Les Entretiens d’Épictète/IV/11

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 430-436).

CHAPITRE XI




De la propreté.

Il est des gens qui doutent que la sociabilité soit dans la nature de l’homme; mais je ne vois pas ces gens eux-mêmes douter que la propreté soit réellement dans notre nature, et qu’à défaut d’autre trait, il y ait là du moins quelque chose qui nous distingue des animaux. Lorsque nous voyons un animal se nettoyer, nous avons l’habitude de dire avec surprise: « C’est comme un homme; » et, par contre, si l’on reproche à un animal sa malpropreté, nous avons l’habitude de dire aussitôt, comme pour le défendre: « Ce n’est pas un homme. » Nous croyons donc qu’il y a là quelque chose de spécial à l’homme, et ce quelque chose c’est des Dieux mêmes que nous le tirons tout d’abord. Les Dieux, par leur nature, sont purs et sans taches; autant donc l’homme se rapproche d’eux par la raison, autant il devra s’efforcer d’être pur et sans souillure. Il est impossible à son être de se trouver jamais complètement pur, avec les matériaux dont il est composé; mais la raison, qui lui a été donnée, essaye du moins de le rendre pur dans la mesure du possible. La première pureté, la plus noble, est celle de l’âme; et réciproquement pour l’impureté. On ne découvre pas les impuretés de l’âme aussi aisément que celles du corps; mais que peuvent être ces impuretés de l’âme, si ce n’est ce qui l’encrasse et la gêne dans ses fonctions? Or, les fonctions de l’âme sont de vouloir, de repousser, de désirer, de fuir, de se préparer, d’entreprendre, de donner son adhésion. Qu’est-ce donc qui nuit chez elle à ces fonctions, en la salissant et la rendant impure ? Rien autre chose que ses méchants jugements. L’impureté de l’âme, ce sont donc ses opinions défectueuses; et le moyen de la purifier, c’est de lui faire des opinions telles qu’elle en doit avoir. L’âme pure est celle qui a les opinions qu’elle doit avoir; car c’est la seule dont les fonctions ne soient troublées par aucune saleté.

Il y a quelque chose de pareil à faire pour le corps à son tour, autant qu’il s’y prête. Il était impossible que les narines ne coulassent pas, l’homme étant composé comme il l’est. C’est pour cela que la nature lui a fait des mains et les narines elles-mêmes, espèces de canaux pour mettre dehors les humeurs. Si donc quelqu’un ravale ces humeurs, je dis qu’il n’agit pas comme doit le faire un homme. Il était impossible que les pieds ne fussent jamais boueux, jamais sales d’aucune façon, avec les choses sur lesquelles nous marchons. C’est pour cela que la nature nous a donné de l’eau; c’est pour cela qu’elle nous a donné des mains. Il était impossible qu’après que nous avons mangé, quelque saleté ne nous restât pas aux dents. C’est pour cela qu’elle nous dit: « Lavez vos dents. » Et pourquoi? Pour être des hommes, et non des bêtes sauvages ou des cochons. Il était impossible avec la sueur et les habits que nous portons, qu’il ne restât pas sur le corps quelque saleté qui eût besoin d’être nettoyée. C’est pour cela que nous avons l’eau, l’huile, les mains, le linge, les brosses, la soude, avec tout le reste de l’attirail pour nettoyer le corps. « Non, » dis-tu. Mais quoi! l’ouvrier qui travaille les métaux nettoiera le fer et aura des instruments faits pour cela; toi-même, lorsque tu seras pour manger, tu laveras ton plat de bois, si tu n’es pas complètement sale et malpropre; et tu ne laverais ni ne nettoierais ton corps! — « Pourquoi le ferais-je?» dis-tu. — Je te répondrai: « D’abord pour te conduire en homme; puis, pour ne pas incommoder ceux qui se trouvent avec toi. » Car c’est là ce que tu fais maintenant, sans t’en apercevoir. Tu trouves convenable de t’empester toi-même; soit! Je veux bien que ce soit convenable. Mais l’est-il également d’empester ceux qui s’asseient près de toi, ceux qui couchent avec toi, ceux qui te baisent? Ou va-t’en dans un désert, ce qui est ta place; ou vis seul, à n’empester que toi! Il est bien juste que tu aies seul la jouissance de ta malpropeté. Mais, quand tu es dans une ville, vivre avec cette négligence et cette stupidité, de qui crois-tu que ce soit le fait? Si la nature t’avait confié un cheval, le laisserais-tu ainsi sans soins? Regarde aujourd’hui ton corps comme un cheval qu’on a remis entre tes mains; lave-le, essuie-le; fais que personne ne s’en détourne, que personne ne s’en recule. Qu’est-ce qui ne se recule pas d’un homme sale, d’un homme qui sent, d’un homme qui pue, encore plus que d’un individu couvert d’ordures? La puanteur dans ce dernier cas nous vient du dehors; mais celle qui naît de notre incurie vient de nous: elle ressemble à celle d’une charogne.

— Mais Socrate se lavait rarement! — Oui, mais son corps reluisait; mais ce corps était si agréable et si attrayant, que les plus jeunes et les plus nobles s’en éprenaient, et auraient mieux aimé coucher avec lui qu’avec les plus beaux garçons. Il aurait eu le droit de ne pas se baigner, de ne pas se laver, s’il avait voulu; et, si peu qu’il le fît, le résultat y était. Si tu ne veux pas qu’il se baignât à l’eau chaude, il se baignait du moins dans l’eau froide. — Mais, il y a contre lui le mot d’Aristophane:

« Je parle de ces gens pâles et sans chaussures. »

— Mais Aristophane a dit aussi que Socrate marchait dans l’air, et volait les habits dans les gymnases! Et tous ceux qui ont écrit sur Socrate en rapportent tout le contraire, qu’il n’était pas seulement séduisant à entendre, mais encore à voir. On a écrit la même chose sur Diogène aussi. C’est qu’en effet il ne faut pas éloigner le vulgaire de la philosophie par l’aspect de notre corps, mais nous montrer à ses yeux dispos et heureux dans notre corps comme dans le reste. « Voyez, ô mortels, que je n’ai rien et que je n’ai besoin de rien! Voyez comment sans maison, sans patrie, exilé, s’il le faut, et sans feu ni lieu, je vis plus heureux et plus calme que tous vos eupatrides et tous vos riches. Voyez aussi mon corps, qui ne souffre en rien de ma vie sévère. » Si quelqu’un me parlait ainsi avec l’air et la mine d’un condamné, quel est le Dieu qui pourrait me persuader de m’attacher à un philosophe, qui rendrait les gens tels? Que le ciel m’en préserve! Je m’y refuserais, alors même que je devrais y devenir un sage.

Pour moi, par tous les Dieux! j’aime mieux que le jeune homme qui vient à moi pour la première fois, s’y présente bien frisé, que sale et les cheveux en désordre. On voit du moins en lui quelque idée du Beau, quelque amour de ce qui sied. Il le cherche où il croit qu’il est. On n’a plus qu’à lui montrer où il est, et à lui dire: « Jeune homme, tu cherches le Beau, et tu fais bien. Sache donc qu’il est pour toi où est ta raison. Cherche-le où est ta faculté de vouloir et de repousser, de désirer et de fuir. Car c’est là chez toi ce qui a de la valeur; pour ton corps, il n’est que boue de sa nature. A quoi bon te donner pour lui des peines inutiles? Le temps, à défaut d'autre chose, t’apprendra qu’il n’est rien. » Mais, si celui qui vient à moi est couvert d’ordures et de saletés, avec une barbe qui lui descend jusqu’aux genoux, que puis-je lui dire? Par quelles analogies l’amener où je veux? Après quoi a-t-il couru qui ressemblât au Beau, pour que je n’aie qu’à le changer de direction, et à lui dire: « Le Beau n’est pas là, mais ici? » Veux-tu que je lui dise: « Le Beau n’est pas dans la saleté, mais dans la raison? » Est-ce qu’il se soucie du Beau? Est-ce qu’il en a en lui quelque idée? Va-t’en donc disputer avec un pourceau, pour qu’il ne se roule pas dans la fange! C’est grâce à cela que les discours de Xenocrate ont touché Polémon: le jeune homme aimait le Beau. Quand il entra dans l’école, il avait en lui le principe de l’amour du Beau; seulement, il cherchait le Beau où il n’était pas.

Il n’y a pas jusqu’aux animaux qui vivent avec l’homme, que la nature n’ait faits propres. Est-ce le cheval qui se roule dans la fange? Est-ce un chien de noble race? Non, mais le pourceau, mais les sales oies, mais les vers, mais les araignées, tout ce qu’il y a de fait pour vivre le plus loin de l’homme. Et toi, qui es un homme, voudras-tu n’être même pas un des animaux qui vivent avec l’homme? Aimeras-tu mieux être un ver ou une araignée? Ne te laveras-tu donc jamais, quel que soit le mode que tu préfères? Ne te baigneras-tu jamais? Ne voudras-tu pas nous arriver propre, pour que l’on soit heureux d’être avec toi? Entreras-tu avec nous en pareil état dans ces temples, où il n’est permis de cracher ni de se moucher, toi qui n’es que morve et que crachat?

— Quoi donc! doit-on vouloir se faire beau? — A Dieu ne plaise! si ce n’est dans ce qui est nous par nature, dans notre raison, dans nos jugements, dans nos actes; quant au corps, il ne faut s’en occuper que pour qu’il soit propre et ne choque personne. Parce qu’on t’aura dit qu’il ne faut pas porter de vêtements écarlates, vas-tu couvrir ton manteau d’ordures ou le mettre en loques? — Et d’où pourrais-je avoir un beau manteau? — Homme, tu as de l’eau; laves-y le tien. O l’aimable jeune homme! O le vieillard fait pour aimer et pour être aimé, à qui on amènera son fils pour qu’il l’instruise, que les jeunes filles et les jeunes garçons viendront trouver au besoin, et qui leur fera la leçon sur un tas de fumier! Toute aberration a sa source dans quelque côté de la nature humaine; mais celle-ci est bien près de n’avoir rien d’humain.