CHAPITRE V




Contre les gens querelleurs et méchants.

Le Sage ne se querelle jamais avec personne, et, autant qu’il le peut, empêche les autres de se quereller. Sur ce point, comme sur tous les autres, la vie de Socrate est là pour nous servir d’exemple. Non seulement il a partout évité de se quereller, mais il a empêché les autres de le faire. Vois chez Xénophon, dans le Banquet, que de querelles il a apaisées; vois d’autre part sa patience avec Thrazimaque, avec Polus, avec Callicrate; vois cette même patience avec sa femme, avec son fils, quand celui-ci essayait de le réfuter par ses sophismes. C’est qu’il savait de science trop certaine que nul n’est le maître de l’âme d’autrui; et qu’en conséquence il n’avait de volonté que pour lui-même. Et qu’est-ce que cela? C’est ne pas avoir la prétention de faire agir les autres conformément à la nature, car cela ne dépend pas de nous; mais s’attacher, tandis que les autres agissent pour leur compte comme bon leur semble, à vivre et à agir soi-même conformément à la nature, seulement en faisant tout ce qui dépend de soi pour qu’eux aussi vivent conformément à la nature. Car tel est le but que se propose toujours le Sage. Veut-il être général? Non, mais si son lot est de l’être, il veut dans cette position maintenir pure en lui sa partie maîtresse. Veut-il se marier? Non, mais si son lot est de le faire, il veut dans cette position se maintenir en conformité avec la nature. Quant à vouloir que son fils ou sa femme ne fissent jamais rien de mal, ce. serait vouloir que ce qui ne dépend pas de lui en dépendît. Or, s’instruire n’est autre chose qu’apprendre à distinguer ce qui dépend de vous et ce qui n’en dépend pas.

Quelle occasion de dispute y a-t-il donc encore pour celui qui est dans ces sentiments? Rien de tout ce qui arrive l’étonne-t-il? Rien lui paraît-il extraordinaire? Est-ce qu’il ne s’attend pas toujours, dela part des méchants, à des choses plus fâcheuses et plus tristes que ce qui lui arrive? Est-ce qu’il ne regarde pas comme autant de gagné tout ce qui manque au malheur complet? « Un tel t’a injurié (dit-il), sache-lui gré de ne pas t’avoir frappé. — Mais il m’a frappé! — Sache-lui gré de ne pas t’avoir blessé. — Mais il m’a blessé! — Sache-lui gré de ne pas t’avoir tué. En effet, quand, ou de qui, a-t-il appris qu’il est un animal sociable, fait pour aimer les autres, et que l’injustice est un grand mal pour qui la commet? Et, puisqu’il ne l’a pas appris, et qu’il ne le croit pas, comment ne suivrait-il pas ce qui lui semble son intérêt? — Mon voisin m’a jeté des pierres! — Eh bien! as-tu pour ta part commis quelque faute? — Tout ce qui est dans ma maison a été brisé! — Serais-tu donc toi-même un meuble? Non: tu es un jugement et une volonté. Qu’est-ce qui t’a donc été donné contre ce dont tu te plains? En tant que tu tiens du loup, il t’a été donné de mordre à ton tour, et de jeter un plus grand nombre de pierres. Si tu cherches ce qui t’a été donné en tant que tu es homme, regarde dans ta bourse, et vois quelles ressources tu avais en venant ici. Serait-ce la férocité? Serait-ce l’esprit de vengeance? Quand un cheval est-il malheureux? Quand il a perdu ses facultés naturelles; non quand il ne peut point chanter comme le coq, mais quand il ne peut plus courir. Et le chien? Non quand il ne peut point voler, mais quand il ne peut plus suivre la piste. » Eh bien! n’est-il pas pareillement vrai que l’homme malheureux n’est pas celui qui ne peut étrangler des lions, ou embrasser des statues (nul n’est venu au monde en tenant de la nature des moyens pour cela), mais celui qui perd sa bienveillance et sa loyauté? Voilà celui sur qui devraient gémir ceux qui le rencontrent, à la vue des maux dans lesquels il est tombé. Par Jupiter! il faut le plaindre, non pas d’être né ou d’être mort, mais d’avoir perdu de son vivant ce qui lui appartenait en propre: non point son patrimoine, son champ, sa maison, son hôtellerie, ses esclaves (rien de tout cela n’appartient à l’individu; ce sont toutes choses en dehors de lui, au pouvoir et à la merci d’autrui, que donnent tantôt à l’un, tantôt à l’autre, ceux qui en sont les maîtres), mais ce qui est vraiment de l’homme, la marque qu’il portait dans son âme, lorsqu’il est venu au monde, marque semblable à celle que nous cherchons sur les monnaies, pour les juger bonnes quand nous l’y trouvons, pour les rejeter quand nous ne l’y trouvons pas. « Quelle marque (disons-nous) a cette pièce de quatre as? — La marque de Trajan. — Apporte. — Elle a la marque de Néron. — Jette-là; elle est de mauvais aloi; elle est altérée. Il en est de même ici: « Quelle marque portent ses façons de penser et de vouloir? » — « Celle d’un être doux, sociable, patient, affectueux. » — « Apporte. Je le reçois; j’en fais mon concitoyen; je le reçois pour voisin, et pour compagnon de traversée. Prends garde seulement qu’il ne porte pas la marque de Néron. Ne serait-il pas colère, rancunier, mécontent de tout? Ne serait-il pas sujet, quand l’idée lui en vient, à casser la tête de ceux qu’il rencontre? Si cela est, pourquoi l’appelais-tu un homme? Ce n’est pas à la forme seule qu’on distingue chaque espèce d’êtres. A ce compte, en effet, il faudrait dire qu’une pomme en cire est une vraie pomme, tandis qu’il y faut encore et l’odeur et le goût, la configuration extérieure n’y suffisant pas. De même, pour faire un homme il ne suffit pas des narines et des yeux; il y faut encore des façons de penser et de vouloir qui soient d’un homme. Un tel n’écoute pas la raison; il ne se rend pas, quand on l’a convaincu d’erreur: ce n’est qu’un âne. Toute retenue est morte chez cet autre: il n’est bon à rien; il n’y a rien qu’il ne soit plutôt qu’un homme. Celui-ci cherche à rencontrer quelqu’un afin de ruer ou de mordre: ce n’est pas même un mouton ou un âne; c’est une bête sauvage. »

— Quoi donc! veux-tu que je me laisse mépriser? — Par qui? Par ceux qui s’y connaissent? Eh! comment ceux qui s’y connaissent mépriseraient-ils un homme pour sa douceur et sa retenue? Par ceux qui ne s’y connaissent pas? Que t’importe! En dehors de toi, quel homme expert dans un art s’inquiète des ignorants? — Mais ils s’en acharneront davantage après moi! — Comment dis-tu après moi? Peut-on donc altérer ton jugement et ta volonté, ou t’empêcher de faire de toutes les idées qui t’arrivent un emploi conforme à la nature? — Non. — De quoi donc te troubles-tu? Et pourquoi tiens-tu à te montrer redoutable? Pourquoi plutôt ne pas t’avancer en public et proclamer que tu vis en paix avec tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire? Pourquoi ne pas rire surtout de ceux qui croient te nuire? « Ces esclaves (dirais-tu) ne savent ni qui je suis, ni en quoi consistent pour moi les biens et les maux. Ils ignorent qu’ils ne sauraient atteindre ce qui m’appartient. »

C’est ainsi que les habitants d’une ville bien fortifiée se rient de ceux qui l’assiègent. « Qu’est-ce qu’ont ces gens (disent-ils) à se donner tant de peine pour rien? Nos murailles sont solides; nous avons des vivres pour longtemps; nous sommes bien munis de tout. » Avec ces moyens, en effet, une ville est forte et imprenable; mais l’âme humaine ne l’est que par ses principes. Car, pour la rendre telle, quel mur serait assez solide, quel corps assez de fer, quelle fortune assez sûre, quel rang assez au-dessus de toutes les attaques? Toutes ces choses sont partout périssables et promptes à succomber. Celui qui s’y attache doit nécessairement se troubler, espérer à tort, s’effrayer, gémir, échouer dans ses désirs, tomber dans ce qu’il veut éviter. Et nous ne prenons pas le parti de fortifier la seule chose solide qui nous ait été donnée! Et nous ne nous arrachons pas aux choses périssables et dépendantes, pour donner tous nos soins à celles qui, de leur nature, sont impérissables et indépendantes! Nous ne songeons point que personne ne peut faire du mal ou du bien à un autre, et que les opinions de chacun à l’égard de tout cela sont la seule chose qui nuise et qui bouleverse; la seule cause des querelles, des dissensions, des guerres! Qu’est-ce qui a fait Etéocle et Polynice? Rien autre chose que leurs opinions sur la royauté et sur l’exil. Celui-ci leur paraissait le dernier des maux, et celle-là le plus grand des biens; or, la nature de tous les êtres est de chercher le bien et de fuir le mal, et de regarder comme un adversaire et comme un ennemi quiconque veut leur enlever l’un et les jeter dans l’autre, fût-il leur frère, leur fils, ou leur père. Rien, en effet, ne nous tient de plus près que le bien; et de là suit que, si les choses extérieures sont des biens ou des maux, le père n’est plus l’ami de ses enfants, le frère n’est plus l’ami de son frère; partout il n’y a plus que des ennemis, des traîtres et des calomniateurs. Si, au contraire, le bon état de la faculté de juger et de vouloir est le seul bien, son mauvais état le seul mal, que deviennent les querelles et les invectives? A propos de quoi existeraient-elles? Pour des choses qui nous sont indifférentes? Et contre qui? Contre des ignorants et des malheureux qui se trompent sur les choses les plus importantes?

C’est parce que Socrate savait tout cela, qu’il demeurait dans sa maison, en supportant la plus méchante des femmes et un fils ingrat. A quoi aboutissait, en effet, la méchanceté de sa femme? à lui verser sur la tête toute l’eau qu’elle voulait, et à trépigner sur son gâteau. « Qu’est-ce que cela me fait, disait Socrate, dès que je le regarde comme indifférent? Or, ceci dépend de moi: il n’y a ni tyran, ni maître qui puisse m’en empêcher, si je le veux; la multitude ici est impuissante contre l’individu, le plus fort contre le plus faible. L’indépendance sur ce point est un don de Dieu à chacun de nous. »

Voilà les principes qui mettent l’amitié dans une famille, la concorde dans une ville, la paix entre les nations. Par eux, on est reconnaissant pour Dieu, et toujours sans crainte, parce qu’il n’y a jamais en question que des choses qui ne nous appartiennent pas et qui sont sans valeur.

Quant à nous, nous sommes bons pour écrire ou lire tout cela, et pour l’approuver quand nous l’avons lu; mais que nous sommes loin de nous en pénétrer! Aussi ce qu’on disait des Lacédémoniens,

« qu’ils sont des lions chez eux, des renards à Éphèse, »

peut s’appliquer à nous aussi: « lions dans l’école, renards dehors. »