Les Entretiens d’Épictète/II/13

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 154-158).

CHAPITRE XIII




De l’inquiétude.

Quand je vois quelqu’un dans l’inquiétude, je me dis : Que veut-il ? S’il ne voulait pas quelqu’une des choses qui sont hors de son pouvoir, comment serait-il dans l’inquiétude ? C’est ainsi que le joueur de harpe n’est pas inquiet, quand il joue pour lui seul ; mais il l’est quand il paraît sur la scène, si belle que soit sa voix, et quel que soit son talent de musicien. Car alors il ne se borne plus à vouloir bien chanter : il veut encore être applaudi ; et cela ne dépend pas de lui. Il est plein d’assurance sur le terrain des choses qu’il sait. Amène-lui à leur sujet tel ignorant que tu voudras, il ne s’en occupera pas. Mais il est inquiet à l’endroit des choses qu’il n’a pas étudiées et qu’il ne sait pas. Que veux-tu dire par là ? Il ne sait pas ce que c’est que la foule, ou les éloges de la foule. Il a appris à toucher la corde la plus basse et la corde la plus haute ; mais ce que c’est que les applaudissements de la multitude, et quelle est leur importance dans notre vie, voilà ce qu’il ne sait pas, ce qu’il n’a jamais étudié. Il faut donc forcément qu’il tremble et qu’il palisse de peur à leur sujet.

Quand je vois quelqu’un trembler ainsi, je ne puis pas dire qu’il n’est pas musicien, mais je puis dire qu’il est autre chose encore, et non pas une seule chose, mais plus d’une. Avant tout, je l’appelle un étranger, et je dis: « Cet homme ne connaît pas le pays où il est ; depuis si longtemps qu’il vit parmi nous, il ignore les lois et les habitudes de notre cité, ce qui y est permis, ce qui y est défendu ; et il n’a jamais pris un jurisconsulte pour lui apprendre et lui expliquer nos institutions. Eh quoi ! s’il ne savait pas rédiger un testament, il ne le rédigerait pas sans prendre quelqu’un qui le sût ; il ne s’aventurerait pas davantage à signer une garantie ou à écrire un engagement ; et le voilà qui désire, qui craint, qui se porte vers les choses, qui s’efforce, qui entreprend sans l’aide d’aucun jurisconsulte ! » Et comment puis-je dire qu’il le fait sans l’aide d’aucun jurisconsulte ? C’est qu’il ne sait pas qu’il veut ce qu’il ne lui est point donné d’avoir, et qu’il se refuse à ce qu’il ne peut éviter ; c’est qu’il ne sait pas non plus ce qui est à lui et ce qui ne l’est point. Or, s’il le savait, il n’y aurait jamais pour lui ni embarras ni contrainte, ni inquiétude. Comment y en aurait-il en effet ? Redoute-t-on ce qui n’est pas un mal ? Non. Mais quoi ! redoute-t-on le mal lui-même, quand il est en notre pouvoir de l’empêcher ? Nullement. Si donc les choses dont nous n’avons pas le choix, ne sont ni des biens ni des maux ; si celles dont nous avons le choix dépendent toutes de nous ; si personne ne peut nous les enlever, non plus que nous les imposer quand nous n’en voulons pas, quelle place y a-t-il encore pour l’inquiétude ? Ce qui nous inquiète, c’est notre corps, c’est notre bourse, c’est l’opinion de César ; mais jamais notre dedans ne peut nous inquiéter. — Quoi ! ne m’inquiéterai-je pas de tomber dans l’erreur ? — Non ; car il dépend de moi de n’y pas tomber. — De tendre vers un but contraire à la nature ? — Pas de cela non plus. Lors donc que tu vois un homme au visage fatigué, sois comme le médecin, qui dit d’après le teint : « Un tel est malade de la rate, et un tel du foie. » Dis, toi aussi : « Le désir et l’aversion sont malades chez lui ; ils ne vont pas bien ; ils sont en feu. » Il n’y a jamais que cela en effet qui nous fasse changer de couleur, trembler, claquer des dents ; il n’y a que cela

« Qui fasse que les genoux nous manquent, et que nous nous affaissions sur nos deux jambes. »

Aussi Zénon était-il tranquille, au moment de se trouver en présence d’Antigone ; parce que pas une des choses dont il faisait cas ne dépendait de ce dernier, et que tout ce qui dépendait de ce dernier lui était indifférent. Antigone, au contraire, n’était pas tranquille ; au moment de se trouver en présence de Zénon ; et ce n’était pas sans motif, car il désirait son approbation, chose dont il n’était pas le maître. Quant à Zénon, il ne désirait pas l’approbation d’Antigone : un maître ès-arts ne désire jamais l’approbation d’un ignorant.

« Je désire ton approbation. » — Et par quoi veux-tu l’obtenir ? Est-ce que tu connais les mesures au moyen desquelles un homme juge un autre homme ? T’es-tu occupé de connaître ce que c’est qu’un homme de bien, ce que c’est qu’un méchant, et comment on devient l’un et l’autre ? Pourquoi alors n’es-tu pas toi aussi un homme de bien ? — « Comment ! dit-on, je n’en suis pas un ! » — Non ; car aucun homme de bien ne s’afflige, aucun ne gémit, aucun ne pleure ; aucun ne pâlit et ne tremble en disant: « Comment va-t-il m’accueillir ? Comment va-t-il m’écouter ? » Comme il le voudra, esclave ! Que t’occupes-tu des affaires des autres ? N’est-ce pas à lui que sera la faute, s’il accueille mal ce qui viendra de toi ? — Évidemment oui. — Mais la faute peut-elle être chez l’un, et le mal chez l’autre ? — Non. — Pourquoi donc t’inquiéter des affaires d’autrui ? — Tu as raison ; mais ce qui m’inquiète, c’est la façon dont je lui parlerai. — Eh bien ! n’es-tu pas le maître de lui parler comme tu le voudras ? — Oui, mais je crains de ne pas m’en tirer. — Est-ce que si tu avais à écrire le nom de Dion, tu craindrais de ne pas t’en tirer ? — Pas du tout. — Pour quelle raison, si ce n’est parce que tu as appris à écrire ? — Évidemment oui. — Et si tu avais à le lire, n’en serait-il pas de même ? — De même. — Pour quelle raison ? C’est que toute espèce de savoir vous donne la force et la confiance dans les choses de son ressort. N’as-tu donc pas appris à parler ? Et quelle autre chose as-tu apprise dans les écoles ? — J’ai appris les syllogismes et les sophismes. — À quelle fin, si ce n’est de discuter en homme exercé ? Et faire une chose en homme exercé, n’est-ce pas là faire avec à-propos, avec certitude, avec intelligence, sans se tromper ni s’embarrasser jamais, et, en sus de tout cela, avec assurance ? — Oui. — À cheval, et dans une plaine, redoutes-tu un fantassin, dans un genre de combat auquel tu es préparé, et lui non ? — Soit ! mais cet homme peut me tuer. — Parle donc franchement, malheureux ! au lieu de faire le brave. Ne te prétends pas philosophe, et ne méconnais pas tes maîtres. Tant que tu auras ce corps par lequel tu donnes prise sur toi, obéis à tous ceux qui sont plus forts que toi.

Socrate avait vraiment appris à parler, lui qui tenait aux tyrans, aux juges et dans la prison, ce langage que vous savez. Diogène avait appris à parler, lui qui disait ce que vous savez à Alexandre, à Philippe, aux pirates, à celui qui l’avait acheté. Leur assurance venait de leur savoir. Mais toi va à tes affaires, et n’en sors plus. Va t’asseoir dans ton coin ; arranges-y des syllogismes, et propose-les à d’autres. Il n’y a pas en toi l’homme qui peut conduire un peuple.