CHAPITRE VIII




De la nature du bien.

Dieu est utile. Mais le bien aussi est utile. Il est donc naturel qu’où Dieu est réellement, là aussi soit réellement le bien. Qu’est-ce que Dieu est donc en réalité ? Est-il notre corps ? Oh ! que non pas ! Est-il notre champ ? Oh ! que non pas ! Est-il la gloire ! Oh ! que non pas ! Est-il esprit, savoir, droite raison ? Oui. C’est donc uniquement là qu’il te faut chercher le bien ? Le chercherais-tu dans la plante ? Non. Dans un animal sans raison ? Non. Lors donc que tu le cherches dans l’être raisonnable, où peux-tu l’y chercher ailleurs que dans ce qui fait la différence de cet être avec ceux qui n’ont point de raison ? Les plantes n’ont pas l’usage des idées des sens ; et tu dis en conséquence que le bien n’est pas dans la plante. Le bien suppose donc l’usage des idées. Ne suppose-t-il que lui ? Si oui, dis que le bien est dans tous les animaux, et avec lui le bonheur et le malheur. Mais tu dis qu’il n’y est pas, et tu as raison. Car, s’ils ont, et au plus haut degré, l’usage des idées des sens, ils n’ont pas du moins l’intelligence de cet usage. Et cela est tout naturel, car ils sont nés pour servir d’autres êtres, et non pour commander. Pourquoi l’âne est-il né ? Pour commander ? Non ; mais parce que nous avions besoin d’un dos qui fût capable de porter. Nous avions aussi, par Jupiter ! besoin qu’il pût marcher ; en conséquence il a reçu l’usage des idées, car autrement il n’aurait pas pu marcher. Il s’en tient là du reste. Mais s’il avait reçu en plus l’intelligence de l’usage des idées, il en résulterait évidemment qu’il ne nous obéirait plus, qu’il ne nous servirait plus comme il le fait, qu’il serait à notre niveau et pareil à nous.

Ne veux-tu donc pas chercher le vrai bien dans ce qui ne peut manquer quelque part, sans que tu ne refuses aussitôt de dire que le bien y est ?

Mais quoi ! les autres êtres ne sont-ils pas eux aussi des œuvres de Dieu ? Oui, mais ils ne sont pas nés pour commander, et ils ne sont pas des parties de Dieu. Toi tu es né pour commander ; tu es un fragment détaché de la divinité ; tu as en toi une partie de son être. Pourquoi donc méconnais-tu ta noble origine ? Ne sais-tu pas d’où tu es venu ? Ne consentiras-tu pas à te rappeler, quand tu es à table, qui tu es toi qui es à table, et qui tu nourris en toi ; à te rappeler, quand tu as des rapports avec ta femme, qui tu es toi qui as ces rapports ? Lorsque tu causes avec quelqu’un, lorsque tu t’exerces, lorsque tu discutes, ne sais-tu pas que tu nourris en toi un Dieu ? C’est un Dieu que tu exerces ! Un Dieu que tu portes partout ; et tu n’en sais rien, malheureux ! Et crois-tu que je parle ici d’un Dieu d’argent ou d’or en dehors de toi ? Le Dieu dont je parle, tu le portes en toi-même ; et tu ne t’aperçois pas que tu le souilles par tes pensées impures et tes actions infâmes ! En présence de la statue d’un Dieu, tu n’oserais rien faire de ce que tu fais ; et, quand c’est le Dieu lui-même qui est présent en toi, voyant tout, entendant tout, tu ne rougis pas de penser et d’agir de cette façon, ô toi qui méconnais ta propre nature et qui attires sur toi la colère divine ! Au reste, quelle est notre crainte, quand nous faisons sortir un jeune homme de l’école, pour entreprendre quoi que ce soit ? Nous craignons qu’il n’ait une autre conduite, une autre façon de se nourrir, et d’autres liaisons que celles qu’il doit avoir ; qu’il ne rougisse de porter des guenilles, ou qu’il ne soit fier d’avoir de beaux habits. Il ne connaît pas son Dieu ; il ne sait pas en compagnie de qui il marche. Lui laisserons-nous dire à quelqu’un : « Je voudrais t’avoir pour compagnon ? » Est-ce que tu n’as pas Dieu avec toi ? Quel autre compagnon cherches-tu, quand tu as celui-là ? Et celui-là te dira-t-il autre chose que ce que nous te disons ? Si tu étais une statue de Phidias, la Minerve ou le Jupiter, tu te souviendrais de toi-même et de l’artiste qui t’aurait fait ; et, si tu avais l’intelligence, tu voudrais ne rien faire qui fût indigne de ton auteur ou de toi, et ne jamais paraître aux regards sous des dehors inconvenants. Vas-tu, maintenant, parce que c’est Jupiter qui t’a fait, être indifférent à l’aspect sous lequel tu te montreras ? Est-ce qu’il y a égalité entre les deux artistes ; égalité entre les deux créations ? Est-il une œuvre de l’art qui ait réellement en elle les facultés que semble y attester la façon dont elle est faite ? En est-il une qui soit autre chose que de la pierre, de l’airain, de l’or ou de l’ivoire ? La Minerve même de Phidias, une fois qu’elle a étendu la main, et reçu la Victoire qu’elle y tient, reste immobile ainsi pour l’éternité ; tandis que les œuvres de Dieu ont le mouvement, la vie, l’usage des idées et le jugement. Quand tu es la création d’un pareil artisan, voudras-tu le déshonorer ? Mais que dis-je ? Il ne s’est pas borné à te créer ; il t’a confié à toi-même, remis en garde à toi-même ? Ne te le rappelleras-tu pas ? Et souilleras-tu ce qu’il t’a confié ? Si Dieu avait remis un orphelin à ta garde, est-ce que tu le négligerais ainsi ? Il t’a commis toi-même à toi-même, et il t’a dit : « Je n’ai personne à qui je me fie plus qu’à toi : garde-moi cet homme tel qu’il est né, honnête, sûr, à l’âme haute, au-dessus de la crainte, des troubles et des perturbations. » Et toi tu ne le gardes pas !

Mais on dira : « Pourquoi cet homme porte-t-il si haut la tête, et prend-il cet air d’importance ? » Je ne le fais pas encore comme je le devrais ; car je n’ai pas encore une confiance entière dans ce que j’ai appris et dans ce que j’ai accepté : je redoute encore ma propre faiblesse. Laissez-moi prendre cette confiance, et vous me verrez alors le regard et le port qu’on doit avoir ; je vous montrerai alors la statue achevée et polie. Mais que croyez-vous que cela soit ? L’air arrogant ? À Dieu ne plaise ? Est-ce que Jupiter à Olympie a l’air arrogant ? Non, mais il a le regard assuré comme doit l’avoir celui qui peut dire :

« Tout est irrévocable chez moi, et tout y est sûr. »

C’est là ce que je vous ferai voir en moi, avec la sincérité, l’honnêteté, la noblesse de cœur, le calme absolu. Me verrez-vous exempt de la mort, de la vieillesse, de la maladie ? Non ; mais vous me verrez comme un Dieu en face de la mort, comme un Dieu en face de la maladie. Voilà ce que je sais, voilà ce que je puis ; tout le reste, je ne le sais, ni ne le puis. Je vous ferai voir la force d'un philosophe. Et en quoi consiste cette force ? À ne jamais manquer ce qu'on désire, à ne jamais tomber dans ce qu'on redoute, à se porter toujours vers des choses convenables, à donner tous ses soins à ce qu'on se propose de faire, à ne croire jamais qu'après mûr examen. Voilà ce que vous verrez.