Les Entretiens d’Épictète/III/6

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 246-248).

CHAPITRE VI




Miscellanées.

Quelqu’un lui demandait pourquoi les progrès étaient plus grands autrefois, quand aujourd’hui l’on exerce davantage sa raison. — Mais à quoi l’exerce-t-on? dit-il. Et en quoi les progrès étaient-ils plus grands alors? Car ce à quoi on l’exerce aujourd’hui, il est aisé de voir qu’aujourd’hui encore on y fait des progrès. Aujourd’hui c’est à analyser des syllogismes qu’on l’exerce; c’est à cela qu’on fait des progrès. Autrefois on l’exerçait à maintenir la partie maîtresse en conformité avec la nature; et c’était à cela aussi qu’on faisait des progrès. N’intervertis donc pas les choses; et, quand tu travailles à une, ne demande pas à faire des progrès dans une autre. Cherche plutôt s’il y a quelqu’un parmi vous qui s’applique à vivre et à se conduire conformément à la nature, et qui n’y fasse pas de progrès. Tu ne trouveras personne. Le Sage est invincible: il ne combat, en effet, que là où il est le plus fort. « Tu veux ce qui est dans mon champ: prends-le; prends mes serviteurs; prends mon pouvoir; prends mon corps; mais tu ne feras pas que mes désirs soient trompés, ou que je tombe dans ce que je cherche à éviter. » Le Sage ne descend au combat que pour les choses qui dépendent de son libre arbitre; comment alors ne serait-il pas invincible? Quelqu’un lui demandait ce que c’était que le sens commun; il répondit: On peut appeler oreille commune celle qui se borne à distinguer les mots, tandis que celle qui distingue les notes n’est plus l’oreille commune, mais celle d’un artiste. De même, il est des choses que comprennent d’après des prédispositions communes tous ceux qui n’ont pas l’esprit complètement à l’envers. C’est ce côté de notre intelligence que j’appelle le sens commun.

Il n’est pas facile d’amener à la philosophie les jeunes gens d’une trempe molle, pas plus qu’il ne l’est de prendre du fromage mou avec un hameçon. Quant à ceux d’une heureuse nature, vous avez beau les détourner de la philosophie, ils ne s’y attachent qu’avec plus de force. Aussi Rufus en détournait-il le plus souvent, parce que c’était là sa pierre de touche des bonnes et des mauvaises natures. « Jetez une pierre en l’air, disait-il, et elle redescendra vers la terre, en vertu même de de ce qu’elle est; de même, plus vous écarterez un heureux naturel de ce pourquoi il est fait, plus il y tendra avec force.