces diverses circonstances une offre constante et, par suite, une dépréciation de plus en plus profonde de la monnaie allemande par rapport à la monnaie hollandaise.

Cet avilissement persistant est un grave sujet de préoccupation pour nos ennemis, bien qu’ils affectent de considérer le phénomène comme peu important. Le professeur Weyermann (de Berne), en essayant d’en rechercher les causes, nous a fait des révélations sur l’étrange manque de confiance de certains Allemands dans l’avenir de la monnaie nationale ; ces bons patriotes ont transporté à l’étranger, particulièrement en Suisse, des sommes importantes, de façon à ne pas subir, sur cette portion de leur fortune, l’effet d’une baisse ultérieure du mark. D’autres ont voulu soustraire au fisc des bénéfices de guerre elles ont placés en diamans, en perles qu’ils ont déposés en lieu sûr chez leurs correspondans. Nous retenons l’aveu. M. Weyermann réclame une action plus énergique de la commission des charges (Devisen Centrale), instituée à Berlin. Il considère que celle qui fonctionne aux bords du Danube a exercé une action plus efficace. Depuis l’ordonnance de décembre 1916, qui a réglé à nouveau la question des paiemens à l’étranger, il semble que les changes soient soumis, sur la place de Vienne, à des fluctuations moins violentes qu’auparavant. Mais ici s’est produit un incident assez piquant. Les Autrichiens créanciers de l’Allemagne doivent mettre à la disposition de leur commission nationale du change les marks qu’ils ont à Berlin. Or, le règlement allemand défend aux débiteurs nationaux de payer leurs créanciers étrangers en marks ! Les Viennois se plaignent également de ne pas pouvoir réaliser à Berlin leurs valeurs allemandes ; ils font observer qu’il serait cependant de l’intérêt de leur allié de laisser la monnaie autrichienne remonter quelque peu. Comme elle subit une perte encore plus forte que le mark, celui-ci fait prime par rapport à la couronne. Il conviendrait, au dire des Autrichiens, que les défenses d’importation édictées en Allemagne se ralentissent vis-à-vis des produits austro-hongrois. On voit quelle peine les deux alliés ont à se mettre d’accord.

Si, après avoir examiné les banques d’émission, nous considérons les établissemens particuliers, nous constatons que les banques allemandes ont fait grand état du grossissement de leurs chiffres d’affaires et des dividendes qu’elles ont distribués pendant la guerre. A serrer leurs bilans de près, on découvre le côté factice de cette apparente prospérité et les dangers de la situation. Le marché allemand ayant été livré à lui-même depuis le début de la guerre, une diminution rapide des stocks, une utilisation intense des matières premières disponibles y ont amené une abondance relative de capitaux flottans. Il existe, dans l’Empire, 193 banques ayant un capital supérieur à un million, savoir 5 banques d’émission, 40 banques hypothécaires, et 148 banques de crédit proprement dites. On estime que le portefeuille des banques comprend en moyenne 60 pour 100 d’emprunts et de Bons du Trésor de l’Empire et des Etats, 26 pour 100 de valeurs cotées à la bourse, 14 pour 100 de valeurs diverses. D’autre part, le gros des débiteurs est constitué par l’Empire, les Etats confédérés, les provinces, les communes, les caisses d’épargne, en un mot les administrations publiques, qui ne seront vraisemblablement pas en mesure de rembourser les banques à la fin des hostilités. On peut dès lors se demander si celles-ci auront, à ce moment-là, les ressources nécessaires pour répondre aux demandes que leur clientèle ne manquera pas de leur adresser.

Nous terminerons ce chapitre par un tableau de notre propre situation bancaire que nous emprunterons à un auteur peu suspect de partialité pour nous. Au milieu des calomnies que les Allemands ne se lassent pas de répandre sur tout ce qui est français, nous relèverons un aveu échappé à la plume d’un de leurs économistes, M. Respindeck, qui, dans un livre récent, a étudié nos finances de guerre. « La Banque de France, dit-il, était admirablement préparée à remplir sa triple tâche, d’aider le gouvernement, de créer des signes fiduciaires, de combattre la dépréciation du change. La créance sur le Trésor est couverte par le pays tout entier, par la fortune nationale, la capacité de travail des habitans. La Banque, a, dès le 20 avril 1915, ramené son taux d’escompte à 5 pour 100, c’est-à-dire à un niveau très modéré pour les circonstances ; elle a, par de multiples moyens, jeté les bases de la renaissance financière du pays, grâce auxquelles la défense nationale et la résistance économique sont assurées. Avec une prudence raisonnée, une attention soutenue, la Banque a rempli son rôle de régulateur de la circulation : le rapport entre le montant des billets et la couverture métallique répond aux exigences formulées par tous les théoriciens. Il est incontestable que la Banque s’est montrée à la hauteur de sa tâche et qu’elle a été le pilier inébranlable sur lequel peuvent reposer solidement toutes les tractations financières. Elle a été la source inépuisable où l’État et l’économie nationale ont trouvé l’aide nécessaire. Elle finance la guerre, elle vivifie l’activité économique, elle soutient les banques et les particuliers, elle travaille de toutes ses forces à la suppression des moratoria des effets, de la bourse et de la banque. Elle stimule le réveil des énergies et elle n’hésite pas à entreprendre la lutte difficile contre la dépréciation du change national qui lui est confié comme un bien suprême. Ses services inestimables resteront pour elle un titre de gloire. »

Tel est le jugement porté par un Allemand sur notre institut d’émission. Il serait intéressant de savoir comment il envisage l’avenir de la Banque impériale de Berlin.


V. — L’APRÈS-GUERRE

L’après-guerre préoccupe énormément nos ennemis. Ils parlent sans cesse de la création de nouveaux syndicats dans le commerce et dans l’industrie, de comptoirs de vente. Ils comptent ne conserver que les usines le mieux installées et travaillant le plus économiquement. Ils parlent beaucoup de monopoles, dirigés par des ingénieurs et non des fonctionnaires, organisés sous forme de sociétés dont les actions, non cotées, seraient entre les mains de l’État, des provinces, ou des communes. Cette idée est tellement dans l’air que l’inventeur d’un nouveau procédé de distillation de la houille demande, qu’il fasse l’objet d’un monopole ; celui de la force électrique a déjà été voté en Saxe.

Pour la période de transition de l’état de guerre à l’état de paix, le ministre de l’Intérieur a suggéré diverses mesures en ce qui concerne le travail, le crédit et les approvisionnemens de matières premières. En attendant, les négocians et les fabricans s’efforcent de se syndiquer de façon à concentrer les commandes dans les maisons qui sont le mieux placées pour les exécuter. Les manufactures fermées recevront une indemnité de celles qui resteront ouvertes ; leur personnel passera tout entier au service de l’Etat, en vertu de la mobilisation civile.

Les Allemands essaient de maintenir leur influence chez les neutres qui n’ont pas les yeux encore suffisamment ouverts sur les dangers que les exécrables ambitions teutonnes ont fait courir à l’univers civilisé. Dans la gazette commerciale qui continue à paraître à Buenos-Ayres sous le titre de Handels Zeitung, nous voyons, à côté des réclames de la Banque allemande transatlantique, de la Banque germanique de l’Amérique du Sud, s’étaler de pompeuses annonces du Norddeutscher Lloyd, l’une des deux principales compagnies de navigation allemandes, dont pas un navire cependant ne circule sur les mers depuis le mois d’août 1914. Les fabriques de Berlin, d’Augsbourg, de Nuremberg publient des avis comme si l’Océan leur était ouvert et comme si elles étaient en mesure d’expédier leurs produits à leurs cliens. Jusqu’à la dernière minute, nos ennemis tenteront de faire croire que leur armature économique est intacte et feindront d’agir comme si, à la minute où cesseront les hostilités, leurs relations avec le reste du monde devaient d’elles-mêmes se rétablir sans difficultés.

Ils s’imaginent que chacun va leur redemander immédiatement les marchandises dont il avait coutume de s’approvisionner chez eux, et dressent un plan de constitution de stocks à cet effet. Ils comptent par exemple sur les produits chimiques, les matières colorantes, les appareils électriques, les sels de potasse. Nous ne savons ce que feront les neutres, dont le nombre diminue d’ailleurs chaque jour. Mais les efforts qui se poursuivent, au cours même des hostilités, chez nous et nos alliés pour organiser la fabrication d’une partie notable de ces objets, nous paraissent de nature à déjouer, sous beaucoup de rapports, les calculs que font nos ennemis. Ceux-ci comptent un peu trop naïvement qu’au lendemain de la paix tout reprendra son cours normal, que les échanges entre eux et nous redeviendront ce qu’ils étaient avant le 1er août 1914. Ceux d’entre eux (ils sont rares) qui ont gardé quelque clairvoyance avouent qu’un facteur essentiel de leur expansion d’antan leur manquera, celui des relations personnelles : ils sentent eux-mêmes qu’elles ne pourront être rétablies.

Aussi se préoccupent-ils de cimenter une union commerciale de plus en plus intime avec l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie, au moyen d’arrangemens douaniers d’une part, de l’autre par le développement des voies de communication, notamment des canaux. La condition première de la combinaison était le renouvellement du compromis entre l’Autriche et la Hongrie qui expire précisément cette année. On sait que les deux moitiés de cette monarchie vivent sous un régime bizarre qui n’est pas même celui de l’union personnelle, puisque l’empereur habsbourgeois n’est connu des Hongrois que comme leur roi, porteur de la couronne de Saint-Etienne. Depuis qu’en 1867 Beust et Andrassy réglèrent pour la première fois selon le nouveau mode les questions économiques et politiques désormais soumises à l’agrément des deux gouvernemens de Vienne et de Budapest, l’accord ne s’est jamais fait que pour dix ans. Or, comme le disait un Homme d’Etat sceptique, les cinq premières années de la décade se passent à éclaircir les points douteux, les cinq dernières à préparer les modifications que chacune des deux parties demandera lors du renouvellement. Les questions douanières, celles du régime des chemins de fer, de la législation sur les sociétés, de la quote-part supportée par la Cisleithanie et la Transleithanie dans les dépenses communes, le problème de la Banque d’émission ont toujours donné lieu à d’âpres débats entre les deux associés, qui vivent en ennemis plutôt qu’en frères.

L’Allemagne savait qu’elle ne pourrait songer à jeter les bases de la retentissante combinaison centre-européenne (Mittel Europa) dont il est fort question aux bords de la Sprée, aussi longtemps que les deux tronçons de la Monarchie alliée ne seraient pas d’accord. Aussi a-t-elle insisté pour qu’une entente, tout au moins de principe, fût conclue entre l’Autriche et la Hongrie. Elle en a reçu l’avis au mois de février 1917. Toutefois, les Parlemens n’ont pas encore donné leur approbation et bien des surprises peuvent encore être réservées de ce côté-là. Le pacte s’étendrait cette fois à vingt et non plus seulement à dix ans.

Les industriels aiment mieux avoir en face d’eux une période plus longue, au cours de laquelle ils pourront amortir des dépenses de premier établissement plus considérables. Mais le désir de voir le traité signé jusqu’en 1937 est surtout vif du côté de l’Empire allemand, qui se prétend disposé à faire de grands sacrifices à son allié et réclame en échange la certitude d’une plus longue stabilité. La Hongrie aurait obtenu le maintien des droits d’entrée minima de 6 couronnes 30 pour le blé, d’un chiffre proportionnel pour les autres céréales, et une élévation des droits sur la viande et le bétail. La fixation de sa quote-part dans les dépenses communes est réservée, de même que la prolongation du privilège de la Banque.

Les questions de chemins de fer ont été âprement débattues. Les journaux allemands déclarent que cette partie de la discussion a été empreinte de u déloyauté » et que les questions d’exploitation et de tarifs ont été débattues en dehors des considérations d’intérêt général. Ils vont jusqu’à demander qu’on enlève la direction des réseaux aux autorités actuelles pour la remettre entre les mains de l’Etat-major général !

Les Allemands sont loin d’être unanimes à voir leur salut économique dans la conclusion de l’entente de « l’Europe du milieu. » M. Gotheim, député au Reichstag, a un programme tout différent. Il insiste pour que l’Allemagne s’assure partout la clause de la nation la plus favorisée et soit garantie contre toute taxe d’exportation qui serait dirigée contre elle.

Il demande qu’elle puisse librement s’approvisionner de matières premières et vendre ses objets fabriqués ; les deux tiers de son exportation, avant 1914, allaient à ses ennemis et à leurs colonies. Le seul pays qui actuellement fasse concurrence aux produits allemands est le Japon ; mais sa fabrication, d’après M. Gotheim, n’est pas assez soignée pour pouvoir lutter d’une façon durable. L’Allemagne, selon le même auteur, reconquerra bien vite les marchés où elle vendait ses machines électriques, ses produits chimiques. Il condamne l’union douanière de l’Europe centrale. La clause de la nation la plus favorisée, qui est le thème sur lequel roule l’argumentation de M. Gotheim, suppose, dit-il, la réciprocité et ne permet donc pas d’accorder un traitement préférentiel à l’Autriche ni à la Bulgarie ni à la Turquie. Il rappelle que l’Autriche-Hongrie n’absorbait en 1913 que 11 pour 100, la Bulgarie et l’Empire ottoman que 1 pour 100 du total des exportations allemandes. Continuant à raisonner en vainqueur, il demande la suppression des traitemens de préférence, que les métropoles, telles que la France ou l’Angleterre, pourraient accorder à leurs colonies. Il réclame la porte ouverte. Enfin il préconise l’institution d’une Cour internationale chargée de juger les difficultés qui naîtraient pour l’application des tarifs et l’interprétation de la clause de la nation la plus favorisée.

Cet appel à une Cour de la Haye commerciale a une saveur toute particulière sous la plume d’un membre de ce Reichstag qui s’est associé avec enthousiasme aux plus monstrueuses violations du droit international. Se rendant compte d’ailleurs de la difficulté qu’éprouveront les belligérans à régler cette partie du futur traité de paix, l’auteur propose que les anciens tarifs douaniers et conventions commerciales soient remis provisoirement en vigueur jusqu’à la conclusion des accords définitifs. C’est la mentalité nouvelle qui commence à poindre chez les Germains. Pressentant la ruine de leurs plans de domination, ils voudraient revenir au statu quo ante bellum sur tous les terrains.

Dans le même ordre d’idées, un professeur de Leipzig, M. Franz Eulenburg, s’imagine que l’Allemagne retrouvera, après la guerre, la plus grande partie des débouchés qui lui étaient ouverts avant 1914. Il reconnaît toutefois le danger qui résultera pour elle de la rupture des relations personnelles, de l’impossibilité d’envoyer des représentans ou de fonder des maisons allemandes dans certains pays. Mais M. Eulenburg estime que ni la France ni la Russie ne pourront se passer des charbons westphaliens et rhénans, et que cette dernière aura besoin d’acheteurs germaniques pour ses céréales. Quant aux neutres, ajoute-t-il, ce serait une erreur que de leur accorder un traitement moins favorable qu’à l’Autriche et aux Etats balkaniques. Tout en reconnaissant la puissance formidable des Etats-Unis et celle du Japon, M. Eulenburg prétend que l’Amérique du Sud restera ouverte aux Allemands, qui seuls, dit-il, seront en mesure d’acheter les produits agricoles de ce continent en lui vendant des objets fabriqués. En Europe, une union douanière austro-allemande n’augmenterait pas la capacité d’achat de ces deux empires et diminuerait même plutôt celle de l’Autriche, dont le développement économique serait entravé.

Les espoirs fondes sur le Sud-Est européen et sur le chemin de fer de Bagdad paraissent très exagérés à M. Eulenburg. Peut-être la conquête de la Mésopotamie par les Anglais lui inspire-t-elle cette sage réserve : il déclare en tout cas que l’Allemagne a besoin du monde transatlantique et que, pour elle, la voie de l’avenir passe par la mer du Nord et non par les Dardanelles. Il échafaude de chimériques calculs sur le marché des deux Amériques : sa brochure était écrite avant le message du président Wilson du 2 avril 1917 et avant que Cuba, le Brésil, et d’autres républiques du Nouveau Monde se fussent rangées aux côtés du Cabinet de Washington.

La déclaration de guerre des États-Unis a achevé de ruiner le rêve allemand de domination maritime, qui s’évanouissait déjà devant l’énergie victorieuse avec laquelle la Grande-Bretagne a conservé la maîtrise de l’Océan. En même temps, la prise de Bagdad a fait s’envoler les plans orientaux de la chancellerie de Berlin. Elle se rabat alors sur les projets de tarifs, de canaux, de moyens de communication de toute sorte au moyen desquels elle espère conserver à l’industrie germanique les débouchés dont elle a besoin.

Toutes ces tentatives dissimulent mal l’inquiétude qui commence à gagner nos ennemis. Ils affectaient, avant 1914, de se révolter contre la tyrannie britannique. Aujourd’hui, que diront-ils des Etats-Unis, dont l’intervention va être aussi redoutable ? L’Amérique n’exporte plus seulement des matières premières, mais elle augmente d’une façon suivie ses expéditions d’objets fabriqués, qui, de 1900 à 1912, ont grandi de moitié vers l’Europe, l’Asie et l’Australie ; elles ont triplé vers le Canada et le Mexique, quadruplé vers l’Amérique du Sud, plus que doublé vers l’Afrique. L’un des principaux buts poursuivis par les Allemands dans la constitution de la Mittel Europa est d’arriver à se créer des débouchés à l’abri de la concurrence américaine ; mais cela est bien peu de chose en comparaison de ceux qu’ils vont perdre.


VI. — CONCLUSION

Nous avons essayé de donner à nos lecteurs une idée de la situation actuelle des finances de l’Allemagne et de son avenir économique. Grande est la difficulté d’un pareil travail. L’observation sur place, qui est la condition première de l’exactitude, étant écartée, il a fallu avoir recours presque exclusivement à des documens de source allemande. Et, comme nos ennemis excellent à déguiser la vérité, nous sommes en droit de nous demander si les statistiques qu’ils publient sont exactes. Nous les avons admises toutefois comme base de notre étude, parce que nous pensons qu’il est moins dangereux d’exagérer la force de son adversaire que de la sous-estimer. Ne cherchons pas à nous faire d’illusions sur la prétendue faiblesse des Teutons. C’est une race vigoureuse, animée d’un patriotisme étroit, brutal et farouche, mue par des instincts bas et prête à fouler aux pieds toutes les institutions divines et humaines pour asseoir sa domination sur le reste du monde. Son armature économique, nous ne cessions de le répéter avant la guerre, était puissante ; elle l’a fortifiée au début de la campagne par l’occupation de la Belgique et du Nord de la France, plus tard par celle de la Pologne, de la Serbie et de la Roumanie. Elle a pressuré de la façon la plus éhontée les populations des territoires envahis, prélevé des contributions monstrueuses et augmenté ainsi ses disponibilités financières. Elle paraît avoir récemment accentué ses pillages, en ne respectant plus aucune partie de la propriété privée et en allant jusqu’à fracturer des coffres-forts et à voler des titres. Quant à l’enlèvement systématique des machines, des matières premières, l’exploitation à son profit des mines et des houillères appartenant à des particuliers, c’est depuis les premiers jours de l’invasion que cette vaste entreprise de banditisme se poursuit. L’addition des sommes et des valeurs que l’Etat-major berlinois s’est ainsi adjugées forme un nombre respectable ou plutôt très peu respectable de milliards, qui ont allégé d’autant les budget de la guerre de nos adversaires. Ils auront à nous le restituer, et avec usure. Mais, en attendant, cela leur a permis de dépenser relativement moins que nous et nos alliés, d’autant mieux qu’ils avaient à leur disposition le fer et le charbon que nous sommes obligés d’importer partiellement à des prix très élevés.

Toutefois, l’effort financier qu’ils ont dû faire a tendu à l’excès les ressorts de leur crédit, et nous ne pensons pas qu’ils soient en mesure de procéder à beaucoup de nouvelles opérations d’emprunt. L’échafaudage des Caisses de prêt, la superposition d’une triple circulation de billets, la souscription de tranches successives de rentes et de Bons du Trésor au moyen d’avances consenties sur des litres de même nature antérieurement émis avec les mêmes artifices, constituent un ensemble peu solide. La mesure vraie de la situation financière est donnée par la dépréciation formidable de la monnaie nationale, du mark, dont la baisse, nous l’avons démontré, s’explique essentiellement par la méfiance universelle qu’inspirent, même aux neutres, les procédés du Trésor germanique.

Nous n’insistons pas sur la disette qui sévit en Allemagne et qui contribuera à l’effondrement. Mais, une fois la vie normale rétablie de l’autre côté du Rhin, il s’y trouvera une population nombreuse, disciplinée, habituée au travail et qui sera en mesure de produire annuellement une valeur susceptible de gager l’indemnité de guerre due aux Alliés. Certes, l’expansion teutonne ne reprendra pas son cours dans le monde comme elle le faisait si gaillardement jusqu’en 1914, avec le consentement tacite ou exprès du reste de l’univers. Nous, nos alliés et beaucoup de neutres, nous avons maintenant les yeux ouverts et nous ne laisserons plus ces « indésirables » s’asseoir à notre foyer. Avec un certain nombre de contrées, ils pourront encore commercer ; ils paieront, au moyen d’objets manufacturés, le supplément d’objets d’alimentation et de matières premières qu’ils auront besoin d’importer. Mais ils ne sauraient se flatter de retrouver chez nous et nos alliés les débouchés qu’ils s’y étaient assurés avant la guerre. Nous avons organisé et nous organiserons chez nous un grand nombre de fabrications pour lesquelles nous ne voulons plus être leurs tributaires. Leur industrie et leur commerce seront de ce chef notablement diminués. Voici, par exemple, la Compagnie nationale des matières colorantes, qui se prépare à produire, en France, pour nous et nos alliés, des marchandises que nous demandions jadis à l’Allemagne. La Compagnie générale de construction de locomotives, fondée sous l’égide d’un de nos grands établissemens de crédit et de deux de nos plus puissantes sociétés métallurgiques, nous affranchira d’une sujétion qui entraînait de graves dangers pour la défense nationale. Il y avait non seulement quelque chose d’humiliant à voir nos Compagnies de chemins de fer et notre réseau d’Etat confier des commandes aux usines germaniques ; mais c’était courir un péril évident que de dépendre d’un ennemi pour des fournitures essentielles. Désormais, l’Allemagne n’aura plus à nous compter au nombre de ses cliens sur ces divers domaines.

Quant à l’Autriche, sa situation est bien pire. Elle se traîne dans le sillage de son alliée ou plutôt de sa souveraine, copiant servilement les institutions allemandes, telles que Caisses de prêt, offices de ravitaillement et de taxation, modelant ses emprunts sur les emprunts allemands, essayant à Vienne et a Budapest de marcher à la même allure qu’à Berlin. Mais la monarchie dualiste n’a pas la vigueur de celle des Hohenzollern. Depuis longtemps elle luttait contre des difficultés financières et monétaires sans cesse renouvelées. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’après une longue série d’efforts elle avait réussi à écarter le fléau du papier-monnaie. Elle y est lourdement retombée dès 1914, à tel point qu’elle n’ose même pas publier le chiffre des billets de banque qu’elle a lancés dans la circulation. La plupart des industries sont arrêtées et les souffrances des populations plus vives encore qu’en Allemagne.

Au début de la guerre, on s’était trop pressé d’annoncer l’épuisement de nos ennemis. Un blocus insuffisant leur a permis de tirer beaucoup de ressources du dehors. Mais celles-ci s’épuisent, et la garde montée par les marines française, anglaise et américaine est plus efficace que jamais. Les prédictions qu’il était prématuré de faire en 1914 et 1915 peuvent être formulées aujourd’hui. L’heure de la justice immanente approche. L’édifice économique des Empires centraux s’écroulera en même temps que leur puissance militaire.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.