Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 69-72).

CHAPITRE XX




Comment la raison se contemple elle-même.

Toute espèce d’art ou de faculté a un objet spécial de ses études. Quand elle est de même nature que cet objet, elle s’étudie forcément aussi elle-même ; mais quand elle est de nature différente, elle ne peut pas s’étudier ainsi. L’art du cordonnier, par exemple, s’occupe des cuirs, mais sa nature est à mille lieues de celle des cuirs ; aussi ne peut-il s’étudier lui-même. La grammaire à son tour s’occupe d’écrire les mots, mais est-elle elle-même un mot à écrire ? Non. Aussi ne peut-elle s’étudier elle-même. Pourquoi donc la nature nous a-t-elle donné la raison ? pour user des idées, comme il faut en user. Or, qu’est-elle elle-même ? un certain ensemble d’idées. Elle peut ainsi, en vertu de sa nature, s’examiner elle-même. La sagesse, à son tour, pour l’étude de quoi nous a-t-elle été donnée ? Pour l’étude de ce qui est bien, de ce qui est mal, et de ce qui est indifférent. Qu’est-elle donc elle-même ? Un bien. Et le manque de sagesse ? Un mal. Tu vois bien que forcément elle doit pouvoir s’étudier elle-même et étudier son contraire. Aussi le premier et le plus important devoir du philosophe est-il d’examiner ses idées, de les juger, et de n’adhérer à aucune qu’après examen. Voyez comme nous avons su trouver un art pour la monnaie qui semble nous intéresser si fort, et de combien de moyens se sert l’essayeur d’argent pour la vérifier. Il se sert de la vue, du toucher, de l’odorat, et finalement de l’ouïe. Il frappe sur une pièce, écoute le son, et ne se contente pas de la faire sonner une fois ; c’est à force de s’y reprendre que son oreille arrive à juger. C’est ainsi que, lorsque nous croyons qu’il est pour nous de grande conséquence de nous tromper ou de ne pas nous tromper, nous apportons la plus grande attention à l’examen des choses qui peuvent nous tromper. Mais, bâillant et endormis, pour tout ce qui regarde notre faculté maîtresse, nous acceptons au hasard toutes les idées, parce qu’ici nous ne sentons pas nos pertes.

Lorsque tu voudras connaître tout ton relâchement à l’endroit du bien et du mal, et toute ton ardeur pour les choses indifférentes, compare ce que tu penses de la cécité et ce que tu penses de l’erreur ; tu connaîtras alors combien tu es loin d’avoir pour le bien et pour le mal les sentiments que tu dois avoir. — Mais il y faudrait une longue préparation, beaucoup de travail et d’études ! — Quoi donc ! espères-tu acheter au prix de peu d’efforts la plus grande de toutes les sciences ? Quoique, après tout, ce que les philosophes nous enseignent de fondamental ne soit pas bien long. Si tu veux t’en assurer, lis les écrits de Zénon, et tu verras. Qu’y a-t-il de si long à dire que la fin de l’homme est de suivre les dieux ? Que le véritable bien est le bon usage des idées ? Mais dis-nous ce que c’est que Dieu ; ce que c’est qu’une idée ; quelle est la nature des individus ; quelle est celle du tout. Voilà qui est long. Si Épicure après cela vient nous dire que le bien est dans la chair, voilà encore qui sera long, car il nous faudra apprendre quelle est en nous la partie maîtresse, quelle est en nous la personne, la substance ? S’il n’est pas vraisemblable que le bien de l’huître soit dans son enveloppe, l’est-il donc que le bien de l’homme soit dans la sienne ? Toi-même, Épicure, tu as quelque chose de principal en toi ? Qu’est-ce donc qui délibère en toi ? Qu’est-ce qui y examine chaque chose ? Qu’est-ce qui y porte sur la chair elle-même ce jugement, qu’elle est en toi le principal ? Pourquoi donc allumer ta lampe, travailler pour nous, écrire tant de livres ? pour que nous n’ignorions pas la vérité ? Mais que sommes-nous donc ? Et quel intérêt avons-nous pour toi ?

C’est là ce qui allonge l’enseignement.