Nisard, Paris, 1857


Je chanterai l'année romaine, ses divisions, leurs causes ; je dirai quand les constellations apparaissent, quand elles descendent sous l'horizon. Accueillez cet ouvrage, Germanicus César, avec un sourire bienveillant : dirigez la course de mon timide navire ; [1, 5] ne dédaignez pas un modeste hommage : ce livre se donne à vous ; soyez-lui propice. J'exhumerai des antiques annales pour les faire passer devant vos yeux, et nos cérémonies religieuses et les événements qui ont signalé tels et tels jours ; vous reconnaîtrez, parmi nos fêtes, celles qui sont pour votre famille l'objet d'un culte domestique ; [1, 10] plus d'une fois vous lirez le nom de votre père, le nom de votre aïeul ; et l'honneur qu'ils ont obtenu d'être inscrits dans nos fastes, un jour aussi vous l'obtiendrez, ainsi que Drusus votre frère.

Que d'autres célèbrent les exploits de César ; moi je parlerai des autels qu'il a élevés, des nouvelles solennités qu'il a instituées. [1, 15] Secondez mes efforts au milieu de ces chants, où doit éclater la gloire de vos ancêtres ; chassez de mon coeur les craintes inquiètes : que j'espère en votre appui, et je me sentirai inspiré. Il ne faut qu'un de vos regards pour soutenir ou décourager mon génie. La page où j'ai tracé ces vers semble frissonner, dans l'attente du jugement d'un savant prince, [1, 20] comme si je l'envoyais au tribunal même du dieu de Claros. Nous avons senti en effet le charme tout puissant de sa parole, quand il combattait avec les armes de l'éloquence pour des accusés tremblants, et, si un élan soudain l'emporte vers la poésie, nous savons en quels flots abondants sa verve s'épanche. [1, 25] Si je le puis donc, si les dieux le permettent, ô poète, laissez un poète vous remettre les rênes de son char, afin que, sous vos auspices, l'année romaine accomplisse heureusement sa révolution toute entière.

Lorsque le fondateur de Rome voulut régler la division du temps, il établit que l'on compterait deux fois cinq mois dans son année. On le voit, Romulus, tu connaissais mieux la guerre que l'astronomie : [1, 30] ta grande étude était de vaincre les peuples voisins. Pourtant, César, il est des raisons qui le persuadèrent, et son erreur même n'est pas sans excuses. Dix mois suffisent pour que l'enfant sorte du sein de sa mère ; Romulus pensa que cette même période de temps devait être la mesure de l'année. [1, 35] C'est aussi pendant dix mois que l'épouse, après la mort de son époux, porte, dans sa demeure solitaire, les tristes vêtements du veuvage ; ce fut là sans doute ce qui frappa l'esprit de Quirinus, vêtu de la trabée, quand il fixa pour ses peuples grossiers les divisions de l'année.

Le premier mois fut consacré à Mars, le second à Vénus ; [1, 40] Romulus descendait de Vénus, et Mars était son père. La vieillesse donna son nom au troisième, la jeunesse au quatrième ; les autres furent désignés chacun par le rang qu'ils occupaient. Numa, ne voulant pas laisser sans honneurs et Janus et les mânes des aïeux, augmenta le nombre des mois, et aux anciens il en ajouta deux autres.

[1, 45] J'exposerai maintenant la loi qui règle les jours ; car ils ne sont pas tous consacrés aux mêmes devoirs. Ils sont dits néfastes, quand les trois paroles sacramentelles ne peuvent être prononcées dans les tribunaux ; fastes, quand la justice suit son libre cours ; et ne croyez pas qu'un même jour ne puisse avoir qu'une distinction : [1, 50] tel est néfaste le matin, qui sera faste le soir ; en effet, dès qu'on a offert aux dieux les entrailles des victimes, la parole cesse d'être interdite, et le préteur recouvre le droit de rendre ses arrêts tout-puissants. Il est des jours de comices où le peuple vient remplir les enceintes du champ de Mars ; il est des jours de marché, qui reviennent quand le disque de la lune reparaît pour la neuvième fois. [1, 55] Les Calendes romaines sont consacrées au culte de Junon ; les ides voient couler, devant les autels de Jupiter, le sang d'une belle et blanche brebis ; aucune divinité ne préside aux Nones. Le lendemain de tous ces jours, notez-le avec une attention religieuse, est marqué de couleur noire ; ce présage est tiré des événements de notre histoire : ce sont les jours où Rome, [1, 60] trahie par le sort des combats, a essuyé de sanglantes défaites. Ceci s'applique à toute la série de nos fastes ; je le dis une fois, et je ne le répéterai plus, afin de ne pas rompre à chaque instant le fil de ce poème.

Janus paraît, et vous annonce une année heureuse, ô Germanicus ; c'est par son nom que j'inaugure mes chants. [1, 65] Dieu à double visage, c'est de toi que part l'année pour s'écouler sans bruit ; toi qui, sans tourner la tête, vois ce que nul autre dieu ne peut voir, montre-toi propice aux chefs dont l'active sollicitude donne le repos à l'Océan et la sécurité à la terre, qui nous prodigue ses trésors ; montretoi propice à tes sénateurs, au peuple de Quirinus, [1, 70] et, d'un signe, ouvre-nous les portes de ton magnifique sanctuaire.

Un jour fortuné se lève; silence et recueillement: une fête demande des paroles de fête. Plaideurs, laissez reposer nos oreilles; trêve, trêve à vos criailleries insensées! Reprends haleine, race à la langue envenimée! [1, 75] voici que s'allument des feux dont l'air se parfume; voici que pétille, au foyer, le safran, la fleur de Cilicie; l'éclat de la flamme est répété par l'or des temples, et se joue aux voûtes sacrées en clartés vacillantes. On monte à la roche tarpéienne en habits de fête, [1, 80] et le peuple veut que la blancheur de ses vêtements soit le symbole de cette solennité. Déjà les faisceaux marchent devant les nouveaux consuls; la nouvelle pourpre attire les regards éblouis; de nouveaux magistrats se sont assis sur l'ivoire éclatant des chaises curules. Les jeunes taureaux qu'ont nourris les gras pâturages des Falisques présentent aux coups de la hache leur tête que le joug avait respectée. [1, 85] Salut, jour fortuné! apporte-nous toujours d'heureux présages; tu mérites les hommages d'un peuple roi; Jupiter n'aperçoit rien qui n'appartienne à Rome, quand, du haut de l'Olympe, il contemple l'univers.

Mais comment parlerai-je de toi, Janus à double forme? [1, 90] la Grèce n'a aucune divinité qui te ressemble. Dis-nous donc pourquoi, seul des immortels, tu vois en même temps ce qui est devant toi et ce qui est derrière. Tandis que, mes tablettes à la main, je roulais ces questions dans mon esprit, une lumière éclatante se répandit dans ma demeure, [1, 95] et, soudain, je vis paraître devant moi le saint, le merveilleux, le double Janus! Immobile de stupeur, je sentis mes cheveux se dresser d'épouvante; un froid subit glaça mon coeur. Le dieu, tenant dans sa main droite un bâton, une clef dans sa gauche, [1, 100] m'apostrophe en ces termes: "Rassure-toi, chantre laborieux des jours; je vais répondre à tes demandes; prête une oreille attentive à mes discours. Autrefois (car je suis chose antique), autrefois on m'appelait chaos; tu vas voir à quelle époque lointaine remontent mes récits. [1, 105] Cet air diaphane et les trois autres éléments, le feu, l'eau, la terre se tenaient ensemble et ne faisaient qu'un tout; mais ces natures hétérogènes n'ayant pu rester longtemps unies, brisèrent leurs liens et se disséminèrent dans l'espace. Le feu monta vers les régions supérieures, au-dessous se répandit l'air, [1, 110] au centre s'établirent la terre et les eaux; c'est alors que, cessant d'être une masse informe et grossière, je repris le corps et la figure d'un dieu. Maintenant même, je garde quelques traces de cette confusion primitive: je suis le même par devant et par derrière; [1, 115] mais il est une autre raison de cette singularité de ma figure; en te l'apprenant, je t'apprendrai quel est mon pouvoir. Tout ce que tes yeux embrassent, les cieux, l'Océan, les nuages et la terre, c'est à ma main qu'il est donné de les fermer ou de les ouvrir; c'est à moi qu'on a confié la garde de cet univers immense; [1, 120] c'est moi qui le fais tourner sur ses gonds. Si je permets à la Paix de sortir de mon temple, asile où elle sommeille, les chemins s'aplanissent devant elle, et elle y marche en liberté; et, si je cesse de retenir la guerre sous d'inébranlables verrous, le monde est bouleversé, inondé de carnage. [1, 125] Je veille aux portes du ciel avec l'aimable cortège des Heures; Jupiter ne peut entrer ni sortir sans moi: c'est pour cela qu'on m'appelle Janus. Lorsque le prêtre dépose sur mes autels le gâteau fait avec les dons de Cérès, et le froment mêlé de sel, les noms sous lesquels il m'invoque pendant le sacrifice te feront sourire: tantôt c'est Patulcius, et [1, 130] tantôt Clusius, deux désignations qu'imagina la naïve antiquité pour correspondre à mes divers mystères. Tu connais ma puissance; je t'expliquerai maintenant ma figure, quoique déjà elle ne soit plus une énigme pour toi. [1, 135] Toute porte a deux faces, dont l'une regarde la rue et l'autre le lare domestique; assis près du seuil de vos maisons, le portier voit entrer et sortir: portier de l'habitation des dieux, [1, 140] j'ai les yeux à la fois sur l'orient et sur l'occident; le visage d'Hécate fait face à trois côtés pour veiller sur les trois voies qui divisent nos carrefours; de même, de peur qu'en tournant la tête je ne perde des moments précieux, il m'a été donné de voir sans bouger, en même temps, et devant et derrière".

[1, 145] Il se tut, et ses traits me disaient que, si je lui adressais de nouvelles demandes, il ne refuserait pas de me satisfaire; enhardi, et délivré de ma première frayeur, je lui rendis grâces, et je prononçai ce peu de mots les yeux baissés vers la terre: "Dites-moi, ô Janus, pourquoi l'année s'ouvre par l'hiver, [1, 150] quand il serait si naturel qu'elle recommençât avec le printemps. Alors tout fleurit; c'est partout comme un autre âge qui s'annonce: le bourgeon se hâte d'éclore sur le sarment gonflé de sève; l'arbre cache sa nudité sous son nouveau feuillage; le grain germe et l'herbe s'élève jusqu'à la hauteur des sillons; [1, 155] l'air attiédi résonne du chant des oiseaux; les troupeaux bondissent dans la prairie. Alors le soleil est bienfaisant, l'hirondelle se montre après une longue absence, et façonne son nid d'argile sous la poutre de nos toits; alors le sol est rendu à la culture, et se renouvelle sous la charrue. [1, 160] Comment ne pas reconnaître à tous ces signes la véritable renaissance de l'année?" À ma longue question le dieu fit sans délai cette brève réponse: "C'est en hiver que le soleil commence et achève son cours: Phébus et l'année doivent repartir ensemble. "

[1, 165] Je m'étonnais ensuite que les tribunaux ne fussent pas fermés à ce premier jour: "En voici la cause, me dit Janus: je n'ai pas voulu que les affaires fussent alors suspendues, de peur qu'après un tel début, l'année entière ne s'écoulât dans l'oisiveté; aussi chaque ouvrier met-il la main à son métier [1, 170] et prélude à ses travaux ordinaires." - "Pourquoi, repris-je, offrant un sacrifice à d'autres dieux, dois-je pourtant commencer par offrir à vous-même et l'encens et le vin?" - "Afin que, gardien des célestes demeures, je ménage à tes prières un accès facile vers chaque divinité."- [1, 175] "Pourquoi, au jour de vos Calendes, ces souhaits de bonheur, ces paroles bienveillantes, que nous échangeons entre nous?" - Alors, s'appuyant sur le bâton que tenait sa main droite, "Un présage, dit-il, est attaché au commencement de toute chose; toute première parole est écoutée avec une attention craintive; [1, 180] c'est l'oiseau aperçu le premier qui fait loi pour l'augure. Les temples viennent de s'ouvrir; les dieux prêtent l'oreille; aucune des prières que prononce la bouche des mortels n'est perdue, chaque syllabe en retentit aux cieux."

Janus avait déjà fini, mais je ne gardai pas longtemps le silence, et ma voix se mêlant presque aux derniers accents de la sienne: [1, 185] "Que signifient, lui dis-je, les dattes, les figues ridées, le miel blanc dans un vase blanc, que les Romains s'offrent alors?" - "Ce sont autant de présages; on souhaite par là que l'agréable saveur du présent se retrouve dans la destinée, et que l'année, dans son cours, soit exempte de toute amertume." - "Je comprends le sens de ces emblèmes. Mais pourquoi des cadeaux en argent? [1, 190] Je voudrais ne rien ignorer de ce qui se rattache à votre fête." - Le dieu sourit: "O que tu connais mal ton siècle, si tu crois l'argent moins doux à recevoir que le miel! À peine aurais-je trouvé, sous le règne de Saturne, un homme pour qui le gain fût sans charmes; [1, 195] le temps n'a fait qu'accroître cette passion des richesses, qui maintenant est à son comble; il n'est plus de limites qu'elle puisse dépasser. L'or a plus de prix aujourd'hui qu'à ces âges reculés, où le peuple était pauvre, où Rome ne faisait que de naître, alors que Quirinus, le fils de Mars, n'avait pour palais qu'une cabane, [1, 200] et que les joncs du fleuve formaient sa couche grossière. À peine Jupiter tenait-il tout entier dans son temple étroit, et la foudre qu'il tenait dans sa main était d'argile; des branches d'arbres verts suffisaient à parer ce Capitole, où étincellent maintenant des pierres précieuses; le sénateur faisait paître lui-même ses brebis, [1, 205] ou ne rougissait pas de goûter sur la paille un sommeil paisible, et de se faire un oreiller de foin. Le consul quittait la charrue pour dicter des lois au peuple; et c'eût été un crime que de posséder une feuille d'argent. Mais quand la Fortune du lieu eut levé la tête, [1, 210] quand Rome, dans sa puissance, atteignit les cieux, on vit croître à la fois les richesses et la cupidité; plus on a, plus on désire. C'est à qui amassera pour prodiguer, c'est à qui amassera pour combler le vide de ses prodigalités; et ces vicissitudes mêmes deviennent l'aliment d'une passion toujours renaissante. [1, 215] Ainsi dans cette maladie où le ventre se gonfle d'eaux intérieurement épanchées, plus on a bu, plus on veut boire encore. Aujourd'hui l'or seul a du prix, l'or donne les honneurs, donne les amis; rien pour celui qui est pauvre. Tu me demanderas peut-être si une pièce de monnaie est d'un bon augure, [1, 220] et pourquoi mes mains reçoivent avec plaisir l'airain antique? C'était l'airain qu'on m'offrait jadis; mais maintenant l'or est un plus heureux présage; l'ancien métal est vaincu, et c'est le nouveau qu'on lui préfère. Nous nous trouvons aussi très bien, nous autres, des temples d'or, tout en approuvant la simplicité des premiers âges; la magnificence rehausse le culte des dieux. [1, 225] Nous rendons justice au passé, mais nous profitons du présent. D'ailleurs chacun peut adopter à son gré l'un ou l'autre usage."

Janus avait cessé de m'instruire; du ton respectueux que j'avais conservé jusqu'alors, j'adressai ces mots au dieu porte-clef: "Vous m'avez beaucoup appris déjà, et pourtant je ne sais pas encore pourquoi, sur les pièces d'airain, [1, 230] on voit gravé d'un côté un vaisseau, de l'autre une figure à deux têtes." - "Tu pourrais, dit-il, me reconnaître dans cette double image, si la vétusté n'en avait altéré les traits. Quant à l'explication du navire, la voici: le dieu qu'on représente armé d'une faux, chassé par Jupiter du ciel, son empire, avait déjà erré dans tout l'univers, quand son vaisseau entra dans le fleuve de l'Étrurie. [1, 235] C'est dans ces contrées que je me rappelle lui avoir donné asile; c'est pourquoi, longtemps, elles portèrent le nom de Saturne, et le nom de Latium exprime également qu'un dieu était venu s'y cacher. La pieuse postérité grava un navire sur sa monnaie, [1, 240] pour consacrer le souvenir de l'hospitalité qu'un dieu avait reçue dans le pays. J'ai occupé moi-même aussi la rive gauche du Tibre, qu'il rase paisiblement de son onde sablonneuse. Là, où maintenant tu vois Rome, s'élevait une forêt vierge; et ce petit coin de terre, réservé à de si hautes destinées, nourrissait à peine quelques boeufs. [1, 245] J'avais fixé mon séjour sur la colline que ce siècle religieux a désignée par mon nom, en l'appelant Janicule. Je régnais alors que la terre supportait encore les dieux, et qu'ils pouvaient habiter au milieu des mortels. Les crimes de la race humaine n'avaient pas encore fait fuir la justice; [1, 250] de toutes les divinités, elle fut la dernière à s'éloigner. Ce n'était point alors la force ni la crainte du châtiment qui contenaient les peuples, mais la honte seule de mal faire, et tous suivaient sans trouble les simples lois de l'équité. Je n'avais rien à démêler avec la guerre; je maintenais la paix; je veillais sur les portes; et il ajouta, en montrant sa clef: "voilà mes armes."

[1, 255] Le dieu se taisait; ma bouche alors s'ouvrit, et mes paroles provoquèrent de nouveau les siennes: "Pourquoi, de tous les temples qui te sont consacrés, celui qui touche à deux Forums est-il le seul où l'on adore ton image?" Le dieu, caressant d'une main la barbe qui descend sur sa poitrine, [1, 260] me raconta aussitôt la guerre de Tatius, descendant d'Oebalus; comment une gardienne perfide, séduite par des bracelets d'or, avait montré le chemin de la citadelle au chef des Sabins. Alors, comme aujourd'hui, existait cette pente rapide par laquelle vous descendez du Capitole, dans la vallée et du côté des places publiques. [1, 265] Déjà ils étaient arrivés à la porte dont Junon, pour vous perdre, avait enlevé les serrures; n'osant engager une lutte contre cette auguste déesse, je tirai parti de mes attributions pour déjouer ses projets à mon tour. C'est à moi qu'il appartient d'ouvrir un passage aux fontaines, je l'ouvris; [1, 270] je fis jaillir les eaux en nappes soudaines, après avoir eu soin d'embraser du soufre sous la source glacée, afin que ce torrent bouillonnant fermât le chemin à Tatius. La ruse réussit, les Sabins furent repoussés. Le danger une fois passé, le lieu reprit sa forme première; [1, 275] ce fut là qu'on m'éleva un petit temple et qu'on me dressa un petit autel où la flamme sacrée consume le froment et les gâteaux."

"Mais pourquoi vous cacher pendant la paix, et sortir de votre retraite au cliquetis des armes?" - Je reçus aussitôt cette réponse: "Pour que le peuple, parti pour la guerre, ne rencontre aucun obstacle à son retour, [1, 280] les serrures tombent, et ma porte s'ouvre tout entière; la guerre terminée, je ferme mon temple, pour que la paix ne trouve aucune issue, et il en sera longtemps ainsi, grâce au nom redouté des Césars." Il dit, et, portant ses regards dans des directions différentes, il embrasse d'un coup d'oeil ce qui se passait sur la terre. [1, 285] La paix régnait, et déjà le Rhin, ô Germanicus, vous avait vu conquérir les honneurs du triomphe, par la soumission de ses ondes rebelles. Faites, Janus, que nous conservions éternellement la paix et les héros qui nous la donnent. Que celui à qui nous devons un bien si précieux veille à jamais sur son ouvrage.

Voici maintenant ce qu'il m'a été permis de lire dans les Fastes mêmes. [1, 290] En ce jour, nos pères consacrèrent deux temples. L'île que le Tibre entoure de ses deux bras reçut Esculape, né de Phébus et de la nymphe Coronis; Jupiter y réside aussi, et dans ce séjour, que les deux divinités se partagent, le temple de l'aïeul et celui du petit-fils s'élèvent à côté l'un de l'autre.

[1, 295] Mais qui m'empêche de chanter les étoiles, leur lever, leur coucher? C'est une tâche que j'ai promis aussi d'accomplir. Heureux les esprits qui, les premiers, s'inquiétèrent de cette science, jaloux de pénétrer jusque dans la demeure des dieux. Sans doute, en même temps qu'ils détournaient leurs regards de cette fange terrestre, ils perdaient de vue aussi les passions humaines. [1, 300] Rien n'arrêta l'essor de ces âmes sublimes, ni Vénus, ni le vin, ni les travaux du barreau, ni les fatigues de la guerre; l'ambition mobile, la gloire aux attraits menteurs, la soif de l'or n'ont pu les séduire; [1, 305] ils ont rapproché de mes yeux les astres si éloignés de la terre, et la voûte éthérée est devenue la conquête de leur génie. C'est ainsi qu'on atteint les cieux, et non pas en entassant l'Ossa sur l'Olympe, et en faisant toucher aux étoiles la cime du Pélion. Nous aussi, guidés par ces illustres devanciers, nous voulons mesurer les cieux [1, 310] et placer sous chaque signe le jour qui lui correspond. À la troisième nuit qui précède les Nones, quand les gouttes de la rosée céleste auront humecté la terre, vous chercherez en vain à découvrir le Cancer aux huit pattes : il s'est plongé dans les mers du couchant. [1, 315] Voici les Nones. Des torrents de pluie, tombant du noir séjour des nuages, t'annoncent le lever de la Lyre.

Quatre jours après, viennent les Agonales: on sacrifie à Janus. C'est de toi sans doute que cette fête a reçu son nom, ministre des autels, [1, 320] qui immoles la victime offerte aux dieux; lorsque, relevant tes vêtements, tu t'apprêtes à rougir d'un sang fumant le couteau sacré. "Frapperai-je?" dis-tu; et tu frappes seulement quand l'ordre est donné. D'autres, remarquant que la victime ne se présente pas spontanément, mais qu'on la conduit à l'autel, font dériver ce nom de cette action même; [1, 325] d'autres pensent que les Agonales s'appelaient agnales chez nos pères, et retranchent une lettre dans le mot; enfin, agonia n'exprimerait-il pas la frayeur qui saisit l'animal, quand, à travers l'eau des bassins, il voit briller le fer qui va lui donner la mort? Selon quelques-uns, [1, 330] ce jour porterait le nom grec des jeux auxquels se livraient nos ancêtres. Troupeau, dans le vieux langage, se disait agonia, et je ne reconnais pour vraie que cette dernière étymologie. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que le roi des sacrifices doit immoler aux dieux, non la brebis à la toison épaisse, mais le bélier, son époux.

[1, 335] L'animal qui tombe sous une main victorieuse s'appelle victime, et hostie quand une agression hostile vient d'être repoussée. Jadis, avec un peu de froment et quelques grains d'un sel brillant et pur, l'homme se conciliait la bienveillance des dieux. [1, 340] Un vaisseau étranger n'avait pas encore traversé les mers pour nous apporter les pleurs de la myrrhe; l'Euphrate ne nous avait pas encore envoyé l'encens, ni l'Inde la plante du costus; on ne connaissait pas le safran aux filaments empourprés; on ne voyait fumer sur les autels que l'herbe sabine et le laurier qui pétille en brûlant. [1, 345] Il était riche celui qui pouvait ajouter quelques violettes aux fleurs des champs tressées en couronne; et le fer qui ouvre maintenant les flancs du taureau était alors sans emploi dans les sacrifices. Cérès, la première, vit couler avec plaisir le sang de la truie avide, [1, 350] justement punie de mort pour avoir détruit, dans leur germe, les trésors de la moisson. La déesse, au retour du printemps, avait vu la bête aux rudes soies déterrant la semence, gonflée déjà d'un suc laiteux; la vengeance avait suivi le crime. Ce terrible exemple ne devait-il pas t'apprendre, ô bouc, à respecter les sarments? [1, 355] Quelqu'un l'aperçoit mordant à belles dents la vigne, et l'indignation lui arrache ces paroles: "Bouc, tu as rongé la vigne, mais elle ne laissera pas de produire une liqueur qui te sera versée sur les cornes au pied des autels!" La menace s'accomplit, [1, 360] et les cornes du bouc sont arrosées de vin avant qu'on ne te l'immole, ô Bacchus, en expiation de son attentat. Ainsi, le bouc et la truie portent la peine de leur crime; mais le boeuf, qu'avait-il fait? Et vous paisibles brebis?

Aristée pleurait: il avait vu ses abeilles périr jusqu'à la dernière, et les rayons rester inachevés dans la ruche déserte; [1, 365] sa mère, nymphe des eaux, essayait de le consoler dans sa douleur, et telles furent les dernières paroles qu'elle lui adressa: "Sèche tes larmes, ô mon fils! Protée te rendra ce que tu regrettes, et cette perte qui t'afflige, il saura la réparer; mais pour qu'il ne se joue pas de tes efforts en changeant de figure, [1, 370] attache fortement ses deux mains." Le jeune homme arrive jusqu'au devin, et, tandis que le vieil habitant des ondes s'abandonne au sommeil, ses bras sont enchaînés. D'abord il appelle son art à son secours: il essaie de vingt métamorphoses; enfin, dompté par les liens qui le retiennent, il reparaît sous sa première forme, [1, 375] et secouant sa tête humide, sa barbe azurée: "Tu veux savoir, dit-il, comment tes abeilles te seront rendues: immole un taureau, couvre son corps de terre, et ce que tu demandes, ce taureau te le donnera." Le berger obéit; bientôt de nouveaux essaims s'échappent, en bourdonnant, des entrailles putréfiées de la victime: [1, 380] une seule mort a enfanté mille vies.

Pour la brebis, un arrêt fatal la condamne: elle a osé brouter la verveine qu'une vieille avait coutume de cueillir pour les divinités rustiques. Quel animal pourra se croire en sûreté si la brebis qui nous donne la laine, et le boeuf qui laboure la terre, doivent aller au temple recevoir le coup mortel? [1, 385] Le Perse immole un cheval au radieux Hypérion; ce dieu rapide ne voudrait pas d'une victime à la marche tardive. La biche, qui fut une fois offerte à Diane à la place d'une jeune fille, tombe maintenant encore, quoiqu'il n'y ait plus de jeune fille à sauver. J'ai vu les Sapéens et les peuplades [1, 390] qui habitent au milieu des neiges de l'Hémus, jeter les entrailles des chiens sur l'autel de la triple Hécate. On sacrifie l'âne au gardien sévère des campagnes; pourquoi? L'histoire en est un peu licencieuse; mais c'est du dieu Priape qu'il s'agit.

La Grèce célébrait la fête du dieu couronné de lierre, que ramène l'hiver tous les trois ans; [1, 395] les dieux amis de Bacchus s'y étaient rendus, avec tous les dieux amis de la joie, les Pans, la troupe lascive des Satyres, les nymphes qui habitent les fleuves et les campagnes solitaires, et le vieux Silène, lourdement assis sur son âne qui ploie, [1, 400] et le dieu peint en rouge, dont les nudités épouvantent les timides oiseaux. Les ombrages d'une forêt prêtaient un nouveau charme au festin; des lits de gazon avaient reçu les convives, et chacun d'eux s'était couronné de feuillage. Bacchus fournissait le vin; près de là coulait un ruisseau; mais les buveurs usaient sobrement de ses ondes. [1, 405] Les naïades étaient debout; les unes laissaient flotter librement leur chevelure, les autres, d'une main savante, l'avaient disposée avec art autour de leur front. Celle-ci, pour servir les convives, a relevé sa tunique au-dessus du genou; celle-là écarte les voiles qui cachaient son sein; l'une découvre son épaule, l'autre traîne sur les gazons son vêtement qui s'est détaché; [1, 410] aucun lien n'enchaîne leurs pieds délicats. C'est ainsi qu'elles embrasent des plus doux feux le coeur des Satyres. Quelques-unes s'attaquent au dieu dont les tempes sont ornées d'un rameau de pin; d'autres viennent réveiller en toi les brûlants désirs, ô Silène; rien chez toi n'a pu les éteindre encore, et tu ne veux pas vieillir pour les larcins de l'amour. [1, 415] Mais le rubicond Priape, l'ornement et la défense de nos jardins, parmi tant de beautés, ne voit que la beauté de Lotis; il la convoite, il l'appelle de ses voeux; pour elle seule il soupire; mille gestes, mille mouvements de tête expriment son ardeur impatiente; mais les belles sont orgueilleuses: la fierté suit la beauté, [1, 420] et Lotis laisse assez voir son dédain pour cet amant ridicule. La nuit vient; vaincus par l'ivresse, les dieux sont étendus çà et là, et s'abandonnent au sommeil. Fatiguée de ses jeux folâtres, Lotis repose à l'écart sur l'herbe touffue, sous un bosquet d'érables. [1, 425] Priape se lève, et retenant son souffle, et de son pied effleurant à peine la terre, il s'avance doucement et sans bruit. Arrivé vers la retraite où dort la belle nymphe, il voudrait ne pas respirer, de peur que son haleine ne la réveille. Déjà il se balance près d'elle; il touche à son lit de gazon, [1, 430] et cependant elle reste profondément assoupie. Transporté de joie, il soulève le voile qui couvre les pieds de Lotis, et, au moment où une route charmante va le conduire au terme de ses voeux, ô contretemps fatal! on entend braire soudain la rauque monture de Silène. [1, 435] La nymphe effrayée se lève; ses mains repoussent le dieu, et, en fuyant, elle fait retentir la forêt de ses cris, tandis que la lune, éclairant la honte de Priape, le livre à la risée de tous, encore tout armé pour les luttes de l'amour. L'âne paya de sa vie le cri qu'il avait poussé, et c'est, depuis cette aventure, [1, 440] la victime la plus agréable au dieu de l'Hellespont.

Il fut un temps aussi où l'on vous épargnait, innocente famille des oiseaux, hôtes des bois, charme des campagnes! Vous construisez vos nids, vous réchauffez sous vos ailes le fruit de vos amours, et de faciles mélodies s'échappent de vos gosiers sonores; [1, 445] mais c'est en vain: vos chants mêmes vous accusent. Les dieux vous ont soupçonnés de divulguer leurs desseins, et ce n'est pas sans fondement: n'approchez-vous pas des dieux? Le vol et le gazouillement des oiseaux ne rendent-ils pas d'infaillibles oracles? C'est pourquoi, longtemps respectés, vous avez vu venir aussi votre jour fatal, [1, 450] et les dieux se sont vengés de vos révélations indiscrètes. La blanche colombe, séparée de son mâle fidèle, expire dans les feux d'un ardent brasier; et, après avoir sauvé le Capitole, il faut que l'oie périsse pour que son foie délicieux vous soit offert, ô fille d'Inachus. [1, 455] On immole de nuit, à la déesse de la nuit, l'oiseau à la crête éclatante, dont le chant matinal hâte le retour du soleil.

Cependant, voici que le signe brillant du dauphin se lève au-dessus des flots, et sort de l'Océan, sa patrie; le lendemain, l'hiver se trouve partagé en deux moitiés égales: [1, 460] l'une vient de finir, l'autre commence.

Un jour encore, et l'épouse de Tithon, quittant la couche nuptiale, verra rendre de solennels hommages à la nymphe arcadienne.

C'est à pareille époque, ô soeur de Turnus, qu'un temple te fut élevé là où le champ de Mars est arrosé par l'eau vierge.

[1, 465] Qui me dira l'origine de ce culte et ses rites divers? Qui gouvernera mes voiles sur cette vaste mer? Instruis-moi, Carmenta, toi dont le nom est emprunté au langage même de la poésie; viens à mon aide, afin qu'il ne se mêle point d'erreurs à ce récit de ta fête.

Créée avant la lune, s'il faut en croire ce qu'elle dit de son origine, [1, 470] l'Arcadie tire son nom du grand Arcas. Là vécut Évandre, illustre par son double sang, plus illustre par celui d'une mère réputée divine. Dès qu'elle avait reçu dans son coeur la flamme céleste, sa bouche véridique exhalait des vers pleins de la divinité. [1, 475] Elle avait annoncé à son fils que de grands changements les menaçaient tous deux, outre beaucoup d'autres prédictions que le temps a justifiées. Le jeune prince, fugitif avec sa mère trop fidèle en tous ses oracles, quittait l'Arcadie et les lares de Parrhasius. Carmenta le voyant pleurer: [1, 480] "Sèche tes larmes, lui dit-elle; il te faut supporter cette fortune en homme. Les destins le voulaient ainsi; ta fuite n'est point ta faute: elle est l'oeuvre d'un dieu. C'est ce dieu offensé qui t'exile de ta ville; tu n'expies pas un crime, mais la colère d'une divinité. Est-ce donc peu de chose que d'être innocent dans de si grands malheurs? [1, 485] Chaque mortel, selon l'état de sa conscience, conçoit au fond de son coeur des espérances ou des craintes conformes à ses actions. Ne te plains pas, mon fils, comme si tu étais le premier atteint par de tels revers. Cette tempête a englouti plus d'un grand homme. [1, 490] Ainsi Cadmus, chassé des rivages de Tyr, s'arrêta dans l'Aonie, sur une terre d'exil; ainsi Tydée, ainsi Jason, le héros de Pagase, et tant d'autres qu'il serait trop long de rappeler. Pour l'homme courageux, la patrie, c'est l'univers, comme, pour le poisson, les eaux, comme, pour l'oiseau, toute l'étendue des airs. [1, 495] Les tempêtes ne grondent pas pendant l'année entière; crois-moi, tu verras encore de beaux jours."

Évandre est ranimé par ce discours; son navire fend les ondes et arrive vers la terre d'Hespérie. Déjà, docile aux divins conseils de Carmenta, il s'était dirigé vers l'embouchure du Tibre, [1, 500] et remontait le fleuve toscan. La nymphe découvre cette partie du rivage où s'étendent les marais du Tarentum, et les cabanes semées çà et là dans ces lieux solitaires; et soudain, s'avançant vers la poupe, la chevelure en désordre, les yeux égarés, elle a saisi la main du pilote; [1, 505] puis, les bras tendus vers la rive droite, trois fois, dans son délire, elle frappe du pied le plancher de sapin, et à peine si la main d'Évandre est assez forte pour la retenir, impatiente qu'elle est de s'élancer à terre: "Salut! s'écrie-t-elle, dieux de ces bords désirés! [1, 510] Salut! contrées qui donnerez de nouveaux dieux à l'Olympe! Et vous, fleuves et fontaines de ce sol hospitalier, nymphes des bois, choeur des naïades, salut! Puissions-nous, mon fils et moi, vous avoir aperçus sous de favorables auspices! Puissent d'heureux augures accompagner nos premiers pas sur ces rivages! [1, 515] Mais est-il vrai? Ces collines se couronneront de puissantes murailles, et, de ce coin de terre, la terre entière recevra sa loi? Oui, l'empire du monde est promis à ces montagnes! Qui devinerait une si haute fortune, à l'aspect de ces lieux? Déjà je vois aborder ici les fils de Dardanus; [1, 520] c'est une femme encore qui va donner le signal de nouveaux combats. O mon fils! ô Pallas! pourquoi te couvrir de ces funestes armes? Va pourtant; tu dois mourir, mais tu auras un noble vengeur. Vaincue, ô Troie, tu triomphes encore, et tu renaîtras de tes ruines; c'est en tombant que tu feras crouler les remparts de tes ennemis! [1, 525] Flammes victorieuses, dévorez la Pergame de Neptune; cet amas de cendres en dominera-t-il moins sur tout l'univers? Énée apportera bientôt ici les choses sacrées, et son père, objet non moins sacré. O Vesta, ouvre ton sanctuaire aux dieux d'Ilion. Le temps viendra où la même pensée veillera sur vous et sur le monde: [1, 530] un dieu sera votre pontife. Aux Césars appartiendra le soin de garder la patrie; c'est à cette famille que le ciel confie les rênes de l'empire. Le fils et le petit-fils d'un dieu soutiendra, malgré ses refus, avec une force toute divine, le fardeau de l'héritage paternel. [1, 535] Les honneurs d'un culte éternel me seront décernés, et Augusta Julia ira s'asseoir au milieu des habitants de l'Olympe".

Carmenta était arrivée aux événements de notre âge, et soudain sa voix prophétique s'arrêta. De son vaisseau, l'exilé s'élança sur le sol du Latium. [1, 540] L'Italie pour exil! ô malheur digne d'envie! Sans délai, une ville naissante s'élève; et, bientôt nul n'ose se dire plus grand que l'Arcadien, dans les montagnes de l'Ausonie.

C'est alors qu'après avoir parcouru la terre, le héros qui porte une massue conduisit sur ces bords les boeufs enlevés aux pâturages d'Erythée. [1, 545] Tandis qu'il repose sous le toit hospitalier d'Évandre, le troupeau erre sans gardien au milieu des vastes plaines. Le matin, Hercule, à son réveil, compte les taureaux: deux avaient disparu; il cherche en vain quelques traces du larcin et ne peut en découvrir. [1, 550] Cacus avait traîné les animaux à reculons dans son antre, Cacus, la terreur et la honte des forêts de l'Aventin, fléau redouté de ses voisins et des étrangers. Son aspect est horrible; son corps, énorme; sa force, prodigieuse. Vulcain est le père de ce monstre. [1, 555] Sa demeure est une caverne aux profondeurs immenses, retirée et inaccessible même aux bêtes sauvages. Au-dessus de la porte sont suspendus des bras et des têtes; çà et là des ossements humains blanchissent la terre. Déjà, renonçant à l'espoir de retrouver ce qu'il a perdu, le fils de Jupiter s'éloignait, [1, 560] lorsqu'un rauque mugissement l'éclaire: "Je comprends cette voix, s'écrie-t-il, et guidé par le son à travers la forêt, il arrive, avide de vengeance, à l'antre impie. Cacus en avait fermé l'entrée par un fragment de montagne qu'auraient à peine remué dix couples de boeufs. [1, 565] Hercule le soulève de ces mêmes épaules sur lesquelles s'était reposé le ciel, et la lourde masse cède à ses efforts. Une fois arrachée, elle roule avec un fracas horrible; l'air en est ébranlé, la terre s'affaisse sous le coup qui l'a frappée. Cacus, furieux, engage la lutte; [1, 570] ses armes sont des rochers et des troncs d'arbres. Efforts impuissants! Trahi par son bras, Cacus a recours à l'art paternel, et sa bouche, à grand bruit, lance des torrents de flamme. À chaque bouffée, on dirait que c'est Typhon qui respire, ou qu'un rapide éclair vient de partir des fournaises de l'Etna. [1, 575] Hercule l'attaque à son tour, et soulevant sa massue noueuse trois, quatre fois il le frappe au visage. Cacus est renversé; des tourbillons de fumée se mêlent au sang qu'il vomit; il tombe et la terre gémit sous sa vaste poitrine. O Jupiter, le vainqueur t'offre en sacrifice un de ces boeufs; [1, 580] il appelle Évandre et sa colonie de laboureurs, et il demande qu'un autel, qui sera appelé le Très Grand, lui soit élevé dans cette partie de la ville qui a pris le nom de Boarium. "Le temps s'approche, ajoute la mère d'Évandre, où la terre cessera de posséder son Hercule." [1, 585] C'est Carmenta elle-même, qui, après avoir été bien aimée des dieux pendant sa vie, préside maintenant, comme déesse, à ce jour du mois de Janus.

Aux Ides, un prêtre chaste doit présenter aux flammes, dans le temple du grand Jupiter, les entrailles d'un bélier que le fer a mutilé.

C'est à ces Ides que toutes les provinces de l'empire ont été rendues au peuple romain, [1, 590] et que le nom d'Auguste, ô Germanicus, a été donné à votre aïeul. Jetez un coup d'oeil sur toutes les images de cire qui ornent les palais de la noblesse, et voyez si jamais titre plus glorieux a été décerné comme récompense: Scipion emprunte son surnom à l'Afrique vaincue; un autre, à l'Isaurien dompté; un autre, à la Crète assujettie; [1, 595] celui-ci a défait les Numides; celui-là a délivré Messine; un troisième a ruiné Numance, et tous, par d'orgueilleux surnoms, ont consacré le souvenir de leurs triomphes. Drusus a trouvé en Germanie un titre et la mort. Douloureux souvenir! vertu trop tôt moissonnée. Pour César, s'il veut adopter les noms de tous les peuples qu'il a vaincus, [1, 600] il faudra épuiser pour lui les noms de tous les peuples de l'univers.

Il en est qu'un seul événement a immortalisés; l'un a conquis un collier, l'autre a dû sa victoire à l'assistance d'un corbeau. O Pompée, le nom que tu portes donne la mesure de tes exploits; mais il n'est pas de nom qui suffise à la gloire de celui qui t'a vaincu. [1, 605] De même, après les Fabius, cette famille que ses services ont fait appeler très grande, quel nom inventer que celui-là ne surpasse?

Pourtant, ces distinctions sont purement humaines; c'est avec le souverain des dieux, c'est avec Jupiter, que César partage son nom. Les mystères religieux étaient dits augustes par nos pères; [1, 610] Auguste aussi a un temple que la main des prêtres a solennellement consacré. De ce mot aussi est dérivé celui d'augure; il désigne enfin tout ce qui doit son accroissement à la faveur de Jupiter. Qu'il accroisse donc l'empire de notre maître, et qu'il prolonge ses années. Puisse la couronne de chêne protéger la porte de nos demeures; [1, 615] et que sous les auspices des dieux, l'héritier d'un tel titre soutienne aussi heureusement que son père le sceptre pesant du monde !

Le soleil, se levant pour la troisième fois après les ldes, ramena la fête de la nymphe arcadienne. Autrefois les dames romaines étaient portées sur des chars appelés carpentes, [1, 620] du nom, je crois, de la mère d'Évandre. Bientôt on leur refuse cet honneur; un complot est formé; les ingrats maris ne se verront plus revivre dans de jeunes rejetons. Les mères ne veulent plus enfanter; le fruit que recelaient leurs entrailles périt prématurément sous d'homicides et sourdes atteintes. [1, 625] Le sénat flétrit les attentats de ces épouses dénaturées, mais il rétablit le privilège qu'il avait tenté de leur ravir, et ordonne qu'un double sacrifice serait offert, pour la conservation des jeunes garçons et des jeunes filles, à Carmenta, la nymphe de Tégée. Loin de son temple toute dépouille enlevée à ce qui a vécu! [1, 630] la pureté du sanctuaire en serait souillée. Prêtez l'oreille aux prières qu'on lui adresse, ô vous que les rites antiques charment encore; le prêtre invoque Porrima et Postuerta, tes soeurs sans doute, ou les compagnes de ta fuite, ô nymphe du Ménale. [1, 635] L'une, dit-on, chantait le temps passé, l'autre révélait les mystères de l'avenir.

Le lendemain de ce jour, ô Concorde, un temple de marbre blanc te fut consacré près des degrés majestueux qui conduisent à celui de la puissante Junon Monéta. N'abaisseras-tu pas sur les Romains un regard favorable, [1, 640] maintenant que le pontife suprême a rétabli tes autels? Le premier qui t'éleva un sanctuaire autrefois fut Camille, le vainqueur des Étrusques, pour accomplir le voeu qu'il en avait fait à l'époque où le peuple en armes s'était séparé du sénat, et où Rome avait tremblé devant Rome même! [1, 645] Il s'agit aujourd'hui de célébrer un plus heureux triomphe; la Germanie a déposé à vos pieds, chef vénérable, le tribut de sa chevelure; vous avez consacré cette offrande de la nation soumise; vous avez bâti un temple à une déesse dont le culte vous est cher; votre mère aussi l'a orné de riches présents et doté d'un autel, votre mère, [1, 650] trouvée seule digne de partager la couche du grand Jupiter.

Après ces solennités, quittant le Capricorne, ô Phébus , tu entres dans le signe du jeune homme qui laisse échapper l'eau de son urne penchée. Lorsque l'astre du jour sera descendu sept fois dans l'Océan, la Lyre aura cessé de briller dans les cieux. [1, 655] À dater du coucher de cette constellation, à l'approche de la nuit, l'étoile qui brille au sein du Lion aura disparu.

Trois et quatre fois j'ai parcouru le livre des Fastes, et la série des époques dont il retrace le souvenir; la fête des semences n'y était point marquée. On l'indique chaque année, me dit [1, 660] la muse, qui s'apercevait de ma surprise; pourquoi chercher dans les astres ce qui n'est point soumis à une règle déterminée? Mais si le jour de cette fête peut changer, la saison ne change jamais: c'est quand les grains confiés à la terre commencent à se développer dans son sein, que les boeufs couronnés de feuillage restent dans l'étable, et s'y engraissent à loisir, jusqu'à ce que la tiède haleine du printemps ramène leurs travaux. [1, 665] Que le villageois suspende au poteau sa charrue fatiguée; la terre n'aime pas à être blessée, tant que règne l'hiver. Une fois les semailles finies, laisse reposer ton champ, ô laboureur; laisse reposer les bras qui l'ont cultivé; que ce soit fête au village; habitants, purifiez vos maisons, [1, 670] présentez aux divinités rustiques les gâteaux annuels. Offrez à Tellus et à Cérès, ces mères des moissons, un peu de froment, que vous leur devez, et les entrailles d'une truie pleine. Cérès et la Terre président en commun à l'agriculture. Si l'une reçoit les germes dans son sein, l'autre les féconde. [1, 675] O puissantes déesses, dont les efforts réunis ont chassé l'antique barbarie et proscrit le gland du chêne, pour y substituer une plus douce nourriture, comblez de vos dons sans mesure l'insatiable laboureur, afin qu'une digne récompense le paie de ses sueurs. Veillez à ce que la tendre semence ne cesse de croître, [1, 680] à ce que l'herbe naissante ne soit pas surprise par le froid mortel des neiges. Lorsque nous semons, ouvrez le ciel aux vents qui le purifient; lorsque la semence est déposée dans les sillons, arrosez-la d'une pluie bienfaisante. Protégez les champs couverts de vos trésors contre ces nuées d'oiseaux pillards, fléau des guérets. [1, 685] Et vous, fourmis, épargnez le grain que recouvre la terre; après la récolte vos provisions n'en seront que plus amples. Que la moisson cependant croisse, respectée de la rouille rongeante, et que d'ardentes exhalaisons ne fassent point pâlir ses teintes dorées; qu'elle ne périsse pas de maigreur, [1, 690] et ne s'étouffe pas non plus sous le luxe d'épis trop abondants. Que l'ivraie, qui blesse la vue, ne se montre jamais dans nos plaines; que la stérile coquiole ne se lève jamais dans nos sillons; que les champs rendent avec usure le froment, l'orge et la farine, qui doit subir deux fois l'épreuve du feu. [1, 695] Tels sont nos souhaits, tels sont les vôtres, ô laboureurs; puissent-ils être exaucés de l'une et de l'autre déesse !

Longtemps la guerre occupa les humains; leur main ne savait plus tenir que l'épée, et le taureau qui traîne la charrue était dédaigné pour le coursier belliqueux. Les sarcloirs se reposaient, les hoyaux se transformaient en glaives, [1, 700] et le soc pesant servait à forger un casque. Rendons-en grâces aux dieux et à votre maison: voici que nous tenons enfin sous nos pieds le démon de la guerre, enchaîné de liens tout puissants. Que le boeuf se remette sous le joug; que la terre s'entrouvre et reçoive la semence. La Paix nourrit Cérès; Cérès est fille de la Paix.

[1, 705] Le sixième jour qui précède les Calendes, un temple fut dédié aux fils de Léda, et consacré à ces deux frères immortels, par deux frères issus du sang des dieux, près du lac Juturne.

Nous voici amenés par la muse elle-même à l'autel de la Paix; [1, 710] nous sommes au second jour avant la fin de ce mois. Viens, ô déesse, le front paré des lauriers d'Actium, et puissions-nous, avec tout l'univers, rester longtemps sous ton paisible empire! Rome n'a plus d'ennemis; rien n'alimente plus ses triomphes; la gloire militaire pâlit devant celle que te devront nos chefs; [1, 715] que le soldat ne soit armé que pour faire mettre bas les armes; que les sons belliqueux de la trompette n'annoncent plus que le retour de nos fêtes; que, d'un bout du monde à l'autre, on tremble devant les descendants d'Énée, et qu'à défaut de la terreur, l'amour nous soumette les nations. Prêtres, jetez l'encens sur les feux de l'autel, [1, 720] frappez au front la victime blanche; demandez aux dieux, qui entendent les pieuses prières , que nous conservions longtemps la paix , et aussi longtemps que la paix, la maison qui nous la donne. Mais déjà j'ai rempli une première partie de ma tâche, et ce livre finit avec le mois qu'il a chanté.