Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 73-76).


CHAPITRE XXII




Des notions à priori.

Les notions à priori sont communes à tous les hommes, et jamais une notion à priori n’est en opposition avec une autre. Qui de nous, en effet, ne pose pas en principe que le bien est utile et désirable, et que dans toutes les circonstances il faut le rechercher et le poursuivre ? Qui de nous ne pose pas en principe que tout ce qui est juste est beau et convenable ? Quand donc se produit le désaccord ? Dans l’application des notions à priori aux faits particuliers ; quand l’un dit : « Un tel a bien agi ; c’est un homme de cœur ; » et que l’autre dit : « Non ; c’est un fou. » Voilà comment arrive le désaccord des hommes entre eux. Tel est le désaccord entre les Juifs, les Syriens, les Égyptiens, les Romains. Il ne porte pas sur ce point-ci : ce qui est honnête doit-il être préféré à tout, et recherché partout ? Mais sur celui-ci : est-ce une chose honnête que de manger du cochon, ou bien est-ce une impiété ? Tel se trouve être aussi le désaccord d’Agamemnon et d’Achille. Appelle-les devant nous. « Que dis-tu, toi, Agamemnon ? Qu’il ne faut pas faire ce qui est légitime et ce qui est bien ? — Certainement il le faut. — Et toi, Achille, que dis-tu ? Qu’il ne te plaît pas de faire ce qui est bien ? — C’est de toutes les choses celle qui me plaît le mieux. — Appliquez donc vos notions à priori. » C’est là que commence leur désaccord ; l’un dit : « Il ne faut pas que je rende Chryseïs à son père ; » l’autre dit : « Il faut que tu la rendes. » En somme, il y en a un des deux qui applique mal la notion à priori du devoir. L’un dit encore : « Si je dois rendre Chryseïs, je dois prendre ce que l’on a donné à l’un de vous comme récompense. » L’autre dit : « Tu ne prendras pas ma maîtresse. » — « Je la prendrai, » réplique l’autre. — « Eh quoi ! serai-je donc seul (sans récompense) ? — Et moi seul à ne rien avoir ? »

C’est ainsi que naît le désaccord.

Qu’est-ce donc que s’instruire ? C’est apprendre à appliquer aux faits particuliers d’une manière conforme à la nature nos notions naturelles à priori ; c’est encore partager le monde en choses qui dépendent de nous et choses qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, c’est notre libre arbitre, et tous les actes de ce libre arbitre ; ce qui n’en dépend pas, c’est notre corps et ses parties, notre fortune, nos parents, nos frères, nos enfants, notre patrie, en un mot tous ceux avec qui nous vivons. Où placerons-nous donc le bien ? À quelle espèce de choses en appliquerons-nous la notion ? À celles qui dépendent de nous ? Alors ce ne sera pas un bien qu’un corps sain et complet, non plus que la vie elle-même ! Nos enfants ne seront pas un bien, nos parents et notre patrie non plus ! Qu’est-ce qui supportera ton langage ? Essayons donc de mettre le bien dans ces choses.

Mais est-il possible d’être heureux, lorsque l’on éprouve du mal et que l’on est privé du bien ? Cela n’est pas possible. Est-il possible alors de se conduire comme on le doit envers ceux avec qui l’on vit ? Comment cela serait-il possible ? Je suis né pour faire ce qui m’est utile. S’il m’est utile d’avoir un champ, il m’est utile de prendre celui de mon voisin. S’il m’est utile d’avoir un manteau, il m’est utile d’en voler un aux bains. De là viennent les guerres, les dissensions civiles, les tyrannies, les complots. Comment observer alors ce que je dois à Jupiter ? Car, si l’on me fait du tort, et si je suis malheureux, c’est qu’il ne s’occupe pas de moi. Et qu’ai-je affaire de lui, s’il ne peut pas me secourir ? Qu’en ai-je affaire encore, si c’est par sa volonté que je me trouve dans cette situation ? Je me mets par suite à le haïr. Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues ? Il est vrai qu’on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre ; mais comment s’appellera-t-il encore le Dieu sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le Dieu qui donne les fruits ? Et cependant si nous plaçons le vrai bien dans les choses qui ne dépendent pas de nous, tout cela s’en suivra.

Que ferons-nous donc ? Voilà la recherche qui convient au vrai philosophe, à celui dont les efforts doivent aboutir.

Si je dis aujourd’hui que je ne sais pas quel est le bien et quel est le mal, ne serai-je pas fou ? Certes oui. Mais, d’autre part, si je dis : Dois-je placer le bien uniquement dans ce qui dépend de nous ? tous vont me rire au nez. Il viendra un vieillard qui aura des cheveux blancs, et beaucoup d’anneaux d’or ; il secouera la tête, et dira : « Écoute-moi, mon fils, Il est bon de philosopher ; mais il est bon aussi d’avoir de la cervelle ; ce sont des sottises que tout cela ! Les philosophes t’apprennent le syllogisme ; mais ce que tu dois faire, tu le sais beaucoup mieux que les philosophes. » — Ô homme, pourquoi me reproches-tu ce que je fais, si je sais ce que je dois faire ? Que dire à un pareil esclave ? Et si je ne lui dis rien, il crève de dépit. Il faut lui répondre : « Pardonne-moi, comme on pardonne aux amoureux ; je ne m’appartiens plus ; je suis fou.»