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CHAPITRE VII




De l’usage des raisonnements appelés captieux et hypothétiques, et autres semblables.

La plupart des hommes ne voient pas quels rapports a avec le devoir l’étude des raisonnements captieux, des hypothétiques, de ceux qui concluent par interrogation, de toutes les espèces d’argumentation en un mot. (Montrons-le donc.) Car ce que nous cherchons au sujet de toute chose, c’est comment l’homme de bien trouvera à en user et à s’en servir conformément au devoir.

Il faut que nos adversaires disent, ou que le sage ne descendra jamais jusqu’a interroger et répondre ; ou que, s’il y descend, il s’inquiétera peu de procéder au hasard et sans règle dans ses interrogations et dans ses réponses. Si l’on n’accepte ni l’un ni l’autre, on est forcé de convenir de la nécessité d’étudier ces lieux spéciaux de logique, autour desquels tournent les interrogations et les réponses. Que nous demande-t-on, en effet, dans le raisonnement ? D’établir la vérité, de détruire l’erreur, de nous arrêter devant l’incertain ? Suffit-il de savoir que c’est-là ce qu’on nous demande ? — « Oui, » dit-on. — Mais est-ce qu’il suffit à celui qui veut ne pas se tromper dans l’usage de la monnaie, d’avoir entendu dire qu’il faut accepter les drachmes de bon aloi et refuser celles qui ne le sont pas ? — Non. — Que faut-il donc qu’il y ajoute ? Quelle autre chose que la science de juger et de distinguer les drachmes qui sont de bon aloi et celles qui ne le sont pas ? Pour le raisonnement à son tour suffirait-il donc de savoir ce qui a été dit plus haut, et ne faut-il pas en plus devenir capable de distinguer le vrai, le faux, l’incertain ? — Il le faut. — Que nous prescrit-on en outre dans le raisonnement ? d’accepter les conséquences de ce que nous avons accordé légitimement. Eh bien ! ici encore nous suffit-il de connaître cette prescription ? non ; il nous faut savoir encore comment se déduisent les conséquences, et comment une chose est tantôt la conséquence d’une seule, tantôt celle de plusieurs à la fois. Vois donc s’il n’y faut pas ajouter pour celui qui veut être expert en fait de raisonnements, qu’il doit être capable de démontrer lui-même ce qu’il avance, de reconnaître chez les autres une démonstration exacte, et de ne pas se laisser tromper par un sophisme, comme par une bonne démonstration ? C’est de là que nous est venue l’étude théorique et pratique des raisonnements concluants et de leurs modes, et c’est ce qui nous en a montré la nécessité.

Mais il arrive que de prémisses légitimement accordées, et qui doivent avoir leurs conséquences, la conclusion est fausse, sans en être moins rigoureuse ! Que me convient-il de faire dans ce cas ? Dois-je accepter le faux ? Et comment le pourrais-je ? Me faut-il dire : « J’ai eu tort d’accorder les prémisses ? » Mais cela non plus ne m’est pas possible. Dois-je dire que la conclusion ne découle pas des propositions que j’ai accordées ? Mais cela ne se peut non plus. Que me faut-il donc faire ici ? Pour être débiteur, il ne suffit pas d’avoir emprunté : il faut encore avoir conservé sa dette sans la payer ; eh bien, de même ici, pour être obligé d’accorder la conclusion, ne serait-ce pas trop peu que d’avoir concédé les prémisses, et ne faudrait-il pas encore persister à les concéder ? Si elles restent jusqu’à la fin telles que je les ai accordées, il est nécessaire que je persiste aussi à les accorder, et que j’accepte leurs conséquences ; mais, si elles ne restent pas telles que je les ai accordées, il est de toute nécessité que de mon côté je renonce à les accorder, et à accepter ce qui résulte de leurs termes. Car la conclusion que l’on tire n’est plus à moi, ni conforme à mon raisonnement, dès que j’ai cessé d’accorder les prémisses. C’est donc une chose dont il faut bien s’assurer à leur sujet : voyez si dans l’interrogation, dans la réponse, dans le corps du syllogisme, quelque part enfin, elles n’ont pas subi telle altération, tel changement de sens qui, en les transformant, en fasse un sujet d’embarras pour les gens superficiels, quand ils ne voient pas clair dans la conclusion. Et pourquoi s’occuper de tout cela ? pour que sur ce terrain encore notre conduite soit conforme au devoir et réglée par la raison.

Il en est de même pour les hypothèses et pour les raisonnements hypothétiques. On est obligé quelquefois de demander à poser une hypothèse comme un pont pour passer au reste du raisonnement. Faut-il donc, ou non, accorder toutes les hypothèses que l’on vous propose ? Et si pas toutes, lesquelles faut-il ? Et, quand on en a accordé une, faut-il persister jusqu’au bout à la maintenir ? Ou bien est-il des cas où il faut y renoncer, pour accepter les choses qui sont d’accord entre elles, et repousser celles qui se contredisent ? — Certes. — Mais voici quelqu’un qui dit : « Admettez comme hypothèse une chose possible, et je vous ferai aboutir à une chose impossible. » Faut-il dire que l’homme sensé n’en viendra jamais aux prises avec un pareil individu, et qu’il évitera de discuter et de s’entretenir avec lui ? Existerait-il donc parmi ceux qui raisonnent, et savent interroger et répondre, quelqu’un qui ne soit susceptible ni d’erreur ni de sophisme ? Dirons-nous alors que le sage en viendra aux prises avec notre individu, mais sans s’inquiéter de raisonner au hasard, à tort et à travers ? Comment alors sera-t-il tel que nous le concevons ? Et sans ces exercices et ces préparations, comment serait-il capable de raisonner rigoureusement ? Qu’on nous montre qu’il le serait ; et toutes ces études sont dès-lors surabondantes, absurdes, et sans rapport avec l’idée que nous nous faisons du sage. Pourquoi donc sommes-nous encore paresseux, fainéants et lâches? Pourquoi cherchons-nous des prétextes pour ne pas travailler et ne pas passer les nuits à nous exercer au raisonnement? — « Mais si je me trompe en raisonnant, est-ce que pour cela j’aurai tué mon père? — Esclave! est-ce que ton père était ici, pour que tu pusses le tuer? Mais qu’auras-tu fait en te trompant? Tu auras commis la seule faute que tu pusses commettre dans cette circonstance. » Moi j’ai dit de même à Rufus, qui me reprochait de ne pas avoir aperçu ce qu’on avait omis dans un syllogisme: « Est-ce que j’ai brûlé le Capitole? » « Esclave, me répondit-il, est-ce que c’est le Capitole qu’on a omis ici? » Ne peut-on faire en effet d’autre faute que de brûler le Capitole et de tuer son père? User de ses idées au hasard, inconsidérément, à tort et à travers, ne pas suivre un raisonnement, une démonstration, un sophisme, en un mot, ne pas voir ce qui est logique et ce qui ne l’est pas dans une interrogation et dans une réponse, ne sont-ce donc pas là des fautes?