Les Effets de la guerre aux Etats-Unis

Les Effets de la guerre aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 326-338).
LES EFFETS DE LA GUERRE
AUX ÉTATS-UNIS


I

Ce n’a pas été une des moindres surprises des temps derniers que de voir la répercussion profonde causée à New-York par l’ouverture des hostilités en Europe. Un observateur superficiel aurait pu croire que ce grand pays, séparé du théâtre de la guerre par l’immensité de l’Atlantique, ne devait pas avoir à souffrir des maux qui s’abattent sur nous et qu’au contraire il profiterait de l’interruption ou du ralentissement de la vie économique dans l’Ancien Monde pour développer ses affaires et sa prospérité. Mais il eût oublié, en raisonnant de la sorte, deux faits : le premier, c’est que l’organisation économique moderne a rendu les peuples solidaires et que, par conséquent, ce qui atteint les uns ne saurait laisser les autres ni indifférens, ni insensibles aux épreuves de leurs voisins ; le second, c’est que les États-Unis, malgré leur richesse, sont encore tributaires de l’Europe ; celle-ci détient une fraction importante de leurs valeurs mobilières ; en outre, les voyageurs américains lui apportent tous les ans des sommes importantes pour acquitter leurs frais de séjour et les acquisitions qu’ils ont coutume de faire à Paris, à Londres et dans d’autres capitales.

Le premier effet de la guerre est d’arrêter la vente de tout ce qui n’est pas objets essentiels à la vie. Les articles de luxe sont les premiers à souffrir de cet état de choses ; il n’est pas besoin d’insister sur le fait que les Américains manqueront cet automne à la rue de la Paix. Nous avons tort de dire les Américains : car beaucoup d’entre eux, et leurs ambassadeurs à leur tête, sont restés parmi nous, donnant ainsi un admirable exemple de solidarité internationale et d’attachement à notre pays. S’ils contribuent largement aux œuvres d’assistance organisées à Paris, ils ont sans doute suspendu ou ralenti leurs achats d’objets d’art, de toilette, de tout ce qui sert à embellir la vie sans lui être indispensable. Sous ce rapport, ils auront donc moins d’argent à faire venir de chez eux. Mais ils ont des engagemens à remplir, des coupons à payer aux détenteurs européens des obligations et des actions de chemins de fer, de compagnies industrielles, de sociétés de toute nature. Outre les coupons, ils ont à rembourser les titres amortis et aussi les effets à court terme qui, durant les dernières années, ont été placés en Europe par les municipalités, les entreprises de diverse nature. C’est ainsi qu’un montant considérable de Bons de la Ville de New-York arrive prochainement à échéance. Comme les porteurs européens seront sans doute peu disposés à les renouveler, il y aura lieu d’envoyer les fonds.

Cette perspective de remises importantes à faire à Londres et à Paris, au cours de l’automne, a été l’une des raisons des inquiétudes conçues à New-York dès la fin du mois de juillet. Une autre circonstance menaçante pour cette place résultait de ce que beaucoup de porteurs européens de valeurs mobilières américaines ont cherché, dès la première heure de la panique, à se débarrasser de leurs titres sur le marché qui semblait devoir absorber leurs offres. Mais celles-ci se sont produites en quantités telles que la Bourse a dû être fermée. Cette suppression des transactions a protégé l’Amérique contre une inondation de titres qu’elle eût éprouvé quelque peine à absorber d’un seul coup : elle a privé peut-être ses capitalistes de l’occasion d’acquérir à très bon marché des valeurs qu’à d’autres époques ils avaient vendues à des prix plus élevés.

De toute façon, l’arrêt des échanges de titres dans une ville comme New-York, où il s’en négocie parfois plus d’un million par jour, entraîne des inconvéniens sérieux. Il est probable que c’est une des Bourses, parmi toutes celles qui ont fermé leurs portes, qui les rouvriront le plus tôt.

Cela est d’autant plus vraisemblable que le commerce extérieur devrait rapidement reprendre son activité. Les exportations de marchandises américaines dépassent singulièrement les importations de produits étrangers ; c’est précisément l’écart entre ces deux chiffres qui permet d’acquitter sans difficulté les dépenses dont nous venons de parler, les débours des voyageurs et le service des titres possédés par des Européens. Dans les dernières années, les Etats-Unis vendaient aux Puissances actuellement engagées dans la lutte, pour un milliard de dollars de plus qu’ils ne leur achetaient. Une bonne part de ces exportations consiste en denrées d’alimentation, en métaux et en combustibles, notamment en pétrole ; la guerre ne diminue pas les besoins de ces objets, qui vont donc continuer à être expédiés et à procurer de l’or aux Américains. A la faveur de ces transactions, les affaires en changes, qui ont été presque arrêtées pendant quelques semaines, vont probablement reprendre un cours normal. Chose curieuse, le dollar, dont la valeur en or n’a pas été mise en doute un seul instant et qui équivaut intrinsèquement à 5 fr. 18 de notre monnaie, est tombé un moment bien au-dessous de 5 francs. Quelques affaires se sont faites au cours invraisemblable de 4 fr. 50. Cette anomalie ne peut s’expliquer que par des besoins urgens d’instrumens de paiement français, que les détenteurs de monnaies américaines ou de chèques sur les Etats-Unis voulaient se procurer sur l’heure, à n’importe quel prix.

Le rétablissement du marché du change importe au plus haut degré à la communauté commerciale ; elle le réclame avec instance. Les moratoires décrétés dans divers pays sont un obstacle ; mais comme ils ne s’appliquent pas aux obligations contractées postérieurement aux dates auxquelles ils ont été promulgués, il semble que le moment approche où exportateurs et importateurs pourront conclure leurs marchés avec la certitude de payer ou de recevoir des sommes déterminées. Déjà le cours du dollar est revenu aux environs de 5 francs. L’or circule librement en Amérique : 100 millions de dollars de métal ont pu être exportés de New-York en Europe durant les quelques semaines qui avaient précédé la guerre.

Les Anglais, de leur côté, font de grands efforts pour rétablir le marché des changes. Un avis de la Trésorerie, publié le 4 septembre, annonce que la Banque d’Angleterre fournira aux accepteurs de traites antérieures au moratoire les fonds nécessaires au paiement des dites traites. Ce paiement dégage les tireurs et endosseurs, sauf en ce qui concerne la promesse faite par eux aux accepteurs de les couvrir à l’échéance. Les accepteurs devront faire toute diligence pour recouvrer les fonds à eux dus par leurs cliens, pour le compte de qui ils avaient accepté, et reverser ces fonds à la Banque d’Angleterre, en remboursement de son avance. La Banque d’Angleterre s’engage à ne réclamer d’eux les fonds qu’ils n’auraient pas reçus de leurs cliens, qu’une année après la fin de la guerre. Le communiqué officiel se termine par ces mots : « Le Gouvernement négocie dans le but d’aider au rétablissement du change entre l’Angleterre et les Etats-Unis. »

D’autre part, sa récolte de blé en 1914 étant très belle, l’Amérique a beaucoup de grains à exporter ; mais il faut, pour qu’elle tire parti de cette richesse, qu’elle exporte la centaine de millions d’hectolitres qui dépasse ses propres besoins. Dès le début du mois d’août, les wagons s’accumulaient sur les lignes qui conduisent aux ports de l’Atlantique ; les élévateurs se remplissaient de grains ; les navires étaient affrétés. Mais les opérations des exportateurs ne tardaient pas à être arrêtées, par l’impossibilité où ils se trouvaient de vendre les traites fournies sur les acheteurs européens, et de se procurer les nouveaux capitaux indispensables à la continuation de leurs affaires, en négociant successivement les lettres de change représentant la valeur des cargaisons. Toutefois, il n’y a là qu’un retard : les besoins de l’Europe ne peuvent manquer de se faire sentir et provoqueront alors les expéditions américaines, au moins en ce qui concerne les objets d’alimentation. Pour le coton, il n’en est pas de même : les manufactures européennes étant en partie arrêtées, leurs demandes seront bien moins importantes, et les Etats-Unis n’exporteront sans doute pas, comme ils le font en temps ordinaire, les deux tiers de leur récolte.

S’il est utile à l’Amérique que les exportations du blé soient reprises le plus tôt possible, les expéditions deviendront bientôt nécessaires à nos alliés anglais, qui importent à peu près les quatre cinquièmes des céréales qu’ils consomment : en 1913, ils ont produit 28 millions et importé 122 millions de quarters. Déjà le prix, qui depuis plusieurs années avait une tendance constante à la hausse, s’est élevé jusqu’à 36 shillings, alors que la moyenne de 1913 n’atteignait pas 32 shillings. Très élevé pour le consommateur, ce cours représente un gros rendement pour le fermier [1].

En attendant qu’ils redeviennent créanciers de l’Europe, les Américains ont expédié à Ottawa de l’or, que le ministre des Finances canadien y reçoit pour compte de la Banque d’Angleterre. En même temps se réunissait à Washington un comité composé du secrétaire de la Trésorerie Mac Adoo, du contrôleur de la circulation William, de M. Paul Warburg, membre du Conseil central des Banques fédérales de réserve, de M. Morgan, pour étudier le moyen de conserver le métal jaune en Amérique. On calcule que les dettes des Etats-Unis à payer en Europe d’ici à trois mois, s’élèvent à 130 millions de dollars, mais que d’autre part les exportations doivent les rendre créditeurs d’une somme beaucoup plus forte. La véritable façon de retenir l’or est donc de donner aux négocians toutes facilités pour expédier au plus vite leurs marchandises. C’est pourquoi le cabinet de Washington a envisagé l’idée d’acheter des navires, de les affréter, de les mettre à la disposition des chargeurs et de les assurer, à l’instar de ce qu’a fait le Gouvernement anglais. On estime, à la Maison Blanche, qu’une somme de 25 millions de dollars serait nécessaire à cet effet : les bâtimens, acquis par un comité composé du Président et de trois fonctionnaires, seraient loués à des sociétés qui travailleraient sous la surveillance du Gouvernement ; les conditions seraient analogues à celles dans lesquelles opère la Compagnie du chemin de fer de Panama, qui exploite également des transports maritimes. Quant à l’assurance, on créerait à Washington, à la Trésorerie, un bureau des risques de guerre, qui serait doté de 5 millions de dollars et qui cesserait de fonctionner dès que la paix sera rétablie.

Ces projets soulèvent d’ailleurs, dans certains milieux, de très vives critiques. Beaucoup d’Américains demandent pourquoi le Trésor achèterait, à des prix probablement très supérieurs à ceux que des particuliers seraient disposés à payer en ce moment, des navires étrangers, et surtout des vaisseaux appartenant à l’un des belligérans. Quelle raison y a-t-il pour que l’État se mêle d’exploiter des lignes de navigation et de faciliter à certains négocians l’exportation de leurs produits ? S’il intervenait, il devrait le faire pour tous les citoyens et non pas seulement pour certaines classes privilégiées.

Le 18 août, le Congrès a voté une loi qui rompt avec une idée passée depuis plus d’un siècle à l’état de dogme à Washington : celle de ne pas permettre aux bâtimens construits à l’étranger de passer sous pavillon américain. Cela est désormais possible. L’acquisition de navires par le gouvernement fédéral soulève des questions délicates au point de vue de la neutralité : c’est pourquoi certains membres du Congrès ont proposé que cette flotte se bornât à naviguer entre les deux Amériques.

En attendant la reprise régulière des exportations, une partie de la presse américaine jette un cri d’alarme à propos des sorties d’or. Elle attire l’attention sur le fait que l’encaisse des banques a rapidement diminué au cours des mois de juin et juillet. La Financial and Commercial Chronicle déclare qu’à une époque où les principales nations de l’Europe ont, en fait, suspendu les paiemens en or, les Etats-Unis ne peuvent pas continuer à laisser le métal jaune quitter le pays et à le remplacer par des billets. Elle s’étonne qu’un banquier aussi avisé que M. Schiff (de la maison Kuhn Loeb et Cie), ait conseillé d’autoriser les banques à compter comme réserve légale les billets des autres banques qu’elles ont en caisse. Le président du Comité parlementaire de la Banque et de la circulation, M. Carter Glass, a vigoureusement combattu cette idée, en montrant qu’il suffisait que deux banques s’entendissent entre elles pour émettre des millions de papier, et se le remissent réciproquement, pour augmenter leurs réserves d’une façon apparente, mais non réelle.

La partie la plus sérieuse de l’opinion publique américaine est opposée aux mesures qu’on réclame de divers côtés pour venir en aide à quelques industries. Le Sénat a voté l’achat de 15 millions d’onces d’argent, dont le Trésor n’a que faire, et qui coûteraient environ 8 millions de dollars. Ailleurs on demande que la Trésorerie emmagasine le coton et fasse des avances aux producteurs. Tout ce paternalisme aurait pour résultat d’enfler prodigieusement la circulation fiduciaire et de compromettre la solidité de l’étalon d’or.


II

Parmi les facteurs de la vie économique aux Etats-Unis, les chemins de fer sont au premier rang. On peut dire qu’ils ont fait le pays : les 400 000 kilomètres de voie qui le sillonnent ont ouvert à l’agriculture et à l’industrie les magnifiques territoires qui s’étendent de l’Atlantique au Pacifique. Sans la locomotive, qui emporte vers les deux océans les céréales et le coton, les minerais et le pétrole extraits de ce sol privilégié, la prospérité de la Confédération ne saurait se concevoir. Les chemins de fer ont été exclusivement l’œuvre de sociétés particulières. Les actions de ces sociétés ont été, pendant longtemps, l’objet principal des échanges à la Bourse de New-York, L’attention du monde a été attirée sur elles. Après avoir fait concevoir des espérances excessives à ceux qui les avaient acquises, elles ont, depuis quelques années, subi une baisse notable et provoqué des inquiétudes parmi les porteurs indigènes et étrangers.

Le chiffre des capitaux engagés dans cette industrie est tel que, même à l’heure où les rapports internationaux dominent la situation économique jusque dans les pays neutres, il convient de dire un mot d’une question d’ordre intérieur, vitale pour l’industrie des chemins de fer. La Commission dite du « commerce entre Etats, » chargée d’examiner et de trancher les problèmes de cette nature, avait été, en dernier lieu, saisie d’une demande de relèvement de tarifs, émanée d’un certain nombre de Compagnies. Celles-ci ont, toutes, vu leurs frais d’exploitation s’élever depuis nombre d’années, si bien que, en dépit d’augmentations sensibles des recettes brutes, le produit net ne cesse de décroître. Les dividendes baissent ou disparaissent ; dans certains cas, le coupon des obligations est lui-même menacé. Par une décision du 1er août 1914, longuement motivée, la Commission du commerce entre Etats a donné satisfaction à un certain nombre des réclamations qui lui étaient adressées ; elle en a rejeté d’autres. L’ensemble du résultat obtenu ne peut pas encore être clairement dégagé. Le point important est que les autorités ont enfin reconnu que les tarifs de chemins de fer peuvent, le cas échéant, être relevés et que les transporteurs, comme les autres industriels, ne sauraient travailler indéfiniment à perte. La conclusion de la sentence est très nette à cet égard : « Un salaire qui lui permette de vivre est aussi nécessaire à un chemin de fer qu’à un individu. Un transporteur qui ne reçoit pas assez pour couvrir ses frais et obtenir en outre un bénéfice assez considérable pour attirer le nouveau capital nécessaire aux travaux d’amélioration et d’extension, ne saurait rendre de services permanens correspondant aux besoins du public. »

En présence du mouvement probable qui va ramener aux Etats-Unis un grand nombre de titres de chemins de fer que leur vendront les capitalistes européens, il est vraisemblable que les bonnes dispositions de la Commission s’accentueront. Elle sera d’autant plus favorable à un traitement équitable des obligataires et des actionnaires que ceux-ci comprendront une plus forte proportion de ses nationaux.


III

L’une des caractéristiques des crises financières, particulièrement à New-York, c’est la raréfaction soudaine des instrumens de paiement. En 1907, lors de la dernière panique, on paya jusqu’à 4 p. 100 de prime, non seulement pour les espèces métalliques, mais même pour les billets. A la suite de ces événemens, le législateur se préoccupa d’éviter le retour de semblables difficultés : il autorisa la création, en cas de besoin, d’une circulation exceptionnelle. Le Congrès vient d’élargir encore les prescriptions de la loi Aldrich-Vreeland, qui avait été votée à cet effet en 1908 et qui a maintenant été prorogée jusqu’au 30 juin 1915. Des billets supplémentaires pourront être remis à toute banque nationale, toute banque d’Etat particulier, toute compagnie de trust, pour un montant égal à 125 pour 100 de son capital et de ses réserves. Ces billets sont gagés par des titres autres que les rentes fédérales qui forment la garantie légale de leur circulation normale : 5 pour 100 de leur montant doit être déposé en or à la Trésorerie. Les banques qui les reçoivent paient au Gouvernement un intérêt qui s’élève de 3 à 6 pour 100 l’an. Au 1er septembre 1914, il en avait été émis pour 175 millions de dollars [2].

Ce n’est pas seulement au moyen de ces billets de crise (emergency) que la circulation américaine a été renforcée. La loi de décembre 1913 a créé un nouvel organisme, celui des douze banques fédérales de réserve, qui ont à la fois pour mission de réescompter le portefeuille des banques nationales et d’émettre des billets, gagés en partie par des effets de commerce et en partie par de l’or. Elles sont en voie d’organisation, mais ne tarderont pas à faire sentir leur action, qui tendra à faciliter la diffusion du crédit aux États-Unis et à prévenir le retour de crises aussi violentes que celles qui, à diverses reprises, y ont sévi.

En dépit de cette perspective d’une mise à la disposition du marché de ressources considérables, les taux d’intérêt se maintiennent à un niveau exceptionnel : depuis le début du mois d’août, les prêts sur titres, remboursables à première demande, se sont traités entre 6 et 8 pour 100, l’escompte s’est élevé à 8 pour 100.


IV

Le chapitre des finances publiques des Etats-Unis qui se ressentira le plus de la guerre est celui des recettes douanières, qui forme l’un des élémens principaux du budget fédéral.

Même après l’abaissement du tarif voté par le Congrès sous l’influence du président Wilson, les droits qui frappent à l’importation un grand nombre de marchandises sont encore très élevés. Ils représentent plus du tiers des rentrées : ils ont produit 270 millions de dollars en 1913-1914 [3]. Pour 1914-1915, la somme prévue était de 249 millions de dollars. Il est probable que ce chiffre ne sera pas atteint, et qu’un déficit pourra en résulter. Il serait aisé de le compenser par des économies sur un certain nombre de dépenses, notamment celles des pensions et des travaux publics, inscrites respectivement pour 169 et 98 millions.

D’ailleurs le budget, qui est apparemment en équilibre, se solde en réalité par un surplus. Les dépenses du canal de Panama, maintenant achevé et traversé il y a quelques semaines pour la première fois par un navire américain, ont été couvertes, jusqu’à concurrence de 214 millions de dollars, par des excédens budgétaires, réalisés au cours des derniers exercices. Le secrétaire de la Trésorerie n’a pas fait usage de la totalité du pouvoir d’emprunt qu’il avait reçu à cet effet et qui s’élevait à 375 millions de dollars. Rien ne s’opposerait à ce qu’il émît des obligations fédérales pour le montant du déficit de l’année, lequel ne dépassera peut-être pas le montant des crédits inscrits pour les travaux du canal.

L’exercice clos le 30 juin 1914 n’a laissé qu’un déficit insignifiant d’un million de dollars, après avoir fourni 35 millions aux travaux du canal. Le total des recettes et des dépenses s’est élevé à 735 millions, soit le double du chiffre d’il y a quinze ans. Les prévisions établies, au mois de décembre 1913, par le secrétaire de la Trésorerie pour l’exercice 1914-1915, arrivaient à un total, légèrement inférieur à celui de l’exercice précédent, de 728 millions de dollars ; la diminution des dépenses était due exclusivement au crédit plus faible inscrit pour les travaux du canal.


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Recettes. Millions de dollars. Dépenses. Millions de dollars.
Douanes 249 Pouvoir législatif 13
Revenu intérieur provenant principalement des taxes sur l’alcool et le tabac 315 Pouvoir exécutif et Affaires étrangères 1
Impôts sur le revenu des sociétés 40 Trésorerie 41
— — — particuliers. 65 Guerre et Marine 9
Ventes de biens nationaux 3 Intérieur 16
Divers 56 Postes 2
728 Agriculture 20
Commerce 15
Travail et Justice 14
District de Colombie 15
Rapports internationaux. 5
Musées nationaux et Commission du commerce entre États 3
Armée 106
Flotte 139
Affaires indiennes 11
Pensions 169
Travaux publics (y compris Panama) 98
Dette publique (intérêts). 23
Divers 28
728

Pour le cas où il y aurait des mécomptes dans la rentrée des impôts, le président a demandé au Congrès de voter une série de taxes qui fourniraient 100 millions de dollars. La situation de la Trésorerie fédérale est très forte : elle est le plus vaste réservoir d’or du monde. Au 30 juin 1913 [4], elle détenait 1 262 millions de dollars de métal jaune. De ce montant, 150 millions formaient une réserve affectée à la garantie des 346 millions de billets fédéraux qui circulent ; un milliard était le gage direct des certificats d’or émis par le gouvernement en représentation du métal déposé ; une centaine de millions étaient libres et faisaient partie de l’encaisse courante du Trésor. Celui-ci distribue une partie de ses fonds disponibles entre les banques, de façon à immobiliser le moindre montant possible et à venir en aide à la communauté commerciale, notamment à la fin de l’été, lorsque des sommes considérables sont requises pour le paiement des récoltes.

Les finances fédérales, bien que la gestion n’en ait pas toujours été irréprochable, n’ont jamais causé de soucis au peuple américain. Les seules plaintes un peu vives qui se soient fait entendre émanaient, il y a un quart de siècle, des milieux industriels, où l’on voyait avec peine de formidables excédens s’accumuler dans les coffres du Trésor. Les manufacturiers craignaient alors que le Congrès ne fût amené à abaisser les droits protecteurs, qui remplissaient les caisses de la Confédération de mil- lions inutiles. La Dette fédérale ne dépasse pas 1 milliard de dollars, chiffre insignifiant pour une République qui comptera bientôt 100 millions d’habitans et dont la richesse atteint de 100 à 120 milliards de dollars.


V

Les États-Unis ont, dès les premiers jours de la guerre, proclamé leur neutralité. Le président Wilson, dans une déclaration adressée à ses concitoyens le 18 août, leur conseille avec insistance d’observer cette neutralité de la façon la plus complète. Voici quelques-uns des passages de ce document :

« Je suppose que tout Américain réfléchi s’est demandé quelle influence la guerre européenne pourra exercer sur les Etats-Unis. Je m’adresse à vous pour vous dire qu’à mon sens, c’est entièrement de nous que dépendent les effets des événemens. J’insiste pour vous recommander les paroles et les actes qui protégeront le mieux la nation contre les dangers. Tout bon patriote parlera et agira dans un sincère esprit de neutralité, c’est-à-dire d’impartialité, de correction et d’amitié vis-à-vis de tous ceux qui sont engagés dans la lutte. Le peuple des Etats-Unis a ses origines chez beaucoup de nations, et en particulier celles qui sont actuellement en guerre. Il est inévitable que, parmi nous, les sympathies soient opposées. Les passions seraient faciles à exciter et malaisées à calmer. De telles dissensions seraient fatales, et gêneraient l’accomplissement de ce qui est notre devoir propre : étant la seule grande nation qui soit restée en paix, nous devons nous tenir prêts à jouer le rôle de médiateur impartial et à donner des conseils pacifiques. J’adjure donc mes concitoyens d’éviter la plus légère infraction à l’absolue neutralité. Nous devons être impartiaux jusque dans nos pensées ; nous devons refréner nos sentimens ; nous ne devons rien faire qui puisse être interprété comme indiquant une préférence pour aucun des belligérans. Ma pensée va à l’Amérique. Je suis sûr de répondre au vœu des citoyens attachés à leur pays, en demandant que notre nation se montre, en ces temps troublés, en pleine possession de son sang-froid, maîtresse d’elle-même, capable d’agir sans passion. Gardons-nous libres, de façon à pouvoir intervenir honnêtement et sincèrement en faveur de la paix du monde. »

Tels sont les conseils que le chef du pouvoir exécutif donne solennellement aux habitans de la grande République. Beaucoup d’entre eux ont encore des liens avec leur patrie d’origine, qu’ils n’ont quittée que depuis un temps relativement court. Déjà le Gouvernement a fait savoir qu’il verrait avec déplaisir l’émission à New-York d’emprunts pour compte d’aucun des belligérans ; on assure que cette opinion a été exprimée à la suite de tentatives qui auraient été faites par la maison Morgan pour placer un emprunt français de 100 millions de dollars, dont le produit eût été exclusivement consacré à l’achat de produits américains. Il est juste d’ajouter que, d’après des nouvelles récentes, des démarches faites par l’Allemagne en vue d’obtenir des fonds en Amérique ont échoué.

Il est intéressant de rappeler qu’au cours de la guerre russo-japonaise, alors que le gouvernement fédéral s’était également proclamé neutre, plusieurs emprunts japonais ont été émis à New-York : 25 millions de dollars en mai 1904, 30 millions au mois de novembre suivant, 75 millions en mars 1905. Aux mêmes dates et pour des sommes égales, des émissions japonaises étaient faites parallèlement à Londres ; une partie du troisième emprunt fut placé en Allemagne. Durant la même guerre, des rentes russes furent souscrites à Paris pour 500 millions de dollars. Aucun des belligérans n’a considéré que ces divers emprunts fussent incompatibles avec les devoirs des neutres. La récente déclaration du secrétaire d’Etat M. Bryan est en contradiction avec ce précédent. La manifestation de l’opinion gouvernementale « que des prêts consentis par des banquiers américains à un belligérant est inconciliable avec le véritable esprit de neutralité, » a une portée considérable. Nous ne voyons pas comment une maison quelconque tenterait une opération de ce genre, frappée par avance du blâme présidentiel.

On comprend les recommandations adressées par M. Wilson à ses concitoyens. Un exemple récent nous autorise toutefois à penser qu’il aurait le droit de porter un jugement sur le conflit actuel. A propos des affaires mexicaines, le président des Etats-Unis a pris une attitude intransigeante vis-à-vis du général Huerta et a refusé de le reconnaître comme chef du pouvoir, par le motif qu’il s’était rendu coupable, ou tout au moins complice de l’assassinat de son prédécesseur Madero. Actuellement, l’un des belligérans méconnaît, de la façon la plus flagrante, les lois de la guerre, les traités de neutralité, les conventions de Genève et de la Haye. N’y a-t-il pas là des raisons suffisantes pour que l’homme éminent qui préside aux destinées d’une Puissance de premier ordre, à laquelle lui-même assigne des devoirs du caractère le plus élevé, fasse connaître aux habitans de la terre le jugement qu’il porte sur la façon dont la guerre est conduite ? Il doit, à l’heure qu’il est, avoir en mains assez de rapports de ses ambassadeurs pour que son opinion soit arrêtée. Le temps n’est-il pas venu pour lui de la proclamer au nom de l’humanité, à la face du ciel et des nations ?


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Le quarter anglais contient 480 livres et correspond à 2 hectolitres 90. Le prix de 36 shillings (45 francs) représente 15 fr. 50 par hectolitre ou environ 19 fr. 40 par quintal. Quand on compare le cours de Londres à celui de Paris, il ne faut pas oublier que le blé n’est frappé d’aucun droit de douane à son entrée dans le Royaume Uni, tandis qu’en France il acquitte une taxe de 7 francs par quintal.
  2. Bien que le Canada fasse partie de l’Empire anglais, ses relations économiques avec les États-Unis sont plus importantes qu’avec la mère-patrie. Un aperçu des mesures prises à Ottawa à l’occasion de la guerre trouve donc sa place naturelle ici. Le gouvernement a demandé au Parlement l’autorisation d’augmenter de 15 millions de dollars la faculté d’émission de billets d’État non couverts par une encaisse d’or, et de la porter à 37 millions et demi de dollars. En même temps, des impôts nouveaux ont été établis, qui doivent fournir 12 millions de dollars par an ; l’autorisation d’emprunter 36 millions a été accordée au Gouvernement.
  3. L’année financière américaine va du 1er juillet au 30 juin.
  4. Les chiffres doivent avoir été sensiblement les mêmes au 30 juin 1914, le budget de l’année ayant dû se balancer à peu de chose près.