Les Femmes moralistes



DES
FEMMES MORALISTES.

LE MARIAGE AU POINT DE VUE CHRÉTIEN.[1]

Lorsque le duc de Saint-Simon, dans une page ineffaçable où il a poussé aussi loin que Tacite l’art de bien voir et celui de bien peindre, raconte ce qui se passa à la cour à la nouvelle si inattendue de la mort du dauphin, fils unique de Louis XIV, ne trace-t-il pas en raccourci, et sauf la vivacité des couleurs, un véritable tableau du monde ? Tous ces courtisans, jeunes et vieux, — ceux-ci dans la stupeur parce qu’ils vont tomber du haut de leur fortune si chèrement achetée, ceux-là dans une joie secrète parce qu’ils vont monter du même coup qui abat leurs rivaux, — s’épiant les uns les autres, cherchant à se deviner jusque dans les plus profonds replis de la pensée, afin de parer les coups qu’on leur destine et d’en porter qu’on n’attend pas, toutes ces passions en éveil s’étudiant pour mieux se combattre, cette promptitude des yeux à voler partout en sondant les ames, cela ne ressemble-t-il pas beaucoup à ce qui se passe chaque jour, à toute heure, en tout lieu où l’ambition et l’intrigue ont la haute main, en tout lieu même où seulement les hommes sont divisés d’intérêts ? Cette inquisition mutuelle a existé de tous les temps, sous toutes les latitudes, et elle n’existe pas moins lorsqu’elle se cache sous les formes de la politesse et du savoir-vivre.

Ainsi entendue, l’étude du cœur humain, au lieu d’être sérieuse et élevée, n’est qu’un espionnage vulgaire. Observer l’homme avec désintéressement, pénétrer dans son cœur et y fouiller d’une main hardie et délicate pour savoir tout ce qu’il renferme ; apprendre les cachettes et les ressorts des esprits, comme dit Montaigne ; saisir au vol les ridicules et les marquer d’un trait qu’on n’oublie pas, et le tout dans le but louable de chercher à corriger l’homme en le montrant à lui-même, et de lui fournir les moyens de travailler à son ame, selon l’expression de Mme de Sévigné, avec connaissance de cause, c’est le contrepied de ce que fait le monde, et c’est la tâche du moraliste. La curiosité est alors une noble étude, et la promptitude des yeux à voler partout en sondant les ames, qui était le coup d’œil de la cupidité et de l’envie, devient le coup d’œil du sage jeté sur le cœur de l’homme. Ce sage est le moraliste observateur à la façon de La Rochefoucauld ou de La Bruyère, de Vauvenargues ou de Duclos. Ce moraliste n’est pas le seul ; il y en a un autre : c’est celui qui aspire moins à observer le cœur humain qu’à le diriger, et qui, partant d’un centre de doctrines solidement établies, traite les grandes questions de l’ordre moral et dogmatise. Que de qualités sont nécessaires pour réussir dans les deux genres ! Une raison droite, une pénétration vive, une grande finesse de tact qui n’est point de la subtilité, une impartialité qui sait être malicieuse, une modération qui sait être mordante, sont absolument indispensables pour empêcher de trébucher et de tomber à côté de la ligne qu’on voulait suivre. Il ne faut qu’un bien léger accident dans la fusion de ces qualités pour que le moraliste observateur tourne à la satire, et pour que l’autre tombe dans le pédantisme. Si à la vue d’un mal, au lieu d’être calme comme un médecin, on s’emporte comme un poète, on ne manque pas de pénétration, mais où est l’impartialité ? Si, au lieu d’enseigner avec bienveillance, on prêche avec hauteur, la raison peut ne pas être en défaut, mais où est le tact, où est la modération ? Dans le premier cas, on est un écrivain satirique, et dans le second un pédagogue ; dans l’un ni dans l’autre, on n’est un moraliste.

Est-ce à cause de ces difficultés réelles que les femmes, dont la plume, dans les siècles précédens, s’était essayée sur tant de sujets, n’avaient pas, jusqu’à notre époque, abordé directement la morale proprement dite ? Est-ce la crainte de ne pas réussir qui les avait retenues ? Pourtant elles se font assez volontiers illusion sur leurs chances de succès, et elles se sont souvent livrées à des tentatives plus difficiles pour elles et autrement dangereuses. Quoi qu’il en soit, ce n’est que depuis un demi-siècle environ que les femmes ont pris droit de bourgeoisie dans ce royaume de la morale, dont elles avaient long-temps côtoyé les frontières sans les franchir définitivement. C’est récemment qu’elles se sont naturalisées dans ce pays fertile où pourtant bien des champs sont encore incultes dans ces belles plaines fécondes où plus d’un sillon, ingrat sous la main de l’homme, cultivé de leurs mains, peut se couvrir d’une riche moisson. Quelquefois, il est vrai, elles avaient fait acte de présence dans ces parages, mais sans suite, sans ensemble, au hasard ; elles y étaient venues en touristes et non en colons, et ces excursions rapides, suivies d’une retraite si prompte, n’annonçaient point des projets de conquête.

Pour réussir en toute chose, surtout dans les œuvres de l’intelligence, il faut la vocation. — La vocation est à l’esprit humain ce que la vapeur est à la locomotive, c’est la force motrice. Prétendre suppléer à la vocation par le travail, c’est vouloir se passer de la vapeur et traîner la machine à force de bras. Le succès ne couronne pas de pareilles tentatives ; la fortune n’aime pas cette sorte d’audace ; Lorsque les femmes, poussées par une curiosité trop vive, n’ont pas craint de se jeter à travers la métaphysique et l’érudition, et ont voulu lutter corps à corps avec ces redoutables puissances, qu’est-il arrivé ? Elles ont été vaincues presque sans combat, et comme elles avaient fait violence à leur nature, qu’elles avaient changé leur robe élégante contre le vieil habit de docteur, gênées sous ce déguisement, elles n’ont pas même eu la consolation de tomber avec grace. Elles ont été plus heureuses dans leurs relations avec la morale. Il est vrai que cette province de la littérature leur appartient à meilleur droit que les autres.

Le rôle qui convient le mieux aux femmes est dans la famille. Le foyer domestique est leur vraie patrie ; la vie publique est pour elles une sorte de terre étrangère. C’est dans la vie privée qu’elles possèdent tous leurs avantages. Sur ce théâtre, étroit en apparence, mais vaste en réalité, car il s’agrandit toujours en proportion des généreux efforts, se développent de belles intelligences et de nobles cœurs. Depuis quand le travail, pour avoir toute sa valeur, a-t-il besoin d’être applaudi ? Il semble, au contraire, qu’il doit doubler de prix lorsqu’il est obscur. Ce n’est pas que le foyer domestique, à notre sens, doive se transformer en une prison où les femmes, quelles que soient leurs aptitudes, doivent rester éternellement confinées. Qu’elles en sortent toutes les fois que par leurs talens elles seront réellement au-dessus de ce rôle de la famille, et qu’elles pourront faire briller aux yeux de tous une vraie lumière qui ne devait pas rester enfouie sous le boisseau, au profit de quelques-uns. Le conseil serait sans réticence, si, dans ces divers talens qui peuvent échoir aux femmes, il n’en était de périlleux, et qu’on ne souhaiterait pas à une personne aimée. Ne donnerait-on pas de préférence à une mère, à une épouse, à une sœur, le talent qui peut le mieux s’exercer de la part de la femme sans usurpation sur le rôle de l’homme, qui ne lui impose pas d’étranges habitudes, et ne l’arrache pas violemment du cercle des simples vertus ? Ce talent, n’est-ce pas celui de l’écrivain moraliste, soit qu’il s’exerce dans le récit où les femmes excellent, dans ces fines analyses des sentimens où elles se jouent avec tant d’aisance et de supériorité, soit qu’il produise des ouvrages de pure morale ? Pour écrire ainsi, la femme n’a pas à son front cette auréole qui en fait un être exceptionnel, ce qui a toujours ses inconvéniens ; ce diadème de feu qui la désigne aux regards de tous, et l’isole pourtant : la palme qu’elle obtient n’est qu’un ornement, une parure de plus. On ne suppose pas que rien soit changé dans son existence ; ce qu’elle écrit dans ses livres, elle pourrait le dire dans son salon ; elle a voulu seulement parler pour un grand nombre ; elle a étendu sa conversation et agrandi son auditoire ; elle est devenue auteur, sans cesser d’être femme du monde et mère de famille. Qu’on n’aille pas croire après cela que le roman et la morale proprement dite soient sans écueils pour les femmes : qu’elles oublient la mesure, et pendant que l’une s’essaiera follement au rôle de Sapho, l’autre tombera au rang d’une maîtresse d’école.

Dans les siècles précédens, ce n’est que par voie indirecte, nous l’avons déjà dit, que les femmes ont été moralistes ; elles l’ont été dans leurs romans, dans leurs lettres, dans leurs mémoires, et par un bon nombre de ces ouvrages, en dehors du genre, mais qui s’en rapprochent pourtant, elles ont montré qu’elles étaient capables d’approfondir la vie, et d’en parler savamment et à leur aise. En remontant un peu haut, ne trouvons-nous pas les deux Marguerite de Valois, qui possédaient à un degré assez supérieur, ce nous semble, le don de voir les choses d’un œil sûr à travers les voiles ? Au siècle suivant, n’est-il pas une femme qu’il suffit de nommer pour désigner le plus agréable mélange de l’observation judicieuse et de la bonne moquerie ? Mme de Sévigné n’est-elle pas là ? Serait-elle absente, ce qu’à Dieu ne plaise, nous ne serions pas à court d’exemples. Ce XVIIe siècle, où la société se forme et se développe d’une manière si admirable, nous offre chez les femmes une tendance manifeste à moraliser, qui, pour ne pas s’être traduite en œuvres spéciales, n’est pas moins facile à constater. Autour de Larochefoucauld, ne voyons-nous pas un groupe de femmes spirituelles et sensées, parmi lesquelles Mme de Sablé et Mme de La Fayette, qui moralisent à plaisir, et jouent, pour ainsi dire, aux maximes ? La Bruyère était venu, et son livre, qui, selon le mot de M. de Malézieu, devait lui attirer tant de lecteurs et tant d’ennemis, avait sa place marquée sur la table de toilette des grandes dames, qui le lisaient avec une sorte de passion, et dont quelques-unes se firent peindre un La Bruyère à la main. N’oublions pas les portraits de Mlle Scudéry, ni les Stances morales de Mme Deshoulières. La vocation des femmes, comme moralistes, perçait alors de toutes parts. Il est cependant une époque avant la nôtre, où cette tendance des esprits féminins fut plus éclatante encore : c’est le XVIIIe siècle, le siècle de la société par excellence, où la conversation, qui est l’école des moralistes, atteignit au sommet de l’art, d’où elle est redescendue. Jamais les femmes n’avaient déployé un tel esprit d’observation, de finesse et d’à-propos, et il faudrait les admirer sans réserve, toutes ces grandes dames, qui possédaient si bien la justesse du coup d’œil, la verve de la raillerie, l’originalité brillante de l’expression, s’il ne fallait blâmer cette légèreté de mœurs qui s’affichait sans scrupule, cet épicuréisme dont on faisait parade, et qui se résume assez bien par ce mot de Mme de Lambert à son fils : « Mon enfant, ne faites jamais de folies, excepté quand elles vous feront grand plaisir. » Quel dommage pourtant qu’il ne reste rien de ces conversations si animées et si entraînantes où brillaient les plus beaux noms de France, Mme la maréchale de Luxembourg, Mme la princesse d’Hénin, Mme la princesse de Beauvau, Mme de Bouillon ! Quel dommage que tant d’éloquence parlée s’évanouisse, quand il reste tant de pauvretés écrites ! Ceci ne s’applique pas aux échantillons écrits en matière de morale que des femmes du XVIIIe siècle nous ont laissés, et qui sont remarquables à plus d’un titre. Ici encore, comme dans le XVIIe siècle, il faut, pour trouver ce que l’on cherche, glaner un peu partout, à travers champs. À part Mme du Châtelet, qui a écrit un véritable traité sur le bonheur, c’est dans leurs romans, leurs correspondances et leurs mémoires, comme nous disions, qu’il faut surprendre l’écrivain moraliste. Heureusement, on ne tombe pas à faux, en s’adressant à Mlle de Launay, Mlle de l’Espinasse, voire Mme de Tencin, en allant jusqu’à Mme de Charrière et Mme de Souza. — Ah ! quel livre de morale on ferait, si on voulait recueillir toutes les observations dont les femmes, armées d’une pénétrante finesse, ont semé leurs ouvrages, et si on pouvait les retrouver et les faire revivre, ces traits éloquens et fins, dus au génie de la conversation ! En adoucissant, par le bon sens exquis du choix, la sévérité un peu froide du XVIIe siècle, et en épurant l’épicuréisme trop facile du XVIIIe, quel chef-d’œuvre on composerait ! quel livre aimable et profond ! quel vrai trésor ! De l’étude de ces divers morceaux, il ressortirait, n’omettons pas de le dire, que jusqu’à notre époque les femmes, quand elles ont touché à la morale, ont été des moralistes observateurs, tandis que de notre temps elles se rangent surtout dans la classe des moralistes qui enseignent. Cette différence n’est pas insignifiante et de pur hasard ; cela prouve qu’avant la révolution les femmes étaient simples spectatrices, tandis que de nos jours elles se mêlent à l’action ; elles se contentaient autrefois de causer le plus spirituellement possible dans le coupé de la diligence, qu’elles veulent conduire aujourd’hui.

Les femmes, avant notre époque, ont donc été moralistes en général sans qu’aucune d’elles puisse revendiquer ce titre en particulier ; c’est un héritage commun, une propriété indivise. Cela établi, voyons si les femmes qui, plus près de nous, ont brigué ouvertement ce titre pour leur compte, l’ont mérité sérieusement. Est-ce Mme de Genlis qui mérite ce titre de moraliste ? Si les gros bataillons de livres avaient le même privilége que les gros bataillons de soldats, du côté desquels la victoire aime se placer, peu d’écrivains l’emporteraient sur Mme de Genlis : elle pourrait se mesurer avec Voltaire sans trop de désavantage. Mais cela n’arrive pas ainsi, et c’est merveille de voir comme un auteur survit avec un petit volume, et comme mille autres sont à jamais ensevelis sous la haute montagne de leurs ouvrages. Le nombre des écrits de Mme de Genlis est immense. Pour les feuilleter seulement, il faudrait un temps et une patience que nous n’avons pas. Disons vite que l’oubli qui enveloppe déjà toutes ces productions décolorées et sans saveur n’est que le juste châtiment de l’exorbitante fécondité de l’écrivain. À part Mademoiselle de Clermont, qui, dans la longue série des échecs littéraires de Mme de Genlis, est un vrai coup de partie, et qui vient se placer avec naturel et charme non loin des romans de Mme de Lafayette, rien dans cette bibliothèque due à une seule plume n’est destiné à survivre, pas même Mademoiselle de La Vallière, malgré tout l’intérêt répandu dans ce roman et dans quelques autres de l’auteur, qui, sous tous les rapports, valent bien des romans à grands succès de ce temps-ci. Les ouvrages de Mme de Genlis déjà frappés du coup qui attend inévitablement les autres sont précisément ceux auxquels l’auteur attribuait le plus d’importance, entre autres son livre de l’Influence des Femmes sur la littérature française. La postérité, qui est déjà venue, a raison. Que penser en effet de l’esprit critique d’un écrivain qui refuse du talent à Mme de Staël et à Fénelon ? À la rigueur, chez une organisation féminine aux impressions très vives, ces jugemens, tant ils sont ridiculement exagérés, pourraient passer pour des caprices, et n’impliqueraient pas une absence totale de goût littéraire et de profondeur, si le reste du livre ne venait confirmer amplement la première impression. On pourrait encore être indulgent pour les prétentions de Mme de Genlis à la critique (où sont les femmes qui y ont excellé ?), si elle relevait son talent par la peinture vraie des mœurs et l’étude quelque peu profonde de l’ame. Mais non, et l’on s’étonne qu’une femme d’esprit, jetée au milieu de la plus grande société dès sa première jeunesse, et qui y a mené une si longue carrière, soit restée un observateur si superficiel, et n’ait jamais vu les passions humaines qu’à la surface ? On a dit que sa vanité y était pour beaucoup, et que ses ridicules prétentions aristocratiques, ne lui laissant voir le monde qu’à travers le prisme des préjugés, et lui faisant croire que tout l’univers était dans un salon à la Louis XV, l’avaient empêchée de voir le fond des cœurs et le fond des choses. La vanité, pas plus que le temps, ne fait rien à l’affaire, et Saint-Simon, autrement imbu que Mme de Genlis des préjugés aristocratiques, était un terrible observateur. C’est une erreur sans doute de croire que tout l’univers est dans un salon à la Louis XIV ou à la Louis XV ; cependant si tout l’univers n’est pas là, il faut avouer qu’il y a beaucoup de monde, et que l’on peut encore, dans cet espace étroit, faire de grandes découvertes, pourvu qu’on soit doué du vrai talent d’observation, que n’avait pas Mme de Genlis. Ses peintures du monde manquent donc d’originalité ; où elle a été faible surtout, où elle a montré peu de portée, c’est lorsqu’elle a voulu s’occuper de religion et de morale. Croyez aux éloges épistolaires ! Vers 1787, Mme de Genlis recevait les lignes suivantes : « Prédicateur aussi persuasif qu’éloquent, lorsque vous présentez la religion et toutes les vertus avec le style de Fénelon et la majesté des livres inspirés par Dieu même, vous êtes un ange de lumière. » C’est Buffon qui, ayant mis ses plus belles manchettes, lui écrivait cela. Eh bien ! non ; malgré Buffon, Mme de Genlis, quand elle présente la religion et la morale, n’est pas un ange de lumière ; elle ne mérite pas même le nom de moraliste. Au vrai, c’est une gouvernante qui a deux titres pour sa mémoire, un joli livre qu’elle a fait, et un illustre élève qui s’est fait lui-même.

Mme Campan a-t-elle plus de droit au titre que nous refusons à Mme de Genlis ? Si l’intention en littérature était réputée pour le fait, oui sans doute ; mais la bonne intention et le talent ne doivent jamais se séparer et ne peuvent bien faire qu’en se prêtant un mutuel appui. C’est l’histoire du paralytique et de l’aveugle. Quand la bonne intention ne l’éclaire pas, le talent fait fausse route ; et sans le talent, la bonne intention, paralytique, ne peut avancer d’un pas. — Dans le livre sur l’Éducation des Femmes, qui est la production principale de Mme Campan, on a beau chercher la profondeur des vues, l’éclat ou le charme du style, on ne trouve que des pensées connues et un style effacé. On cherche une moraliste, et l’on ne trouve qu’une institutrice. Il reste un mot de Mme Campan : « Créer des mères, a-t-elle dit, voilà toute l’éducation des femmes. » Aux époques même les plus faciles pour la renommée, un mot n’est pas un titre suffisant pour la gloire littéraire. Mme Campan est encore inférieure à Mme de Genlis, et ni l’une ni l’autre n’ont eu en partage le vrai talent de l’écrivain, et du penseur. — Le pavillon de Belle-Chasse et Écouen étaient vraiment trop loin de Coppet.

Parmi les ouvrages de morale dus à des plumes de femmes, il n’y a de réellement sérieux et de durable que ceux de Mme Guizot, de Mme de Rémusat et de Mme Necker de Saussure. C’est Mme Guizot qui a fondé, si l’on peut s’exprimer ainsi, la dynastie des femmes moralistes. Son portrait et celui de Mme de Rémusat ont été dans ce recueil tracés trop finement dans toutes leurs nuances pour qu’il soit permis d’y revenir. Si le portrait de Mme de Saussure n’est pas fait encore, il vaut la peine d’être tracé à part, et il le sera sans doute par cet ingénieux critique qui, sous l’esprit de l’auteur, sait si bien trouver l’ame de l’homme.

Puisque le talent des trois écrivains est hors de cause, contentons-nous de parler de ce qui, dans notre époque, distingue admirablement ces trois intelligences d’élite, c’est-à-dire, de leur amour profond du devoir, et de l’ardeur réfléchie avec laquelle elles ont marché, chacune dans sa voie, vers le même point lumineux. Elles ont aimé et voulu faire aimer le devoir ! Elles n’avaient donc pas connu la vie ? elles n’avaient pas souffert ? sans doute elles avaient vécu toujours dans l’heureuse ignorance des sacrifices imposés à la femme ? Tout leur avait souri ? Venues dans des temps paisibles, où les règles du devoir étaient d’inébranlables colonnes placées de distance en distance sur la route, et indiquant si clairement le chemin, qu’il était impossible de s’égarer, elles n’avaient eu que la peine de regarder autour d’elles et de marcher ? — Au calme du langage, à la sérénité de la pensée, on serait tenté de le croire. Il n’en est rien pourtant. Ce n’est pas l’expérience amère de la vie, ce ne sont pas les épreuves douloureuses qui leur ont manqué, et elles ont traversé des temps plus difficiles que le nôtre, des temps où toutes les notions du vrai et du juste étaient altérées et méconnues. Ces règles salutaires, qu’elles ont soutenues avec une conviction éloquente, ce n’est donc pas partout autour d’elles qu’elles les ont trouvées, c’est dans leur cœur. Tout en s’efforçant d’améliorer la société actuelle, principalement sous le rapport de la condition des femmes, tout en étudiant les défauts de l’ordre social et en les signalant sans crainte, en préparant l’avenir, elles acceptaient le présent, et il est consolant et beau de voir d’aussi belles intelligences dévouées ardemment au progrès et au devoir. Mme Guizot, Mme de Rémusat, Mme Necker de Saussure, font honneur à notre siècle et à leur sexe, et dédommagent des grands scandales dont nous avons été témoins.

La révolution de 1830 fit surgir une légion d’amazones qui arborèrent le drapeau de l’indépendance absolue, et se précipitèrent dans la mêlée en criant : Émancipation ! Ce ne fut point un de ces caprices éphémères du lendemain des révolutions, une de ces mille idées extravagantes qui sont comme une poussière que soulèvent en passant les crises sociales, qui tourbillonne un moment et retombe aussitôt. La fièvre qui s’empara d’un si grand nombre de cerveaux féminins fut longue ; elle dura près de dix ans, et n’a pas encore complètement disparu, bien qu’il ne reste plus de l’armée en déroute qu’un peu d’arrière-garde, qui pousse encore de loin en loin son malheureux cri de guerre, au milieu de l’indifférence générale, et qui n’excite plus même assez d’attention pour obtenir un petit succès de mépris et de colère.

Ce sont les doctrines saint-simoniennes d’abord et plus tard celles de Fourier qui furent l’arsenal où les imaginations féminines en révolte trouvèrent des armes contre cette société dont le despotisme, si dur et si vigilant, ne songeait même pas à réprimer leurs folies. Ce fut vraiment un triste spectacle. Que de femmes, oubliant leur caractère et dédaignant ce foyer domestique où les appelaient tant de devoirs, si doux quand on sait les remplir, firent irruption sur la place publique, déclamant, au nom de la morale, contre la morale, attaquant sans pudeur les choses les plus saintes, et enivrées d’un esprit de destruction si forcené, qu’il avait pris dans leur cœur la place de tous les autres sentimens ! Ce n’étaient plus des épouses, des filles, des mères. De la femme, elles n’avaient conservé que l’habit, et avaient tout perdu, jusqu’à l’élégance des manières, qui avait suivi la grace de l’esprit et du langage. On voudrait être indulgent qu’il serait impossible de l’être, car rien dans leurs défauts n’avait ce côté séduisant qui quelquefois les atténue. Ce n’étaient pas même leurs défauts, c’étaient ceux d’un autre sexe dont elles s’étaient emparées en les exagérant. Nous ouvrons au hasard un des livres publiés dans cette période de vertige, et nous tombons sur la phrase suivante : « Pour atteindre l’égalité et la vertu, il y avait deux idoles à renverser, la naissance et la chasteté ! Non que la naissance et la chasteté ne soient belles en elles-mêmes ; mais ces mérites prennent leur rang, cessent d’être la loi suprême, et ne sont plus indispensables, l’un à l’homme, l’autre à la femme. Toute femme supérieure a des passions plus ou moins fortes, et, à moins de circonstances admirablement heureuses, manque toujours à cette vertu départie plutôt à la faiblesse et à la timidité. » C’est une des plumes les plus élégantes et les plus modérées de la secte qui a écrit ces paroles ; qu’on juge du reste. Ces femmes s’étaient érigées en tribuns, elles prêchaient la révolte contre toutes les lois établies, prodiguaient l’insulte à pleines mains, et écrivaient comme si elles eussent parlé sur la borne de la rue. Elles s’étaient faites les prêtresses insensées d’un culte anarchique, et elles ont été, qu’on me permette l’expression, les tricoteuses de la révolution de 1830.

Le mariage est la pierre d’achoppement dans ce siècle. Il fut principalement le but des attaques violentes de ces étranges moralistes. De tous leurs livres sur ce sujet, il ressort clairement une chose : c’est que, dans la vie de la femme, elles ne voyaient que l’amour. Toutefois, dans leurs divagations, elles ont oublié un point, c’était de décréter l’éternité de la jeunesse. Le but de leur mission, c’étaient donc l’apothéose de l’amour et la destruction du mariage. Pour tout dire, cette levée de boucliers contre le mariage n’était qu’une insurrection de griefs personnels. Ces femmes confondirent la cause de tout leur sexe avec leurs infortunes particulières, et, de bonne foi peut-être, elles prirent dans le mariage, pour l’institution même, ce qui n’était que des incidens malheureux. La colère était leur muse, et elles étaient comme des soldats qui, après avoir essuyé le feu meurtrier d’une citadelle, montent furieux à l’assaut, moins pour remporter une victoire que pour se venger. L’assaut fut livré, et l’on vit, dans la chaleur du combat, briller à plusieurs reprises le drapeau d’une Clorinde que les prudens conseils ne pouvaient toujours contenir, et qui osait se compromettre en de telles luttes. Chez elle, du moins, l’éclat de l’action pouvait en sauver l’inconvenance, et il y aurait amnistie pour ses témérités, si depuis elle avait su prendre sa revanche en vraie Clorinde de la poésie et de l’éloquence, au lieu d’égarer ses coups et de se perdre dans une obscure mêlée.

Qu’arrivera-t-il maintenant ? Gallus disait il y a bien des siècles :

Feminæ natura varium et mutabile semper ;
Diligat ambiguum est, oderit anne magis ;
Nil adeo medium ............
Et tantum constans in levitate suâ est.

Si Gallus disait vrai, s’il n’était exagéré comme tous les poètes, nous serions à la veille d’un mouvement qui ressemblerait à une réaction. Nil adeo medium ; du dévergondage, nous tomberions dans le pédantisme On deviendrait précieuse et collet-monté, et de tous côtés on ne verrait que femmes s’emparant, comme de leur bien légitime, des plus hautes questions de la religion et de la philosophie, écrivant de volumineux traités et vivant dans le commerce intime des anciens philosophes, des pères de l’église, des théologiens ; nous serions entourés de savantes, en un mot, qui, pour l’amour du grec, pourraient encore se compromettre, et qui feraient refleurir des travers que nous leur pardonnerions volontiers, s’ils devaient ressusciter Molière. Cette réaction est imaginaire sans doute ; cependant aujourd’hui même n’avons-nous pas à nous occuper d’un livre qui, s’il n’est pas l’œuvre d’une savante, est l’œuvre d’une puritaine, et qui autoriserait le poète, je le crains bien, à répéter en souriant : Nil adeo medium ? Ce livre, remarquable à beaucoup d’égards, a attiré l’attention des esprits sérieux, et appelle de notre part une appréciation qu’il sera permis de trouver sévère, pourvu que l’on n’oublie pas que la sévérité est du respect envers le talent.

C’est le mariage qui a fourni à Mme Agénor de Gasparin le sujet d’un livre qui est aux antipodes des ouvrages sur la même matière dont nous parlions tout à l’heure, et qui de la licence effrénée nous fait passer au rigorisme. L’union conjugale n’a été établie, selon Mme de Gasparin, que pour la sanctification de l’humanité ; mais l’idée primitive s’est, de nos jours, si corrompue, que pour rentrer dans les voies de Dieu, le mariage doit être absolument régénéré. C’est la mission que s’est donnée l’auteur du Mariage au point de vue chrétien, mission qu’elle a acceptée héroïquement dans toutes ses conséquences, et qu’elle a remplie avec une ardeur de prosélytisme qui pourrait prendre un autre nom, et qu’on ne croyait plus de notre temps. Le mariage, tel qu’il est, n’a pas trouvé de plus violent adversaire, ni le mariage, tel qu’elle le conçoit, de plus fougueux apôtre. Elle pousse si loin ce zèle, que dans sa colère contre le mariage actuel il nous semble qu’elle le calomnie, et que dans son enthousiasme pour l’union conjugale qu’elle désire, il nous semble qu’elle crée un idéal qu’il n’est donné à personne d’atteindre. Elle commence par une satire et finit par un rêve.

Mme de Gasparin veut régénérer le mariage par la loi chrétienne ; mais elle enlève au christianisme son véritable élément, la douceur, et en fait une sorte de loi terrible, qu’elle préconise dans toute sa rigueur, en s’attachant beaucoup plus à prouver qu’à persuader, et à convaincre qu’à émouvoir. Dès le début, on s’aperçoit que le livre de Mme de Gasparin se rattache au mouvement religieux qui agite la Suisse française depuis quelques années, et qui s’est donné le nom de réveil évangélique. Certes, rien ne serait plus louable que de chercher à réveiller le sentiment religieux au cœur de l’homme, si les plus légitimes mouvemens d’idées ne tournaient à mal quand l’exagération se met de la partie. Or, il n’est pas rare de voir de jeunes ministres, animés d’un zèle peu raisonnable et à peine arrivés dans un pays avec charge d’ames, s’élever avec colère contre des usages innocens qu’ils considèrent comme des relâchemens infâmes, et vouloir tout faire plier sous leur puritanisme inflexible. Le prédicant le plus dur est toujours suivi, dit quelque part Voltaire. Quelques femmes écoutent le jeune ministre, des enfans aussi. Les hommes résistent et murmurent d’abord ; ils espèrent cependant que la fougue du jeune pasteur se refroidira, et dans cet espoir ils attendent. Ils attendent en vain, car l’ardeur du prédicant croît chaque jour. Alors les querelles d’intérieur commencent dans les familles ; les hommes veulent empêcher les femmes d’aller au prêche ; comme on pense, les femmes ne cèdent pas facilement, et voilà une source continuelle de désordres sous le toit conjugal. Mais cet état de choses a un terme. Un jour, les hommes se soulèvent, le presbytère est entouré, on lance des pierres ; le pasteur s’enfuit en vrai martyr, et le réveil finit par une émeute.

Le livre de Mme de Gasparin est empreint de la couleur la plus exagérée du réveil, et dans toutes les questions qu’il traite, il apporte une inflexibilité absolue de doctrines. Le rigorisme éclate à chaque page, et, quoique l’auteur consente à le voiler quelquefois pour faire quelques concessions à l’esprit du siècle, on le sent, on le respire partout, et on est peu surpris lorsque Mme de Gasparin laisse échapper cette exclamation : « Plût à Dieu que la femme restât éternellement étrangère au monde ! » Ce qui équivaut à faire des vœux pour que toutes les femmes vivent en recluses. Si les caprices passionnés de Mme de Gasparin devenaient des lois, la société ressemblerait bientôt à un couvent, car une femme, dit-elle, est à moitié perdue lorsqu’elle a ri à une comédie de Molière, ou qu’elle n’a pas pleuré d’indignation en assistant à un ballet. On croirait que ces emportemens de puritanisme sont d’un autre âge, et datent de ces jours où tout instrument de musique était interdit à Genève, si l’on ne savait qu’ils sont dus à l’intolérance de la jeunesse. Pour les esprits bien faits, la vie est une école d’indulgence, et si Mme de Gasparin n’avait pas écrit son livre, elle ne l’écrirait pas dans quelques années. Qui sait d’ailleurs ? Chez certaines ames, le rigorisme est un déguisement de la tendresse, et si la critique pouvait pénétrer dans l’intérieur de la conscience, elle serait peut-être désarmée ; malheureusement elle ne juge que les résultats.

L’auteur du Mariage au point de vue chrétien a traité son sujet dans toute son étendue, et n’a pas voulu laisser un seul point de l’union conjugale qu’elle n’explorât avec une attention scrupuleuse, et qu’elle n’essayât de régénérer. Il nous est impossible de suivre Mme de Gasparin à travers toutes ses utopies méthodistes ; mais que penser, par exemple, de ce qu’elle entend par amour et intimité dans le mariage ? Que penser du terrible ordre du jour conjugal auquel il faut se soumettre ponctuellement, tout irréalisable qu’il soit, sous peine d’être des cœurs corrompus et dégradés ? L’amour est la base fondamentale de l’union, et cet amour est si grand, si pur, disons le mot, si divin, qu’il établit entre les époux une intimité parfaite, céleste. Cela est vraiment beau ! Il n’y a qu’une difficulté : où sont les cœurs capables de ressentir un pareil amour ? Et s’il y en a peu, ou s’il n’y en a pas même chez lesquels un semblable amour puisse subsister long-temps sans altération, que devient la pierre angulaire du mariage ? Que devient le mariage lui-même ? En présence de tels obstacles, l’auteur devrait logiquement pencher pour le célibat. Eh bien ! non ; le célibat n’a pas de plus violente ennemie. Comment cela peut-il se concilier ?

Quoi de plus doux que l’intimité dans le mariage ? Deux cœurs bien nés qui sont remplis d’affection et d’estime l’un pour l’autre trouvent des trésors de bonheur dans cette intimité qui grandit chaque jour à mesure qu’on se connaît davantage. L’intimité ne doit-elle pas être un besoin du cœur plutôt qu’un article du contrat, et ne faut-il pas qu’elle s’étende en proportion de la tendresse ? Toute intimité entre époux est relative, et cependant Mme de Gasparin commande l’intimité absolue, c’est-à-dire l’échange de toutes les pensées, de tous les sentimens, partout et toujours. Elle ne reconnaît pas à l’un le droit de garder une pensée qu’il ne communique pas à l’autre ; elle fait même un devoir de se communiquer entre époux les secrets d’autrui, afin qu’il n’existe pas un seul point qui ne soit commun à tous deux ; l’on exécutera plus facilement ce second article que le premier, car à tout prendre ce n’est qu’une indiscrétion que recommande l’auteur, et remarquons en passant que jusqu’ici l’indiscrétion n’avait pas figuré dans les commandemens de Dieu !

Il est entendu que l’auteur ne s’en tient pas à l’intimité morale, et qu’elle insiste avec force, avec passion, pour que les époux ne soient jamais séparés. Ici les conseils sont superflus ; si l’on s’aime, vous n’avez pas besoin de recommander la présence au logis.

L’absence est le plus grand des maux.

On s’éloigne avec regret et l’on revient toujours avec bonheur. Si l’on n’aime pas, au contraire, que de prétextes plausibles pour l’absence ! Est-ce un grand mal, en ce dernier cas, que les choses se passent ainsi ? Mme de Gasparin ne voit-elle pas qu’il y aurait imprudence à tenir trop long-temps rapprochés deux êtres qui ne s’entendent pas ? Peut-être se font-ils un peu illusion sur la distance qui les sépare ? Avec des précautions habiles, on pourrait vivre dans le calme, sinon dans le bonheur, tandis qu’en se voyant à chaque instant de vie, on se froisse sans le vouloir ; tout s’aggrave alors, tout s’exagère. Les défauts, qu’un peu de perspective diminuait, paraissent plus grands qu’ils ne sont réellement ; tout est matière à bouderies et à querelles, et, de bouderies en querelles, on descend une pente qui conduit à la haine, le plus grand des malheurs. Dans la plupart des cas, l’habileté consiste à tourner l’écueil, et Mme de Gasparin ordonne impérieusement de venir s’y briser. — La haine ! voilà le résultat des théories de l’auteur pour les époux qui s’estimaient sans amour, et qui vivaient paisiblement dans un système de concessions mutuelles ! Pour ceux qui s’aiment, le résultat est l’exagération de l’amour, c’est-à-dire un effrayant égoïsme.

Toutes les théories du Mariage au point de vue chrétien sont pleines de tempêtes. Ainsi l’auteur, logique dans ses principes sur l’intimité, veut que la femme, lorqu’elle ressentira dans son cœur une passion illégitime, en fasse la confidence au mari. La confidence au mari ! Comment l’auteur n’a-t-elle pas vu les conséquences désastreuses de cette démarche ?

On aime, on se croit aimé ; on vit dans ce doux et enivrant état de l’ame qui résulte d’une grande affection partagée. L’avenir se déroule devant vous sans que vous aperceviez le moindre point noir à l’horizon. On prend soin de sa fortune et de ses affaires comme en se jouant, car tout travail est facile à l’époux aimé. On se sent revivre avec une indicible joie dans ces gais enfans qui jouent autour de leur mère ; on sent quelque chose d’infini au fond de son cœur, où il semble que le ciel soit descendu. Mais un jour voilà que l’épouse en pleurs se jette dans vos bras, elle est pâle et tremblante, et, au milieu de sanglots étouffés, elle laisse échapper de cette bouche, où vous espériez que votre nom seul serait toujours murmuré avec amour, un aveu, un terrible aveu, elle en aime un autre, et, ne se croyant pas la force de se sauver elle-même, elle vient vous demander votre appui contre son propre cœur. Vertueuse et fidèle, mais redoutant sa faiblesse, c’est la peur et non l’amour qui l’a jetée dans vos bras ; elle n’a prononcé qu’un mot, ce mot a entr’ouvert un abîme, et de ce bonheur immense que vous possédiez il n’y a qu’un moment, il ne vous reste déjà plus que le souvenir. Désormais une image, une impitoyable image vient se placer entre vous et cette épouse qui pourtant n’est pas parjure, et murmure ironiquement à vos oreilles : C’est moi qui suis aimé ! Ce fantôme vous suit ou vous précède partout dans votre chemin ; il s’assied à votre table, il se tient debout à votre chevet, il remplit votre maison. En apparence, vous n’avez rien perdu ; votre honneur est sauf, votre femme est fidèle, et le monde vous suppose toujours heureux ; en réalité, vous êtes ruiné dans vos espérances les plus intimes, vous avez perdu ce que vous aviez de plus cher en ce monde, et vous êtes le plus malheureux des hommes, car vous aimez encore, et l’on ne vous aime plus.

L’amour est un pur cristal que le moindre souffle ternit. Quand on aime, on est inquiet et tourmenté au moindre soupçon. Si l’on a cru remarquer un peu de froideur, si l’on a saisi un geste d’impatience, une parole dure, serais-je moins aimé ? se dit-on, et, dans de longs et interminables monologues, on agite gravement cette question, comme s’il s’agissait du salut d’un empire. Le cœur de l’homme qui aime est ainsi fait : le moindre grain de sable qui tombe dans ce lac en trouble pour long-temps le fond. Et c’est l’homme aussi exclusivement jaloux de son bonheur, et qui met toute sa joie dans la possession absolue d’une ame, que la femme viendra prendre pour confident des infidélités de son cœur ! Pour la plus grande gloire de l’intimité conjugale, comme l’entend Mme de Gasparin, voilà le repos du mari à jamais troublé !

Suppose-t-on que le mari, au lieu d’éprouver pour la compagne qu’il s’est choisie un sentiment passionné, n’éprouve pour elle qu’une affection mêlée d’estime ? L’aveu ne sera pas ici un coup de foudre qui tombera sur le cœur ; ce sera une lame froide qui fera une inguérissable blessure à l’amour-propre. Malgré lui, l’honnête deviendra méchant et soupçonneux, et sa raison ne sera pas assez forte pour le mettre au-dessus des suggestions continuelles de l’amour-propre blessé, qui s’agite jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa vengeance. Le mari qui aime souffrira sans se plaindre ; celui qui n’aime pas se plaindra à tout propos, suscitant toujours des prétextes trop faciles à trouver, et au lieu de lutter, comme l’autre, dans son imagination malade, contre le fantôme de l’amant, il éprouvera une satisfaction secrète à se heurter contre une réalité toujours présente, sa femme. Non-seulement il lui en voudra de son infidélité qui n’a pas dépendu d’elle, il lui en voudra encore de sa franchise, qui a été un acte de courage et une marque d’estime ; si éclairé qu’il soit, il sera injuste, et le même mot qui introduit sous un toit une douleur morne, d’autant plus grande qu’elle fait des efforts pour se cacher, introduit sous un autre mille petites vengeances. À ce jeu de chaque jour, de chaque heure, que devient l’affection mutuelle ? Dans l’intérêt de l’intimité morale selon le rigorisme, voilà les deux époux devenus ennemis intimes.

En maint endroit de son livre, Mme de Gasparin prêche à la femme l’abnégation et le renoncement, et cela avec une chaleur d’éloquence souvent entraînante. Il ne faut pas cependant se laisser prendre à ces paroles de paix, car l’auteur ne fait là qu’une concession apparente, pour obtenir beaucoup plus qu’elle n’aurait osé demander de prime-abord ; elle donne de la main gauche pour s’enrichir de la main droite. Ainsi veut-on savoir comment Mme de Gasparin entend la liberté de conscience du mari ? Si le mari est incrédule, la femme est chargée de remporter une victoire complète sur son incrédulité, et elle la remportera, quoi qu’il en coûte. Rien ne l’arrêtera, jusqu’à ce qu’elle en soit venue à ses fins, et, pour débuter, elle exigera qu’il assiste aux offices religieux ; s’il résiste, elle redoublera ses efforts ; les querelles ne l’effraieront pas, elle demandera toujours et sans cesse ; elle sera inflexible. Le mari finira par céder, soyez-en sûr. Nous aimons à croire que ce n’est pas là un échantillon de la liberté de conscience à la façon du réveil évangélique. Mme de Gasparin a fait une innovation ; c’est la première fois qu’on érige en principe le despotisme de l’importunité.

Ce n’est pas qu’après avoir posé ses principes absolus, l’auteur n’essaie quelquefois des tempéramens. Ainsi sur l’éducation, car dans son livre sur le mariage se trouve enclavé tout un traité sur l’éducation, elle est évidemment pour l’éducation privée et s’exprime sur ce point d’une façon assez claire ; cependant, en fin de compte, elle se prononce pour le mélange de l’éducation privée et de l’éducation publique, oubliant sa sortie contre les colléges, oubliant le stigmate qu’elle vient d’infliger à l’émulation qu’on a l’infamie d’inculquer aux enfans, et qui n’est qu’un vice odieux ! L’émulation un vice odieux ! Que tous les maîtres et tous les disciples s’arrangent avec Mme de Gasparin. Ce qui est important pour nous, c’est qu’elle se prononce en faveur des colléges, quoique l’instruction y soit très défectueuse, et que les mauvais exemples y soient permanens ! Ce n’est même que pour se purifier de ces mauvais exemples qu’elle exige que les enfans rentrent chaque soir sous le toit paternel : c’est donc pour y être témoin des effets de l’intimité morale à la manière méthodiste ; il vaudrait autant qu’ils restassent au collége.

Voilà pour les jeunes gens. Quant aux jeunes filles, l’auteur veut qu’elles soient élevées en vue du mariage, et, avec cette audace qui la distingue, elle déclare qu’il faut leur parler souvent, presque à toute heure, de ce qui est le but de leur existence, et qu’il est absurde qu’il n’en soit pas ainsi. Si Mme de Gasparin ne s’apercevait bientôt qu’elle marche sur un terrain brûlant, sa dévotion aboutirait à un singulier résultat. Heureusement elle s’effraie à temps des conséquences extrêmes de son principe, et, rétrogradant peu à peu, elle reprend ce qu’elle vient de dire. Elle fait quelquefois des concessions, on le voit ; mais, lors même qu’elle fait ces concessions à la nature humaine et non pas à l’ordre social, elle ne les fait point de bonne grace, et ressemble à un monarque absolu que le malheur des temps oblige à octroyer une charte.

D’après le coup d’œil que nous venons de jeter sur le Mariage au point de vue chrétien, on peut concevoir une idée de ce livre, que Mme de Gasparin n’aurait pas écrit avec cette impitoyable sévérité de doctrines, si elle eût voulu s’inspirer d’illustres exemples que lui fournissait sa patrie. Ah ! que M. Necker et Mme de Staël ont tenu autrement compte de la réalité, et ont parlé du mariage avec une autre sagesse ! Quelle haute raison dans ces conseils de M. Necker : « Que la femme s’efforce de répandre le calme dans l’ame de son ami, de son défenseur, en lui assurant un doux asile au sein de ses foyers, lorsqu’il y revient l’esprit encore inquiet des débats du monde auxquels il est forcé de se livrer. » Ailleurs, M. Necker s’écrie : « Ah ! combien les sentimens d’une ame tendre s’animent et se fortifient par une succession continuelle de besoins et de services ! Les prévenances mutuelles, les attentions réciproques forment seules ces liaisons durables qu’aucune habitude, aucun âge, n’affaiblissent. Et vous ne connaissez pas les plus douces jouissances, vous qui, tout entiers à vous-mêmes, n’appréciez dans l’amour que le despotisme de la jeunesse et les rapides effets de votre impérieux ascendant. » Ces paroles sont bonnes à méditer partout, même à Genève. Ce qui suit, de Mme Staël, est moins tendre, mais n’est pas moins profond, ni moins vrai : « Il est heureux, dit la fille de M. Necker, dans la route de la vie, d’avoir inventé des circonstances qui, sans le secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de les opposer. Il est heureux d’avoir commencé l’association d’assez bonne heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à supporter l’un avec l’autre, la mort qui commence à la moitié de la vie ; mais indépendamment de ce qu’il est si aisé de concevoir sur la difficulté de se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des intérêts communs offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent pas du sentiment, mais finissent par l’altérer. Personne ne sait à l’avance combien peut être longue l’histoire de chaque journée, si l’on observe la vérité des impressions qu’elle produit, et dans ce qu’on appelle avec raison le ménage, il se rencontre à chaque instant de certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu’il y avait d’exalté dans le sentiment. C’est donc de tous les liens celui où il est le moins probable d’obtenir le bonheur romanesque du cœur. » Mme de Gasparin trouvera sans doute ce langage bien froid et bien positif ; il est vrai que Mme de Staël ne poursuivait pas, comme elle, la régénération de l’union conjugale. Soyons franc, et disons toute notre pensée : ce livre qui veut régénérer le mariage lui sera plutôt nuisible qu’utile. Ou il en éloignera, parce que, n’établissant pas de milieu entre un idéal sublime et une corruption fangeuse, ceux qui désespéreront d’atteindre au ciel craindront de tomber dans la boue, et jugeront prudent de s’abstenir, ou bien, il séduira quelques jeunes imaginations qui, se croyant la puissance de réaliser une chimère, se jetteront dans le mariage avec enthousiasme, voudront mettre en pratique les doctrines de l’auteur du Mariage au point vue chrétien, et au lieu d’un paradis terrestre qu’on espérait, ne trouvant que le régime cellulaire à deux, elles se désoleront inutilement. Mme de Gasparin me semble donc avoir pris un chemin qui ne vient pas à son but ; car, en dernière analyse, elle éloigne du mariage qu’elle prêche, ou fait couler des larmes qu’elle voulait tarir. Comme la plupart de nos grands réformateurs, elle démolit une réalité qu’elle remplace par une chimère : on dirait que les réformateurs modernes ont fait un pacte avec l’impossible.

Parlerons-nous de la forme ? L’ouvrage de Mme de Gasparin arrive de Genève ; et il serait mal venu à renier sa patrie : il porte son acte de naissance sur chaque page. Il est des lieux où l’on respire un air intellectuel et moral, si l’on peut ainsi parler, dont s’imprègnent les esprits même les plus distingués. La teinte générale qui se répand sur toute une littérature est une sorte de péché originel que tout écrivain porte à son entrée dans le monde. Il n’y a que le génie qui dès le début, s’emparant de ces défauts et de ces qualités communs à tous, se les approprie, les transfigure en quelque manière et les élève du premier coup à une originalité puissante. Le talent arrive à l’originalité d’une façon moins brillante et moins rapide, mais il y parvient, et les exemples ne manquent pas à Genève de talens parfaitement originaux, qui ont secoué le joug génevois. Pour M. de Chateauvieux, M. Dumont, M. de Bonstetten, M. Töpffer, on peut dire qu’il n’y a plus de Jura. Le Jura existe encore pour Mme de Gasparin, dont l’incontestable talent a besoin, pour paraître dans tout son jour, d’être débarrassé de ces locutions inusitées, de ces tours de phrases bizarres, de cette ponctuation étrange, qui déparent le livre du Mariage. Faut-il avouer aussi que le dogmatisme de l’auteur ne sait pas toujours éviter l’ennui ? Mme de Gasparin aime les longs développemens ; il semble qu’elle s’imagine n’avoir jamais assez dit, et elle épuise toujours son raisonnement avant de le quitter. Dès les premières pages d’un chapitre, vous savez tout ce qu’il contient : chaque chapitre est un discours qui dit tout dans son exorde et se répète dans les deux parties. Cette intarissable abondance, habilement gouvernée, pourra devenir une qualité brillante. Si à ce style qui déborde à chaque instant, et inonde, pour ainsi dire, toujours ses rives, l’art parvient à creuser un lit assez profond, on comptera parmi les femmes un remarquable écrivain de plus. Le véritable talent de controverse que possède Mme de Gasparin s’appuiera un jour, il faut l’espérer, sur l’expérience ; il se dépouillera de ce méthodisme exagéré qui tue ce qu’il veut vivifier, et ressemble, avec l’excellence des intentions et le malheur des résultats, à un ami qui vous étouffe en vous embrassant. C’est parmi les femmes moralistes que Mme de Gasparin prendra alors un rang distingué.

Quant au mariage, les apologies dangereuses du méthodisme ne l’ébranleront pas plus que les attaques antisociales. Le mariage est le fondement de la famille, et la famille ne court aucun danger sérieux ; nous ne disons pas seulement pour le présent, cela a l’évidence d’un fait, mais pour l’avenir. Les révolutions n’y toucheront pas. Il n’est pas besoin d’être prophète pour dire que les sociétés humaines ne se passeront jamais de la famille : il suffit d’avoir foi aux progrès de la civilisation. On ne peut pas assigner des limites aux progrès ; mais comme les progrès ne peuvent s’entendre que dans le sens de la liberté, et qu’il n’y a pas de liberté sans l’ordre, on peut assurer, avec une conviction profonde, que la famille, source de l’ordre, ne périra pas. En changeant le mot de Pascal, ne peut-on pas dire que le progrès est un cercle dont le centre est dans la famille et la circonférence nulle part ? La famille et le mariage sont, pour la civilisation, ce que l’arche fut pour Noé et ses enfans, — un rempart contre le déluge.

L’ordre et la liberté grandissant ensemble n’apporteront-ils pas des modifications dans la condition des femmes ? Quelles seront ces modifications ? C’est le secret de la Providence, et il serait téméraire de vouloir le lui arracher. Ce qui est certain, c’est que leur avenir dépend d’elles en grande partie. Si aujourd’hui qu’elles ont plus de lumières qu’autrefois, elles s’efforçaient de retrouver cette dignité qui relevait leur ignorance, et qui donnerait un si beau lustre à leurs connaissances actuelles ; si, maintenant qu’on leur rend justice, elles mettaient de la mesure dans leurs exigences ; si, sous leur influence, la vie intérieure s’améliorait, et si les relations du monde gagnaient de l’agrément et du sérieux, des progrès réels ne s’accompliraient-ils pas dans leur condition, sans secousse, sans être vivement appelés ? Ne sortiraient-ils pas du sein des choses ? — Les femmes qui ont reçu le don du talent pourraient mieux que les autres contribuer à préparer cet avenir ; mais quelle que soit leur éloquence, quelle que soit la forme de leur génie, surtout si elles veulent faire connaître le cœur humain et corriger la société ; si elles sont moralistes enfin, qu’elles n’oublient jamais, ce qui leur arrive trop souvent, ce tact qui n’est qu’une forme du goût, et cette modération, inséparable compagne du bon sens, qui chez elles est une grace et une vertu !


Paulin Limayrac.
  1. Trois vol. in-8o, librairie de Delay, rue Basse du Rempart.