Les Dix Premiers Livres de l’Iliade d’Homère/1

Traduction par Hugues Salel.
Iehan Loys (p. xix-lii).


LE PREMIER
LIVRE DE L’ILIADE D’HOMERE
PRINCE DES POETES.



Propoſition de l’Autheur, auec invocation de la Muſe.


JE TE Supply Deeſſe Gracieuſe,

Vouloir chanter l’Ire pernicieuſe,
Dont Achillés fut tellement eſpris,
Que par icelle, ung grãd nombre d’eſpritz

Des princes Grecs, par dangereux encombres,
Feit lors deſcente aux infernales vmbres :
Et leurs beaulx Corps, priuez de ſepulture,
Furent aux chiens, & aux oiſeaulx paſture.
    Certainement c’eſtoit la volunté
De Iuppiter, grandement irrité :
Des qu’il cogneut Agamemnon contendre
Contre Achillés, & ſur luy entreprendre.
Enſeigne moy, qui fut celuy des Dieux,
Qui leur cauſa debat tant odieux ?

Narration.

    Ce fut Phœbus, le clair Filz de Latone,

Et du grand Dieu qui Greſle, Eſclaire, & Tone.
Lequel eſtant griefuement courroucé
D’Agamemnon, qui auoit repoulſé
Chryſés ſon Prebſtre, vſant de violence,
Soudain tranſmiſt mortele peſtilence
En l’oſt des Grecs : dont grand malheur ſuruint.

La venue de Chryſés au Camp des Grecs.

    Or en ce temps Chryſés le Prebſtre vint

Droit aux vaiſſeaux, qui au port de Sigée
Eſtoient ancrez, deuant Troie aſsiegée :
Orné du Sceptre, & verdoyant Corone,
Dont Apollo ſon beau Chef enuironne :
Portant auſsi dons de riche facon,
Pour rachepter ſa Fille par rancon :
Qui lors eſtoit des Gregeois priſoniere :
Si leur dreſſa humblement ſa priere,
Et meſmement au grand Agamemnon,
Menelaus, & aultres Roys de nom.

Chryſés à Agamemnõ, Menelaus, & aultres Grecs.

Diſant ainſi : Ô Princes honorez,

Les Dieux haultains en terre reuerez,
Vous facent grace, avec felicité,
De mectre à ſac de Priam la Cité,

Et puis charges de Troienne richeſſe,
Hors de danger aller reueoir la Grece :
Si onc pitié en vos cueurs trouua lieu,
Si bon vouloir de reuerer le Dieu,
Lequel ie ſers, & ſi foible vieilleſſe
Peult eſmouuoir vne franche nobleſſe :
Ie vous ſupply que ma triſte ſouffrance,
Gaigne enuers vous, que i’aye deliurance
De Chryſeis, ma fille bien aymée :
Prenans en gré (Ô princes de l’armée)
Pour ſa rancon, les beaulx dons que i’apporte.
    Son oraiſon fut receue, de ſorte,
Que tous les Grecs dirent communement,
Qu’on le debuoit traicter reueremment
La fille rendre, & les dons accepter.
    Agamemnon ſeul voulut conteſter :
Le cueur duquel bruſloit de l’ardent flamme
Du feu d’amour, pour la gentile dame.
Et non content d’ouyr telle requeſte,
Dit à Chryſés, crouſlant ſa fiere teſte.

Agamemnon reſpond à Chryſés, & le menace.

    Plus ne t’aduiene, Ô vieillard ennuyeux,

Que ie te trouue, attendant en ces lieux,
Ou reuenant : Car il ny aura ſceptre,
Sceptre Apollin, qui me garde de mettre
La main ſur toy. Ne penſe plus rauoir
Ta Chryſeis : car ie la veulx auoir
En ma maiſon de ton pais loingtaine,
Faiſant mon lict, & là filant ma laine :
Iuſques à tant que ſa beaulté faillie.
Sera vng iour par vieilleſſe aſſaillie.
Fuy t’en d’icy, garde de m’irriter
Doreſnauant par ton ſolliciter,

Et n’vſe plus de ſemblable oraiſon,
Si tu veux ſain, retrouuer ta maiſon.
    Le bon vieillard oyant tele menace,
Soudainement habandonna la place,
Et ſ’en alloit, celant ſon dueil amer.
En coſtoyant la riue de la mer.
Mais quand il veit bien auant ſa Galere,
Lors commenca deſcharger ſa colere,
Faiſant tout hault ſes prieres, & veux
À Apollo, le dieu aux beaulx cheueulx.

Oraiſon de Chryſés à Apollo.

    Entends mes crys Apollo, qui domines

Cylla, Chryſa, belles iſles diuines :
Entends mes plainctz Phœbus à l’arc d’argent,
De Tenedos & de Sminthe regent.
Si i’ay ſouuent ton temple coroné
De verd laurier, ſi i’ay enuironé
Ton ſainct autel de mainte digne hoſtie,
De thoreau gras, & de chieure roſtie :
Venge à preſent ſur les Grecs l’impropere,
Qu’ilz font ſouffrir à ce deſolé pere,
Ton ſeruiteur : & pour punir l’iniure,
Fay leur ſentir de tes traictz la poincture.

Apollo deſcend au camp, et leur donne la peſte.

    Ainſy prioit, & Phœbus l’entendit :

Puis tout ſoubdain en terre deſcendit,
Portant ſon arc, & ſa dorée trouſſe,
Qui reſona par l’horrible ſecouſſe
Qu’il donna lors, laiſſant ſa maiſon claire,
Tout tenebreux, & enclin à mal faire.
    Incontinent des vaiſſeaulx ſ’aprocha,
Et quant & quant ſur le camp deſcocha
Vne ſagette : & en la deſcochant
L’arc feit vng bruyt merueilleux, & trenchant.

Deſcription de la peſtilẽce des Grecs.

De ce dur traict furent ſoubdain mourans

Les gras muletz, & les bons chiens courans.
Mais en apres la ſagette mortele
Qu’il deſlacha, feit peſtilence tele
Entre les Grecs, qu’on veit corps infiniz,
De griefue peſte affoibliz & terniz.
Ô quel’ horreur de veoir pres des vaiſſeaulx,
Bruſler les corps des Grecs à grans monceaulx :
Car de neuf iour, Apollo ne ceſſa
De bender l’arc, dont grand nombre en bleſſa.
    Adonc Iuno la puiſſante deeſſe,
Qui de tout temps favoriſoit la Grece
En ceſte guerre, ayant compaſsion
De ſi piteuſe, & grande affliction,
Meit en l’eſprit d’Achillés d’appeller
Tout le conſeil, pour de ce faict parler :

Achillés aſſemble le conſeil des Grecs.

À fin qu’entre eux fuſt quelque voye ouverte,

Pour euiter tant dommageable perte.
    Ce qui fut faict : & lors eſtans les Grecs,
Aſsiz ſelon leurs eſtatz & degrez :
Par Achillés, fut dit à haulte voix,

Oraiſon d’Achillés au cõſeil.

Eſtant debout, Ô treſilluſtres Roys,

Ie veoy tresbien que ſans plus ſeiourner,
Il nous fauldra en Grece retourner,
N’ayans iamais, tant ſoit peu d’eſperance,
De ruiner la Troiene puiſſance.
Encor ie crains qu’il ne nous ſoit permis,
De nous ſauluer ſans mort, des ennemis.
Vous auez veu par ceſte dure guerre
Vne grand part de noz gens mis par terre,
Et maintenant ceſte mortele peſte,
Le reſidu cruelement moleſte.

À quoy Seigneurs, eſt beſoing de pourveoir
En ſ’efforcant d’enquerir, & ſcavoir,
D’ung Devineur, d’ung Preſtre, ou d’ung Augure,
Certainement, ou bien par conjecture,
D’où vient cecy. Quelcun qui ſcait les ſonges
Interpreter, ſans uſer de menſonges,
Nous pourra bien le tout manifeſter :
Car ſonges ſont venans de Iuppiter.
    Il nous dira. ſi tant dure vengeance
Du dieu Phœbus, vient pour la negligence
Du ſacrifice ou bien ſ’il nous demande
Chievres, brebis, ou autre digne offrande
En ſon ſainct temple : affin qu’en ce faiſant,
Il ſoit apres ceſte peſte appaiſant.
    Ces motz finiz, Achillés droit ſ’en va
Choyſir ſon ſiege, & Calchas ſe leva :
Calchas à qui Phœbus, des ſon enfance,
Avoit donné ſcavoir à ſuffiſance :
Tant qu’il avoit, en parfaict ſouvenir,
Le temps paſſé, preſent, & advenir.
C’eſtoit celuy qui par le ſens exquis
De prophetie, avoit eſté requis
De tous les Grecs, pour guyde en leur voyage.
Si dict alors en ſon prudent langage.
    Amy des dieux Achillés, tu conſeilles
Que je rempliſſe à preſent les oreilles
Des eſcoutans, faiſant entendre à tous,
D’où peult ſortir d’Apollo le courroux.
Je le diray : mais il fault que tu jures,
De me garder, d’outrageuſes injures
Encontre tous. Car je ne fais nul doubte,
Qu’ung des plus grans, qui ce propos eſcoute,

Voire & qui eſt de tout l’oſt obey,
Se trouvera par mon dire esbahy.
Et bien ſouvent, l’homme d’authorité
Se cognoiſſant d’ung petit irrité,
Bien que par temps il cache ſa triſteſſe,
Ce neantmoins l’ire jamais ne ceſſe,
Juſques à tant, qu’il ſe trouve vengé
De ce petit qui l’aura oultragé.
Aſſeure moy donc, ſi me deffendras
Pour l’advenir. Dy ce que tu vouldras :
(Dict Achillés) Car par le Dieu puiſſant,
Duquel tu es les ſecretz cognoiſſant,
Jamais aulcun des Grecs, en ma preſence,
Ne te ſera injure ou violence :
Non, quand ſeroit le grant Agamemnon,
Qui de tous eſt le plus grand par renom.
    Adonc Calchas, de parole aſſeurée,
Dict devant tous : Ceſte peſte endurée,
Qui ſur les Grecs ſi tres fort continue,
Certainement n’eſt pas au camp venue,
Pour n’avoir faict ſacrifice certain
Au clair Phœbus, en ce pays loingtain.
Tout ce malheur, ſeurement eſt yſſu,
Pour ce qu’on n’a reveremment receu
Le vieil Chryſes : duquel on debuoit prendre
Les beaulx preſens, & ſa fille luy rendre.
Et croy pour vray, que point ne ceſſera,
Juſques à tant qu’on recompenſera
L’erreur commis : menant en ſes manoirs
Diligemment la pucelle aux yeux noirs,
Sans rancon prendre : & lors le ſacrifice
Qu’on dreſſera, pourra rendre propice,


Et appaiſer le Dieu tres courroucé.


    Agamemnon adonc ſ’eſt avancé,
Tout enflammé de deſpit furieux,
Et à le veoir, on euſt dict que ſes yeux
Eſtincelloient, comme un brandon ardant,
Si dict alors (en Calchas regardant)
Plein de fureur : Malheureux devineur,
Oncques par toy ne fut predict bon heur,
Ains as touſjours de penſée perverſe
Prognoſticqué quelque fortune adverſe :
Et qu’il ſoit vray, ores pour me faſcher,
Tu viens icy haranguer & preſcher.
Que ceſte peſte eſt au camp ſurvenue
Pour ce que j’ay Chryſeis retenue,
Que j’ayme tant : Sa beauté tres exquiſe
À tellement ma volunté conquiſe,
En la voyant, que j’avois eſperance,
Qu’elle ſeroit à jamais demourance
En ma maiſon, avec mon eſpouſée
Clytemneſtra, à qui j’ay prepoſée
Et à bon droict car elle ne la paſſe
En corps, eſprit, beauté, ne bonne grace,
Mais puis qu’il fault, pour la peſte chaſſer,
Que je la rende : ha je la veux laiſſer,
Aymant trop mieux eſtre d’elle delivre,
Et que le peuple en ſanté puiſſe vivre.
Prenez la donc : & pour me reparer,
Deliberez de toſt me preparer
Ung autre don : car pas ne ſera veu,
Que ie demeure entre tous deſpourveu.
    Lors Achillés le plus fort des Gregeois,
Luy repliqua, en preſence des Roys :
Filz d’Atreus, prince avaricieux,
Entreprenant, & trop ambitieux,
Ou penſeſ-tu que les Grecs treuvent don,
Pour te bailler maintenant en guerdon ?
Ne ſcaiſ-tu pas que la proye ſortie
De ceſte guerre, a eſté departie
Long temps y a ; Donc faudroit raſſembler
Tout le butin : ce qui pourroit troubler,
Et mutiner le peuple grandement.
Oſte cela de ton entendement :
Rends ta pucelle (obeiſſant aux Dieux)
Et tu auras quatre fois beaucoup mieux :
Si quelque jour Iuppiter nous octroye
De mettre à bas les murailles de Troye,
    Agamemnon tout ſoudain reſpondit :
Ne penſe point avoir tant de credit
Ô Achillés encor’ que ta puiſſance
Te face eſgal aux Dieux en contenance.
Ne penſe point qu’à ton vueil j’obtempere,
Ne que j’endure un ſi grand vitupere.
Eſt-ce raiſon que chacun ait du bien,
Du beau pillage, & que je n’aye rien ?
Trouves tu bon que je rende la belle,
Sans recevoir aucun don, en lieu d’elle ?
Ie la rendray, puis qu’il eſt raiſonnable,
Mais propoſez, par moyen convenable,
De me pourveoir d’honneſte recompenſe :
Ou autrement, maulgre ta reſiſtence,
I’auray le tien, ſi condigne me ſembles
Ou cil d’Ajax, & d’Uliſſés enſemble :
Sans me chaloir, combien dolent ſera,
Qui ſon butin pour lors me laiſſera.
Et au ſurplus laiſſant tout ce langage,
Ie ſuis d’avis qu’on dreſſe l’equipage
D’une grand nef, de bons patrons garnie,
Et que la Dame, ayant pour compagnie
L’un d’entre vous, ſoit honorablement
Menée au pere : & la devotement
Dreſſes autelz, & offert ſacrifice,
Pour Apollo vers nous rendre propice.
    Quand Achillés eut tres bien entendu
Agamemnon, fut par luy reſpondu,
Le regardant (en fureur) de travers :
Ô impudent, Ô deceveur pervers,
Qui eſt le Grec, qui prompt ſe monſtrera
De t’obeir, & qui ſ’acouſtrera
Pour batailler, ſouſtenant ton party ?
Certainement je ne ſuis pas ſorty
De mon pays, pour venir outrager
Les fors Troyens, ne pour d’eux me venger :
Car onc ilz n’ont par tumulte de guerre,
Prins le beſtail, ne les fruictz de ma terre :
Il y a trop entre-deux de montagnes,
Trop large mer, trop deſertz, & campaignes.
Tant ſeulement moy, & toute ma ſuite
Sommes venus icy ſous ta conduire,
Paſſans la mer, non point pour noſtre affaire,
Mais pour venger Menelaus ton frere :
Et maintenant ſans adviſer le bien,
Que l’on te faict (Ô viſage de chien)
Lors que devrois me rendre quelques graces,
De me priver de mon bien me menaces.
Ie dy mon bien : mien eſt il vrayement,
L’aiant gaigné, combatant vaillamment.
Lequel les Grecs, pour ample teſmoignage
De ma vertu, m’ont donne du pillage.
I’ay bien raiſon mieux que toy de me plaindre,
Touſjours ma part du butin eſt la moindre,
Bien que je ſoye aux aſſaultz le premier,
Et en bataille à vaincre couſtumier :
Ce neantmoins mon eſprit ſe contente
De ce qu’alors on me baille, ou preſente.
Et pour-autant qu’il eſt meilleur de vivre
En paix chez ſoy, qu’icy la guerre ſuyure
Sous tel Tyran, je veux monter ſur mer
Demain matin : faire voyle, & ramer,
Pour retourner en mon pais de Phthie,
Et toy perdant la plus grande partie
De ton honneur, icy demeureras,
Et tes grans biens en vain conſumeras.
    Si ton eſprit (dict Agamemnon lors)
Le veult ainſi, va t’en, va t’en dehors,
Ou te plaira : Car en nulle maniere
Ne te feray pour t’arreſter priere.
D’autres y a qui voudront demourer
Avecques moy, deſirans m’honorer.
Et meſmement Iuppiter le hault dieu,
Ne me lairra deſpourveu en ce lieu.
Tu es celuy entre les Roys & Princes,
Ô Achillés, qui plus me mords & pinces,
Tu es celuy qui prends tous tes eſbatz,
D’entretenir querelles & debatz,
Te confiant en ceſte force extreſme,
Qui vient des dieux, & non pas de toy meſme.
Va hardiment avec ta belle bande
De Myrmidons, & deſſus eux commande :
Car je ne prens faſcherie ou ſoucy
De ton depart, ne de ton ire auſſi.
Et ce pendant pour dompter ton audace,
Eſcoute bien ce dont je te menace.
Puis que Phœbus le dieu veult & ordonne,
Que maintenant Chryſeis i’abandonne :
Elle ſera ſans tarder renvoyée
Au vieil Chryſes, de mes gens convoyée :
Mais quant & quant dedans ta grande Tente,
I’iray querir Briſeida la gente,
Ta bien-aymée ; afin qu’on puiſſe veoir
De combien eſt plus haultain mon pouvoir
Que n’eſt ta force, & que doreſnavant,
Nul tant hardy, ne ſe mette en avant,
De ſe vouloir à moy equiparer.
    Aigre douleur ſe vint lors remparer
Aupres du cœur d’Achillés, qui batoit
Dans ſa poictrine, & tres fort debatoit,
S’il devoit lors de ſa grand Cymeterre,
Getter tout mort Agamemnon par terre
Et deſpartir toute celle aſſemblée,
Ou appaiſer ſa penſée troublée.
Mais la fureur ci fort le domina
Maulgré raiſon, que adonc il deſguaina.
    Surquoy Iuno qui ce cruel debat
Oyoit du Ciel, & voyoit le combat
Qui ſ’appreſtoit,voulant les deux defendre,
Feit promptement Pallas en bas deſcendre.
Qui ſ’approchant d’Achillés, doucement
Prins ces cheveux, lequel ſoudainement
Se retira, cognoiſſant la Déeſſe,
À qui les yeux eſtinceloient ſans ceſſe :
Qui touteſfois ne fut d’autre cognue
Que de luy ſeul. Si luy dict : Ta venue,
Dame Pallas divine geniture,
Eſt-elle icy pour cognoiſtre l’injure
Qu’Agamemnon me faict : apertement ?
Laiſſe moy faire, & tout ſubitement
Tu le verras, par ſa grande ſuperbe,
Eſtre ſans teſte, & tomber deſſus l’herbe.
    Venue ſuis icy (dict lors Pallas)
Pour à ton dueil donner quelque foulas,
Si ainſi eſt, qu’il ne te ſoit moleſte,
De te regir par le conſcil celeſte.
Dame Iuno, qui vous ayme tous deux,
Appercevant le combat haſardeux,
Qui ſe dreſſoit, m’a faict cy bas venir.
Tant ſeulement pour te faire abſtenir
De le fraper. Or donc je t’admonneſte
De renguainer : car ce n’eſt point honneſte
Revenge toy, luy diſant mainte injure :
Et tien toy ſeur, que ſa grand forfaicture
Sera moyen, que pour les tortz ſouffers,
Il te ſera de tres beaux dons offers
À l’advenir, ſi ton entendement
Veut obeir à mon commandement.
    C’eſt bien raiſon, & plus que neceſſaire,
Dict Achillés, d’entierement parfaire
Ce que les Dieux mettent en la penſée
D’une perſonne : encor que courroucée
Soit à bon droit car leur haulte puiſſance
Ayme ſur tout l’entiere obeiſſance.
Et cil qui n’a leur mandement paſſé,
Sera touſjours en ſes veux exaucé.
Diſant ces motz meit ſon glaive peſant
Dans le fourreau argentin & luyſant :
Et la Déeſſe abandonna ces lieux,
Et ſ’en monta au Ciel avec les Dieux.
    Ce temps pendant la fureur ne ceſſoit
Au vaillant Grec, ains plus ſe renforcoit :
Et derechef, regardant au viſage
Agamemnon, uſa de tel langage.
    Ô grand yvrogne en maintien reſſemblant
Ung chien mutint : mais de cœur plus tremblant
Que n’eſt ung Cerf, eſtant mis aux abboys :
Laſche couard, meſchant, entre les Roys
Qui onc n’oſa t’acouſtrer de tes armes,
Hanter aſſaulx, eſcarmouches, alarmes :
Encores moins adreſſer quelque embuſche :
Craignant touſjours qu’on y meure, ou treſbuche
Cruel Tyran qui le peuple devores,
Et prens plaiſir quand quelcun deſhonores,
Grand oppreſſeur, & rongeur des petitz
Contrarians à tes faulx appetitz,
Si j’eus le creu n’aguetes mon courage :
Tu n’euſſes faict jamais à nul dommage,
Car tout ſoudain, ſans nul eſpoir de grace,
Ie t’euſſe mort eſtendu ſur la place.
Or à preſent, eſcoute le Serment
Que je feray : Par ce digne ornement
Sceptre Royal, que je tiens en ma dextre,
Sur qui jamais fueilles ne pourront naiſtre
Ayant perdu la verdeur de ſon bois :
Vray ornement des juges qui les loix
De Iuppiter practiquent aux humains :
Vng iour viendra, que pour fuyr des mains
Du grand meutrier Hector, qui deffera
Grand part des Grecs, on me deſirera.
Et toy, ſurpris d’aigre melancolie,
Recognoiſtras ta meſchance & folie,
D’avoir ainſi laſchement deſpriſé,
Cil qui devoit eſtre le plus priſé.
    Ces motz finis, il gecta par grand ire
Son Sceptre en terre, & apres ſe retire.
Puis va ſ’aſſeoir : Et de l’autre coſté
Agamemnon de courroux tranſporté,
Continua la faſcheuſe querelle :
Voulant avoir Briſeis la tres belle.
    Sur quoy Neſtor le doux & beau parleur,
Qui des haultz cieux avoit receu tel heur,
Que plus que miel, douce eſtoit la harangue,
Qui decouloit de ſa diſerte langue :
Ayant auſſi par divin advantage,
Deſja veſcu juſques au troiſieſme eage :
Se mit debout, & devant l’aſſiſtence,
Mit en avant ſon ſcavoir & ſa prudence.
    Ô quel malheur, Ô quelle perte expreſſe,
Ie voy tomber ſur le pays de Grece :
Ô quel plaiſir. Ô quel eſpoir auront
Priam, ſes filz, & ſubjectz, quand ſcauront
En noſtre camp, par colere enflammée,
Eſtre en debat les plus grands de l’armée.
Laiſſez, laiſſez ce diſcord & courroux,
Et me croyes, qui ſuis plus vieil que vous,
I’ay converſé ſouvent avec pluſieurs,
Plus grands de force, & de conſeil meilleurs
Que nul de vous, leſquelz m’ayans ouy,
À mon conſeil ont touſjours obey,
Ie ne vey onc, & ne penſe encor veoir,
Morcelz pourveus de l’audace & pouvoir,
Qu’eſtoient jadis Pirithoüs, Theſée,
Dryas remply de prudence priſée,
Exadius, Ceneis, Polypheme,
Eſgaux aux dieux, qui par puiſſance extreme
Mirent à mort les Geans, & Lapithes :
Dont juſqu’au Ciel en volent leurs merites.
Ceux-là ſouvent m’appelloient avec eux,
Pour batailler en combatz perilleux :
Contre leſquelz, homme qui ſoit vivant
N’euſt hazardé de ſe mettre en avant.
Et tellement ſ’arreſtoient à mon dire,
Que je n’en veis oncques un contredire.
Si vous voulez ainſi vous gouverner
Par le conſeil que je vous veux donner,
Vous ferez bien. Or à toy je m’adreſſe
Agamemnon, Ne prens la hardieſſe,
(Bien que tu ſois le premier en degré)
De le vouloir priver outre ſon gré,
De Briſeis dont les Grecs par enſemble
L’ont guerdonné. Quant à toy il me ſemble
Ô Achillés, que tu te devrois taire,
Sans conteſter de parole au contraire.
Car tous les Roys,qui ſceptres ont portes,
Oncques ne ſont en ſi hault lieu montes,
Comme ceſtuy à qui Iuppiter donne
Sur les plus grands les ſceptre & la courone.
Si ta force eſt plus grande que la ſienne,
C’eſt par Thetis, qui eſt la mere tienne :
Ce nonobſtant, il a plus de puiſſance.
Car plus de gens luy ſont obeiſſance,
Et toy auſſi (Agamemnon) appaiſe
Doreſnavant ceſte fureur mauvaiſe,
Sans abuſer de ton authorite.
    Semblablement ſi j’ay dict verité :
Ie te ſupply que pour l’amour de moy
(Ô Achillés) tu chaſſes ceſt eſmoy,
Te demonſtrant (ainſi que tu ſoulois)
Ferme rempart de tout le camp Gregeois.
Ce que tu dis, Ô vieillart honorable,
(Dict le grand Grec) n’eſt que trop raiſonnable :
Mais ceſtuy-cy, par ſa fierté de coeur,
Veult eſtre dict, le ſeigneur, le vaincqueur :
Tout veult regir, tout commander auſſi :
Mais ſi je puis, ne ſera pas ainſi.
Car, eſt il dict, ſi la divine eſſence
L’a faict ; tres fort, qu’il ait auſſi licence
D’injurier chacun à tous propos ?
    Lors Achillés qui n’eſtoit en repos,
Print la parole, & diſt : Certainement
Couard ſeroye, & meſchant plainement,
Si tout ainſi qu’il te vient à plaiſir,
I’obeiſſoye à ton propre deſir.
Commande ailleur : & quand à moy n’eſpere
Doreſnavant, qu’en rien je t’obtempere.
Encor te veux d’une choſe aſſeurer,
Que tu dois bien crainte, & conſiderer,
C’eit à ſcavoir, que je n’auray querelle
En contre toy, pour l’amour de la belle,
Ny contre autruy te voyant obſtiné
À me priver du bien qu’on rn’a donné :
Mais garde toy ſur peine de ta vie,
Qu’il ne te preigne à l’advenir envie
De vouloir prendre, outre le mien vouloir,
Les autres biens qui ſont en mon pouvoir,
Dans mes vaiſſeaux : car ce ſeroit en vain.
Et ſi tu es tant brave, & inhumain,
Advance toy, pour monſtrer ta vaillance :
Et l’on verra tout ſoudain, par ma lance
Couſler ton ſang, & toy mort abatu.
    Ayant ainſi longuement debatu,
Comme deſſus, le conſeil ſe leva
Sur ce propos  : & Achillés ſ’en va
Gaigner ſa tente, avec ſa compagnie.
    Agamemnon une nef bien garnie
Feit mettre en mer, & vingt rameurs exquis,
Sans oublier ce qui eſtoit requis
Au ſacrifice. Apres miſt en icelle
Honneſtement : Chryſeis la pucelle :
En luy baillant, pour patron Uliſſés :
Duquel les Grecs eſtoient tous ſurpaſſes
En bon conſeil, & en douce faconde.
S’y vont nageans tout à gré parmy l’onde :
Ayans eſpoir, avec le vent proſpere,
De retrouver bien toſt Chryſes ſon pere.
    D’autre coſté pour mieux ſacrifier,
Agamemnon feit tout purifier ;
Le camp des Grecs : & l’ordure jeter
Dedans la mer, apres feit apporter
Sur grans autelz, au beau bord de la rive,
Toreaux, brebis, & la chievre laſcive :
En les offrant à Phœbus, pour l’armée,
Devotement : dont l’eſpeſſe fumée
Avec l’odeur, ainſi qu’on les bruſloit,
À veue d’œil aux cieux droict ſ’en alloit
Le peuple auſſi, en diverſes manieres,
Feit lors aux dieux requeſtes & prieres.
    Mais pour cela l’ire ne delaiſſoit
Agamemnon, ains plus fort le preſſoit,
Iuſques à tant qu’il euſt Briſeis eue
À ſon vouloir, pour Chryſeis perdue.
Soudainement appella deux heraux,
Qu’il eſtimoit du camp les plus feaux :
L’un dict Talthybe, & l’autre Eurybates,
Auſquelz il diſt. Ô heraulx, eſcoutez,
Allez trouver Achillés en ſa tente,
Et m’amenes toſt à l’heure preſente,
Sa Briſeis, ou ſ’il ne m’envoye,
Ie me mettray incontinent en voye
Pour l’aller querre : & maulgre ſon vouloir
L’ameneray, dont ſe pourra douloir.
Ainſi parla diſant pluſieurs paroles,
Encores plus outrageuſes, & foles.
    Or ſont venus les heraux, en peu d’heure
Au pavillon ou faiſoit ſa demeure
Le vaillant Grec. Mais apres l’avoir veu,
Chacun d’eux fut de grand frayeur pourveu :
Craignans deſplaire à Prince tant puiſſant.
Lequel ſi toſt, qu’il fut les cognoiſſant,
(Combien qu’il euſt triſteſſe en ſon courage)
Les ſalua, & leur feit bon viſaige.
    Approches vous Ô divins rneſſagers,
Approchez vous, ſans craindre nulz dangers.
Ce n’eſt pas vous, à qui faire je doy
Tort de cecy, c’eſt à voſtre fol Roy
Agamemnon qui par ſa tyrannie
Me veult oſter la douce compaignie
De Briſeis, que je tiens ſi tres chere.
Or Patroclus, vray compagnon & frere.
Mene la belle, & la baille en leurs mains.
Et vous heraux, devant tous les humains,
Devant les dieux, & devant ce Tyrant,
Qui de ſon ſens va touſjours empirant,
Soyes teſmoingz, ſi au temps advenir,
Pour au danger de ce camp ſubvenir,
Les Grecs avoient beſoin de mon ſecours,
Ce fol reſueur eſt hors de bon diſcours,
Loing de conſeil, & ne ſcait pas entendre,
Qui eſt celuy qui a peu l’oſt defendre
juſques icy, & qui a la puiſſance
De le tenir toujours en aſſeurance.
    Sur ces propos, Patroclus amena
La damoyſelle : & aux mains la donna
Des deux heraulx : qui ſans plus ſejourner,
Ont pris chemin, pour aux nefz retourner
D’Agamemnon, & luy rendre la belle :
Qui ſ’en alloit, contre le vouloir d’elle.
    Par ce depart, furent adnichiles
Tous les plaiſirs du vaillant Achillés.
Car la douleur ſi fort le martyra,
Qu’en larmoyant, du tout ſe retira
Loing de ſes gens : & pour ſon dueil amer
Mieux ſupporter, ſur le bord de la mer
Se contenoit : dreſſant ſa plaindre amere
Souventes fois, envers Thetis ſa mere.
    Puis qu’en naiſſant, la dure Deſtinée,
(Ce diſoit il) m’a la vie ordonnée
De bien peu d’ans, Iuppiter qui tout voir,
Vng peu d’honneur departir me deuoit
Avant la mort : ſans vouloir, ne permettre
Qu’Agamemnon me peuſt ainſi deſmettre
De mon foulas : prenant d’authorité
Le noble don que j’avois merité.
    Du plus profond de la mer large & creuſe
Ouyt Thetis la complaincte piteuſe
De ſon cher filz : & laiſſant le vieil pere
Oceanus en ſon marin repaire,
Diligemment, en ſemblance de nue,
Vers le dolent Achillés eſt venue.
    Maint doux acueil, mainte belle careſſe
Luy feit, diſant : Mon cher filz, helas qu’eſt-ce ?
D’où vient cecy ? las qui a ta penſée
Si rudement aſſaillie & bleſſée ?
Compte le moy, afin que ie cognoiſſe
Avecques toy ta douloureuſe angoiſſe.
    Eſt-il beſoin (diſt-il, en ſouſpirant)
Que la douleur qui me va martyrant,
Ie te declaire, ayant cogneu aſſez
Le tort à moy faict par ces jours paſſez ?
    Tu ſcais tres bien que pour faire dommage
Au Roy Priam, & tout ſon parentage,
Mainte cité, ſa ſubjecte & voiſine,
À eſté miſe en totale ruine
Meſmes la ville au grand Roy Aetion,
Par mon effort fut à deſtruction :
Et le butin, de la priſe ſorty,
Eſgalement aux ſoudars departy.
Dont Chryſeis d’excellente beauté
Fut delivrée au choix, & volunté
D’Agamemnon, qui pour ſoy la garda.
Le vieil Chryſes guere apres ne tarda
De ſ’en venir en ce camp, pour ravoir
Sa belle fille, offrant pour le devoir
De ſa rancon, maint beau preſent honeſte.
Faiſant à tous humblement ſa requeſte,
Et meſmement à cil qui dominoit,
Et la pucelle en ſon vaiſſeau tenoit.
Sur ſoy portoit le digne acouſtrement
Du clair Phœbus : afin que promptement
On l’entendiſt. Et lors fut arreſté,
Qu’on la devoit remettre en liberté,
Et recevoir les beaux dons par eſchange.
Mais noſtre chef trouva l’advis eſtrange :
Et maulgré tous, au vieillard ſ’adreſſa,
Plein de colere, & tres fort le tenſa.
Qui fut marry, ce fut le bon Chryſés,
Voyant ainſi ſes preſentz refuſéz,
Par quoy dreſſa ſa devote priere
Au clair Phœbus, qui ne la mit arriere :
Car en bref temps on veit corps infiniz
De dure peſte affoiblis & terniz,
Lors cognoiſſant le miſerable cas
Des Grecs mourans : que le prudent Calchas
Diſoit venir d’Apollo mal content,
Ie fus celuy qui au peuple aſſiſtant
Perſuaday le Dieu pacifier.
Ce qui deſpleut à l’orgueilleux & fier
Agamemnon : qui ſoudain commenca
À m’outrager, voire & me menaca,
Diſant tout hault : que eſt le ſienne perte,
Seroit en bref deſſus moy recouverte.
Si n’a failly à l’execution.
De ſa perverſe & faulſe intention.
Car ſur le poinct qu’on montoit Chryſeis
Sur la galere, on a pris Briſeis
Dedans ma tente, & voulſiſt elle ou non,
On la conduire au Roy Agamemnon :
Qui m’a privé par ſa voye de faict,
Du beau preſent, que le camp m’avoit faict.
Or ſi tu peux (comme je ſuis certain
Que ton pouvoir eu tres grand & haultain)
Donne ſecours, à ton douloureux filz,
Duquel les ſens ſont en douleur confictz,
Monte a hault, & pour la recompenſe
Que Iuppiter te doit de la defenſe
Que tu luy fis, le tirant de danger,
Obtiens de luy conge de me venger.
Il me ſouvient t’avoir ſouvent ouye
Glorifier, qu’il tient honneur & vie
Par ton moyen & que ſans toy, Neptune
Accompagne de Iuno l’importune
Et de Pallas, avoit la entrepris
De le ſurprendre, & apres l’avoir pris
Les bras liés, le faire cheoir des cieulx.
Mais leur deſſeing dur & malicieux,
Fut prevenu : Car deſcendant en terre
Tu fis venir ſur l’Olympe grand erre
Briarëùs, le Geant à cent mains
Dict Egëon, le plus fier des humains,
Qui eſtonna ſi fort par ſa fierté
Le Dieu Marin, & l’autre Deité :
Que Iuppiter ſouverain demoura,
Et contre luy plus on ne murmura.
Va t’en ma mere, & remetz en memoire
À deux genoux devant luy ceſte hiſtoire :
Luy requerant en faveur du ſervice,
Que ſon vouloir vers les Troyerns flechiſſe :
En leur donnant deſormais le courage,
De repouſſer les Grecs iuſqu’au rivage,
Mortz, ou bruſlez, en cruel deſarroy
Souffrans ce mal, à cauſe de leur Roy.
Qui pourra lors avoir la cognoiſſance
De ſon meſchef, & fiere oultrecuydance :
D’avoir ſi peu la proueſſe eſtimée
Du plus vaillant, & meilleur de l’armée.
    Helas mon filz, à quoy t’ay je nourry ?
(Reſpond Thetis ayant le coeur marry,
Et l’œil en pleur) helas que n’eſt ta vie,
(Puis qu’en brefs jours te doit eſtre ravie)
Pleine de joye, & vuide de douleur.
T’ay-ie conceu, cher filz à ce malheur
Ta Deſtinee eſt elle ſi tres griefue,
De te donner vie dolente, & brieſue ?
Puis qu’ainſi va, je feray mon devoir
De te complaire, & le feray ſcavoir
À Iuppiter, en luy perſuadant
Doreſnavant qu’il ſoit ton los gardant.
Mais pour autant qu’il partie avant hier
Avec les Dieux, pour aller au quartier
De l’Ocean, ou les Aethiopiens
L’ont invite & les Dieux anciens
Il reſtera encor à revenir
Par onze jours : Mais j’auray ſouvenir
À ſon retour, de luy faire requeſte.
Or ce pendant, mon filz, je t’admonneſte
De ne vouloir aucunement combatre,
Ains t’efiouir ſur la mer, & eſbatre
Dans tes vaiſſeaux afin de faire entendre
Aux Grecs le dueil qui t’eſt venu ſurprendre.
    Apres ces motz de ſon filz ſe partit,
Et Achillés des vaiſſeaux ne ſortit,
Ayant ſon âme oultrée, & tranſportée,
Pour Briſeis, qu’on luy avoit oſtée.
    En meſme temps Uliſſés navigua
De vent propice, & en fin tant vogua,
Qu’il aborda, & la dame gentile
Au tres beau port de Chryſa la fertile.
    Soudainement feit les voiles deſcendre,
Cordes ſerrer, & le grand maſt deſcendre
Dans la Courſie, à la poupe attacher
Ancres crochuz, & en terre ficher.
Puis feit jetter hors la munition,
Qu’il apportoit pour ſon oblation.
Finablement conduyſant la pucelle
Honneſtement par deſſous ſon eſſelle,
S’en va tout droict au temple ſpacieux
Du Dieu Phœbus : ou de cœur gracieux
La delivra entre les mains du pere,
En luy diſant, Chryſes preſtre proſpere,
Agamemnon qui ſur les Grecs commande,
Preſentement par devers toy me mande
Pour t’amener ta fille, & pour offrir
Les veux au Dieu Apollo, qui ſouffrir
À faict aux Grecs maint dangereux malaiſe :
À celle fin que ſa. fureur ſ’appaiſe.
    Le bon vieillard joyeux de l’aventure
De recouvrer ainſi ſa geniture,
Soudainement commande d’appreſter
Le ſacrifice : & quant & quant porter
Fouaſſes d’orge. Apres ſes mains lavées,
À droict aux cieux joinctz & efleurées :
Criant tout hault, Ô Apollo puiſſant,
Qui de tes dards es le tout tranſpercant,
Clair Apollo, Phœbus à l’arc d’argent,
De Tenedos, Cille & Chryſe regent :
Si quelque fois il t’a pleu, de ta grace,
Ouïr mes plainctz, & monſtrer l’efficace
De ton courroux ſur les Grecs affligez,
Puis qu’il ſe ſont à ton vouloir rengez,
Ie te ſupply de ton vouloir changer :
Et de leur camp l’aigre peſte eſtranger.
Ainſi prioit, & Phœbus l’exauca :
Puis tout ſoudain cette peſte ceſſa.
    Les oraiſons, & prieres finies,
Furent illec les offrandes fournies.
Maincte brebis fut morte, & eſcorchée,
Maint beau gigot & cuiſſe detranchée,
Miſes au feu : puis avec rouge vin,
Le bon Chryſes au ſervice divin
Tres ententif tout l’autel perfuma,
Et un gros feu au deſſus alluma.
    Quand les gigotz des occiſes hoſties,
Et autres chairs, furent tres bien roſties,
Tant ſur le gril, qu’avecques cinq grans broches
Incontinent chacun feit les approches,
Pour en menger. La faiſoit il beau veoyr
Ces mariniers faiſans bien leur devoir :
Car en mengeant, il y fut beu d’autant,
Tant & ſi bien que chacun fut content.
    Ayans repeu, ne fut paſſé ce jour,
Par Vliſſés, & les Grecs en ſejour :
Ains à chanter hymnes, & chantz eſtranges,
Pour decorer Apollo de louanges :
Dont le doux chant venant à ſes oreilles,
Luy miniſtroit un plaiſir à merveilles.
    La nuict venue, Vlyſſés ſe coucha
Dans ſa Galere. Et quand l’aube approcha,
Chacun ſ’appreſte à voguer & ramer,
Dreſſans le maſt ſinglant en haulte mer :
Si qu’en bref temps avec l’ayde de Dieu,
Qui leur donna le vent par le milieu
De la grand, voile, ilz vindrent prendre terre,
Droict au beau port, ou ſe faiſoit la guerre.
Luy arrivé, on jecta le vaiſſeau
Diligemment, deſſus le bord de l’eau.
Et cela faict, un chacun ſe retire
Deſſous ſa tente, ou dedans ſon navire.
    Durant cecy Achillés ſe tenoit
Au pavillon, & n’alloit ny venoit,
Fuſt en combat ou bien en aſſemblée,
Tant il avoit ſa penſée troublée,
La conſumoit ſon vaillant perſonnage,
Produict au monde à trop plus digne ouvrage
Ne deſirant, que de voir quelque alarme
Au camp des Grecs, que le Troyen gendarme
Leur vint donner, pour faire un vray diſcours,
Quand, & combien leur valoit ſon ſecours.
    Eſtant deſja le jour prefix venu,
Que Iuppiter ſ’en eſtoit revenu
De l’Occan, du ſolennel feſtin :
Thetis ſortit de la mer un matin,
Monta aux cieux & veit en une part
Aſsis le Dieu Iuppiter à l’eſcart.
Si ſ’approcha & ſes genoux embraſſe
Du bras ſeneſtre, & d’une bonne grace,
(Tenant la dextre au menton doulcement)
Ouvrit ſa bouche, & luy diſt humblement.
    Si quelquefois, Pere tres redoubté,
I’ay ſecouru ta haulte Maieſte
De mon pouvoir, ores je te ſuply,
Que mon deſir ſoit par toy accomply.
Rends à mon filz, puis qu’il fault qu’il ne vive
Qu’un peu de temps, l’honneur dont on le prive.
Fay que l’injure à grand tort ſouſtenue,
Soit en brefz jours d’Agamemnon cogneue
Donnant aux Grecs une craincte indicible,
Et aux Troyens une force invincible :
juſques à tant que du camp tourmenté
Luy ſoit l’honneur rendu & augmenté.
    Au doux parler de Thetis, le grand Dieu
Ne feit reſponſe : ains ſans partir du lieu
Se tint tout quoy, bien avant en penſée.
Dont la Deeſſe eſtant deſja laſſée
Du long ſilence encor d’humble maniere
À deux genoux luy dreſſa ſa priere.
    Accorde moy, Iuppiter, ou refuſe
Ce que ie veux ſans me tenir confuſe,
Veu meſmement que craincte n’a ſur toy
Aulcun pouvoir : donc declaire le moy,
À celle fin que je ſoye adviſée,
Combien je ſuis aymée, ou meſpriſée.
    Ô grief danger (reſpondit Iuppiter,
En ſouſpirant) ſ’il me fault irriter
Iuno ma femme, & la rendre adverſaire.
C’eſt celle la, que j’ay touſjours contraire
Entre les Dieux, diſant que je ſupporte
Ceux de Priam, & leur tiens la main forte.
Pour garder donc, qu’elle ne puſſe entendre
Noſtre deſſeing il t’en convient deſcendre,
En t’aſſeurant avant qu’il ſoit longtemps.
D’executer tout ce que tu pretends.
Et pour oſter la deffiance vaine
De ma promeſſe aſſeurée & certaine,
Ie te ſeray des maintenant un ſigne,
En inclinant bas ma teſte divine :
Signe infallible, & certain en tous lieux
Quand je prometz quelque grand choſe aux Dieux
Soudainement feit ſa teſte branſler,
Et les ſourcilz telement eſbranſler :
Qu’au ſeul mouvoir de ſa perruque ſaincte.
Le grand Olympe en trembla tout de craincte.
    Apres cecy, Thetis ſ’en deſcendit
En mer profonde, & le Dieu ſe rendit
En ſa maiſon, & celeſte contrée :
Ou fut par luy la tourbe rencontrée
Des autres Dieux : qui ſans nul exempter,
Se vindrent tous au devant preſenter
Tres humblernent. Si ſ’aſſiſt parmy eux
Deſſus ſon troſne, inſigne & glorieux.
    Adonc Iuno de grand colere eſpriſe,
Qui la ſcavoit la ſecrete entrepriſe
De Iuppiter, faicte au deſadvantage
Du camp Gregeois, qu’elle avoit au courage :
Incontinent de cœur audacieux,
Luy dict ainſi. Ô Dieu malicieux,
Quelz bons propoz, par ſubtile maniere,
As tu tenus avec la Mariniere ?
D’où vient cela que tu ne communiques
Avecques moy tes conſeilz & pratiques ?
Prenant plaiſir, que tes choſes couvertes,
Aux autres ſoient, non à moy deſcouvertes.
    N’eſpere point (reſpondit il adonc)
Scavoir ainſi tous mes ſecretz du long :
Ce te ſeroit choſe treſ-mal-aiſée :
Bien que tu ſois ma ſeur & eſpouſée.
Mais des conſeilz que tu pourras ſcavoir
Touſjours ſeray envers toy mon devoir.
Et n’y aura Dieu de ſi haute affaire,
À qui plus toſt qu’à toy je les declaire.
Doncques ſi j’ay tel advis propoſé,
Que ie ne veux à nul eſtre expoſé,
Tu ne dois point plus avant me preſſer,
Pour le cognoiſtre : ains en paix me laiſſer.
    Las qu’aſ-tu dict, reſpondit la Deeſſe,
Ô Iuppiter, faſcheux, plein de rudeſſe :
Quand ay je eſte ſi fole & indiſcrete,
Taſchant ſcavoir quelque choſe ſecrete.
Mais toy maling concluds & deliberes
Toujours ſans moy, tes plus prives affaires,
Ce qui me faict à preſent ſoucieuſe,
Ayant cogneu Thetis malicieuſe,
À ce matin aſſiſe aupres de toy.
Si crains tres fort, qu’elle ait eu quelque octroy
En ta faveur pour ſon filz revenger :
Et les Grecs mettre en perilleux danger.
    À quoy le Dieu reſpondit : Ô felonne,
Impoſſible eſt que jamais rien j’ordonne
Que ton faux cœur plein de ſuſpicion,
N’entende à plain la mienne intention.
Mais d’autant plus que m’en cuydes diſtraire,
D’autant, ou plus, je fais tout le contraire :
Tant ſeulement pour mieux te moleſter,
En te voyant à mon vueil conteſter.
S’il eſt ainſi que j’aye faict promeſſe
De quelque choſe à Thetis la Deeſſe,
Et tu cognois que ce m’eſt agreable,
Que n’eſt adonc ta volunté ſemblable
Or va t’aſſeoir, que je n’oye parole
Doreſnavant ſi temeraire & fole :
Dont quelque fois tranſporté de courroux,
De mes deux mains, je te baille telz coups,
Que tous les dieux qui ſont en l’aſſiſtence,
Ne puiſſent rien pour ton ayde & deſfence.
    Ceſte menace ainſi rude & terrible,
Rendit Iuno plus craintive & paiſible :
Et ſ’en alla, en enclinant ſa face,
Avec les dieux, ſe remettre en ſa place.
Mais ce pendant la divine aſſemblée,
De tel debat, fut dolente & troublée.
    Surquoy Vulcan tout eſmeu de pitié
Envers Iuno, craignant l’inimitié
Paſſer plus outre, avec un doux parler,
Feit ſon devoir de bien la conſoler.
    Si ce deſpit, Ô ma tres chere mere,
(Diſoit Vulcan) entre vous perſevere,
Et que les Dieux celeſtes immortelz,
Prennent querele à cauſe des mortelz,
Certainement je voy une ruine
Deſja venir ſur ceſte gent divine :
Et les bancquete dont nous ſommes repeuz
Finablement troublez & corrompuz,
Non ſans raiſon : Car en pareil malheur
Touſjours le pis ſurmonte le meilleur.
Il eſt beſoin, Ô ma mere honorable.
De te monſtrer plus douce & amiable
Envers mon pere, ainſi que tu l’entens :
Ou autrement tes rigoreux contendz,
Seront moyen que les dieux toy, & moy,
Nous trouverons un jour en grand eſmoy.
Il eſt puiſſant & ſe courroucera :
À pres des cieux tous nous dechaſſera,
Ainſi ſera le plaiſir des bancquetz,
Le paſſetemps les amoureux caquetz,
Et le deduict de la haulte maiſon
Extermine ſans aucune raiſon.
Pour eviter doncques ſi grand danger
Ie te ſuply, à ton vueil te renger,
Parlant tout doux, & lors tu ne faudras
D’avoir de luy tout ce que tu voudras.
Sur ce propos Vulcan print une taſſe
De Nectar pleine, & de bien bonne grace
La preſenta à ſa mere, & luy dict.
Endure mere, & ne fais contredict
D’obtemperer (bien que dueil te ſurmonte)
À Iuppiter afin que plus grand’honte
Ne t’en advienne en te voyant batue,
Dont ie ne puiſſe (encor’ que m’eſvertue)
À ta defence aucunement pourveoir,
Ne reſiſter à ſon divin pouvoir.
Ne ſcais tu pas, que pour te ſecourir,
Ie fus jadis en peril de mourir ?
Quand ſa fureur ſi tres fort l’agita,
Que par un pied hors du Ciel me jecta,
Et fus en l’air rouant, & treſbuchant,
Vng iour entier juſqu’au Soleil couchant.
En fin tumbay, froiſſez membre & os,
Preſque ſans vie en l’Iſle de Lemnos :
Ou toutes fois par l’extreſme bonté
Des habitans je fus tres bien traicté.
    Oyant Iuno Vulcan ainſi luy dire.
Fut appaiſee, & ſe mit à ſoubzrire :
Puis print la coupe, arrouſant bouche & cœur
Du doux Nectar & celeſte liqueur.
    Beau veoir feit lors la plaiſante facon
Du dieu Vulcan qui ſervoit d’Eſchancon
À tous les dieux pource qu’à ſon marcher
On le voyoit des deux hanches clocher,
Cela cauſoit à la haulte aſſemblée,
Vng ris ſans fin, & lyeſſe doublée.
    Lors fut dreſſé le celeſte feſtin,
Lequel dura depuis le clair matin,
Iuſques au ſoir, d’appareil magnifique,
Et ſumptueux : Apres vint la muſique.
Phœbus joua de la harpe & les Muſes
Dirent chanſons ſans ſe monſtrer confuſes :
Ains accordans de plaiſante harmonie,
Pour reſjouir la digne compagnie.
    Finablement, eſtant le clair Soleil
Deſja couche, chacun plain de ſommeil,
Se retira en ſa maiſon à part,
Que le boiteux par ſon tres ſubtil art
D’architecture, avoit conſtruicte & faicte,


Et Iuppiter auſſy feit ſa retraite

Dedans ſa chambre, & puis il ſe coucha
Deſſus ſon lict, ou Iuno ſ’approcha.



FIN DV PREMIER LIVRE.