Les Fiançailles de Triermain


Les fiançailles de Triermain


LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN, ou LA VALLÉE DE SAINT JEAN. CONTE D’UN AMANT.

« Je ne veux aimer qu’une fée ; car aucune

« femme mortelle n’est digne de recevoir le

« titre de mon épouse : je dis adieu à toutes

« les femmes ; je m’en tiens à une fée ; j’irai

« en chercher une par tout le monde. »

Ancienne ballade de sir THOPAS.

__________

1) INTRODUCTION. 2) i.

Viens, Lucy, profitons de la fraîcheur du matin pour traverser le ruisseau du bocage : avant que le soleil ait réuni tous ses feux, nous serons à l’abri sous notre berceau de peupliers, où la rosée humecte encore la fleur, quoiqu’elle ait déjà abandonné le velours du gazon. Ces pierres, qui ralentissent le cours de l’onde, seront pour nous un pont champêtre ; forcés de se diviser ici, les flots — limpides glissent autour de petites îles ; trompés dans leurs efforts contre l’obstacle qui leur résiste, ils murmurent dans leur faible courroux, et nous calent un libre passage d’un bord à l’autre.

186 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

ii.

Mais pourquoi t’arrêter en hésitant ? Pourquoi tes pas reculent-ils pendant que tes regards fixent les rives du ruisseau ? Ton pied timide, mais léger comme celui de Titania, pourrait facilement sauter, sans glisser, d’une pierre à l’autre ; et ne risquerait même pas de mouiller l’agrafe brillante qui réunit les bords de soie de sa chaussure. Confie-toi â. la force de ton amant : ne crains pas que le bras robuste qui a pu relever le tronc incliné de ce chêne, tremble sous le doux fardeau d’une beauté si délicate. — Oui, c’est ainsi... Maintenant que le danger est bravé, tourne la tête, et panse en souriant aux périls passés.

iii.

Nous voici tout à l’heure dans cet asile chéri que prûtégent les rochers et le feuillage, et on. aucun bruit n’interrompt les aveux timides de l’amour, si ce n’est la brise qui balance les arbres, et le faible murmure du petit cuisseau. Viens, repose-toi sur ton siège accoutumé ; la mousse tapisse toujours la pierre, le gazon est toujours vert : est-il un lieu plus propice pour deux amans qui craignent d’être vus ? Ces rameaux qui nous voilent le ciel nous dérobent aux témoins indiscrets qui iraient répéter malicieusement que la fière Lucy, distinguée par sa naissance et son rang ; Lucy, pour qui soupirent les lords et les barons, va secrètement trouver son pauvre Arthur dons le bocage.

iv.

Tu rougis ! tu soupires avec douleur ! Pourquoi Lucy évite-t-elle mes yeux ? Cette rougeur tire-t-elle sa source d’une cause secrète, d’un sentiment du cœur qu’elle ne voudrait pas laisser deviner à son Arthur ? Oh ! les yeux des amans sont plus perçans que ceux, des autres mortels, et, par une étrange sympathie, ils peuvent deviner les pensées que la beauté qu’ils aiment leur dissimule. J’ai lu dans la rougeur de Lucy un mélange de plaisir et de

INTRODUCTION. 187

regret. L’orgueil a fait entendre son accent dans son soupir, et il a eu autant de part que l’amour au vermillon qui a coloré tes joues. Charmée d’être choisie par le cœur d’Arthur, tu as honte de voir que le tien n’ait pas fait un plus noble choix ; tu détournes ton visage, qui te trahit à demi, comme pour recevoir la-douce haleine de la brise ; allons, Lucy, écoute ton maître, car l’amour aussi a ses heures de sermons.

v.

Trop, souvent mon œil inquiet a découvert ce chagrin secret que tu voudrais cacher ; tourment passager de l’orgueil qui craint l’humiliation. Dans ce salon splendide où ma belle, astre de tous les cœurs, ouvre le bal, trop souvent son regard furtif est tombé sur Arthur avec un semblable soupir et une semblable rougeur ! Tu ne voudrais pas céder pour tous les trésors et tous les honneurs l’amant que ta beauté a séduit ; tune voudrais pas m’abandonner sur ce banc de mousse, pour aller trouver un rival sur le trône : pourquoi donc regretter vainement que le destin ait refusé à ton ami un nom plus. illustre, de vastes domaines, la naissance d’un baron et une nombreuse suite, quand le ciel lui accorda en partage une épée, un cœur et une lyre !

vi.

Mon épée... son maître doit garder le silence ; mais quand un guerrier prononcera mon nom,... approche, ma Lucy, approche sans crainte,... tu n’entendras rien qui fasse honte à ton Arthur.

Mon cœur... au milieu de ces courtisans fiers de leur rang et de leurs ancêtres, en est-il un qui palpite comme lui pour l’honneur et l’amour ? J’entendais louer l’éclat de tes diamans... qu’ils me paraissent pâles à côté de tes yeux ! on vantait les nœuds de perles qui enchaînaient tes cheveux, je ne voyais que tes tresses gracieuses ; on parlait de ta riche dot, de tes nombreuses terres, de tes titres et de ta race antique : je pensais it la main et au

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cœur de Lucy, et j’ignorais le sens de tous ces discours : cependant, si j’étais inscrit parmi les favoris. de la for-tune, j’aurais encore trouvé bien insensé la choix de ceux qui estiment la dot de Lucy plus que soi cœur, et ses chamans plus que ses yeux ;

vii.

Ma lyre... elle n’est qu’un futile instrument dont tous les accens sont empruntés, comme ceux de cet oiseau des climats de Columbia qui ne chante que par imitation ; elle ne résonne jamais sur une source consacrée ; et n’est pas douée du charme des harpes des frontières ; ses cordes ne font pas entendre le slogan féodal ses l’éros ne tirent pas la large claymore ; les acclamations de nos dans ne la remercient pas d’avoir célébré leurs ancêtres ; la renommée ne la vanta jamais sur les arides montagnes de la Calédonie ou sur les prairies de l’Angleterre. Elle n’a jamais, récompense là plus douce pour un vrai ménestrel ; elle n’a jamais obtenu ; un sourire gracieux de la belle BUCCLEUGH ; elle ne redit ses accords que sur les rives d’un ruisseau ; elle n’est écoutée que par une beauté solitaire.

viii.

Mais, si tu l’ordonnes, cette lyre timide chantera les chevaliers errans et les belles ; elle dira le noeud terrible que forma un magicien, pour punir l’orgueil d’une jeune fille : ces récits merveilleux te charmeront ; car Lucy aime... comme Collins, nom de triste présage pour moi : — Collins, poète harmonieux dont la récompense tardive fut le laurier qui décora sa tombe, et qui eût dû ceindre son front ! comme Collins, Lucy aime à s’égarer sur les rivages enchantés ; elle aime, comme lui, à se perdre dans les dédales de la féerie ; elle aime à voir briller des palais dorés et à rêver auprès d’un ruisseau élyséen ; tels sont les chants qu’aime Lucy : son goût ne doit-il pas décider de celui du poète ?

(1) L’oiseau moqueur. — Én.

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3) CHANT PREMIER. 4) I.

Où est la vierge mortelle digne d’être unie au baron de Triermain ? Elle doit être aimable, constante et tendre, pure, modeste, gaie, douce, affable, généreuse et d’un sang noble :... aimable comme le premier rayon du soleil qui perce les nuages d’une matinée d’avril ; constante comme la colombe privée de sa compagne ; tendre comme le ménestrel qui chante l’amour ; pure comme la source d’une grotte dont jamais le soleil n’a caressé l’onde argentée ; modeste comme la jeune fille qui aime sans espoir de retour et comme la prière du soir d’un ermite ; douce comme la brise qui soupire et meurt, et cependant gaie comme la feuille légère que son souffle balance ; affable comme un prince le premier jour de son règne ; généreuse comme la rosée du printemps qui féconde la terre ; son sang enfin doit être noble comme celui qui coulait dans les veines des Plantagenets... Telle doit être la vierge mortelle qui s’unira à sir Roland de Triermain.

II.

Sir Roland De Vaux goûte quelques heures de sommeil. — Son sang était agité, sa respiration difficile ; il venait de combattre les Ecossais : l’excursion avait duré long-temps ; son heaume et son bouclier froissés portaient les marques d’un combat opiniâtre. Chacun, dans son château, doit observer le silence, les ménestrels le charment par les sons les plus doux de leurs harpes, jusqu’à ce que le sommeil descende sur son sein comme la rosée sur une colline.

III.

C’était le matin d’un jour d’automne ; le soleil luttait contre les vapeurs d’un brouillard qui, tel qu’un crêpe d’argent, enveloppait la cime lointaine du Skiddaw. Tous les vitraux peints du château de Triermain brillaient

190 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

d’une lumière pâle, quand le valeureux baron se réveilla en sursaut, et, appelant à haute voix tons ses serviteurs, s’empressa de leur dire :

IV.

— Écoutez-moi, mes ménestrels ; qui de vous vient de tirer de sa harpe ce son moulant, si doux et si tendre qu’il m’a semblé la voix d’un ange qui appelle un saint près de rendre le dernier soupir Dites-moi, mes braves vassaux, où a-t-elle passé cette vierge céleste dont le regard était si pur, et la démarche si gracieuse ? une plume d’aigle ornait ses noirs cheveux ; elle vient de traverser mon appartement tout à l’heure.

V.

Richard de Brettville répondit (Richard était le chef des bardes du baron) :

— Noble Chef, nous avons observé le plus profond silence depuis l’heure de minuit, où les accords de nos harpes, semblables au murmure du ruisseau, vous ont procuré le sommeil.

Si le son d’une harpe s’était fait entendre, il n’aurait pas échappé à mon oreille attentive, quand il eût été aussi faible que le soupir à demi étouffé d’une vierge qui croit son amant auprès d’elle.

Philippe de Fasthwaite, chargé de la garde de la cour répondit :

Depuis que nos sentinelles ont été placées hier soir à leur poste, personne n’a posé le pied sur le seuil de la porte, ou j’aurais entendu le bruit de ses pas, eussent-ils tombé sur la terre aussi légèrement que les feuilles flétries quand le froid dépouille les arbres et qu’aucun vent ne souffle.

VI.

Le baron s’adresse à son page :

Viens ici, Henry, lui dit-il, toi que j’ai sauvé du sac de l’Ermitage, dans ce jour où le sombre château, les tourelles et le clocher se changèrent en colonnes de feu,

CHANT PREMIER. 191

et couvrirent la montagne de Nine-Stane d’une rouge clarté, pendant que les cris de mort qui s’échappaient du milieu des flammes dévorantes et des tourbillons de fumée glaçaient le cœur des guerriers.

O toi, le plus fidèle de mes serviteurs ! va seller le plus rapide de mes coursiers et cours à la tour de Lyulph, salue ce sage puissant de la part du baron de Triermain.

Il descend des anciens druides et de ces bardes bretons qui accordèrent leur lyre pour célébrer Arthur Pendragon et le héros qui repose à Dunmailraise.

Doué de la science prophétique de ses ancêtres, il peut interpréter comme eux les caractères gravés jadis sur les rochers d’Helvellyn. Il connaît tous les signes célestes et tous les présages ; par les songes mystérieux et le cours des étoiles, il prédit un avenir de malheur ou de félicité, la chute des royaumes et les succès de la guerre.

Lyulph nous dira si la terre a donné naissance à la vierge enchanteresse que j’ai aperçue, ou si ce n’est qu’une créature aérienne composée des couleurs variées de l’arc-en-ciel ou des dernières teintes de l’horizon occidental, telle que nous en offre un rêve fantastique : car je jure par la croix sainte, que si cette beauté respire l’air vital, jamais d’autre vierge qu’elle ne reposera près de moi avec le titre de femme du baron de Triermain.

VII.

Le page fidèle monte sur le coursier ; bientôt il traverse la verte prairie d’Irthing et la plaine de Kirkoswald. Eden n’oppose qu’un vain obstacle à sa course ; il dépasse la table ronde de Penrith, fameuse par les exploits de la chevalerie ; il laisse derrière lui les pierres de Mayburgh rassemblées par l’art magique des druides ; et il suit les détours d’Eamont jusqu’à ce qu’il trouve devant lui le lac l’Ulfo.

VIII.

Il guide son coursier dans le sentier qui serpente entre le lac et la colline. Il reconnaît enfin le sage en cheveux

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blancs, assis sur un fragment de rocher que la foudre avait séparé de la montagne. La mousse et des lichens formaient le coussin du vieillard, et le tremble flexible balançait sur sa tête le dais de son feuillage.

Henry mit pied à terre, aborda respectueusement le grave Lyulph, lui délivra le message de son maître et lui demanda ses conseils.

L’homme des siècles rêva long-temps pour rassembler dans sa mémoire les trésors des temps passés ; puis, comme s’il fût sorti d’un profond sommeil, il prononça cette réponse solennelle :

IX.

— Cette vierge est une beauté de la terre, et un mortel peut l’obtenir quoique cinq cents ans et plus se soient écoulés depuis sa naissance.

— Mais où est le chevalier du nord qui osera tenter une aventure aussi périlleuse que celle de la vallée de Saint-Jean ? Écoute jeune page, ce que je vais te raconter ; grave-le dans ta mémoire, et ne t’étonne pas si mon récit te transporte au milieu des ruines d’un temps déjà bien loin de nous. Cette histoire merveilleuse a été transmise aux sages et aux bardes depuis le siècle de Merlin.

X.

LE RÉCIT DE LYULPH.

— Le roi Arthur quitta les remparts de Carlisle après les fêtes de la Pentecôte : il voyageait en chevalier errant, et le soleil d’été embellissait de ses doux rayons les montagnes, la mousse des rochers et les vastes plaines. Au-dessus du sentier solitaire qu’il suivit, s’élevait le sommet escarpé de Glaramasa. Le soleil laissait tomber sa lumière au milieu des ombres des antres obscurs, quoique jamais aucun de ses rayons n’ait pu atteindre la surface de ce lac dont le sombre miroir reproduit encore l’image des étoiles quand la lumière du midi éclaire l’horizon. Le

CHANT PREMIER. 193

monarque valeureux fait le tour de cette fameuse montagne ; 1à, des rochers s’élèvent sur des rochers ; des torrens qui s’échappent de leurs crevasses vont joindre la rivière mugissante, tantôt luttant contre des obstacles, tantôt se plongeant loin de tous les yeux dans les profondeurs de cette obscure vallée.

Arthur pensa bien que ce désert sauvage et ces ruines romantiques étaient un théâtre destiné par la nature elle-même à quelque grand exploit.

XI.

Ce prince plein d’audace aimait mieux courir les aventures dans les bois et les montagnes, revêtu de sa cotte de mailles, que de rester oisif sous le dais de son trône, avec un vêtement somptueux d’hermine et de drap d’or.

Le bruit de la lance d’un ennemi brisée sur sa cuirasse flattait plus agréablement son oreille que la douce flâtterie d’un courtisan. Il préférait les coups retentissans de Caliburn contre le casque d’un guerrier, à tous les chants par lesquels les ménestrels de Reged célébraient la gloire de leur souverain. Il aimait, mieux se reposer sous l’ombrage des bois ou sur les rives d’un fleuve que dans l’appartement de sa royale épouse, la reine Genièvre ; il laissait cette princesse si aimable, pour chercher les combats et les périls, s’inquiétant peu qu’en son absence elle accordât son sourire au brave Lancelot.

XII.

Bientôt les ombres plus épaisses s’étendirent sur la terre. Quoique la cime de la montagne fût encore inondée de flots de pourpre et d’or, sa base, abandonnée par la lumière du jour, n’offrait que de noirs rochers et les vagues mugissantes du torrent. Arthur poursuivit péniblement sa route par le bois désert de Threlkeld, jusqu’à ce qu’il aperçut dans une direction oblique l’étroite vallée de Saint-Jean, d’où le soleil couchant semblait ne s’éloigner qu’à regret : Ravi de sentir de nouveau la douce

1. 12

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influence de ses rayons, le roi arrêta son coursier ébloui par cette lumière soudaine, il protégea sa vue en élevant son gantelet à son front, et contempla à loisir l’aimable vallon, pendant que son armure étincelait comme la flamme d’un signal.

XIII.

Défendue par un rempart de montagnes, la vallée offrait une enceinte paisible ; la verdure en était arrosée par un ruisseau limpide ; au milieu s’élevait un fort couronné de tourelles aériennes, et entouré d’arcs-boutans et de bastions : sa tour et son vaste donjon se distinguaient de loin : on eût dit qu’un antique géant avait jadis construit les murailles massives de ce château pour y braver l’ambitieux Nembrod.

Au-dessus du fossé était suspendu un énorme pont levis, comme si un ennemi inspirait des craintes ; un guichet de bois de chêne dur comme l’airain, des barreaux de fer et des herses fourchues présentaient aux assailIans une barrière insurmontable ; mais aucune bannière ne flottait sur les créneaux ; aucune sentinelle ne se tenait sur le haut de la tour pour sonner du cor ; on ne voyait point de gardes au-delà du pont, et il n’y avait ni haches d’armes ni carquois sous l’arceau du portail gothique.

XIV.

Arthur fit trois fois le tour des sombres remparts du château sans apercevoir une seule créature vivante, sans entendre d’autre son que la voix du hibou mêlant ses lugubres concerts aux mugissemens des flots qui baignaient les fossés de cette forteresse.

Il descendit de son coursier, qu’il laissa brouter librement le gazon de la prairie, et se mit à gravir lentement l’étroit sentier qui conduisait au portail : Quand il fut parvenu sous l’arceau extérieur, il se prépara à sonner hardiment du cor, espérant interrompre le long sommeil du gardien de ce noir donjon, qu’il pensait devoir être la demeure d’un farouche magicien, d’un lutin

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hideux, ou peut-être de quelque géant païen, tyran de la vallée.

XV.

Deux fois les lèvres du monarque effleurèrent l’ivoire de son cor, et deux fois sa main le retira. N’allez pas vous imaginer qu’Arthur manquât de courage. Son bouclier portait le symbole de la sainte croix ; si une armée de païens s’était opposée à lui, il l’eût chargée avec audace ; cependant le silence de ce lieu antique pesa sur son cœur, et il s’arrêta un moment avant. Mais à peine le cor sonore avait retenti, que la porte s’ouvrit ; la herse se leva avec fracas jusqu’à la rainure de pierre, les poutres du pont-levis tremblant s’abaissèrent ; rien ne s’opposa plus à la marche du roi chevalier, qui s’avança sous les voûtes obscures, armé de l’invincible Caliburn.

XVI.

L’éclat soudain de cent torches brillantes dissipa les sombres ténèbres qui obscurcissaient les murailles, et découvrit aux yeux étonnés du roi les habitans de ce château. Ce n’était ni un magicien farouche, ni un lutin hideux, ni un géant informe, ni un chevalier païen. Mais les lampes, qui exhalaient une vapeur odorante, éclairaient de leur douce lumière une troupe de jeunes beautés. Elles accoururent comme les vagues légères qui bondissent sur le rivage ; cent voix répétèrent un tendre salut, cent jolies mains assaillirent la cotte de mailles du roi, et en délièrent à l’envi les boucles et les agrafes d’acier. Une de ces demoiselles le revêtit d’un magnifique manteau, une autre versa des parfums sur sa chevelure, une troisième le couronna d’une guirlande de myrte. Jamais une fiancée, au jour de ses noces, ne fut parée avec tant de soin et de gaieté.

XVII.

Toutes ces jeunes filles riaient. En vain le roi multipliait ses questions, elles le laissaient prier et supplier ; leur réponse était un nouvel éclat de rire. Elles feignaient

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ensuite de le charger de chaînes mais c’étaient des guirlandes composées des plus belles fleurs du printemps. Pendant que les unes réunissent les efforts de leurs bras délicats pour entraîner le chevalier de plus en plus surpris, d’autres, plus hardies, le pressent d’avancer en le frappant avec des touffes de lis et de roses.

Quatre jeunes filles partaient la lance de Tintadgel, et deux d’entre elles semblaient pouvoir à peine soulever la longue lame de Caliburn. Une autre, affectant une démarche martiale ; voulut placer sur son front le casque du héros, et poussa un cri de plaisir et de surprise en le sentant descendre sur ses yeux. Cet essaim folâtre s’avançait ainsi gaiement, avec des acclamations et des chants de triomphe.

XVIII.

Le roi captif fut conduit à travers mainte galerie et maint appartement. Enfin le cortège s’arrêta sous un beau portique. La plus âgée de la troupe (elle n’avait que dix-huit printemps) leva la main d’un air solennel, et commanda un silence respectueux pour recevoir la reine. Toutes ses compagnes se turent. Mais en jetant un regard furtif sur Arthur, leur rire étouffé se trahit dans les fossettes de leurs joues et dans leurs yeux animés par la gaieté.

XIX.

Les attributs de ces temps héroïques ne vivent plus que dans les chants du ménestrel. La nature épuisée aujourd’hui était alors prodigue du bien et du mal. La force était gigantesque, la valeur enfantait des prodiges, la science pénétrait au-delà des cieux, et la beauté avait des charmes si incomparables, qu’elle n’est même plus égalée par les rêves des amans. Mais même dans ces siècles romantiques, jamais les mortels n’avaient vu des attraits aussi, séduisans que ceux qui frappèrent les yeux éblouis d’Arthur, quand parut dans ce séjour enchanté la reine du château, au milieu du cortège de ses suivantes et de

CHANT PREMIER . 197

ses pages. En traversant à pas lents le portique, elle laissa tomber sur le monarque un regard expressif de ses noires prunelles ; ses joues se colorèrent d’un vif incarnat ; à peine si Arthur, épris et confus, put soutenir ce regard languissant. Un sage qui se fût trouvé à son côté pendant que son orgueil luttait encore contre l’amour, lui eût dit à l’oreille : — Prince, sois sur tes gardes ; arrache la proie du tigre furieux, attaque le lion aux abois, oppose-toi au. passage d’un cruel dragon, mais évite le piège séducteur de la beauté.

XX.

Ce combat fut bientôt terminé, lorsque la dame ; s’approcha de son hôte avec cet air gracieux dans lequel les femmes mêlent la courtoisie et la fierté avec tant d’adresse, qu’elles subjuguent et charment le cœur en même temps.

Elle fit d’abord un compliment poli à Arthur, puis elle le pria d’excuser la plaisanterie de ses suivantes frivoles ; qui, nées dans des grottes solitaires, ne savaient pas rendre au noble étranger les honneurs qui lui étaient dus ; elle lui demanda aussi de lui accorder la grâce d’accepter pour cette nuit l’hospitalité dans son château.

Le monarque accepta avec une modeste reconnaissance. Un banquet fut servi à un signe de la dame : des chants, des contes, d’aimables plaisanteries firent couler rapidement cette soirée.

XXI.

La dame était assise auprès du prince ; à son tour elle devint timide et confuse, et semblait écouter avec indifférence les propos légers qu’il lui répétait tout bas. Son air était modeste et ingénu, mais on y distinguait une ombre de contrainte, comme si elle était occupée du souci de cacher quelque pensée secrète ; elle s’arrêtait souvent au milieu d’une réponse, baissait ses yeux noirs, et étouffait le soupir langoureux qui soulevait les globes de son sein.

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Ce ne sont là que des symptômes ; mais comme le berger devine que le soleil embrasera le ciel par les vapeurs qui voilent l’horizon du matin, de même le monarque comprit par cette réserve affectée que le cœur de la dame nous tissait des passions plus ardentes que celles que laissaient deviner ses yeux.

Il devint plus pressant à mesure que le choc des verres excitait de plus en plus la gaieté des suivantes et le chant des ménestrels.

Mais pourquoi en dire davantage ? A quoi bon apprendre comment les chevaliers triomphent quand la beauté les écoute ? A quoi bon dire comment une passion tyrannique tire sa source d’une cause légère, et nous subjugue entièrement ? Quel mortel n’a pas éprouvé qu’un badinage nous conduit la folie, et la folie au péché ?

__________

5) CHANT SECOND. CONTINUATION DU RÉCIT DE LYULPH. 6) I.

Un autre jour se passe, puis un autre et un autre encore.

Le farouche Saxon, le Danois idolâtre ravagent de nouveau les côtes de la Bretagne. Arthur, la fleur de la chrétienté, traîne une vie indolente dans le château d’une belle ; son cor redouté des ennemis ne fait plus trembler que les cerfs de la Cumbrie ; Caliburn, l’orgueil de la. chevalerie anglaise, n’est plus que l’inutile ornement d’un guerrier enchaîné par l’amour.

II.

Un autre jour se passe, puis un autre et un autre encore.

Oubliant ses projets héroïques dans les plaisirs, Arthur ne songe plus à la table ronde; il consume sa vie

CHANT SECOND. 199

dans un amour illégitime, et perd le souvenir de sa belle épouse ; il aime mieux, en se jouant, ravir une fleur sur le sein de sa maîtresse, que d’enlever à un chevalier saxon les honneurs de son cimier ; il aime mieux décorer une noire chevelure des plumes du héron que son gerfaut a immolé, que de faire flotter sur l’autel du Christ les bannières conquises sur les infidèles.

C’est ainsi que de jour en jour sa vie s’écoule sans gloire ; mais celle qui entretient son rêve flatteur voit approcher avec crainte l’heure de son réveil.

III.

Les charmes terrestres des mortelles sont assez puissans pour détourner nos pas des sentiers pénibles de la vertu ; mais les charmes de Guendolen éclipsaient tous ceux des simples mortelles. Sa mère avait su plaire à un génie de la terre qui présidait jadis aux ruses des amans et aux triomphes des belles ; long-temps il avait reçu le culte idolâtre de la jeunesse bretonne, qui l’honorait par des danses et des hymnes sacrés, jusqu’à ce que la croix parût sur le sol d’Albion, et que le feu s’éteignît sur les autels païens.

Ce fut alors que le père de Guendolen maudit la perte de ses droits dans la solitude de Wastdale ; et, léguant à sa fille l’héritage de sa haine, l’instruisit dans l’art de tromper les mortels pour plonger dans la honte et les voluptés les glorieux défenseurs du nom chrétien.

Habile à entretenir de vaines pensées, promettant à tous pour ne rien accorder à aucun, Guendolen berçait d’espérances le jeune homme timide, et traitait avec la même cruauté celui qui était plus hardi et plus pressant. Comme on voit des enfans s’égarer loin de la maison paternelle, pour courir après l’arc-en-ciel ; ses amans renonçaient à l’estime, à la loyauté, à la gloire, pour l’illusion d’un songe.

IV.

Guendolen mit ainsi en usage tous ses artifices pour

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captiver les cœurs jusqu’à l’arrivée d’Arthur. Alors la fragile humanité eut part à ses émotions : fille d’une mortelle, elle oublia toutes les leçons de son père ; et, de princesse, devenue esclave soumise, elle s’aperçut trop tard, avec regret, que celui qui a tout n’a plus rien à espérer.

Guendolen voit la main de son amant presser souvent sa faible chaîne ; il lui faut resserrer chaque anneau qui s’efface peu à peu. Elle invoque l’art au secours de la nature, pour entourer sa robe d’une ceinture et pour boucler ses cheveux : tous les plaisirs obéissent à sa voix : les festins, les tournois et la danse. Elle se sert aussi de sa mémoire pour distraire Arthur par d’agréables récits : tour à tour plus sage qu’une mortelle, et faible comme son sexe ; tantôt accordant tout avec transport, et tantôt refusant avec une bouderie simulée, elle emploie tous les charmes pour retenir un cœur inconstant ; elle les emploie tous en vain.

V.

C’est ainsi que dans l’enceinte étroite d’un jardin borné par les remparts d’un château gothique, un artiste habile essaie de cacher les limites de sa propriété : il dispose ses allées en labyrinthe ; combine avec art les touffes d’arbres, et orne le terrain de bandes de fleurs, de taillis et de berceaux de verdure, pour séduire l’étranger et le forcer de s’arrêter avec plaisir dans d’agréables sentiers : vains artifices, vaines espérances ; tout est inutile ; nous parvenons enfin à la triste muraille, et, dégoûtés de fleurs et d’arbres façonnés par la main de l’homme, nous soupirons pour l’ombrage plus vaste des forêts.

VI.

Trois mois étaient passés lorsque Arthur, d’un ton d’embarras, parla de ses vassaux et de son trône, disant que son séjour avait été trop prolongé, et que les devoirs, qui sont la loi des monarques, devoirs inconnus aux autres hommes, le forçaient de s’arracher des bras de Guendolen.

CITANT SECOND. 201

Elle l’écouta en silence ; un amer sourire témoigna seul son dépit : son coup d’œil fit trembler Arthur, qui recommença plusieurs fois son discours interrompu, avouant par son air humilié qu’il était coupable du tort dont il cherchait à se justifier.

Il se tut : Guendolen le considéra un instant sans, lui répondre ; puis elle leva les yeux au ciel, une de ses mains voila son front pour cacher une larme qui échappait à son orgueil, tandis que l’autre. touchait les plis de sa robe.

VII.

Son regard et son attidude exprimaient le reproche ; la conscience du monarque comprit son idée ; il se hâta de s’écrier :

Non, madame, non ! ne pensez pas si défavorablement du prince Arthur ; ne croyez pas qu’il puisse abandonner le gage d’un amour mutuel : je jure par mon sceptre et mon épée, comme roi de la Bretagne et comme chevalier ; je jure que si vous me rendez père d’un fils, ce fils sera l’héritier d’un royaume ; mais si c’est une fille que m’accorde le destin, je veux, pour lui choisir un époux digne d’elle, que tous mes chevaliers combattent un jour entier en champ clos : mes chevaliers, les plus braves de la terre ; et ce sera celui qui par sa valeur, sera proclamé le premier de tous, qui aura seul des droits à obtenir la main de notre fille.

Ainsi parla Arthur d’une voix assurée et fière. Guendolen ne daigna pas lui répondre.

VIII.

Au point du jour, avant qu’aucun chantre des bocages fit entendre son concert matinal ou agitât son aile pour secouer une seule goutte de la rosée du buisson ; avant que le premier rayon du soleil eût percé de sa douce lumière la vapeur qui couvrait les créneaux, les portes roulent sur leurs gonds, le pont-levis s’abaisse, et Arthur franchit l’enceinte des remparts : il est revêtu de son

202 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

manteau, dont le précieux tissu vient de la Perse ; il est armé de pied en cap : son coursier de Libye bondit avec fierté sous son glorieux fardeau, et fait entendre un joyeux hennissement.

Le monarque soupire, partagé entre le remords et le regret de ses plaisirs, lorsque soudain à sa vue étonnée se montre la reine Guendolen.

IX.

Elle l’attendait au-delà du dernier rempart ; elle était vêtue comme une chasseresse des bois ; des sandales protégeaient la plante de ses pieds ; ses jambes étaient nues, et une plume d’aigle décorait ses cheveux ; son regard était ferme, sa démarche pleine de hardiesse, et sa main tenait une coupe d’or.

— Tu me quittes, dit-elle, et nous ne devons plus nous revoir ni dans la joie ni dans la douleur !... Je voudrais bien retarder cette heure fatale ; mais toi, daigneras-tu m’écouter ?... Non ; tes regards m’annoncent ta résolution. Attends du moins ; séparons-nous toujours amans et toujours amis.

Elle lui montre la coupe.

— Ce n’est point là, poursuit-elle, le suc grossier que produit la vigne de la terre ; savourons ce breuvage des Génies en nous disant adieu.

Elle dit, et vide la coupe à demi. Les couleurs fuient de ses joues si vermeilles ; ses yeux perdent leur vif éclat.

X.

Le monarque courtois se penche sur sa selle, prend la coupe et l’approche de ses lèvres ; une goutte s’échappe de ses bords, et, brûlante comme le feu liquide de l’enfer, elle tombe sur le cou du cheval, qui, gémissant avec un accent de douleur et d’effroi, bondit à la hauteur de vingt pieds.

Le laboureur montre encore l’empreinte que laissa le fer du coursier en s’abattant sur la pierre.

La main d’Arthur abandonne la coupe, qui répandit

CHANT SECOND. 203

une liqueur dévorante : le coursier vole, plus rapide que le roseau lancé par la corde de l’arc ; ni le mors, ni les rênes ne peuvent arrêter sa vitesse jusqu’à ce qu’il soit parvenu sur le sommet de la colline : là son souffle et ses forces lui manquent, et il tombe, épuisé par sa course impétueuse, sans mouvement et sans vie.

Le monarque, respirant à peine et confondu de surprise, tourne la tête et cherche des yeux le fatal château.

Il n’aperçoit ni donjon ni tours ; mais là où leurs pierres noircies se dessinaient naguère sur l’azur du ciel, le fleuve solitaire roulait ses flots mugissans autour d’une éminence sur laquelle on distinguait des fragmens de rochers.

Rêvant à cette étrange aventure, le roi retourne à Carlisle, et cherche, par les soins de la puissance royale, à effacer la mémoire du passé.

XI.

Quinze années s’écoulèrent ; chacune d’elles ceignit le front d’Arthur de nouvelles couronnes. Douze victoires sanglantes, obtenues avec honneur, soumirent les Saxons. La Bretagne fut délivrée de Bython, ce terrible géant, immolé par le glaive du monarque. Le Picte Gillamore et le Romain Lucius rendirent hommage à sa valeur. La gloire de sa table ronde fut célébrée dans tout l’univers : tout chevalier amoureux de la renommée et des aventures se rendait à la cour de Bretagne ; ceux qui souffraient l’injuste violence d’un tyran farouche venaient chercher un refuge auprès du trône d’Arthur, et n’imploraient jamais en vain son assistance.

XII.

C’était à l’époque de la Pentecôte que le roi tenait cour plénière : de toute part étaient convoqués les princes et les pairs ; tous ceux qui rendaient hommage pour leur terre ; les braves qui demandaient à être armés chevaliers de la main d’Arthur, et les opprimés qui avaient besoin d’implorer ses secours.

On célébrait alors des jeux et des fêtes, mais surtout des

204 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

tournois guerriers ; plus d’un champion étranger venait rompre une lance dans ces lices. Aucun des chevaliers d’Arthur, excepté ceux qui erraient sur quelque terre lointaine, n’eût voulu se dispenser de paraître devant lui le jour de la Pentecôte,

Ménestrels, quand la table ronde se montrait avec tous ses guerriers, quel noble sujet pour vos chants de triomphe ! Cinq siècles ont passé depuis ; mais le monde n’existera plus avant que le trône d’Angleterre se voie entouré d’un semblable éclat.

XIII.

Les hérauts proclamaient le lieu désigné pour le rendez-vous ; c’était à Caerleon ou Camelot, souvent aussi à Carlisle ; cette fois-ci la fête devait se célébrer à Penrith, et la fleur de la chevalerie était assemblée dans le beau vallon d’Eamont.

On y admirait Galaad aux formes gracieuses et mâles, et dont les traits avaient la douceur, de ceux d’une vierge ; Morolt à la massue de fer ; Tristan si malheureux en amour ; Dinadam au coup d’œil vif ; Lanval à la lance enchantée ; Mordred au regard louche ; Brunor enfin et Bévidère : faut-il nommer encore sir Cay, sir Banier, sir Bore, sir Carodac, l’aimable et tendre Gawain, Hector de Mares, Pellinore, et Lancelot, qui, toujours plus épris, regardait la reine à la dérobée.

XIV.

Au moment ou le vin coulait à grands flots dans les coupes, et que les harpistes répétaient leurs airs les plus gais, l’aigre son d’une trompette ébranla soudain la terre, et les maréchaux du tournois firent faire place dans l’enceinte.

Une jeune fille, montée sur un palefroi blanc et conduisant une troupe de belles damoiselles, s’avança avec grâce, mit pied à terre, et fléchit le genou devant le roi.

Arthur ne put voir sans émotion sa fierté, tempérée par le respect, son costume de chasseresse, son arc et son

CHANT SECOND. 205

baudrier brodé d’or, ses sandales, ses jambes nues, et la plume d’aigle qui ornait ses cheveux.

Elle rejeta en arrière les plis de son voile ; et le roi, se levant de son siège, fut sur le point de s’écrier : — Guendolen ! — Mais c’était un visage plus ingénu et moins régulier, qui tenait le milieu entre celui de la femme et celui de l’enfant, et dans lequel il y avait le sourire naïf d’une simple mortelle, plutôt que l’attrait séduisant d’une fée. Dans la noble fierté de son front, on reconnaissait les traits de la race royale de Pendragon.

XV.

Elle dit en hésitant :

— Grand prince ! vous voyez une orpheline venant, au nom d’une mère qui n’est plus, réclamer la protection que son père jura de lui accorder. Ce serment fut prononcé dans le vallon solitaire de Saint-Jean.

Aussitôt le roi releva la suppliante, déposa un baiser sur son front, loua sa beauté, et dit que son serment serait accompli avant que le soleil se fût éclipsé dans l’Océan ; puis il regarda la reine avec un air qui exprimait l’aveu d’une ancienne faiblesse. Mais Genièvre, sans se troubler, lui répondit qu’elle était pleine d’indulgence pour la fragilité humaine ; et elle se tourna vers Lancelot en souriant.

XVI.

— Debout ! debout ! vous tous braves chevaliers ! Prenez vos boucliers, vos glaives, vos lances ; celui qui méritera le prix de la valeur recevra la main de ma Gyneth. La fille d’Arthur portera une riche dot à son époux : je lui donne Strath-Clyde et Reged, la ville et le château de Carlisle.

On entendit alors de toute part ces braves chevaliers crier à leurs écuyers et à leurs pages : — Apportez-moi mon armure ; amenez mon coursier ; ce n’est pas tous les jours que le courage peut conquérir une fiancée royale.

Les manteaux et les toques de cérémonie sont jetés de

206 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

côté ; les casques et les lances étincellent ; les hauberts d’acier retentissent : les costumes de la paix sont dédaignés, les ramasse qui veut ; des colliers de perle et des draps d’or brillent sur les ronces et sur les buissons.

XVII.

Le son de la trompette rassemble cinquante chevaliers de la table ronde : tous se présentent pour disputer le noble prix qui leur est offert ; tous, excepté trois. Ni la foi d’un amour partagé, ni les sermens de l’hymen ne peuvent arrêter ces preux ; l’hymen pardonne un vœu violé à celui qui fait pénitence ou qui achète l’indulgence avec l’or.

En vain les dames soupirent et regardent ces combattans pour leur rappeler leurs droits, les gages de l’amour et de la loyauté ; les chevaliers sont si occupés de leurs baudriers et de leurs éperons, qu’ils n’entendent ni ne voient les soupirs et les coups d’œil de leurs dames ; chacun d’eux détourne la tête et se dit à lui même : — Si ma lance me seconde, une reine devient ma fiancée ; elle m’apporte pour dot Strath-Clyde, Reged, la ville et le château de Carlisle, et de plus, jamais couronne ne ceignit le front d’une princesse aussi belle.

Ils se hâtent donc de se mettre en selle et de baisser leurs visières.

XVIII.

Tous les champions, armés de pied en cap, sont réunis dans l’arène ; il n’est que trois chevaliers de la cour d’Arthur qui manquent au tournoi. La renommée proclame encore ces trois amans comme des modèles de constance : deux d’entre eux aimaient la femme de leur prochain, et un seul la sienne ; le premier était Lancelot du Lac, le second Tristan, et le troisième ce valeureux Carodac qui gagna la coupe d’or quand il sortit triomphant de cette plaisante épreuve qui convainquit tous les courtisans d’Arthur que Carodac était le seul dont la femme fût fidèle.

CHANT SECOND. 207

Vainement l’envie disait tout bas que, s’il n’eût été retenu par la honte, sir Carodac eût sacrifié volontiers sa femme et la coupe pour entrer dans la lice ; puisque seul, dans cette cour brillante, il se montra fidèle au culte sacré de l’hymen, médise de lui qui voudra, je me garderai bien d’en parler sans respect.

XIX.

Les coursiers bondissent ; on voit flotter les panonceaux et les plumes ondoyantes ; les chevaliers parcourent l’arène dans le brillant appareil des tournois.

Le roi Arthur contemple en eux avec regret la fleur de la chevalerie, le boulevard de la foi, le bouclier du royaume à l’heure du danger ; trop tard il réfléchit aux malheurs qui pourraient résulter de leur combat à outrance ; car il n’ignorait pas qu’ils ne consentiraient à se séparer qu’après que la mort aurait glacé plus d’un cœur bouillant de courage : il commença à maudire son vœu téméraire, prit Gyneth à part, lui remit son sceptre, mais lui donna ces avis sévères et prudens.

XX.

Tu vois, ma fille, que, lié par ma promesse, je fais sonner les clairons pour annoncer le tournoi ; reçois mon sceptre, comme reine et arbitre de ces joutes guerrières mais écoute-moi bien. Si la beauté est l’astre vers lequel tout chevalier se tourne sans cesse ; si au premier mot de sa bouche il tire l’épée, regardant ses louanges comme sa plus douce récompense, il faut que la douce, beauté n’exige jamais de la chevalerie des travaux inutiles et dangereux. Ses yeux doivent toujours être comme ces astres gémeaux qui calment la mer agitée ; et sa voix, par des paroles de paix, doit faire cesser l’orage des batailles. Je te parle ainsi, ma fille, de peur que ces chevaliers ne changent ce tournoi en véritable guerre. Laisse-les s’élancer des barrières au son des clairons, et se rendre coup pour coup ; ce ne sont point de jeunes novices qui sont mis hors de combat pour un heaume brisé ou un

208 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

cheval abattu : mais, Gyneth, quand la mêlée deviendra plus chaude, qu’ils se menaceront de la mort ou de blessures mortelles, ton père te supplie, ton roi te commande de baisser le sceptre que je remets en tes mains. Confie ta destinée à ton père ; ne doute pas qu’il ne te choisisse un époux digne de toi, et ne permets pas qu’on dise que l’orgueil de Gyneth a enlevé un fleuron de la couronne d’Arthur.

XXI.

La rougeur du dépit et de l’orgueil blessé colora le front de neige de Gyneth ; sa main abandonna le sceptre paternel.

— Réserve tes dons ainsi limités, ô mon roi ! pour une femme d’un rang moins élevé que le mien, dit-elle. Il n’est pas un baron saxon qui n’estime plus son héritière que le roi de la Bretagne n’estime Gyneth, quoique la fille du seigneur campagnard, basanée par le soleil, n’ait pour dot épie le manoir-de son père et un stérile rocher. Le roi Arthur a juré dans la vallée de Saint-Jean ; par sa couronne et son épée, comme chevalier et comme maître de la Bretagne, que ses preux combattraient un jour entier : ses preux, les plus braves guerriers de l’univers !

Révoque ton serment, et la pauvre Gyneth retournera dans sa vallée natale. La tache qui souille ton épée et ta couronne ne restera pas imprimée sur ta fille ; ne pense pas qu’elle consente jamais à cesser d’être vierge, si elle ne peut donner sa main au. plus brave des•chevalièrs ! La fille de Pendragon ne craindra ni le cliquetis des fers ni les éclats des Iances ; elle ne reculera pas de terreur à la vue du sang. La triste Guendolen lui a trop bien. fait con-naître l’infidélité des hommes, pour que sa fille les plaigne quand ils reçoivent la récompense qu’ils méritent !

XXII.

Le vaillant monarque regarda sa fille avec un air de courroux, puis il soupira en disant : — J’accorde... ce que je,ne puis refuser ; car ni le dan-

CHANT SECO ND. 20

ger, ni la crainte, ni la mort, ne pourront forcer Arthur à violer sa promesse. Je m’aperçois trop tard que ta mère t’a légué son cœur impitoyable... Je ne la blâme point ; elle avait des torts à venger : mais mes fautes doivent-elles être expiées par ces braves ? Fais donc de mon sceptre l’usage que tu voudras ; je te jure que, si un seul de mes chevaliers perd-la vie, Gyneth sera privée de la place qu’elle devrait occuper dans mon cœur, en qualité de fille d’Arthur.

Il dit, et détourne la tête, ne pouvant supporter l’orgueil avec lequel Gyneth tient le sceptre élevé dans sa main, comme l’arbitre de la vie et de la mort. Arthur n’osa pas regarder davantage ses braves chevaliers, qui s’avançaient en ordre dans la lice ; car le son de la trompette affligea son oreille comme le glas de la cloche des funérailles. Ce fut la première fois que le héros breton détôurna les’ yeux du spectacle des combats.

XXIII.

Mais Gyneth entendit ces bruyantes fanfares avec Ia. joie du faucon qui reconnaît le cri de la perdrix. Oh ! ne la blâmez pas ; le sang qui coulait dans, ses. veines avait pris sa source dans un cœur que la musique guerrière faisait bondir avec transport... Et d’ailleurs l’œil de la femme la plus timide aurait pu contempler un moment, sans émotion, le choc de ces braves chevaliers, tant leur adresse était grande pour porter les coups et les parer. Leur combat fut un spectacle innocent tant que les cottes de mailles et l’acier résistèrent ; l’arène était parsemée de plumes de toutes couleurs, que le vent faisait voler çà et là ; mais les corselets et les casques n’étaient point encore souillés de sang, comme si les panaches seuls devaient. souffrir de cette noble joute. A. mesure que Faction devient plus vive, lavoir sonore des clairons devient plus animée ; comme le chant aigu de l’alouette qui se mêle au : murmure des brises d’avriI, sous l’ombre mobile du bocage,

3.

21O LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

XXIV.

EientM ce jeu se change en "véritable combat, les lances font couler le sang, les épées font jaillir des flammes ; cavaliers et coursiers roulent sur la poussière... pour rte plus se relever. L’appareil brillant du tournoi n’existe plus ; les boucliers sont brisés, les heaumes bossués, les cottes de mailles déchirées, et les panonceaux’ teints de sang. Le désordre a détruit la symétrie qui flat tait l’œil ; la force et le désespoir s’ouvrent un passage par des blessures -mortelles : — on ne mesure plus ses coups,

et les clairons font entendre des sons semblables aux cris ;, lugubres -de l’oiseau de mer qui chante au-dessus de Pa

l’hymne de’ mort du nauvragé.

XXV.

On eût dit, dans cette journée- fatale, que le destin" voulait anticiper sur la -ruine de Camlan, et épargner un= crime au sombre Mordred. Déjà vingt chevaliers de la, table ronde, l’élite de la chevalerie, étaient gisans sur le sable. _.

Dans sa douleur, Arthur arrache sa barbe blanche et’ ses cheveux l’orgueilleuse ‘Gyneth elle-même éprouve. une horreur involontaire et frémit de crainte et de pitié ; mais il lui semblait que l’ombre de sa mère, planant sur le tumulte, lui défendait de faire cesser le carnage, et lui ; reprochait les larmes qu’elle se sentait près de verser.

Alors périrent Brunor, Taulas, Mador, Relias-le-Blanc, Lionel, et maint brave champion. Rochenïont, Dina dam, Ferrand de la Forêt-Noire, sont étendus expirans dans la poussière ; Vanoc, poursuivi jusqu’aux gradins de l’amphithéâtre par le terrible Morolt le jeune Vanoc, dont un léger duvet protégeait à peine le menton ; Vanœ, f ls de Merlin, et cher à la gloire,_va tomber presque aux-pieds de Gyneth, dont les sandales furent rougies de son sang. Mais soudain le ciel se couvre, un vent d’orage Mugit, la terre tremble et s’entr’ouvre, et de son sein on-voit sortir le terrible magicien Merlin.

CHANT SECOND . 209

XXVI.

L’enchanteur jette un regard d’horreur sur la lice ensanglantée par le carnage, et, levant la main avec un air sévère, il s’écrie :

— Insensés ! suspendez votre combat ; et toi, beauté eause de tous ces malheurs, écoute l’arrêt du destin :

— Le sommeil fermera long-temps tes ÿeux, qui ont refusé leurs larmes à la pitié ; une léthargid profonde pèsera sur ton cœur, qui a dédaigné d’être ému :’eêpert= fiant, puisque les leçons de ta mère- ont surpris ce cceult ‘ sans expérience, et en faveur de ‘la race d’Arthur, la grâce sera mêlée ‘au châtiment tu subiras ton arrêt dans le vallon de"Saiï t-Jean ; c’ést lâ pie tu .dormiras jusqu’à ce que tu soi§ reveillée• par un chevalier dont lés exploits égalént ceux de la table ronde. La durée de ton sommeil apprendra à l’univers tous les maux que lui a causés l’orgueil-de Gyneth, le jour dans lequel ont péri les compas gnons d’Arthur.

XXVII.

Pendant que Merlin parle, le sommeil commence déjà à s’appesantir sur les yeux de Gyneth : la crainte et la colère cherchent en vain à y entretenir,la clarté qui les anime ; deux fois elle passe péniblement sa main sur, son front, deux fois elle essaie de s’élancer du siège fatal où elle est assise. Merlin a .prononce la sentence magique : Ià mort de Vanoc doit être vengée ; le rideau des longues paupières de Gyneth s’abaisse lentement sur ses prunelles d’azur,. comme on voit, un soir d’été, les violettes fer : mer leurs corolles odorantes. Le sceptre pesant fait fléchir sa main ; sa tête se penche sur ses épaules ; les réseaux de — soie, d’or et de perles qui enchaînaient ses cheveux, en laissent échapper les bondes d’ébène sur ses bras et son seingde neige.

Immobile sur son siège d’ivoire, Gyneth était si bellé que son père côurroucé supplia le sévère Merlin d’adoucir son arrêt,., et les chevaliers auraient,volontiers poule

212 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

elle renouvelé leur combat. Mais bientôt au milieu d’un nuage enchanté, Gyneth_ disparut à leurs yeux.

XXVIII.

Gyneth subit sa sentence dans la vallée de Saint-Jean, et parfois son image vient se mêler aux rêves d’un chevalier, afin de lui révéler son sort et implorer le secours de son bras pour briser sa chaîne. Dans les premières années qui suivirent cetevenemenf merveilleux, maint guerrier accourut pour la délivrer, du nord, de l’est„ de l’ouest et du midi, du Liffey, de la Tamise et du Forth ; plusieurs cherchèrent vainement dans le vallon sans apercevoir ni —

f

‘tour ni château. On ne peut en effet le découvrir dans tous les temps, et il faut jefner et veiller plusieurs nuits pour voir ses remparts magiques. Du petit nombre de ceux qui persévérèrent dans leur entreprise, quelques uns se retirèrent après avoir lu l’inscription menaçante gravée sur la porte ;,et les autres qui osèrent la franchir, ne sont jamais revenus. Aujourd’hui, presque oubliée ; Gyneth risque de dormir d’un sommeil aussi profond que celui de la tombe, jusqu’au jour oI la trompette de l’archange nous réveiller.

fin du conte de lyulph

i.

Arrêtons-nous ici, ô mes vers ! car trop tôt, ma Lucy, arrive l’heure de midi. Déjà les hôtes de ton orgueilleux château commencent à errer çà et là pour abréger, les heures de la journée par des promenades oisives ; ce sont des gentilshommes et des beaux esprits incapables de faire rien, et embarrasses de n avoir rien à faire. Cet asile n’est plus bon pour nous : en effet, Lucy, tu rougirais de nous voir surpris par quelque fantôme décharné ; petit-maître avec des fuseaux pour jambes, au menton perdu dans sa cravate, à la bouche béante et air rire moqueur. ; Pour moi, pauvre roturiers comment supporterais-je -le

CHANT SECOND. 213

mépris du sceptre adonisé ? Ma foi ! il aurait beaucoup à craindre : un rameau de ce vieux chêne serait ma baguette magique.

ii.

Ou, s’il est encore. de trop bonne heure pour nos petits-maîtres aux larges pantalons, et si les désœuvrés s’éloignent- rarement des allées sablées, grâce au ciel, la mode a créé des cœurs plus aventureux. La mode inspire des artistes qui dédaignent de suivre les règles de la vaste nature, et qui, dans leur art "pédantesqùe,-s’,arrogeant le droit de la limiter, condamnent toute enceinte qui con-tient plus de trois pieds carrés. Ce bosquet pourrait bien leur paraître un heureux terrain pour y dessiner leurs perspectives étroites.

La mode encore a ses poètes, qui ont l’habitude de ré-citer leurs lais- doucereux à la lueur de la bougie et en s’accompagnant du bruit des soucoupes, pendant que la — liqueur — succède au café. Quelques uns de ces bardes pôurraient bien venir s’égarer ici pour y méditer un impromptu.

Si un chasseur allait survenir à la suitede son épagneul et en s’annonçant par ses bruyantes clameurs ; ou si quel-que Juliette, possédée de la manie des comédies bourgeoises, s’avisait de choisir cet ombrage pour y répéter son rôle... Nous devons éviter avec le même soin pain tres, comédiennes, poètes et chasseurs ; tous ces insectes — qui voltigent dans l’atmosphère de la mode, hannetons, gtfépes ou papillons, sont à craindre pour nous, rien n’est dangereux comme leur bourdonnement ou leurs chuchotemens.

III.

Mais, 6 ma Lucy, dis-moi, nous faudrâ-t-il long-temps craindre encore cet essaim frivole, et nous abaisser à dis-simuler -avec de lâches précautions `les véritables senti mens de nos cœurs ?Tu n’as point de père ni de mère dont les justes désirs doivent disposer de la : main obéissante

214 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

de leur fille : tes ;puteurs veulent chacun te faire adopter leur propre choix : quel este celui que Lucy préfère ?.,. Serait-ce ce petit fat, officier de salon, qui aime à faire briller auprès des femmes ses armes inconnues à l’ennemi ; ; dont le sabre traîne par terre, et dont les jambes. grêles nagent dans des bottes informes : oh ! sans doute, c’est un nouvel Achille.... L’acier a abandonné son sein- pour aller protéger son talon.. — Au lieu de la grâce simple et martiale qui parait jadis nos guerriers, il étale les orne-mens étrangers d’une chaîne et de ses éperons retentis, sans ; c’est, une friperie ambulante de plumes, de galons et de fourrures.

iv

Serait-ce ce jeune orateur instruit de si bonne heure dans la science de la politique, qui disserte sur l’honneur, la liberté, la bonne foi, comme s’il avait appris ces belles leçons par cœur ; Chesterfield a été son maître de morale ; il se vanté d’être un logicien profond, et n’exprime l’idée la plus commune qu’avec le style des Chambres

même en racontant l’histoire du rat et de la souris, il rappellera à l’ordre, demandera la parole, vous nommera son honorable ami, proposera une motion, et s’opposera à la clôture.

v.

Quoi ! ni l’un ni l’autre, Lucy ? en est-il un troisième capable d’obtenir la préférence sur de tels rivaux ?

O ma Lucy ! pourquoi détournes-tu la tête avec cet air de fierté,blessée ? pardonne-moi, ma bien-année, je puis supporter ce regard de courroux ! Si je possédais toutes les richesses de Russel, si mes écussons pouvaient rivaliser avec ceux des Howard ; je donnerais tout pour qu’il me Mt permis de sécher la larme tremblante qui mette tes yeux. Ne pense pas que je craigne que ces fats puissent obtenir de Lucy autre chose qu’un sourire indifférent ; mais cependant, si la richesse et les titres chan-gent en monnaie courante des jetons dores, n’aurai -je

CHANT SECOND. 215

rien à craindre quand le rang et la naissance graveront leur empreinte sur l’or pur du vrai mérite ? Il est des nobles dont le courage rivalise avec la gloire qui anoblit leurs, ancêtres ; il est des citoyens, amis de leur pays, à qui l’expérience a appris à guider le vaisseau de l’état au mi-lieu des orages ; il en est... Si de tels rivaux te disputaient à Arthur, ne devrait-il pas trembler et se, taire, s’exiler sur un rivage lointain, et y consumer sa vie dans les regrets et les pleurs.

vi.

Qu’as-tu vu, qu’as-tu entendu qui t’alarme ? Pourquoi Lucy se penche-t-elle sur le bras d’Arthur ? Seraient-ce les inégalités du sentier pierreux qui te font chercher l’appui de ton amant ? Oh, non ! rien ne s’offre à ma vue, je n’entends aucun bruit qui puisse té menacer d’un ‘danger, et la pelouse que nous foulons serait mi tapis digne de la reine des fées. Cette légère étreinte n’était que pour avertir Arthur que Lucy l’aime et voudrait bannir de son cœur la méfiance et ses doutes peu généreux.

vii.

Mais veux-tu faire fair ces fantômes qui me poursui-vent, comme on voit le brouillard s’évanouir devant la clarté de l’aurore ? II existe un charme invincible... faut-il te l’apprendre ou te le laisser deviner ?... C’est ici... al-Ions, ne me retire pas ta main ; c’est ici, autour de ce doigt si délicatement arrondi, qu’il faut placer l’amulette d’or qui, bénie par de saintes prières, peut changer en transports l’inquiétude d’un amant ; bannir àjamais sa jalousie et ses doutes, et remplacer ses craintes par l’extase du bonheur.

VIII.

Allons, crois-moi, Lucy, le conte de ton amant a été trop long ; et toi, pourquoi rester muette, ma bien-année ?’n’ai-je pas babillé tout le jour ? A. son tour Lucy ne daignera-t-elle pas prononcer un. mot pour me con

216 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

tenter ? je ne demande qu’un mot, un seul… composé de trois simples lettres : que ce soit, OUI.

INTRODUCTION AU CHANT TROISIÈME.

i.

O toi, que j’aimai si long-temps, et qui n’as récompensé ma constance que depuis peu ; doux- espoir de ma — vie, et aujourd’hui épouse d’Arthur ! dis-moi, le vallon agreste d’Alpine ne te rappelle-t-il pas nos promenades favorites ? . Nous pouvons saisir ici — une ressemblance bizarre, quoique moins douce et moins gracieuse, comme on reconnaît sur le visage farouche du geirierles traits de sa sœur.

Notre hôte des montagnes nous avait bien avertis que nous traverserions à pied ce défilé sauvage, pendant que nos coursiers fatigués traînent lentement notre chaise au-tour de la base énorme Ben-Cruach.

Ce vieux montagnard rusé nous a vanté, avec un orgueil écossais, — son vallon et ses. arides montagnes ; son œil semble fait pour admirer la nature, et pour admirer aussi, je crois, la grâce piquante de la beauté. Même dans sa classe on retrouve l’esprit observateur de l’Écossais subtil ; ni la voiture ni notre suite n’ont pu exciter sur son visage l’expression vulgaire de la surprise ; mais quand le vieil Allan s’est mis à nous expliquer le nom celtique de Beal-na-Paish 1, son salut respectueux adressé à ma fiancée disait assez que c’était pour elle- qu’il récitait sa légende, pendant que ma Lucy rougissait de son regard courtois, réservé et malin.

ii.

Mais c’est assez parler de lui maintenant : avant de nous

(1) Beal-na-Paish, vallée des Fiançailles.

INTRODUCTION AU CHANT TROISIÈME. 217

plonger dans la vallée, et de perdre la perspective qui s’offre à nous,- tourne-toi, mon amie ; regarde encore une fois ce lac bleuâtre, dont le rivage semble nous fuir. Sur son cristal poli, les ombres ressemblent à ces objets aperçus dans un songe du matin, alors que mous sentons que nous sommes endormis, et que ce n’est qu’une vision qui nous abuse. Telles sont, sur le sein humide de ce lac, les images des montagnes boisées dont les roches se distinguent de l’azur des cieux s on.. y pourrait compter tous les nuages qui flottent dans les airs nous admirons ce tableau enchanté, et nous savons cependant qu’il n’est produit que par de vaines ombres. Tels étaient les rêves charmans d’Arthur quand il eut aperçu sa Lucy pour la première fois, et qu’il soupirait avec tristesse, désespérant de les voir jamais réalisés.

III.

Mais à présent, Lucy, contemple le joli vallon où nous dirigeons nos pas ; le sentier magique que nous suivons n’est distingué que par une nuance de verdure plus vive, et serpente autour de la fougère pourprée, au milieu des fleurs de mille couleurs qui la bordent.. Remarque comme ces petits filets d’onde argentée descendent en bondissant pour aller unir leur voix au murmure plaintif du ruisseau. On croit entendre gémir la naïade solitaire des montagnes, couronnée de son diadème fantastique, formé des feuilles du bouleau, du genévrier et du sureau.

Ce n’est plus ici une illusion ; -ces fleurs, ce ruisseau qui soupire, ces jolis berceaux nous appartiennent, ô ma. Lucy ! Depuis que ton Arthur peut t’appeler du nom d’épouse, telle est pour nous la perspective de la vie un délicieux sentier — qui serpente au milieu des ruisseaux mélodieux et des collines à la douce pente. Il est vrai que les mortels ne peuvent dire ce qui les attend dans la vallée où se dirigent leurs pas incertains ; mais que ce soit bonheur ou malheur, ah ! du moins, nous parcourrons le sentier en entrelaçant nos bras.

218 INTRODUCTION AU CHANT TROISIÈME.

IV.

Veux-tu enfin savoir, ma Lucy, pourquoi je t’ai refusé deux fois de continuer, la légende du vaillant chevalier de Triermain. Un peu piquée, tu fis le serment de ne plus me la demander jusqu’à ce que l’accès poétique me reprît, et me rendit moi-même jaloux d’être écouté. Mais, mon aimable amie, la première fois que tu me prias de continuer ce récit romantique, n’était-ce pas ce jour forlunéqui fut témoin du don de ta main ?. Ébloui de mon bonheur, pouvais je me rappeler, voir, entendre d’autre objet que ma Lucy, dans le passé, le présent ou l’avenir ? mon ravissement avait opéré sur moi l’effet d’un philtre magique.

v.

Je te refusai une seconde fois dans la belle capitale de la ‘Clyde : ma harpe, ou pour revenir à la vieille expression classique, car la harpe est un mot répété à satiété par nos bardes modernes ; ma muse, dis-je,. ne se réveille qu’auprès du lac silencieux, ou sous l’ombrage épais des forêts. C’est une nymphe sauvage et rustique dont le pied nu aime à fouler la pelouse fleurie, la mousse et le thym. De peur que la simple couronne de lis qui ceint son front ne se flétrisse, elle se tient sans cesse cachée dans les verts bocages pour y méditer ses vers.

vi.

La voici ! la voix chérie du ruisseau solitaire a frappé son oreille ; la clairière a séduit ses yeux ; elle désire mêler ses chants au murmure du ruisseau qui jaillit de la montagne ; elle va tenter de— charmer le voyage de Lucy en disant aux échos de Ben-Cruah comment se termina le conte que ma bien-aimée prit jadis plaisir à écouter ; elle est inspirée ! Écoute comment Roland se rendit à la vallée de Saint-Jean.

LES FIANÇAILLES DE TIERMAIN. CHANT TROISIÈME.

i.

Que Bewcastle garde son château ; que les coursiers de Speir-Adam demeurent dans leur étable, et que les hardis archers de Hartley-Burn se contentent de lancer leurs traits du haut de leurs remparts. Les guerriers de Liddesdale peuvent armer leurs talons de l’éperon, ceux de Teviot ceindre le glaive, Tarras et Ewes faire leurs- -excursions nocturnes, et l’Eskdale ravager le Cumberland. Les habitans dés frontières exposées au pillage n’ont plus de -représailles à exercer, câr il leur manque-Pépée du. brave De Vaux ; ils ne reçoivent aucun secours de Trier-main : ce seigneur, cherchant une périlleuse aventure, est parti seul, et nuit et jour il veille dans la-valléede Saint-Jean. —

ii.

Quand il commença la première veille, la lune avait déjà marqué douze nuits de l’été ; elle brillait dans son plein ; suspendue à la voûte azurée du ciel, elle laissait tomber ses molles clartés sur les ruisseaux, la montagne et le vallon. Étendu sur la bruyère qui revêt . les flancs "de la colline, sir Roland. contemplait la vallée, mais surtout ce groupe de rochers sur le sommet- desquels, "selon le récit du vieux Lyulph, était la demeure de la beauté dé-laissée.

Les rayons de l’astre des nuits se brisaient contre sson armure étincelante, et leurs tremblans reflets se jouaient sur l’acier arrondi de son bouclier, déposé à côté de lui, comme sur le cristal d’une onde paisible.

III.

Il continuait de veiller, et plusieurs fois, quand la lune éclairait l’éminence enchantée, il lui semblait la..voir changer tout-à-coup d’aspect, comme si les rochers allaient se transformer en murailles surmontées de tourelles. Mais.

LES FIANCAILLES DE T11IEIRMAIN.ü

à peine son cœur palpitait-il d’espoir, que s’évanouissait l’illusion vaine qu’avait conçue son imagination inquiète, et impatiente d’être abusée. Tout ce qu’il croyait voir n’était qu’une création trompeuse, semblable à celles qui, dans un château solitaire, abusent les yeux, lorsque, contemplant d’un air rêveur les tisons à demi éteints du foyer,` nous découvrons dans °la flamme rougeâtre, des clochers, dés tours et des créneaux.

A la lumière de la lune comme. celle ‘du soleil, à la première lueur de l’aurore comme à celle de l’étoile du soir, dans toutes les saisons et à toutes le heures, parle brouillard, le soleil ou la pluie, les rochers restaient dans le même état.

IV.

Souvent De Vaux parcourt l’éminence enchantée, gravit son sommet ou en fait le tour : tout ce qu’il peut découvrir, c’est que le groupe informe de ces masses, aperçu de Ioin, ressembleà une forteresse.

Cependant" le guerrierdort rarement ; nepr’end qu’un repas frugal et ne boit que l’eau de la source ; il se promène tout le jour sur la colline, et quand la bise du soir refroidit l’air, il cherche un asile dans une grotte rocailleuse ; tel qu’un pauvre ermite, il y répète son rosaire, son crue ; "son credo, et invoque tous les saints pour qu’ils daignent rompre le charme qui s’oppose à ses audacièux projets.

v.

Mais la lune a caché son disque réduit à un fil argenté qui flotte obscurément au milieu du ciel pendant que les nuages de la nuit, poursuivis par le vent des orages, passent avec rapidité sur son pâle croissant. Le ruisseau gronde et fuit impétueux, car la pluie a grossi les sources des montagnes qui vomissent des torrens : le tonnerre mugit dans le lointain, et souvent l’éclair traverse la vallée avec ses flammes bleuâtres. De Vaux s’était retiré dans la grotte (aucun mortel n’eût osé braver l’orage) il livr ait

CHANT TROISIÉME. 219

son_âmeà de tristes méditations, jusqu’à ce que, assoupi par le murmure sourd du torrent et le sifflement mélancolique de la bise, il sentit succéder à sa rêverie un som-. meil interrompu.

vi.

Ce fut alors qu’il entendit un, son, lugubre... Bruit etrange et effrayant au milieu d’un désert dont les seuls habitans étaient le daim et le coq de bruyère !

Roland se réveille et tressaille, ilentend de nouveau ce bruit solennel et mesuré qui se répète onze fois, comme la voix d’airain d’une orgueilleuse cathédrale, ou le toc-sin d’une cité.

Quelle fut la première ilppression que produisit ce bruit sur Roland, dans cette solitude ? Je serais désolé de mëdire d’un guerrier, mais je dois être fidèle à ma franchise de ménestrel : sa première pensée fut une pensée de crainte.

vii.

Cependant un mélange d’émotions plus généreuses suc-céda bientôt à ce frémissement passager ; Roland se sentit animé par le. vif désir de l’amour ; l’ardente espérance, la noble valeur, et ce fier enthousiasme de chevalerie qui brûle d’affronter le péril. —

Le guerrier s’élança de la grotte long-temps avant qu’eût expiré .la voix des. échos qui répétèrent le son étrange qu’il venait d’entendre. Ce son s’était prolongé au -loin, de précipice en précipice, depuis Glaramara et le pic de= Grisdale, jusqu’aux hauteurs du Legbert.et aux vallons de Derwent.

Assourdi et frappé de surprise, le chevalier fixa ses regards sur l’impénétrable obscurité de la nuit, jusqu’à :ce que le silence ne fût plus troublé que par le mugissement monotone du torrent et la voix de la brise.

Soudain du côté du nord une lumière brilla à l’horizon comme un trait de flamme, et unmétéore : roula lente

229 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

ment son orbe de feu sur"la cime du Legbert, comme s’il eût été dirigé par une impulsion magique. On aurait pu croire qu’un farouche-démon -s’avançait sur ce char ens flammé pour accomplir un funeste message. — Une funèbre clarté se répandit sur la vallée, les touffes des arbres, la montagne, le torrent, lés fragmens suspendus- du rocher et-la bruyante cascade. La perspective du tableau. était étendue, mais altérée ;-fine teinte "de sang paraissait nuan — ëer’ :ie noir rocher, l’onde argentée du ruisseau, et même l’aimable verdure du bocage.

IX.

De Vaux avait vu les derniers rayons du soleil couehan se poser la veille"sur. lé sommet de 1’éminénee enchantée. Il~n’a-ait aperçu que des rochers épars dont les massesèffroyables étaient suspendues sur les flots mugissans. Que vèit l-à la lueur de-ce météore ?.,. Un château couronné de bannières, un donjon, une tour, des arcs-botitans, des murs crénelés jettent leurs ombres sur l’onde rapide. — ’- Ce n’est pas une`i’ilu’sion ; De Vaux remarque les meurtrières et les parapets pendant que le météore s’arrête momentanément sur l’édifice ; mais le météore continue sa nirche solennelle, et à mesure qu’il •s’éloigne, ces. sombres remparts disparaissent.p- eu à peu. —

X.

— Roland s’élance de la grotte à travers les rochers et lei torrent, les ronces et les buissons ; mais il était à peine à la moitié de sa course que cette lumière miraculeuse s’était éclipsée derrière les montagnes, et qu’une nuit pro-fonde régnait surie vallon.

Forcé de s’arrêter, il sonna :du cor : des fanfares guerrières lui répondirent de lamontagIIe, semblables à celles qui précèdent la ronde nocturne que fondes gardes dune-citadelle. Le vaillant chevalier de Triermain répéta son. défi ; mais plus de réponse : égaré, poursuivi par le vent. et la pluie ; ce fut en vain qu’il chercha dans les ténèbres le sentier du vallon, jusçqu’au retour de’J’aur~r Alors ce

CHANT TROISIÈME. 220

Château merveilleux qu’il avait vu distinctement à la clarté du météore avait disparu ; l’éminence enchantée n’offrait plus qu’un amas de rochers comme la veille.

xi.

Obstiné à terminer l’aventure, le cœur de Roland dé-daigne d’y renoncer : mais il parcourt de nouveau le val : lon ; il ne -voit plus que les xochérs., il n’entend plus que la voix du. torrent. Enfin, lorsque la lune, errant dans les sentiers azurés du ciel, eut renouvelé -son croissant d’argent, et au moment où ses rayons pâlissaient devait’ l’aurore, un léger brouillard se forma tout-à-coup. Les vapeurs flottent dans- le -vallon, entourent la base de la montagne comme d’une onde aérienne, et, s’élevant peu` à peu, en voilent entièrement la masse isolée. On eût cru voir un rideau de gaze tiré -par le caprice d’une fée sur

_ un édifice magique.

xii.

La brise glissa doucement sur le ruisseau, et son souffle, agitant ce voile de vapeurs argentées, offrit au chevalier’ le spectacle qui avait, -une première fois, frappé ses yeux impatiens : quoique la brise fût bravée d’abord par la va- — peur rebelle, cependant elle faisait onduler son humide manteau, dont les plis entrouverts laissaient apercevoir obscurément des tours, des bastions et des créneaux go— thiques. —

Hâte-toi, hâte-toil chevalier, avant que cette vision passagère ne s’évanouisse comme la première fois.

Roland a toute la vitesse du. coursier qui entend résonner le cor et se voit précédé par la meute du chasseur.

Aussi rapide que le trait de l’archer, il se plonge dans le vallon,•• mais avant d’avoir- pu atteindre la montagne, lés rochers. ont repris leurs formes, et les esprits du lieu se moquent de ses vains travaux ; ; leur rire étrange lui est renvoyé par les échos voisins. —

XIII.

Le guerrier devient furieux. — Suis-je joué par les en

224 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

nemis de l’homme, comme un pauvre rustre qu’une fée s’amuse à égarer loin de sa chaumière ? Triermain serait-il l’objet de vos mépris insultans ? démons malicieux, je vous défie !

De Vaux portait une hache d’armes dont la lame quadrangulaire et le manche d’ébène avaient souvent été rougis du sang écossais. Il fait quelques pas en arrière, et lance sa hache contre la saillie proéminente d’un roc. Cédant à ce choc violent, qui peut-être aussi brisa quelque charme, un fragment s’en détache, et roule au milieu d’un nuage de poussière et d’un tourbillon de flammes. La bruyère est écrasée, la terre creusée par son passage, et les flots du torrent impétueux, arrêtés par sa : masse énorme, sont forcés de se détourner de leur cours.

XIV.

Quand le fracas eut cessé, Triermain regarda de nouveau sur l’éminence, et aperçut que le fragment du rocher avait découvert un escalier tournant, creusé dans le granit ; dont les marches tapissées de mousse lui offrirent un sentier commode pour gravir la hauteur : il parvient jusqu’à une plate-forme où il voit enfin devant lui le château enchanté de Saint-Jean. Il n’y avait plus de vapeur fantastique ni de météore surnaturel : l’édifice était éclairé par les rayons du soleil levant.

L’arche sombre du portail était flanquée de tours crénelées ; depuis plus de six cents ans ces remparts avaient supporté les attaques de la tempête, — et cependant leurs écussons armoriés n’étaient nullement altérés ; mais, du côté de l’orient, une tourelle s’était écroulée, et les débris récens étaient au milieu du torrent ;Tout le reste de_ l’édifice avait bravé les siècles. Sur le fronton de la porte on lisait cette inscription en caractères gothiques :

XVI. INSCRIPTION.

— La patience attend le jour marqué par le destin ; la

CHANT TROISIÈME. 225

force peut écarter les obstacles. Guerrier, après avoir long-temps attendu, tu vois enfin, grâces à ta constance et à ta force, ce château des anciens jours. Ce ne fut point une main mortelle qui éleva ces murailles, mais bien des paroles magiques et un charme tout-puissant. Considère la façade, fais le tour de la forteresse ; mais ne porte pas plus loin ton audace. Franchir le portail, ce serait tenter le destin ; la force et le courage seraient en vain ligués ! Regarde, et retourne sur tes pas.

XVII.

— C’est ce que je pourrais faire, s’écria le chevalier, si ce corps était cassé par la vieillesse, si mon sang appauvri coulait lentement dans mes veines comme les glaçons que le dégel détache _du ruisseau ; mais tant que je le sentirai bondir dans mon cœur comme lezvin petillant de France, tant que .ce bras valeureux maniera la lance et l’épée, je rirai de cette inscription menaçante.

Il dit le guichet cède à l’effort de sa main vigoureuse, et les verrous souillés par la rouille s’écartent avec un aigre cri. Mais à peine son pied avait-il quitté le seuil pour s’avancer sous la voûte, qu’un invisible bras referme lés lourds battans de la porte, et les verrouset les barres de fer rentrent spontanément dans leurs rainures et"leurs anneaux, avec un fracas sinistre que prolonge l’écho des voûtes.

— Maintenant la trappe est fermée et la proie est prise ; mais, par la croix de Lanercost ! celui qui voudrait porter en triomphe la peau du loup pourra bien se repentir de son audace.

Ainsi parla le chevalier en descendant un escalier qu’éclairait une lumière douteuse.

XVIII.

Une porte-ouverte et sans gardes conduisait à la cour extérieure du château, au milieu de laquelle s’élevaient le donjon et des tours de toutes dimensions décorées de tous les ornemens gothiques inventés par- l’imagination

5. 15

226 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

— la plus bizarre. Mais entre le guerrier et la porte principale était creusé un fossé profond ; ni pont ni bateau n’offraient à Roland le moyen de le traverser il se dépouille à la hâte de ses armes ; on, entend retentir sa cuirasse, son haubert, son casque, et son bouclier sur lequel sont les traces de maint combat. Aucune pièce de son armure ne cache les formes élégantes de ses membres, ses yeux noirs et vifs, et les boucles de sa chevelure. Il ne garde que son épée d’un métal éprouvé ; je seul vêtement qui protège son cœur inaccessible à la crainte est un étroit pourpoint en peau de buffle> noirci par l’empreinte du baudrier et de la cotte de mailles. Roland De Vaux est sur le bord du fossé ; bientôt il ose le franchir à la nagea

Il fend l’onde d’un bras`robuste, atteint la rive opposée, pénètre dans le château, et s’avance dans une salle dont les vastes murailles sont ornées de tableaux représenant les prouesses d’anciens chevaliers ; ici on les voyait en venir aux mains au son des trompettes ; là, dans une caverne ou un désert, ils domptaient un géant, bravaient un griffon furieux ou l’haleine enflammée d’un dragon ; eurs armes étaient d’une forme étrange ;. leurs. visages ne l’étaient pas moins ; ils semblaient des héros d’une race antique, dont les exploits ; la naissance et le nom, oubliés depuis long-temps pour d’autres guerriers plus modernes ; étaient consacrés dans ce lieu afin d’intimider .les fils d’un siècle dégénéré, dont l’audace braverait le même sort. Pendant quélques.momens le chevalier ad-mira ces prodiges ; mais bientôt il se dirigea vers l’autre extrémité de la salle, d’où trois larges marches conduisaient à un portail voûté. Sous le cintre de sa vaste arcade était un guichet avec une ouverture grillée. Avant de se hasarder plus loin, le brave Roland jeta un coup d’œil par cette ouverture.

XX.

Oh l que n’a-t-il ses armes ! jamais chevalier en eut-il

CHANT TROISIÈME. 227

un si grand besoin ? Il voit une longue galerie de marbre blanc, où, par un bizarre contraste, de chaque côté de la muraille étaient quatre filles de l’Afrique qui conduisaient, chacune d’elles, un tigre de Libye par un fil aussi mince et aussi brillant qu’un cheveu d’or de ma Lucy. Le vête-ment africain de ces noires vierges laissait à découvert leurs genoux, leur gorge et leurs bras arrondis. Un turban blanc leur ceignait le front ; leurs bras et leurs jambes étaient ornés de bracelets d’or ; un carquois pendait sur leurs épaules, et leur main était armée d’une zagaie.

Elles demeuraient immobiles, et observaient un si pro-fond silence que Roland espéra d’abord que ses yeux n’apercevaient qu’un groupe de statues destinées à servir d’épouvantail ; mais dès qu’il essaya d’ouvrir le guichet, les tigres commencèrent à rouler leurs yeux farouches, à étendre leurs pattes, à flairer l’air et à lécher leur gueule, tandis que les Africaines chantèrent en langage moresque cet avis menaçant :

XXII.

— Téméraire aventurier, retourne sur tes pas ; redoute le charme de Dahomay, redoute la race- de Sahara, les filles d’un climat brûlant.

— Quand le vent de l’orage tourbillonne, nous commençons nos danses ; le§ sables de Zarah s’élèvent en colonnes mouvantes, et suivent la mesure de nos pas ; à notre signal la lune a revêtu son manteau, les étoiles sont teintes de sang, et la voix du lugubre Siroc fait entendre la musique que nous préférons.

— Là où des colonnes éparses indiquent le lieu où fut Carthage, si le santon voyageur vient à être témoin de nos rites mystérieux, il répète la prière de la mort, pré-dit la ruine des nations, annonce qu’Azraël a tiré son glaive du fourreau, et s’écrie Musulmans, pensez à la tombe.

— C’est à nous qu’appartiennent le scorpion, le serpent, l’hydre du marécage, le tigré du désert, et tous les

228 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

fléaux qui affligent les fils-des Hommes ; c’est nous qui di-.rigeons le souffledévastateur’ de-la tempête nocturne, et la peste qui exerce ses fureurs pendant le jour- : redoute la race dè Sahara, redoute le charme de Dahomay.

Ces accords perçansrésonnèrent d’une manière étrange sous les voûtes dont les -échos les prolongèrent au loin. Le chevalier dit en lui-même :

— Quand j’entrepris cette aventure, je jurai sur la croix de ne-pas m’arrêter, quel qu’en fût le succès. Je vois bien que je me trofrve entre cieux fatales-extrémités ; quel espoir de bitter avec ma seille épée contre des tigres et des esprits ? mais si-je recule., je n’ai, de l’autre côté, que la famine et le cruel désespoir. Puisque partout la mort m’attend, je ne dois pàs être indécis sur le choix que je .puis fairec.D.evant moi sont l’honneur et la gloire ; derrière, le .parjure et la honte : je serai fidèle à mon serment.

A-ces mots il tire sa bonne épée, détache une bannière des "parois de ‘la voûte, : et entre dans la redoutable galerie.

XXIII.

Les Africaines agitent leurs bras en poussant de sauvages clameurs deux tigres s’élancent. Roland — jette à l’un sa bannière pour que l’animal consume les efforts de sa rage contre ses plis flottans, pendant- que le chevalier frappe l’antre si heureusement, que la lame de son glaive lui traverse la gorge et les vertèbres du cou. Les autres tigres le’inenacent-de -leurs griffes en rugissant ; mais il suffit aux-Africaines-pour les retenir -du léger fil qui leur sert de laisse. Roland poursuit _saroute _au milieu d’eux avec. assurance- mais avec vitesse- toutefois. Il arrive à l’extrémité de la galerie, franchit une secondeporte, et lorsqu’il en ferma les battais sur lui, je vous laisse à penser si les voûtes en retentirent. A-ce bruit-se mêlèrent les-rugissemens des tigres, et les clameurs des Africaines

CHANT TROISIÈME. 229

qui firent entendre cette espèce de chant de triomphe et d’adieu.

XXIV.

— Hurra ! hurra ! notre veille est.. terminée ; nous allons saluer de nouveau le soleil des tropiques ; pâles rayons des jours du Nord, adieu, adieu ; hurra ! hurra !

— Pendant cinq siècles votre pâle soleil a fait le tour de l’horizon dans cette froide vallée ; jamais le pied d’un mortel n’avait osé traverser la salle de la Peur.

— Guerrier, toi dont le cœur intrépide nous délivre de notre tâche, sois aussi heureux dans les autres épreuves, où un refus doit être ta résistance.

— Allons revoir le ciel brûlant de l’Afrique, le vaste Zwenga, le sublime Atlas, Sahara et Dahomayl-... mon-tons sur les vents... hurra l hurra !

XXV.

Ce chant magique se perdit dans l’éloignement, comme si les sons s’étaient égarés dans les airs ; cependant le chevalier .poursuivait hardiment sa route jusqu’à une salle splendide qui étincelait de lumière, comme si tous les trésors du monde y étaient confusément entassés ; car l’or, qui sur notre globe reste incorporé avec le sable ou avec une argile grossière, était lâ en lingots ou revêtu d’une empreinte royale. D’un autre côté, d’énormes barres d’argent perdaient leur éclat auprès du diamant, comme la lune pâlit à l’approche de l’aurore. Au milieu de ces richesses Roland aperçut quatre jeunes filles venues d’un climat lointain ; leur peau avait cette couleur cuivrée qui rougit quelquefois un ciel d’orage ; leurs mains portaient des corbeilles de palmier, et un tissu de coton enchatnait leurs cheveux ; leur taille était déliée, leur air timide, leurs yeux modestement baissés, leurs bras croisés et leurs genoux fléchis ; ce fut dans cette attitude qu’elles offrirent -à Roland la possession de tout ce qui frappait ses regards.

230 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

XXVI.

choeur,

— Vois les trésors entassés par Merlin, et dignes de servir de dot à la fille d’Arthur ; baigne-toi dans ces flots de riche-sses, qui ne pourraient être’ égalées par les rêves dg l’avarice elle-même.

première fille.

— Vois ces lingots d’or vierge, tirés du sein de la mine par un art mystérieux qui a su les arracher à la terre leur éclat suffirait pour faire prosterner des rois et tenter des saints au péché.

seconde fille.

— Vois ces perles qui_out long-temps reposé au fond des mers ; elles furent les larmes versées par les naïades sur la mort de Marinel ; des tritons les conservèrent précieusement dans des coquilles d’argent, jusqu’à `ce qu’elles fussent durcies et blanches comme l’émail des dents d’Amphitrite.

troisième fille.

— Une couleur plus vive te semble-t-elle préférable ? voici la pourpre des rubis, le vert magique de l’émeraude et la brillante topaze voici toutes ces couleurs réunies dans la chrysolite.

quatrième fille.

— Laisse ces pierres sans éclat, laisse-les regarde les miennes ! mais voile tes yeux avec ta main ; car le diamant, comme le soleil, prive de la vue le téméraire qui ose le contempler fixement.

choeur.

Guerrier, empare-toi de tous ces trésors ; plût aux dieux que nos montagnes n’en recélassent plus d’autres nous ne serions pas obligées un jour de gémir sur les malheurs du Pérou.

XXVII.

Le chevalier, sans se laisser séduire, refusa du geste les trésors qu’on lui offrait, et il ajouta : — Levez-vous, je vous prie, aimables étrangères ; ne vous opposez point à mon passage. Que ces brillans bijoux ornent les cheveux des jeunes filles et des enfâns ; que vos fleuves d’or aillent arroser la terre altérée de Londres : De Vaux n’a besoin de richesses que pôle açheter un coursier ou des armes ; tout l’or qu’il daigne garder est sur son casque et à la poignée de son épée.

C’est ainsi que De Vaux sortit sans émotion de la salle de l’or.

XXVIII.

Le soleil était au milieu de sa course ; De Vaux était fatigué et altéré quand il entendit un agréable murmure qui l’avertit qu’il allait bientôt voir une fonta..ine- : — il-ent tra en effet dans une cour carrée au milieu de laquelle une source limpide jaillissait en brillans jets d’eau. A. droite et à gauche s’ouvraient des allées touffues qui se prolongeaient en longue perspective ; mais vis-à-vis, Ro-land remarqua une porte basse qui semblait conduire à l’obscure demeure des morts effacés du souvenir des hommes.

XXIX.

Le chevalier s’arrêta un moment pour rafraîchir ses lèvres et son visage, et contempla d’un œil charmé les reflets du soleil sur l’onde, qu’ils coloraient des teintes variées de l’arc-en-ciel : ses sens éprouvèrent une douce langueur, comme celle qui agit sur l’âme après de hautes contemplations, quand nous écoutons l’harmonie du feuillage qui répond aux soupirs de la brise.

XXX.

Souvent, dans cet état de rêverie, nos yeux à demi fermés peuvent se figurer ces apparitions merveilleuses, comme si les nymphes des bois et des ondes se réunissaient en groupe devant’nous. Sont-elles des créations

232 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

fantastiques, ces jeunes filles . que Roland aperçoit de loin ? Tout à l’heure hésitant et timides, elles ont entre-lacé leurs bras comme des sœurs ; elles s’approchent main-_ tenant du chevalier pensif, et puis s’arrêtent encore avec une crainte et une indécision. simulées ; ah ! que cette crainte et cette indécision sont séduisantes ! elles semblent dire :Notre désir est de vous plaire ; daignez nous dire comment.

Leurs traits avaient ce, teint que donne le soleil de Candahar : animés par une légère nuance. de rose pâle, leurs membrés agiles étaient d’une gracieuse symétrie, et des guirlandes de fleurs embaumaient leurs noirs cheveux, dont les boucles descendaient jusqu’à leur ceinture.

L’hennah avait doré leurs doigts’ arrondis,-et le noir sumahprêtait à leurs yeux une couleur plus brillante et plus douce ; un voile de gaze blanche couvrait avec une négligence étudiée les" globes de leur sein. La modestie eût trouvé qu’il en laissait trop apercevoir pour séduire les regards et appéler le. toucher, et cependant il promet-tait encore davantage.

XXIX.

Aimable chevalier, arrête-toi un moment, dirent-elles ; ; suspends ta route pénible tandis que nous rendrons à l’amour l’hommage qui lui est M. — L’amour t’a fait triompher de la peur et de l’avarice : écoute-nous, guerrier, car nous sommes les esclaves de l’amour et tes amies.

— Nousn’avons poinde trésors pour t’offrir àgenoux, nous n’avons ni le courage ni la force de manier la zagae et le javelot ; cependant les amans ont donné à la beauté des lèvres de rubis et des dents de perles ; ou si le danger te tente davantage, les flatteurs le trouvent dans nos yeux.

Arrête-toi donc, aimable guerrier, arrête-toi jusqu’à ce que le soir usurpe le sceptre du jour ; oh ! arrête, arrête ; viens sous cesberceaux ; nous couronnerons tes cheveux de fleurs ; nous te servirons un banquet et des vins délicieux ; nous te charmerons par des airs di-

CHANT TROISIÈME. 233

vins" ; tu seras témoin de nos danses jusqu’à.’ ce que le plaisir cède à la langueur, et le jour. à la nuit.

— -Celle que tu aimeras le mieux te répétera l’air le plus doux, préparera ton lit de mousse, veillera à tes côtés, et soutiendra ta tête jusqu’à ce que la nuit ait fui devant le jour... Aimable guerrier, veux-tu encore davantage ? elle sera l’esclave de l’amour et la tienne.

XXXII.

Oh ! ne blâmez pas trop sévèrement le héros de — mes vers ! Il n’avait ni le temps ni le cœur de prendre uri air stoïque — ou- — de refuser franchement. Entoura de cette troupe de. syrènes, il donne un baiser à celle qui lui sou-rit, serre la’ main, d’une autre, leur parles toutes avec douceur, mais s’échappe de leur cercle magique.

— Aimables beautés, dit-il, adieu, adieu ; mon destin et ma fortune m’appellent.

Il dit, et disparaît à leurs yeux ; mais en s’éloignant il entendit leurs dernières paroles :

— Fleur — de courtoisie, adieu ; va dans ce_ lieu où le cœur palpite d’une émotion pure-, et où la vertu- sanctifie l’amour.

XXXIII.

De Vaux s’est éloigné sous des voûtes ruinées, dans des sentiers obscurs et tortueux dont il ne voit point l’issue, et qui deviennent plus embarrassés à chaque pas .qu’il fait. Au lieu des rayons joyeux du soleil et de l’air vital, s’élèvent de noires vapeurs qu’éclairent les sinistres lueurs d’une flamme souterraine, comme pour lui découvrir les — fossés profonds et les lacs d’une onde bourbeuse qui l’environnent, mais sans lui indiquer le moyen d’éviter les dangers dont il est menacé. Ah ! combien Roland eût préféré avoir à combattre les tigres, plutôt que de se trouver au milieu de ces scènes de désespoir et d’un nuage étouffant d’air empesté. On prétend même., et ce sont des bardes véridiques, on prétend que sa situation lui parut si périlleuse, qu’il regrettait de ne s’être point arête dans

234 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

le bocage avec une des filles complaisantes de l’Asie, lors. qu’à quelque distance retentit une trompette sonore dont les accens joyeux. furent suivis de ces paroles qui semblaient l’encourager :

XXXIV.

— Fils de l’honneur, toi que l’histoire réclamera, songe à la récompense qui’ t’attend ; méprise les ténèbres ; la fatigue et le danger, c’est l’ambition qui te dit de monter.

Celui qui veut gravir la montagne doit suivre un pénible sentier ; il faut qu’il fasse tous ses efforts, c’est ainsi que les favoris de l’ambition parviennent. —

Ne reste point en arrière, quelque difficile que soit ta route ; le caprice de la fortune ne souffre pas les délais saisis le don qui t’est offert, le pouvoir d’un roi, la gloire d’un vainqueur.

Le héros s’avance, et trouve un escalier qui conduit dans une tour. A peine a-t-il gravi quelques marches ; qu’il sent un air plus lfrais, et qu’il revoit la lumière des cieux ; enfin il pénètre dans une superbe salle décorée de trophées, on quatre vierges, vêtues d’une tunique de pourpre avec une ceinture d’or-, paraissaient attendre un hôte royal.

XXXV.

Ces quatre vierges semblaient appartenir à l’Europe ; la première était une nymphe de la Gaule, dont la dé-marche aisée et le sourire démentaient son air emprunté de gravité. La seconde, jeune fille d’Espagne, aux yeux et à la chevelure d’ébène, avait un air plus calme, mais fier. Un teint d’albâtre et des tresses d’or disaient que sa compagne timide venait de la Germanie. Ces trois vierges portaient une robe royale, une couronne, un sceptre et un globe, emblèmes de la puissance. La quatrième était à quelques pas des autres, appuyée sur une harpe, dans l’attitude de l’inspiration poétique. C’était une fille de la vieille Angleterre, vêtue comme une ancienne druidesses

CHANT TROISIÈME. 235

un ruban d’azur réunissait les tresses de ses cheveux, sa robe gracieuse descendait jusqu’à terre, et sa main tenait une couronne de simple laurier.

XXXVI.

Les trois premières vierges fléchirent le genou devant De Vaux, lui offrant les emblèmes de la ‘royauté et la puissance sur de vastes provinces, destinées, disaient-elles, à l’héritier d’Arthur ; mais le chevalier refusa tous les hommages. — De Vaux, répondit-il, aimerait mieux faire une incursion sur les frontières, vêtu de sa cotte de mailles, que de porter le sceptre et le manteau royal. Il aimerait mieux restes libre chevalier d’Angleterre, que de s’asseoir sur le trône.

Il s’avançait à ces mots, lorsque la quatrième vierge, comme sortant d’une extase, pressa de ses doigts les cor-des de la harpe, qui obéirent à cette impulsion magique,

et firent entendre une céleste harmonie. —

chant de la quatrième vierge.

— Tremblez jusque sous vos fondemens, tours superbes, donjon couronné de bannières ; que l’écho de vos voûtes gémisse en répétant les pas du guerrier.

— Esprits soumis aux charmes de Merlin, écoutez ces pas redoutés, déployez vos noires ailes, partez, retour-nez à vos demeures.

— C’est lui, c’est le premier mortel qui ait osé pénétrer dans la salle de la Peur ; il a bravé les piéges du plaisir, de la richesse et de l’orgueil

— Tremblez jusque sous vos fondemens, énorme bastion, tour élevée ! Antique donjon, voici l’heure du réveille de Gyneth.

XXXVII.

Pendant qu’elle chantait, le chevalier était parvenu dans un appartement,oû une plus molle lumière s’insinuait à travers des rideaux de poupre. Telle est l’ombre

236 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

adoucie que reçoit la colline, quand les derniers rayons du jour dorent son éminence occidentale. Cet ;appartement séduisait les regards par les merveilles qui le déco-raient ; un art magique y avait retracé avec leurs couleurs naturelles toutes les créatures vivantes : toutes semblaient dormir ; le lièvre dans son gîte, le cerf sous la feuillée, l’aigle dans les airs entre la terre et le ciel. Nais quel tableau eût été capable de distraire les yeux de Ro-land quand il vit la fille d’Arthur sur son siège fatal ?

Le doute, la colère et la terreur avaient abandonné son visage ; elle avait oublié Je jour du tournoi, car en dormant elle souriait. Il semblait que, se repentant de son arrêt, le magicien charmait son dông sommeil par des songes agréables.

XXXVIII.

Cette beauté virginale dont l’âge tenait à la jeunesse et à l’enfance, ce siège d’ivoire, ce costume de chasseresse, ces bras et ces jambes nus attestent la vérité du récit de Lyulph. Le bord de ses : vétemens est encore teint du sang de Vanoc, et ses doigts pressent le sceptre d’Arthur. Les tresses noires de sa chevelure tombent sur son sein de neige ; la belle endormie avait tant d’attraits, que De Vaux accusa son rêve mensonger de ne lui en avoir montré naguère que la moitié. Il demeura quelque temps immobile., croisa les bras, et puis les mains ;- tremblant dans les transports de sa joie, ne sachant comment détruire un charme qui durait depuis des siècles ; et, lorsque les paupières de Gyneth s’entr’ouvrirent lentement, il pensa avec crainte à ce que ses yeux allaient lui exprimer Saint Georges ! sainte Marie ! pourra-t-elle me regarder avec douceur ?

XXXIX.

Le chevalier s’agenouille ; il saisit la jolie main de Gyneth, dont l’impression est si douce pour la sienne et pour ses lèvres.. : Le sceptre to_mbe... ; l’éclair brille ; le tonnerre gronde ; les tours et le donjon chancellent ; le c1

tenu s’écroule, tous ses appartemens enchantés s’évanouissent... Mais sous l’abri des rochers mystérieux la princesse se trouve` en sûreté dans les bras de l’intrépide Roland. Elle est délivrée de toute influence magique, et rougit comme la rose qui s’ouvre au retour de l’aurore. Le front du chevalier est ceint de la couronne de laurier qu’il avait vue dans les mains de la druidesse. C’était tout ce qu’il restait des richesses de ce château merveilleux, la couronne et la jeune beauté. — Mais quel chevalier demanda jamais d’autre récompense de ses exploits que celle de l’amour et de la gloire ?

CONCLUSION.

I.

Ma Lucy, quand la beauté devient le prix du courage, la tâche du ménestrel est finie, tu le sais ; ce serait trop exiger d’un poète que de le forcer d’épuiser son sujet jus-qu’à la lie. Ajoutons brièvement que nos amans furent unis comme dans tous les romans et toutes les comédies : qu’ils vécurent heureux, tendres et fidèles, et virent une nombreuse famille hériter de leurs honneurs. Apprends aussi que, quand un pèlerin passe près de la montagne solitaire, à l’heure du crépuscule ou dans une matinée de brouillard, le château fantastique abuse souvent ses re gards sur les rochers de la vallée de Saint-Jean. Mais, depuis le brave De Vaux, jamais mortel ne pénétra sous ses portiques : ce n’est plus qu’une vaine apparition, qui — s’évanouit avec le retour du soleil ou dès que la brise souffle.

II.

Regarde, ma bien-aimée, notre voiture qui roule lentement là-bas, et nos serviteurs qui s’étonnent de voir que nous suivons à pied ces sentiers pierreux, maintenant que. les ombres du soir s’abaissent sur la montagne ; telles

238 LES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

sont les idées du vulgaire : il s’imagine que la mollesse et le luxe font seuls le bonheur ; et combien d’hommes dans un rangplus.élevé, esclaves des plaisirs grossiers, sont insensibles aux nobles sentimens qu’inspirent les grands tableaux de la nature ! Mais toi et moi, Lucy, nous ne cesserons pas d’aimer le diadème vaporeux de la mon tagne, le vert bocage et le vallon ; nous les aimerons enuore davantage si leurs sentiers sinueux ont été le théâtre des aventures de quelque antique chevalier célébré par des bardes d’un autre âge, qui peut-étre voulurent, comme moi, cacher une vérité morale sousle voile de la fiction : nous braverons le souffle plus froid de la brise qui commence à se faire sentir ; ma bien-aimée s’enveloppera de mon manteau : appuyée sur le bras d’Arthur, elle ne craindra pas de se hasarder dans ce chemin glissant au milieu des fougères.

NOTES.

INTRODUCTION.

NOTE I. — Pa ragraphe VIII.

Selon Johnson, Collins aimait à se livrer aux rêveries d’une imagination fantastique, avec lesquelles la raison se réconcilie par égard pour les traditions populaires.

Collins aimait les fées, les génies, les géans, les enchantemens, etc., etc.

CHANT PREMIER.

NOTE 2. — Paragraphe I.

Triermain était un fief de la baronnie de Gislands, dans le Cumberland.

NOTE 3. — Paragraphe VI.

Dunmailraise tire son nom d’un tumulus érigé, dit-on, à la mémoire de Dan-mail, dernier duc de Cumberland. —

NOTE 4. — Paragraphe VII.

Un retranchement circulaire à un demi-mille de Penrith porte le nom de Table ronde de Penrith.

NOTE 4. — Ibid.

Près d’une colline appelée Mayburg, un énorme rocher, qu’on voit encore, est, dit-on, un monument druidique.

NOTE 5. — Paragraphe x.

Le petit lac de Scales-Tam est si profondément enfoncé entre les rochers de la hante montagne de Saddle-Back, connue aussi sous le nom plus poétique de Glaramara, que les rayons du soleil ne parviennent jamais jusqu’à ses ondes, et qu’elles réfléchissent les étoiles en plein midi.

NOTE 6. — Paragraphe XVII.

Ce fut dans le château de Tintadgel (comté de Cornouailles) que naquit Arthur.

NOTE 7. — Paragraphe XVII.

Caliburn, nom de l’épée d’Arthur, appelée aussi Escalibar, CHANT II.

NOTE 7. — Paragraphe XVIII.

On sait que le roi Arthur était de la confrérie du roi Marc (et de maint autre roi d’Angleterre).

240 NOTES DES FIANÇAILLES DE TRIERMAIN.

NOTE 9. — Paragraphe XVIII.

— Du temps de nos pères, dit Ascham, alors que le papisme inondait toute l’Angleterre, on ne lisait guère que des livres de chevalerie, dont la plupart étaient composés dans des monastères ; par des moines oisifs ou des chanoines libertins. Je ne citerai que la Morte d’.drthure : tout le charme de ce livre vient de deux sources : une Loucherie d’hommes et une audacieuse impudicité. Les plus nobles chevaliers sont cens qui tuent le plus d’adversaires sans sujet, et qui commettent-le plus d’adultères ; par exemple, sir Lancelot avec la femme d’Arthur, le roi son maître ; sir Tristram avec la femme du rOi Marc, son oncle ; sir Lamrocke, avec la femme du roi Lot, qui était elle-même sa propre tante, etc., etc.

NOTE zo. Paragraphe xvru.

Voyez, dans la Collection des anciennes poésies de Perey, le . conte plaisant du l’Enfant et du Manteau, auquel l’Arioste a, dit-on, pris l’idée de sa Coupe en-chantée.