CHAPITRE V




Comment on peut à l’élévation de l’esprit unir le soin de ses affaires.

Les choses en elles-mêmes sont indifférentes, mais l’usage que nous en faisons n’est pas indifférent. Comment donc tout à la fois maintenir son âme dans la tranquillité et dans le calme, et faire avec soin ce que l’on fait, sans précipitation comme sans lenteur ? On n’a qu’à imiter ceux qui jouent aux dés. Indifférents sont les points ; indifférents les dés. Comment savoir, en effet, le dé qui va venir ? Mais jouer avec attention et avec habileté le dé qui est venu, voilà ce qui est mon affaire. De même dans la vie ce qu’il y a d’essentiel, c’est de distinguer, c’est de diviser, c’est de se dire : « Les choses extérieures ne sont pas à moi, mais ma faculté de juger et de vouloir est à moi. Où donc chercherai-je le bien et le mal ? Au-dedans de moi, dans ce qui est à moi. » Ne dis jamais des choses extérieures qu’elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, ni quoique ce soit en ce genre.

Quoi donc ! devons-nous y mettre de la négligence ? Non pas, car d’autre part la négligence est un mal pour notre faculté de juger et de vouloir ; et par conséquent elle est contraire à la nature ; mais il faut tout à la fois y mettre du soin, parce que notre conduite n’est pas indifférente, et garder notre calme avec notre paisible assiette, parce que l’objet dont nous nous occupons est indifférent. Dans tout ce qui m’importe, on ne peut ni m’entraver ni me contraindre ; partout où l’on peut m’entraver et me contraindre, il n’y a rien dont l’obtention dépende de moi, rien qui soit un bien ou un mal ; ma conduite seule dans ce cas est un bien ou un mal ; mais aussi elle dépend de moi. Il est difficile de réunir et d’associer ces deux choses, les soins de l’homme qui s’intéresse aux objets, et le calme de celui qui n’en fait aucun cas ; pourtant cela n’est pas impossible ; autrement, il ne serait pas possible d’être heureux. Ainsi agissons-nous dans un voyage sur mer. Qu’est-ce que nous y pouvons ? Choisir le pilote, les matelots, le jour, le moment. Une tempête survient après cela. Que m’importe ! J’ai fait tout ce qu’on pouvait me demander. Ce qui reste est l’affaire d’un autre, l’affaire du pilote. Mais le navire sombre ! Que puis-je y faire ? Je me borne à faire ce que je puis : je me noie sans trembler, sans crier, sans accuser Dieu, parce que je sais que tout ce qui est né doit périr. Je ne suis pas l’éternité ; je suis un homme, une partie du grand tout, comme l’heure est une partie du jour ; il faut que je vienne, comme vient l’heure, et que je passe comme elle passe. Que m’importe alors de quelle façon je passerai ! Que ce soit par l’eau ou par la fièvre ! Il faut bien en effet que ce soit par quelque chose de ce genre.

C’est ce que tu verras faire encore à ceux qui savent jouer à la paume. La différence entre eux ne tient pas à ce que la balle est bonne ou mauvaise ; mais à leur façon de la lancer et de la recevoir. Il y aura là bien jouer, habileté, promptitude, coup-d’œil, si je reçois la balle, sans tendre ma robe, et si l’autre la reçoit quand je la lance. Mais, si c’est avec désordre et appréhension que nous la lançons ou la recevons, que deviendra le jeu ? Qu’est-ce qui y gardera son sang-froid ? Qu’est-ce qui y démêlera l’ordre à suivre ? L’un dira : « Lance-la ; ne la lance pas. » L’autre : « Tu en as lancé une. » C’est là une dispute ; ce n’est plus un jeu.

Aussi Socrate savait-il jouer à la paume ! Que veux-tu dire par là ? Il savait plaisanter devant le tribunal : « Réponds-moi, Anytus, disait-il, comment peux-tu dire que je n’admets pas de Dieu ? Que crois-tu que soient les demi-dieux ? Ne crois-tu pas qu’ils sont ou les enfants des dieux, ou un mélange de l’homme et du Dieu ? » — « Oui, » dit l’autre. — « Eh bien ! penses-tu qu’on puisse croire aux mulets, et ne pas croire aux ânes ? » Il jouait là comme avec une balle. Et quelle était la balle dans cette partie ? La vie, la prison, l’exil, le poison à boire, sa femme à quitter, ses enfants à laisser orphelins ! Voilà avec quoi il jouait cette partie ; mais il ne l’en jouait pas moins, et n’en lançait pas moins sa balle suivant les règles. Nous, à notre tour, nous devons, à son exemple, mettre dans notre jeu toute l’attention d’un joueur consommé ; mais en même temps nous devons y être indifférents, comme on l’est pour la balle. Toujours, en effet, nous avons à déployer notre talent à propos de quelque objet extérieur, mais sans lui accorder de valeur, et uniquement pour faire montre de notre talent à propos de lui, quelqu’il soit d'ailleurs. C’est ainsi que le tisserand ne fait pas sa laine, mais qu’il déploie son talent sur celle qu’on lui a donnée, quelle qu’elle puisse être. C’est un autre qui te donne tes aliments et ta fortune ; il peut te les enlever, aussi bien que ton corps. Ce sont des matériaux que tu reçois ; mets-les en œuvre. Si tu sors d’un combat sans y avoir reçu de mal, les gens ordinaires, en te rencontrant, te féliciteront d’être sain et sauf ; mais ceux qui s’entendent à juger de ces choses-là, ne te complimenteront et ne te féliciteront que s’ils voient que tu t’es conduit avec honneur à la bataille. Ce sera tout le contraire s’ils voient que tu ne t’es sauvé que par une lâcheté. On ne doit s’associer, en effet, qu’aux bonheurs légitimes.

— Comment se fait-il alors qu’on dise des choses du dehors tantôt qu’elles sont conformes à notre nature, tantôt qu’elles lui sont contraires ? — Tu parles, comme si nous étions des êtres isolés. Je puis dire qu’il est conforme à la nature du pied d’être propre ; mais, si tu le prends comme le pied de quelqu’un et non pas comme un tout isolé, voici qu’il lui devient séant de s’enfoncer dans la boue, de marcher sur des épines, parfois même d’être coupé dans l’intérêt du corps entier ; autrement ce ne serait pas le pied de quelqu’un. C’est à peu près ainsi que nous devons raisonner pour nous-mêmes. Qu’est-ce que tu es ? Un homme. Si tu te considères comme un tout isolé, il est dans ta nature de vivre jusqu’à la vieillesse, d’être riche et en bonne santé. Mais, si tu te considères comme un homme et comme une partie d’un tout, il t’est séant, dans l’intérêt de ce tout, d’être tantôt malade, tantôt sur mer, tantôt en péril, tantôt dans l’indigence, et finalement de mourir avant le temps. Pourquoi t’en irriter ? Ne sais-tu pas qu’autrement tu cesserais d’être un homme, comme le pied d’être le pied de quelqu’un. Qu’est-ce qu’un homme en effet ? un membre d’une cité : d’abord de cette cité qui se compose des dieux et des hommes ; puis de celle qui porte ce nom tout près de nous, et qui est une petite image de la cité universelle. « On va me mettre en jugement ! dis-tu. Un autre a la fièvre ! Un autre est sur mer ! Un autre meurt ! Un autre est condamné ! » C’est qu’il était impossible qu’avec un pareil corps, avec un pareil entourage, avec de pareils compagnons, il n’arrivât pas dans ce genre aux uns ceci, aux autres cela. Tout ce que tu as à faire c’est, quand tu es là, de dire ce que tu dois dire, et d’user des choses comme il convient. Puis cet autre vient me dire : « Je te déclare coupable. » — « Grand bien t’arrive ! J’ai fait ce que je devais faire ; à toi de voir, si tu auras fait aussi ce que tu devais faire ; car il y a là aussi un risque ; ne t’y trompe pas. »