Les Femmes savantes
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 568-581).
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ACTE CINQUIÈME.


Scène I.

Henriette, Trissotin.

Henriette.
C’est sur le mariage où ma mère s’apprête
Que j’ai voulu, monsieur, vous parler tête à tête ;
Et j’ai cru, dans le trouble où je vois la maison,
Que je pourrois vous faire écouter la raison.
Je sais qu’avec mes vœux vous me jugez capable
De vous porter en dot un bien considérable ;
Mais l’argent, dont on voit tant de gens faire cas,
Pour un vrai philosophe a d’indignes appas ;
Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles
Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

Trissotin.
Aussi n’est-ce point là ce qui me charme en vous ;
Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,
Votre grace et votre air sont les biens, les richesses,
Qui vous ont attiré mes vœux et mes tendresses :
C’est de ces seuls trésors que[1] je suis amoureux.

Henriette.
Je suis fort redevable à vos feux généreux.
Cet obligeant amour a de quoi me confondre,
Et j’ai regret, monsieur, de n’y pouvoir répondre.
Je vous estime autant qu’on sauroit estimer,
Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.
Un cœur, vous le savez, à deux ne sauroit être ;
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous,
Que j’ai de méchants yeux pour le choix d’un époux ;
Que par cent beaux talents vous devriez me plaire :
Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

Trissotin.
Le don de votre main où l’on me fait prétendre,

Me livrera ce cœur que possède Clitandre ;
Et par mille doux soins, j’ai lieu de présumer
Que je pourrai trouver l’art de me faire aimer.

Henriette.
Non : à ses premiers vœux mon âme est attachée
Et ne peut de vos soins, monsieur, être touchée.
Avec vous librement j’ose ici m’expliquer,
Et mon aveu n’a rien qui vous doive choquer.
Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s’excite,
N’est point, comme l’on sait, un effet du mérite :
Le caprice y prend part ; et, quand quelqu’un nous plaît,
Souvent nous avons peine à dire pourquoi c’est.
Si l’on aimoit, monsieur, par choix et par sagesse,
Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse ;
Mais on voit que l’amour se gouverne autrement.
Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,
Et ne vous servez point de cette violence
Que, pour vous, on veut faire à mon obéissance.
Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir
À ce que des parents ont sur nous de pouvoir :
On répugne à se faire immoler ce qu’on aime,
Et l’on veut n’obtenir un cœur que de lui-même.
Ne poussez point ma mère à vouloir, par son choix,
Exercer sur mes vœux la rigueur de ses droits.
Ôtez-moi votre amour, et portez à quelque autre
Les hommages d’un cœur aussi cher que le vôtre.

Trissotin.
Le moyen que ce cœur puisse vous contenter ?
Imposez-lui des lois qu’il puisse exécuter.
De ne vous point aimer peut-il être capable,
À moins que vous cessiez, madame, d’être aimable,
Et d’étaler aux yeux les célestes appas… ?

Henriette.
Eh ! monsieur, laissons là ce galimatias.
Vous avez tant d’Iris, de Philis, d’Amarantes[2],
Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,
Et pour qui vous jurez tant d’amoureuse ardeur…

Trissotin.
C’est mon esprit qui parle, et ce n’est pas mon cœur.
D’elles on ne me voit amoureux qu’en poète,
Mais j’aime tout de bon l’adorable Henriette.

Henriette.
Eh ! de grâce, monsieur…

Trissotin.
Eh ! de grâce, monsieur… Si c’est vous offenser,
Mon offense envers vous n’est pas prête à cesser.
Cette ardeur, jusqu’ici de vos yeux ignorée,
Vous consacre des vœux d’éternelle durée.
Rien n’en peut arrêter les aimables transports ;
Et, bien que vos beautés condamnent mes efforts,
Je ne puis refuser le secours d’une mère
Qui prétend couronner une flamme si chère ;
Et, pourvu que j’obtienne un bonheur si charmant,
Pourvu que je vous aie, il n’importe comment.

Henriette.
Mais savez-vous qu’on risque un peu plus qu’on ne pense,
À vouloir sur un cœur user de violence ;
Qu’il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,
D’épouser une fille en dépit qu’elle en ait ;
Et qu’elle peut aller en se voyant contraindre,
À des ressentiments que le mari doit craindre ?

Trissotin.
Un tel discours n’a rien dont je sois altéré[3] :
À tous événements le sage est préparé.
Guéri, par la raison, des foiblesses vulgaires,
Il se met au-dessus de ces sortes d’affaires,
Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui
De tout ce qui n’est pas pour dépendre de lui.

Henriette.
En vérité, monsieur, je suis de vous ravie ;
Et je ne pensois pas que la philosophie
Fût si belle qu’elle est, d’instruire ainsi les gens
À porter constamment de pareils accidents.
Cette fermeté d’ame, à vous si singulière,
Mérite qu’on lui donne une illustre matière,
Est digne de trouver qui prenne avec amour

Les soins continuels de la mettre en son jour ;
Et comme, à dire vrai, je n’oserois me croire
Bien propre à lui donner tout l’éclat de sa gloire,
Je le laisse à quelque autre, et vous jure, entre nous,
Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

Trissotin, en sortant.
Nous allons voir bientôt comment ira l’affaire ;
Et l’on a là dedans fait venir le notaire.


Scène II

Chrysale, Clitandre, Henriette, Martine.


Chrysale.
Ah ! ma fille, je suis bien aise de vous voir ;
Allons, venez-vous-en faire votre devoir,
Et soumettre vos vœux aux volontés d’un père.
Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère ;
Et, pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,
Martine que j’amène et rétablis céans.

Henriette.
Vos résolutions sont dignes de louange.
Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change ;
Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez ;
Et ne vous laissez point séduire à vos bontés.
Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte
D’empêcher que sur vous ma mère ne l’emporte.

Chrysale.
Comment ! Me prenez-vous ici pour un benêt ?

Henriette.
M’en préserve le ciel.

Chrysale.
M’en préserve le ciel. Suis-je un fat, s’il vous plaît ?

Henriette.
Je ne dis pas cela.

Chrysale.
Je ne dis pas cela. Me croit-on incapable
Des fermes sentiments d’un homme raisonnable ?

Henriette.
Non, mon père.

Chrysale.
Non, mon père. Est-ce donc qu’à l’âge où je me voi,
Je n’aurois pas l’esprit d’être maître chez moi ?

Henriette.
Si fait.

Chrysale.
Si fait. Et que j’aurois cette faiblesse d’ame,
De me laisser mener par le nez à ma femme ?

Henriette.
Eh ! non, mon père.

Chrysale.
Eh ! non, mon père. Ouais. Qu’est-ce donc que ceci ?
Je vous trouve plaisante à me parler ainsi.

Henriette.
Si je vous ai choqué, ce n’est pas mon envie.

Chrysale.
Ma volonté céans doit être en tout suivie.

Henriette.
Fort bien, mon père.

Chrysale.
Fort bien, mon père. Aucun, hors moi, dans la maison,
N’a droit de commander.

Henriette.
N’a droit de commander. Oui ; vous avez raison.

Chrysale.
C’est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

Henriette.
D’accord.

Chrysale.
D’accord. C’est moi qui dois disposer de ma fille.

Henriette.
Eh ! oui.

Chrysale.
Eh ! oui. Le ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

Henriette.
Qui vous dit le contraire ?

Chrysale.
Qui vous dit le contraire ? Et, pour prendre un époux,
Je vous ferai bien voir que c’est à votre père
Qu’il vous faut obéir, non pas à votre mère.

Henriette.
Hélas ! vous flattez là les plus doux de mes vœux ;
Veuillez être obéi, c’est tout ce que je veux.

Chrysale.
Nous verrons si ma femme à mes desirs rebelle…

Clitandre.
La voici qui conduit le notaire avec elle.

Chrysale.
Secondez-moi bien tous.

Martine.
Secondez-moi bien tous. Laissez-moi, j’aurai soin
De vous encourager, s’il en est de besoin.


Scène III.

Philaminte, Bélise, Armande, Trissotin, un notaire, Chrysale, Clitandre, Henriette, Martine[4].


Philaminte, au notaire.
Vous ne sauriez changer votre style sauvage,
Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ?

le notaire.
Notre style est très bon ; et je serois un sot,
Madame, de vouloir y changer un seul mot.

Bélise.
Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !
Mais au moins en faveur, monsieur, de la science,
Veuillez, au lieu d’écus, de livres, et de francs,
Nous exprimer la dot en mines et talents ;
Et dater par les mots d’ides et de calendes.

le notaire.
Moi ? Si j’allois, madame, accorder vos demandes,
Je me ferois siffler de tous mes compagnons.

Philaminte.
De cette barbarie en vain nous nous plaignons.
Allons, monsieur, prenez la table pour écrire.
(Apercevant Martine.)
Ah ! ah ! cette impudente ose encor se produire ?
Pourquoi donc, s’il vous plaît, la ramener chez moi ?

Chrysale.
Tantôt avec loisir on vous dira pourquoi.
Nous avons maintenant autre chose à conclure.

le notaire.
Procédons au contrat. Où donc est la future ?

Philaminte.
Celle que je marie est la cadette.

le notaire.
Celle que je marie est la cadette. Bon.

Chrysale, montrant Henriette.
Oui, la voilà, monsieur : Henriette est son nom.

le notaire.
Fort bien. Et le futur ?

Philaminte, montrant Trissotin.
Fort bien. Et le futur ? L’époux que je lui donne
Est monsieur.

Chrysale, montrant Clitandre.
Est monsieur. Et celui, moi, qu’en propre personne
Je prétends qu’elle épouse est monsieur.

le notaire.
Je prétends qu’elle épouse est monsieur. Deux époux !
C’est trop pour la coutume.

Philaminte, au notaire.
C’est trop pour la coutume. Où vous arrêtez-vous ?
Mettez, mettez, monsieur Trissotin pour mon gendre.

Chrysale.
Pour mon gendre mettez, mettez, monsieur Clitandre.

le notaire.
Mettez-vous donc d’accord, et, d’un jugement mûr
Voyez à convenir entre vous du futur.

Philaminte.
Suivez, suivez, monsieur, le choix où je m’arrête.

Chrysale.
Faites, faites, monsieur, les choses à ma tête.

le notaire.
Dites-moi donc à qui j’obéirai des deux

Philaminte, à Chrysale.
Quoi donc ? vous combattrez les choses que je veux  !

Chrysale.
Je ne saurois souffrir qu’on ne cherche ma fille
Que pour l’amour du bien qu’on voit dans ma famille.


Philaminte.
Vraiment, à votre bien on songe bien ici !
Et c’est là pour un sage, un fort digne souci !

Chrysale.
Enfin, pour son époux, j’ai fait choix de Clitandre.

Philaminte.
Et moi, pour son époux, (Montrant Trissotin.) voici qui je veux prendre :
Mon choix sera suivi ; c’est un point résolu.

Chrysale.
Ouais ! Vous le prenez là d’un ton bien absolu ?

Martine.
Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

Chrysale.
C’est bien dit.

Martine.
C’est bien dit. Mon congé cent fois me fût-il hoc[5],
La poule ne doit point chanter devant le coq[6].

Chrysale.
Sans doute.

Martine.
Sans doute. Et nous voyons que d’un homme on se gausse,
Quand sa femme, chez lui, porte le haut-de-chausse.

Chrysale.
Il est vrai.

Martine.
Il est vrai. Si j’avois un mari, je le dis,
Je voudrois qu’il se fît le maître du logis ;
Je ne l’aimerois point, s’il faisoit le Jocrisse ;
Et si je contestois contre lui par caprice,

Si je parlois trop haut, je trouverois fort bon
Qu’avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

Chrysale.
C’est parler comme il faut.

Martine.
C’est parler comme il faut. Monsieur est raisonnable,
De vouloir pour sa fille un mari convenable.

Chrysale.
Oui.

Martine.
Oui. Par quelle raison, jeune et bien fait qu’il est,
Lui refuser Clitandre ? Et pourquoi, s’il vous plaît,
Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue ?
Il lui faut un mari, non pas un pédagogue ;
Et, ne voulant savoir le grais[7] ni le latin,
Elle n’a pas besoin de monsieur Trissotin.

Chrysale.
Fort bien.

Philaminte.
Fort bien. Il faut souffrir qu’elle jase à son aise.

Martine.
Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise ;
Et, pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit,
Je ne voudrois jamais prendre un homme d’esprit.
L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage.
Les livres cadrent mal avec le mariage ;
Et je veux, si jamais on engage ma foi,
Un mari qui n’ait point d’autre livre que moi ;
Qui ne sache A, ne B, n’en déplaise à madame,
Et ne soit, en un mot, docteur que pour sa femme.

Philaminte, à Chrysale.
Est-ce fait ? et, sans trouble, ai-je assez écouté
Votre digne interprète ?

Chrysale.
Votre digne interprète ? Elle a dit vérité.


Philaminte.
Et moi, pour trancher court toute cette dispute,
Il faut qu’absolument mon desir s’exécute.
(Montrant Trissotin.)
Henriette, et monsieur seront joints de ce pas.
Je l’ai dit, je le veux : ne me répliquez pas ;
Et, si votre parole à Clitandre est donnée,
Offrez-lui le parti d’épouser son aînée.

Chrysale.
Voilà dans cette affaire un accommodement[8].
(À Henriette et à Clitandre.)
Voyez ; y donnez-vous votre consentement ?

Henriette.
Hé ! mon père !

Clitandre.
Hé ! mon père ! Hé ! monsieur !

Bélise.
Hé ! mon père ! Hé ! monsieur ! On pourroit bien lui faire
Des propositions qui pourraient mieux lui plaire ;
Mais nous établissons une espèce d’amour
Qui doit être épuré comme l’astre du jour ;
La substance qui pense y peut être reçue ;
Mais nous en bannissons la substance étendue.


Scène IV.

Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Henriette, Armande, Trissotin, un notaire, Clitandre, Martine.


Ariste.
J’ai regret de troubler un mystère joyeux,
Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.
Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles
Dont j’ai senti pour vous les atteintes cruelles :
(À Philaminte.)
L’une, pour vous, me vient de votre procureur ;
(À Chrysale.)
L’autre pour vous, me vient de Lyon.

Philaminte.
Quel malheur,
Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire ?

Ariste.
Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

Philaminte.
« Madame, j’ai prié monsieur votre frère de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai osé vous aller dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre rapporteur ne m’a point averti, et vous avez perdu absolument votre procès que vous deviez gagner. »

Chrysale, À Philaminte.
Votre procès perdu !

Philaminte, À Chrysale.
Votre procès perdu ! Vous vous troublez beaucoup !
Mon cœur n’est point du tout ébranlé de ce coup.
Faites, faites paraître une âme moins commune
À braver comme moi les traits de la fortune.

« Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante mille écus, et c’est à payer cette somme, avec les dépens, que vous êtes condamnée par arrêt de la cour. »

Condamnée ! Ah ce mot est choquant, et n’est fait
Que pour les criminels.

Ariste.
Que pour les criminels. Il a tort, en effet ;
Et vous vous êtes là justement récriée.
Il devoit avoir mis que vous êtes priée,
Par arrêt de la cour, de payer au plus tôt
Quarante mille écus, et les dépens qu’il faut.

Philaminte
Voyons l’autre.

Chrysale
« Monsieur, l’amitié qui me lie à monsieur votre frère me fait prendre intérêt à tout ce qui vous touche. Je sais que vous avez mis votre bien entre les mains d’Argante et de

Damon, et je vous donne avis qu’en même jour ils ont fait tous deux banqueroute. »

Ô ciel ! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien !

Philaminte, à Chrysale.
Ah ! quel honteux transport ! Fi ! tout cela n’est rien :
Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste ;
Et, perdant toute chose, à soi-même il se reste.
Achevons notre affaire, et quittez votre ennui.
(Montrant Trissotin.)
Son bien nous peut suffire et pour nous et pour lui.

Trissotin.
Non, madame, cessez de presser cette affaire.
Je vois qu’à cet hymen tout le monde est contraire ;
Et mon dessein n’est point de contraindre les gens.

Philaminte.
Cette réflexion vous vient en peu de temps ;
Elle suit de bien près, monsieur, notre disgrace.

Trissotin.
De tant de résistance à la fin je me lasse.
J’aime mieux renoncer à tout cet embarras,
Et ne veux point d’un cœur qui ne se donne pas.

Philaminte.
Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire,
Ce que jusques ici j’ai refusé de croire.

Trissotin.
Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,
Et je regarde peu comment vous le prendrez :
Mais je ne suis point homme à souffrir l’infamie
Des refus offensants qu’il faut qu’ici j’essuie.
Je vaux bien que de moi l’on fasse plus de cas ;
Et je baise les mains à qui ne me veut pas.


Scène V.

Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Armande, Henriette, Clitandre, un notaire, Martine.

Philaminte.
Qu’il a bien découvert son âme mercenaire !
Et que peu philosophe est ce qu’il vient de faire !

Clitandre.
Je ne me vante point de l’être ; mais enfin

Je m’attache, madame, à tout votre destin ;
Et j’ose vous offrir, avecque ma personne,
Ce qu’on sait que de bien la fortune me donne.

Philaminte.
Vous me charmez, monsieur, par ce trait généreux,
Et je veux couronner vos desirs amoureux.
Oui, j’accorde Henriette à l’ardeur empressée…

Henriette.
Non, ma mère : je change à présent de pensée.
Souffrez que je résiste à votre volonté.

Clitandre.
Quoi ! vous vous opposez à ma félicité ?
Et, lorsqu’à mon amour je vois chacun se rendre…

Henriette.
Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre ;
Et je vous ai toujours souhaité pour époux,
Lorsqu’en satisfaisant à mes vœux les plus doux,
J’ai vu que mon hymen ajustoit vos affaires ;
Mais lorsque nous avons les destins si contraires,
Je vous chéris assez dans cette extrémité,
Pour ne vous charger point de notre adversité.

Clitandre.
Tout destin, avec vous, me peut être agréable ;
Tout destin me seroit, sans vous, insupportable.

Henriette.
L’amour, dans son transport, parle toujours ainsi.
Des retours importuns évitons le souci.
Rien n’use tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie,
Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;
Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux !

Ariste, à Henriette.
N’est-ce que le motif que nous venons d’entendre,
Qui vous fait résister à l’hymen de Clitandre ?

Henriette.
Sans cela vous verriez tout mon cœur y courir ;
Et je ne fuis sa main que pour le trop chérir.

Ariste.
Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles.
Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles ;
Et c’est un stratagème, un surprenant secours,

Que j’ai voulu tenter pour servir vos amours,
Pour détromper ma sœur, et lui faire connoître
Ce que son philosophe à l’essai pouvoit être.

Chrysale.
Le ciel en soit loué !

Philaminte.
Le ciel en soit loué. J’en ai la joie au cœur,
Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.
Voilà le châtiment de sa basse avarice,
De voir qu’avec éclat cet hymen s’accomplisse.

Chrysale, à Clitandre.
Je le savois bien, moi, que vous l’épouseriez.

Armande, à Philaminte.
Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ?

Philaminte.
Ce ne sera point vous que je leur sacrifie ;
Et vous avez l’appui de la philosophie,
Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.

Bélise.
Qu’il prenne garde au moins que je suis dans son cœur.
Par un prompt désespoir souvent on se marie,
Qu’on s’en repent après tout le temps de sa vie.

Chrysale, au notaire.
Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.



fin des femmes savantes.
  1. Var C’est de ces seuls trésors dont je suis amoureux
  2. Cotin avait en effet chanté, sous le nom d’Iris, de Philis, d’Amarante, les plus grandes dames de la cour ; et ces dames imaginaient, de la meilleure foi du monde, que rien n’était plus galant que le style de Cotin. (Aimé Martin.)
  3. C’est à dire troublé.
  4. Les Femmes savantes fournissent une nouvelle preuve de l’art avec lequel Molière savait choisir ses acteurs. — « Il avait opposé à sa Philaminte, à son Armande, à sa Bélise, la simplicité rustique, mais pleine de sens et de naturel, de la bonne Martine. On croit peut-être qu’il chargea une de ses actrices de remplir ce rôle ? Non : il le confia à une de ses servantes qui portait le nom de ce personnage, et qui, sans aucun doute, avait, à son insu, fourni plus d’un trait, pour le peindre, au génie observateur de son maître. Dirigée par Molière et la nature, cette actrice improvisée ne dut rien laisser à désirer. » (Taschereau.)
  5. Me fût-il hoc, c’est-à-dire me fût-il assuré. Cette expression proverbiale vient du hoc, jeu de cartes qu’on appelle ainsi parce qu’il y a six cartes qui sont hoc, c’est-à-dire assurées à celui qui le joue. (Ménage) — Ce jeu fut apporté par Mazarin en France, et il devint tellement à la mode, qu’il donna un proverbe à la langue. La Fontaine à employé ce proverbe dans sa fable du Loup et du Chenil. (Aimé Martin.)
  6. Molière rajeunit un vieux proverbe qu’on trouve dans Jean de Meung :
    C’est une chose qui moult me deplaist,
    Quand poule parle et coq se taist.
    Le sens de ce proverbe est qu’une femme ne doit prendre la parole que lorsque son mari a parlé. (Aimé Martin.)
  7. C’est l’ancienne et légitime prononciation, comme dans échecs, legs. Ce passage nous montre que, du temps de Molière, le peuple la retenait encore. (F. Génin)
  8. Chrysale est un personnage tout comique de caractère et de langage ; il a toujours raison, mais il n’a jamais une volonté ; il parle d’or, et, après avoir mis la main de sa fille Henriette dans celle de Clitandre, et jure de soutenir son choix, il trouve tout simple de donner cette même Henriette à Trissotin, et sa sœur Armande à l’amant d’Henriette ; il appelle cela un accommodement ! Ce dernier trait est celui qui peint le mieux cette foiblesse de caractere, de tous les défauts le plus commun, et peut-être le plus dangereux. (La Harpe.)