Les Directeurs de théâtres

Les Directeurs de théâtres
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 162-192).
LES
DIRECTEURS DE THÉÂTRES

I

Sauf dans les scènes subventionnées, le directeur de théâtre peut, d’une manière générale, être défini : un industriel qui achète aux auteurs, le meilleur marché possible, de l’esprit, de l’agrément, du talent, et qui les revend au public le plus cher possible. Cet industriel doit être pourvu de qualités particulières : le savoir ne lui est pas indispensable, mais de savoir-faire il ne peut guère se passer. Ajoutez-y la volonté, l’art de dire non avec grâce, de dire oui sans enthousiasme tout en flattant la vanité de l’écrivain, le don spécial de pressentir le goût du spectateur, de découvrir entre mille la pièce qui amusera ce sultan naïf et blasé, la pièce dont cent représentations n’épuiseront pas la vogue.

Tout ceci semble déjà assez rare, et pourtant ne suffit pas encore. Mazarin, quand on lui recommandait un candidat pour quelque emploi majeur, interrogeait : « Est-il heureux ? » Il faut avoir la chance, ne pas rencontrer l’opposition aveugle et omnipotente de Sa Majesté le Hasard, cette opposition qui rejette dans le néant les combinaisons les mieux concertées..

En feuilletant les livres qui, de face ou de profil, s’occupent de cette sorte d’hommes, et faisant appel à mes souvenirs, j’ai pu me convaincre que là aussi les tempéramens, les esprits, les caractères varient à l’infini. Chez tel imprésario le marchand domine et chez tel autre l’artiste contre-balance à propos les qualités commerciales ; il en est qui, sous les formes les plus courtoises, cachent l’âme de Shylock, tandis que certains, sous l’aspect d’un paysan du Danube, dissimulent le cœur du bourru bienfaisant. Ceux-ci vont à la faillite quoique et ceux-là parce que, comme plusieurs enguirlandent Plutus, en dépit des plus graves défauts. D’aucuns par indolence laissent flotter les rênes du pouvoir, la plupart se montrent autoritaires, du moins par saccades. De nouvelles différences entre les directeurs tiennent au théâtre qu’ils gouvernent, au public qu’ils doivent contenter, au personnel de leurs troupes.

La place me manque pour m’occupor en détail des directeurs sous l’ancien régime : j’en ai d’ailleurs esquissé quelques-uns dans mes études sur les comédiens d’autrefois. Aussi bien le théâtre à cette époque n’a pas conquis l’énorme place qu’il occupe aujourd’hui ; les théâtres sont peu nombreux, soumis à la dictature des gentilshommes de la Chambre, les rapports des directeurs avec leurs artistes ont quelque chose de plus familial, il règne quelque bonhomie, quelque justice dans la répartition des bénéfices ; directeurs et comédiens s’entendent mieux ou moins mal, surtout ils réservent leurs énergies contre les malheureux auteurs traités de la manière la plus inique : heureusement ceux-ci ont fait aussi leur 89.

Rappelons cependant quelques souvenirs sur la période voisine du XIXe siècle.

La fameuse devise de plus en plus fort, était inscrite au fronton du spectacle Nicolet ; vers 1760, celui-ci s’intitulait : Les Grands danseurs du roi ; après 1792 : Théâtre de la Gaité ; en 1795, le Théâtre d’Émulation.

Taconet, auteur et acteur du théâtre de Nicolet, baptisé le Molière du boulevard, aimait tant la purée septembrale qu’il ne savait mieux témoigner de son mépris que par ces mots : « Je te hais comme un verre d’eau. » Cette passion pour la dive bouteille le conduisit en 1775 au tombeau, mais, jusqu’à la fin, il eut le mot pour rire. Son directeur vint le voir à l’hôpital de la Charité, et dit au prieur : « N’épargnez rien pour sa guérison ; je donnerais cent louis pour le conserver. — Monsieur Nicolet, soupira le moribond, pourriez-vous me donner un petit acompte ? » Puis se tournant vers un charpentier dont le lit touchait le sien : « Dépêche-toi, mon ami, d’aller dresser là-bas un théâtre, et dis à Pluton que j’y jouerai ce soir à sa cour l’Avocat savetier et la Mort du Bœuf gras. » Ribié, qui succédait à Nicolet, eut la chance d’acheter pour cinq cents francs à Maillot sa Madame Angot ou la Nouvelle Parvenue, qui, assure-t-on, rapporta cinq cent mille francs.

Grâce à la liberté des théâtres, inaugurée par le décret du 13 janvier 1791, le nombre des scènes et des acteurs avait effroyablement augmenté ; mais, bien que le spectacle demeurât le plaisir favori des Parisiens, le nombre des spectateurs ne progressait pas dans la même proportion, et beaucoup de théâtres n’avaient qu’une existence éphémère :


Ouvert vendredi,
Tombé samedi,
Vous serez fermé dimanche.


Cette prophétie se réalisait souvent, et le zèle révolutionnaire ne préservait pas de la faillite. Boursault-Malherbe, directeur du Théâtre Molière, se présenta, accompagné de sa troupe, à la barre de la Constituante, et prêta serment de ne jouer que des pièces patriotiques « analogues aux circonstances. » Le même Boursault, qui n’avait garde de faire son mea culpa, vint un soir dire sur la scène : « Messieurs, puisque les journalistes ne veulent absolument pas parler des pièces qu’on joue chez moi, je vous avertis que j’en ferai afficher le succès à la porte de mon théâtre. »

Barré, auteur dramatique, associé de Desfontaines et Radet, directeur du Vaudeville qu’il a fondé avec Piis, donne sur son théâtre, pendant le procès de Marie-Antoinette, la Chaste Suzanne, qui faisait sans cesse allusion à la situation de la Reine. Un des personnages était frénétiquement applaudi lorsqu’il prononçait ces mots : » Vous êtes ses juges, vous ne pouvez pas être ses accusateurs ! » Les places faisaient prime, les bravos des spectateurs étaient manifestement une protestation. Barré dénoncé, mandé devant un comité révolutionnaire, se rend à la convocation. « C’est donc toi, citoyen, tonne le président, qui fais des émeutes à la porte de ta boutique de pantins en faveur de la veuve Capet ? — Je ne fais point d’émeutes, réplique Barré, j’amuse, j’intéresse le public avec un ouvrage moral, et je trouve fort extraordinaire qu’on m’en fasse un crime. — Il n’est pas question de crime, mais le Comité exige que tu supprimes les mots qui font éclater la haine des aristocrates contre la République. — Citoyen, je ne supprimerai rien ; faites de moi ce que vous voudrez ; si vous avez proclamé la liberté, c’est pour qu’on en use, et je m’en sers. — Sais-tu que nous pouvons faire mettre le feu à ta baraque dramatique ? — Je me chaufferai à l’incendie. — Que ta tête pourrait bien tenter Fouquier-Tinville ? — Qu’il la prenne : il en a fait tomber qui valaient mieux que la mienne ! En résumé, croyez-vous que le peuple, qui est votre maître à tous, laisserait brûler mon théâtre sans prendre ma défense ? J’ai plus de dix mille patriotes qui viendraient me défendre, et je puis vous faire trembler plus que moi, car je n’ai pas peur de vous. » Et il n’en fut que cela, ce qui prouve que le courage réussit quelquefois.

Barré, malgré sa position de directeur-auteur, respectait les droits de ses confrères, ce qui est plus rare encore que son attitude dans l’affaire de la Chaste Suzanne. Napoléon lui accorda une pension de quatre mille francs, et, trois fois par semaine, ce brave homme allait porter aux indigens des secours à domicile.

Corrse, qui succédait en 1800 à Audinot, fondateur et directeur de l’Ambigu-Comique, passa pour un artiste et un philanthrope. Le premier, il eut l’idée d’instituer une école de danse gratuite pour trente enfans : ceux-ci recevaient en même temps l’instruction, paraissaient au besoin dans les pièces à spectacle, et touchaient dix francs par mois. Corrse leur donnait ainsi du pain, un état et l’éducation. Acteur, il avait obtenu un prodigieux succès dans son travesti de Madame Angot. On l’acclamait à la sortie, on lui chantait :


Le Corse de Madame Angot
N’est pas le Corse de la Corse,
Car le Corse de Marengo
Est d’une bien plus dure écorce.


Corrse ramena la foule à l’Ambigu-Comique en lui offrant Madame Angot au sérail de Constantinople : il y jouait avec sa femme les premiers rôles. « C’était gai, ressemblant, bien observé, bien mis en scène, c’était de l’Aristophane en sabots, peut-être un peu trop de gros sel, mais, comme l’a dit Hoffmann, il faut du gros sel pour saler les grosses bêtes. » Peuple et gens du monde, 500 000 personnes au moins coururent à l’Ambigu, et en quinze ans la direction de Corrse lui rapporta plus d’un million : il est vrai qu’on payait alors deux cents francs une comédie en un acte, et neuf francs par représentation pour une pièce en trois actes. La philanthropie de Corrse aurait pu, ce semble, s’exercer aussi en faveur de ses fournisseurs dramatiques.

Loin de moi la prétention de signaler tous les directeurs de théâtres au XIXe siècle ; je voudrais seulement faire défiler ici quelques personnages représentatifs, dans leurs attitudes originales ou professionnelles.

Et d’abord, les petits théâtres. Voici les Funambules (1816-1862), le spectacle à quatre et six sous, adoré de son public fort en gueule, batailleur, mais vibrant, illustré par Deburau, mis à la mode pour les gens du monde (ceux-là payaient plus cher) par Jules Janin, qui voulait faire pièce à la Comédie-Française. Or, voulez-vous savoir comment son premier directeur Bertrand découvrit sa vocation ? Ancien marchand de beurre, devenu voiturier, Bertrand conduisait les Parisiens à Vincennes dans ses deux coucous. Un jour que Mme Saqui, célèbre danseuse de corde, et son mari, directeur du théâtre des Acrobates, allaient à la fête du Donjon, une discussion s’élève ; Mme Saqui traite Bertrand de fabricant de rosses, de marchand de beurre en gras de veau ; Bertrand jure de se venger de la sauteuse, déniche un associé, obtient l’autorisation d’ouvrir, boulevard du Temple, un théâtre sous le nom de Funambules, engage la tribu Deburau, cinq membres, à raison de 115 francs par semaine ; de la sorte il ferait une redoutable concurrence aux Saqui, ses voisins.

Le talent de Baptiste Deburau, qu’on avait engagé par-dessus le marché, ayant brusquement pris son essor, tous les soirs, Bertrand faisait salle comble ; les Saqui durent s’humilier, le directeur des Funambules, plein de magnanimité, leur pardonna et les accepta même quelques mois comme associés.

Oui, le Pactole coulait dans ses caisses, il donnait deux ou trois représentations chaque soir ; et cependant les ordonnances royales faisaient alors de dures et capricieuses conditions aux entrepreneurs des petits spectacles. On ne permettait aux Funambules que la pantomime sautante. Le théâtre Comte et les Délassemens-Comiques ne pouvaient représenter leurs scènes dialoguées et leurs tableaux animés que derrière un rideau de gaze ; le Panorama dramatique et Bobino jouaient drames, comédies, vaudevilles, à condition de n’avoir jamais que deux acteurs parlant en scène ; d’où mille subterfuges et tours de passe-passe pour tourner les édits policiers tout en les respectant. Ainsi, dans un mélo-mimodrame intitulé la Prise du Trocadéro, une scène représentait un conseil de guerre espagnol jugeant un officier français ; quelques mannequins costumés figuraient les juges, le président seul parlait, au besoin faisait parler les hidalgos, grâce à des voix sortant de la coulisse ; pour compléter l’illusion, ils levaient ensemble le bras droit mû par des fils ; le second acteur jouait à la fois le rôle de l’accusé et de l’accusateur.

Les artistes des Funambules étaient mal logés et chichement payés ; Baptiste Deburau, en pleine gloire, toucha trente-cinq francs par semaine, et, tant étaient rares la hantise de son public, son désintéressement naïf, qu’il refusa un engagement de cinq cents francs par mois pour jouer les rôles de mime à l’Opéra. Cot d’Ordan, second associé de Bertrand, se distingua, dès son avènement, par des réformes économiques. Défense aux acteurs de se servir de l’huile de leurs quinquets pour se démaquiller le visage ; défense à la costumière, sous peine de vingt francs d’amende, de faire blanchir sans autorisation les robes des dames, de donner des pantalons aux acteurs qui manqueraient de bas. « L’administration sait ce qu’elle doit faire pour l’honneur du théâtre, et il n’appartient à personne de lui imposer ses lois. » Au reste, le lustre de la salle éclairait mal, la rampe de lumière fumait, les banquettes éventrées laissaient passer le foin, sur le rebord des balustrades s’épaississaient plusieurs couches de crasse, et, vers 1827, quand on conseilla des réparations aux directeurs, ils répondirent magnifiquement : « Ça dérouterait notre public ; il ne se retrouverait plus chez lui. » « Des auteurs ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandait dédaigneusement Bertrand. Et, avec son associé, il fouillait dans les anciens mélodrames pour les démarquer, dans les parades du théâtre de la foire, dans les farces italiennes, se contentant de changer les titres. A la fin cependant, ils s’offrirent le luxe d’avoir des auteurs : on imagine quelles indemnités ceux-ci recevaient.

Cependant les lettrés commençaient à connaître le chemin des Funambules, ils se demandaient : Avez-vous vu Baptiste ? — comme La Fontaine interrogeait : Avez-vous lu Baruch ? L’un d’eux, Charles Nodier peut-être, gourmandait les jansénistes en toilette qui, pour ne pas déshonorer leurs essences par l’odeur d’ail des titis, se privaient du plaisir de contempler Laurent aîné et Deburau : « Que de jouissances vous vous refusez ! Dix fois vous avez été entendre la Muette de Portici, et vous ne connaissez pas le Bœuf enragé ! Vous avez couru au Monstre, et vous n’avez pas été curieux devoir l’ingénieuse parade de l’Homme-légume !... » Le Bœuf enragé fut joué deux cents fois de suite.

Quatre ans après, Théophile Gautier, le parfait magicien ès lettres françaises, égrenait ses perles en l’honneur des Funambules... « Quelles pièces ! Mais aussi quel théâtre et quels spectacles ! Voilà un public !... Et non pas tous ces ennuyés en gants plus ou moins jaunes ; tous ces feuilletonistes usés, excédés, blasés ; toutes ces marquises de la rue du Helder, occupées seulement de leurs toilettes et de leurs bouquets ; un public en veste, en blouse, en chemise, sans chemise souvent, les bras nus, la casquette sur l’oreille, mais naïf comme un enfant à qui l’on conte Barbe-Bleue.., acceptant tout, à condition d’être amusé, un véritable public, comprenant la fantaisie avec une merveilleuse facilité, qui admettrait sans objections le Chat Botté, le Petit Chaperon Rouge de Ludwig Tieck, et les étincelantes parades du Vénitien Gozzi, où fourmille et grimace ce monde étrangement bariolé de la farce italienne, mêlée à ce que la féerie a de plus extravagant... »

Deburau mourut en 1846, âgé de 51 ans. Cet étonnant pantomime avait lui-même composé cette épitaphe qu’on aurait dû inscrire sur sa tombe :


Ci-git un comédien qui a tout dit sans jamais parler.


Après vingt ans de succès, et après fortune faite, Bertrand céda le théâtre, en 1845, à, son neveu, l’ineffable Billion qui, chose étrange, s’enrichit aux Funambules, puis au Cirque Impérial par son avarice, et se ruina à l’Ambigu par cette même ladrerie. Celle-ci, confinant parfois à l’indélicatesse, n’avait d’égale que la naïveté de Billion vis-à-vis des mystères de la langue française. Ainsi dans Pierrot valet de la mort, trois cercueils devaient descendre des frises, l’un contenant le cadavre d’un enfant, le second celui d’un médecin, le troisième Pierrot : Champfleury eut beau réclamer, tempêter. Billion remplaça les trois cercueils par un grand coffre. Dans une autre pantomime de Champfleury, les Trois filles à Cassandre, Pierrot tue un cerf, lui arrache son bois qu’il pose sur la tête de certain capitaine, son rival heureux. Mais Billion ne veut pas de cerf. Champfleury essaie en vain de trouver un autre dénouement, le directeur convoque son chef d’accessoires, le régisseur, le machiniste, ceux-ci proposent un lézard, une peau de singe, un ours, un âne. « Mais, rugit l’auteur, un lézard n’a pas de cornes. Puisque Pierrot met sur la tête du capitaine, qui se marie, un bois de cerf, ce n’est pas un lézard que nous pouvons dépouiller d’un bois de cerf... — Il y a longtemps qu’on ne s’est servi de l’âne, insinue quelqu’un. — Oui, oui, s’écrie le directeur enthousiasmé, je vous donne l’âne ! »

C’est Billion qui répondait à son chef machiniste, comme celui-ci demandait s’il fallait mettre un if à la porte du théâtre pour la fête de l’Empereur : « Mettez un nif, deux nifs, trois nifs s’il le faut ; mais que ce soit conséquent : l’Empereur en vaut bien la peine. » Il déclarait intalentier un médiocre acteur, et le taquinait sur les lenteurs que mettait sa femme à le rendre père. « Eh bien ! et Isménie ? Rien de nouveau ? — Non ! — Que voulez-vous, elle n’est pas faite pour l’infanterie. » Billion professait une sainte horreur pour les revues de fin d’année, à cause des frais. « Les revues, prétendait-il, ça pilule (pullule) partout. » Un soir, il dit à son régisseur : « Keller, je dors debout ; aussi, je vais me glisser dans mon porte-monnaie. — Eh bien ! murmura Deburau, on ne le reverra pas de sitôt. : » Voulant se donner de l’importance, il contait à son successeur Dantrevaux : « Je viens de chez mon ami le garde des Sceaux. — Il ne vous a pas gardé assez longtemps, « riposta son interlocuteur. — Ne sachant comment garnir le fond du théâtre par un effet de décor, il consulte Anicet Bourgeois. « Si nous mettions les neuf Muses, suggère celui-ci, cela ferait bien. — Oui, vous avez raison, acquiesce Billion ; mais nous en mettrons une douzaine, parce que neuf, ça ne garnirait pas assez. »

Et sa querelle avec Victor Cochinat, mulâtre très foncé, qui le criblait de brocards ; il n’était pas le seul. Voulant frapper un grand coup, Billion lui écrit : « Votre encre, aussi noire que votre peau, ne m’atteint pas de ses éclaboussures. Je me moque de vous et de vos facécies que je trouve très bêtes. Je puis être illettré, mais je ne suis pas un lâche, et je vous défends d’écrire mon nom dans votre sale petit journal. Ou sinon, je vous provoque en duel à n’importe quelle arme : épée, sabre, pistolet, et même à la lence. Je vous invite aussi à garder le silance sur cette provocation, que je désire ne pas ébruiter, et à laquelle vous répondrez, si vous n’avez pas peur de pâlir, malgré votre couleur, devant un homme véritable, c’est-à-dire blanc. » Cochinat répondit du tac au tac : « Mon cher directeur, le mot lance prend un a quand il n’y en a qu’une. Il prend un e quand il y en a six. Sur ce, vous seriez bien aimable de m’envoyer une loge pour voir votre féerie : Turlututu chapeau pointu ! Sinon, je publie votre lettre, et dame, alors, gare à vousl Ma main noire serre votre blanche patte. » Billion comprit qu’il n’aurait pas le dernier mot et envoya la loge.

Mme Saqui reçoit ses premières leçons d’un ancien étudiant devenu danseur de corde. Napoléon l’apprécie, lui confère le titre de première danseuse de France, l’appelle son enragée ; elle fait l’admiration des alliés en 1814, et obtient l’autorisation d’ouvrir boulevard du Temple un théâtre, à condition de n’offrir au public que des danses de corde et des pantomimes-arlequinades.

Jusqu’en 1824, le spectacle acrobate passe par des alternatives de prospérité et d’insuccès, puis sa directrice connaît toutes les ivresses du triomphe pendant six ans. Après la Révolution de 1830, elle veut avoir aussi ses trois glorieuses, s’insurge contre les statuts de son privilège, imagine de se rendre au faubourg Saint-Antoine à la sortie des ateliers, et d’inviter en masse les ouvriers : « Je vous offre une représentation gratuite ! — Vive madame Saqui ! » Le lendemain, les ouvriers envahissaient le boulevard du Temple, le gouvernement capitula et Mme Saqui put représenter des vaudevilles, des mélodrames, des petites pièces poissardes.

Franconi, ses fils, leurs successeurs ont, pendant un demi-siècle et plus, attiré le public amoureux de spectacles équestres, pantomimes, mimodrames historiques et féeries somptueuses. Leur théâtre donna aussi de véritables pièces sous la Restauration ; Frederick Lemaître fut engagé au Cirque-Olympique, ainsi que Bouffé. Et combien d’autres collaborateurs ! Le cerf Coco qui offrait des fleurs aux dames, sautait dans des cercles de feu par-dessus les chasseurs tirant des coups de fusil ; l’éléphant Baba débouchant une bouteille de Champagne, jouant aux boules et prenant un mouchoir dans la poche de son cornac ; l’éléphant Kiouny, plus célèbre encore, si célèbre que Mlle Mars battait en retraite, se déclarant incapable de lui disputer la faveur du public. Elle était à Dijon pour jouer le rôle de Suzanne dans le Mariage de Figaro. Mais voilà qu’elle apprend l’arrivée de Kiouny. « Il est inutile de continuer la répétition, dit-elle à Laferrière ; nous partirons demain, puisque M. Kiouny arrive aujourd’hui. » D’ailleurs, elle prit l’incident sur le ton de la plaisanterie, garda Laferrière à diner, pour qu’il ne se fit pas inviter à la table de M. Kiouny, le chargea de biscuits, de massepains, et rendit visite à l’illustre rival, qu’elle quitta sur ce compliment : « Eh bien, mon cher Kiouny, vous allez obtenir dans cette ville un grand succès, si j’en crois la sensation produite par votre arrivée, et, comme camarade, je vous félicite. C’est extrêmement flatteur pour vous, pour l’art dramatique, pour les habitans de Dijon. » Je tiens cependant de M. Henri Chabeuf, l’excellent historien de Dij6n, que Mlle Mars se décida à jouer, sinon devant les banquettes, du moins devant une salle peu garnie. Kiouny fît salle comble plusieurs jours de suite.

Il paraît que le directeur Allaux (Panorama dramatique) faisait parfois passer ses candidats acteurs à la toise, et proportionnait à leur taille l’importance des rôles : c’est ainsi du moins que Bouffé fut engagé. Allaux avait dans son cabinet un grand tableau peint en noir, divisé en sept colonnes d’inégale hauteur. ; Premiers rôles n° 1 ; Jeunes premiers n° 2 ; Amoureuses n° 3 ; Troisièmes rôles n° 4 ; Premiers comiques n° 5 ; Deuxièmes comiques n° 6 ; Bas comiques, Grimes n° 7. — A peine, conte Bouffé, étais-je sous cette nouvelle épée de Damoclès, que le directeur s’écria : « J’en étais sûr, vous êtes trop petit ! » Et comme Bouffé protestait timidement. « Je vous dis que vous êtes trop petit, s’écrie mon juge avec emportement ; je m’y connais aussi bien que vous, peut-être ? » Au moment où Bouffé, fort marri, se disposait à déguerpir, un gros homme à la face réjouie entra et, interpellant sans façon Allaux, dit : « Bonjour, comment vas-tu ? — Je souffre comme un démon, mais tu arrives à propos. Tiens, Solomé, regarde ce jeune homme, n’cst-il pas trop petit pour se présenter sur un théâtre ? — Dame, c’est selon l’emploi qu’il veut jouer. — Les comiques, mon cher... » Bref, Solomé fit répéter deux scènes à Bouffé, plaida sa cause, et obtint pour lui un engagement de 300 francs par an. Cela se passait en 1827.

Dans le genre directeurs, il y a les infiniment petits, et toute une gradation : petits, moyens, grands et très grands. Parmi les minuscules, figure une directrice de spectacles forains qui, pour éviter les frais d’une troupe, d’une salle, des droits d’auteurs, des costumes et décorations, avait obtenu le modeste privilège de montrer dans les villes et villages une lanterne magique, des transparens, un optique, ce qui remplaçait tant bien que mal le cinématographe il y a quatre-vingts ans. Ses affaires périclitaient, un escamoteur, un cirque imité de Franconi, attiraient les badauds ; son dîner, digne d’un anachorète, se ressentait de cette misère. Le célèbre Torticolis, un émule de Bobèche, soupant joyeusement à côté d’elle, l’interroge, lui offre une part du festin, car, dit-il, quand il y a pour six, il y a pour sept. Qui donc disait : Quand il n’y a rien pour cinq, il y a bien pour six ? Torticolis remarque la taille de l’infortunée directrice : « Vous êtes-vous montrée vous-même ? — Est-ce que je suis une curiosité ? — Vous pourriez l’être… Vous avez une fort belle prestance. Combien portez-vous de haut ? — Je n’ai jamais su au juste quelle était ma taille. — Levez-vous, s’il vous plaît. » Torticolis tire de sa poche un mètre, le déplie, mesure : « Bon ! 1m,75 ; nous y ajouterons 50 centimètres de chaussure, 50 centimètres de coiffure, cela nous fera 2m, 75 de hauteur… Avez-vous quelques talens de société ? — Je chante médiocrement, et je joue assez mal de la guitare… — J’en ai une, il n’y manque que trois cordes sur six, ce sera plus original. Paganini joue des concertos de violon sur une seule corde. Nous en ôterons deux. — Quant à la voix, je suis fort enrhumée. — Tant mieux ! Une femme colosse doit avoir un contralto. Voix rare, dans le genre de Mme Pasta et de Mme Stolz. Avez-vous une conversation facile et agréable ? Sauriez-vous emblêmer un auditoire d’imbéciles, en leur racontant des choses fabuleuses en termes incompréhensibles ? — Donnez-moi quelques leçons, j’essaierai. » Là-dessus on soupe gaiement, Torticolis apprend à sa nouvelle pensionnaire une foule de banques par lesquelles il amorçait les jobards. « Qu’est-ce que le monde ? C’est une foire perpétuelle, affirmait-il, les uns y font la parade, et les autres la regardent ; les uns paient et les autres se font payer. Voyez mon pitre ; il est alternativement, selon que j’en ai besoin, Iroquois, Osage, Albinos, homme incombustible et même orang-outang ou homme des bois. Ces dames sont tour à tour Vénus hottentotes ou Vierges du soleil. Elles dansent sur la corde, font des sauts périlleux, avalent des épées ; je les nourris de cailloux, ce qui ne les empêche pas de manger de la gibelotte.. » Elles jouent avec des serpens, dont nous faisons ensuite de très bonnes matelotes d’anguilles... J’annonce le monstre amphibie né des amours d’un lapin et d’une carpe, et quand on est entré pour le voir, je dis qu’il est absent, ayant été appelé par MM. les professeurs du Cabinet d’histoire naturelle, — mais que je puis faire voir le père et la mère, ce qui satisfait beaucoup de curieux... » La femme colosse improvisée eut un grand succès ; au bout de huit jours, ses dettes payées, elle toucha encore cent écus. Les directeurs lilliputiens sont parfois aussi amusans, et parfois ils montrent plus de bonhomie, de loyauté que les grands directeurs.

Certain Volange, directeur de troupe ambulante, fait penser h ceux du Roman Comique de Scarron, et du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Sous la Restauration, Flore, après un chagrin d’amour, rencontre notre homme au Café des Comédiens ; la conversation s’engage ; j’abrège : » Est-ce que vous n’êtes plus aux Variétés ?... Vous êtes bien mise, ma chère ; vous n’avez pas l’air d’une comédienne à pied. — Cependant, mon cher Volange, je cherche un engagement pour la province. — Ma chère amie, vous en trouverez difficilement un dans ce moment-ci. Les troupes sont faites, la quinzaine de Pâques étant passée. Les directeurs ont fait leurs engagemens ; mais comme je vous aime beaucoup, que vous êtes mon ancienne camarade, je puis vous en offrir un... — Vous, Volange ! Vous êtes donc directeur ? — Tout comme un autre : pourquoi pas ? — Et dans quelles villes allez-vous ? — Dans beaucoup de villes ; c’est plus agréable. Si l’on n’est pas bien dans une, si l’on n’y fait pas ses affaires, on va dans une autre. On ne dédaigne même pas les bourgs et les villages. — Vous êtes donc directeur d’une troupe ambulante ? — Tout ce qu’il y a de plus ambulante. Les voyages ont pour moi un charme inexprimable., On étudie les mœurs du pays que l’on parcourt, quand par hasard il y a des mœurs. On admire les beaux sites, la belle nature, quand la nature est belle. Quand elle est vilaine, on en est quitte pour ne pas l’admirer. » Là-dessus Volange entortille Flore, lui soutire un bon déjeuner, plus le paiement de son mémoire au Café des Comédiens, un punch à ses nouveaux camarades (elle crut voir entrer une troupe de masques) et, en guise d’engagement, il lui sert cette variante du billet de Ninon à La Châtre. « Je ne te mets pas aux appointemens (du vouvoiement il avait tôt passé au tutoiement) ; je t’élève, tout d’un coup, au rang de sociétaire, et je te donne part entière. Les frais prélevés, tu partageras. Tu vois que je suis bon enfant. Un autre directeur te prendrait à l’essai, simple pensionnaire. Va débuter à la Comédie-Française, on te fera attendre ta réception cinq ou six ans, si on te reçoit. Moi, je te reçois tout de suite. » Flore accepta cette chimère, son roman comique engloutit ses derniers écus, et la fameuse part entière ne rapporta pas un maravédis ; mais cette tournée fantaisiste avait dissipé sa tristesse : il n’est rien de tel que de voyager en pareil cas.

Voici Mandelart-Bobèche, directeur du théâtre des Éperlans à Rouen, ainsi nommé parce qu’il était surtout fréquenté par les matelots et marchands de poissons ; Bobèche, le dernier des Romains de la parade du boulevard du Temple, si cocasse avec ses bonimens, sa culotte jaune, sa veste rouge, sa perruque rousse à la Jocrisse et son chapeau gris à la Janot ; — Bobèche, successeur de ces fameux paradistes de l’ancien régime qui établissaient la ligne de démarcation entre les grands théâtres et les théâtres forains. A Rouen, il jouait les rôles de Brunet, de Potier dans les pièces du répertoire des Variétés, et plus d’un regrettait Bobèche donnant la réplique à Galimafré au théâtre des Pygmées. Flore lui procura une des grandes joies de sa vie en le menant diner chez Talma qui donnait alors une série de représentations à Rouen. Talma excellait dans la parade, et s’y divertissait entre intimes ; il s’était plus d’une fois arrêté pour voir jouer Bobèche, de même qu’il stationnait volontiers aux Champs-Elysées devant Polichinelle. « Que la comparaison ne vous fâche pas, dit-il à son hôte. Il y a des Polichinelles partout, dans le monde comme au théâtre, et vous êtes un Polichinelle comique, comme je suis un Polichinelle tragique. — Me fâcher, monsieur Talma, quand un grand artiste comme vous veut bien assimiler à lui un pauvre baladin comme moi ! » Comme on voit, Bobèche gardait le sens de la hiérarchie dans les talens ; il fut à la mode, on le fit travailler dans de grandes soirées ; ce qui n’est pas pour nous étonner, puisque jadis les gens du bel air se gaudissaient fort aux spectacles en plein air. Bobèche apprit à Talma qu’il y avait aussi des auteurs pour le genre parade ; il avait été peintre en miniature, cumulait, et offrit au tragédien de faire son portrait gratis. « Tous les peintres sont farceurs, remarquait-il, mais tous les farceurs ne sont pas peintres. »

Si j’en crois Hostein qui écrivait vers 1878, les directeurs des troupes nomades font de bonnes affaires ; moins d’aléa que dans les théâtres sédentaires, loyer nul ou presque nul ; puis ces troupes ne vont que là où il y a la foule, tandis que les sédentaires sont obligés de l’appeler. Elles donnent parfois quinze représentations par jour, leurs principaux acteurs reçoivent 200, 300, jusqu’à 350 francs par mois ; le directeur fournit les costumes, le blanc, le rouge, jusqu’aux cheveux de ces dames ; il a ses auteurs particuliers. Voici le revers de la médaille : travailler un mois pour rien (du moins il en était ainsi avant 1878), l’interdiction dans les grandes baraques de se montrer costumé chez le marchand de vins, très gênante, paraît-il, pour l’artiste qui n’a guère le temps de se vêtir en bourgeois. Il y a des directeurs plus ou moins tolérans, plus ou moins généreux : dans le camp des moins figure cette directrice qui, chargée de nourrir sou personnel, servait régulièrement la soupe aux choux sans le moindre atome de lard. Sur la plainte des artistes, elle les convoque, et sous leurs yeux dépose un énorme morceau de lard dans la marmite : oui, mais celle-ci servait aux tours de physique, elle avait un double fond qui recevait le lard destiné aux seuls directeurs.

Got fait une tournée en province, et n’y va pas de main morte sur le dos des directeurs qu’il rencontre : « C’est une telle race, les directeurs de province ! Et de si pitoyables carottiers !... D... pour me voler quinze francs, a ce soir déchire sans vergogne un acquit de facture, et a dû convenir du fait. »

Ce pauvre Daiglemont qui dirigea des petits théâtres à Paris et en province, afin de pouvoir se distribuer les beaux rôles qu’on s’entêtait à lui refuser ailleurs, se croyait le remplaçant de Talma et Lafont, bien qu’il louchât et bredouillât horriblement ; ni les sifflets, ni les ricanemens du public ne purent le détromper. Pour récompenser son régisseur, un pince-sans-rire qui le comparait à ses émules, il lui offrit de donner une représentation à son bénéfice ; et celui-ci accepta, à condition qu’il monterait le spectacle comme il l’entendrait, et ferait son affiche lui-même. Or sur l’affiche, on lisait en gros caractères : Avis important. M. Daiglemont a enfin consenti à ne pas jouer dans cette représentation. Le régisseur fit salle comble et Daiglemont fut exaspéré. Un soir, au théâtre Déjazet, voyant deux de ses amis qui riaient à gorge déployée au milieu d’une tirade pathétique, Daiglemont s’interrompt et s’exclame, montrant les rieurs au public : « Voilà pourtant des gens qui ont déjeuné chez moi la semaine dernière ! » Alphonse Daudet n’a-t-il pas pensé à ce comédien lorsqu’il créa le type de Delobelle ?

Brunet comédien déchaînait comme un ouragan le gros rire, les rires renversés jusqu’aux oreilles, et cachait sous le masque de la naïveté « certaine duplicité de finesse. » Brunet, directeur des Variétés, excellait à exploiter les auteurs miséreux, cet Aude et ce Dorvigny qui, en un seul jour, écrivaient une pièce sans ratures ; mais il fallait qu’ils fussent attablés devant un poulet et plusieurs bouteilles de vin (Bacchus dévorait tous leurs gains). L’ouvrage expédié était aussitôt apporté à Brunet, qui, magnifiquement, le payait deux louis, et souvent on le jouait plus de cent fois. Il faut avouer que la Société des Auteurs dramatiques a du bon, et que le baron Taylor fut un grand bienfaiteur de l’humanité littéraire. C’est Brunet qui servait cette réponse mémorable aux jeunes auteurs désireux d’obtenir une lecture : « Monsieur, nous ne représentons jamais la première pièce d’un auteur que lorsqu’il en a déjà eu deux de jouées. » Or ce requin d’auteurs se laissait outrageusement berner et mystifier par ses acteurs et ses amis. Par exemple, il aimait Pauline, très jolie actrice de son théâtre, et représentait l’amant utile, l’autre rôle étant fort bien tenu par un auteur à succès. Un jour, celui-ci vient au théâtre en loge avec une dame du grand monde ; l’actrice les aperçoit, s’évanouit en scène, puis, au milieu de ses spasmes nerveux, prononce sans cesse le nom adoré : « Eugène ! Eugène ! » Brunet, qui était présent, a une inspiration : « Vous voyez bien que vous l’étouffez en l’entourant ainsi ; allez donc lui chercher Eugène ! » Et comme personne ne bougeait, il partit à sa recherche ; mais Eugène (Scribe) s’était prudemment éclipsé. A quelque temps de là, Brunet s’apercevant que son infante s’est éprise de l’amoureux du théâtre, le beau Dartois, va trouver son heureux rival, et lui dit tout bas : « Ouvrez l’œil, Eugène, on nous trompe ! » Vengeance et philosophie résignée !

Le 20 mars 1815 on jouait aux Variétés : Je fais mes farces. Le bruit se répandit que Napoléon était arrivé aux Tuileries. Potier, qui était en scène, dit au directeur Brunet : « Il paraît que je ne suis plus le seul qui fait ses farces. » Le spectacle fut interrompu, et tout le monde courut aux Tuileries.

Un directeur sceptique affirmait : « J’aime mieux vingt ennemis acharnés que dix amis dévoués. » Derrière le convoi d’un homme de théâtre fort sympathique, un mauvais plaisant dit à ce directeur un mot brutal : « Vous n’aurez pas autant de monde que lui à votre enterrement. » Et lui de répliquer : « J’en aurai davantage, parce que mes ennemis voudront s’assurer eux-mêmes de ma mort. » Or, plus de cinq cents personnes l’accompagnèrent au Père-Lachaise, et il mourait pauvre, failli, terrassé par le destin. Tant il est vrai que le Parisien habite les dehors de son âme, vaut mieux que ses paroles et ses attitudes. Tout de même, avec les sottises, les excès de zèle, les indiscrétions et les tartuferies des amis de théâtre, il y aurait de quoi illustrer les axiomes d’un La Rochefoucauld, refaire Nos Intimes de Victorien Sardou et remplir des volumes. Hostein, directeur du Châtelet, usa d’un procédé infaillible pour se débarrasser des amis importuns : leur emprunter de l’argent. La plupart s’enfuyaient à tire-d’aile, ceux qui s’exécutèrent crurent leurs droits décuplés en raison même du service rendu, et ils agirent en conséquence ; du moins n’étaient-ils pas nombreux. Moralité : Un directeur devrait n’avoir ni amis, ni maîtresses, ne pas dîner en ville, vivre uniquement pour son théâtre comme certains religieux hindous s’absorbent dans la contemplation de leur nombril : c’est à peine si le gant de velours avec la main de fer suffit. Il faut toujours être sur le qui-vive, veiller au grain de tous côtés, naviguer entre les abus consacrés et les prétentions nouvelles, juger les hommes et les œuvres, les acheter ce qu’ils valent et, au besoin, comme dit l’autre, les revendre ce qu’ils s’estiment, mêler agréablement l’humour, l’autorité, l’apparence de libéralisme, à l’instar de Catherine II qui, au milieu des ébats de ses intimes, des galéjades dont elle prenait sa large part, disait subitement, quand elle voulait y mettre un terme : « Silence, j’entends venir l’Impératrice ! »

Rappelons quelques exemples d’ironie pratique. Brunet, directeur des Variétés, rendait souvent visite à une pâtissière du passage des Panoramas ; celle-ci finit par solliciter une loge de faveur de cet excellent client, qui l’accorda sans mot dire. Mais, le lendemain, Brunet adressait à la marchande un garçon du théâtre porteur d’un panier et d’un billet ainsi conçu : « Chère madame, voulez-vous être assez aimable pour m’accorder une cinquantaine de petits gâteaux de faveur ? Recevez à l’avance mes remerciemens, et agréez... Brunet.» La dame s’exécuta et se le tint pour dit.

Delestre-Poirson, d’abord bureaucrate, puis vaudevilliste, enfin très habile administrateur du Gymnase, engagea une lutte épique avec la Société des auteurs dramatiques, qu’il voulut empêcher d’utiliser leurs billets de théâtre, malgré la stipulation formelle de tous les traités. La Société riposta par la mise en interdit des théâtres dont les directeurs étaient entrés dans le complot ; le serment d’excommunication fut rigoureusement observé, et il ne s’agissait de rien moins que de ne donner aucun ouvrage, de ne laisser jouer aucune pièce du répertoire. Poirson fit appel à tous les écrivains « non soumis à la coalition ; » mais les acteurs, réduits à l’oisiveté, tempêtaient, menaçant d’aller en province ; les directeurs cédèrent ; seul, Poirson préféra se retirer, et abandonner le Gymnase à Montigny, (juin 1844). Rachel débuta chez Poirson aux appointemens de 3 000 francs la première année, 4 000 pour la seconde, 5 000 pour la troisième, avec 80 000 francs de dédit et un mois de congé par an. Cet homme terrible se montra d’ailleurs un étonnant directeur, et nul mieux que lui ne sut former ses artistes, juger un ouvrage, organiser la cabale d’un parterre, se faire obéir de ses Romains au point de déshabituer le public d’applaudir. Rochefort père affirme qu’on entrait au Gymnase mauvais acteur, et qu’on en sortait bon comédien. Despote vis-à-vis de ses acteurs, ombrageux, bourru, Poirson exagéra les habitudes de Fontenelle et de ces diplomates qui n’ont jamais ri ; lui ne souriait presque jamais derrière ses grosses lunettes, car, pensait-il, « le sourire d’un directeur est une concession qui lui coûte toujours quelque chose. » Bref, aux petits soins pour déplaire, excepté lorsqu’il croyait devoir emmieller ses formes, et engluer son interlocuteur. Voici un aperçu de sa manière de récompenser. Il mande un jeune acteur, Bernard-Léon, alors appointé à 1 800 francs ; celui-ci arrive tout tremblant : « Monsieur, dit Poirson sans autre préambule, il reste deux ans à courir jusqu’à l’expiration de votre engagement. Nous le prolongeons de quatre années. Vous aurez 6 000 francs et 5 francs de feux. Acceptez-vous ? — Si j’accepte ! Mais, monsieur, comment vous dire, vous exprimer ?... — C’est bon. L’engagement est prêt ; le voilà ! lisez et signez. » Éperdu de joie, Bernard-Léon fait semblant de parcourir la feuille et signe, « Avez-vous bien examiné ? reprend Poirson. Non. Eh bien ! vos 6 000 francs et vos feux courent à partir d’aujourd’hui. Pas de remerciemens... Exact, consciencieux, ayant du talent, vous méritiez des émolumens meilleurs. Vous les avez. Adieu. » Là-dessus Poirson se lève, serre la main de son pensionnaire et le pousse dehors. Il laissa 200 000 livres de rentes, et lui-même imprima dans un journal qu’il vivait isolé, sans un ami. On est heureux de constater parfois que l’argent ne procure pas tout.

Quant à Guilbert Pixerécourt, surnommé le Corneille du boulevard du Crime, il gagna, paraît-il, 30 000 livres de rente avec ses mélodrames, et fit aussi de bonnes affaires comme directeur de la Gaîté pendant douze ans. En cette qualité, il avait deux visages, affirme Rochefort. « Quand il venait le matin à ses répétitions, c’était un tigre de sévérité ; ses acteurs tremblaient comme les noirs devant le fouet du commandeur ; il ne pardonnait pas la plus légère négligence... et, quand un acteur s’était distingué dans un rôle, il n’était pas homme à lui en faire son compliment, mais il lui reprochait toujours de n’avoir pas été assez bon, assez complet. Ce système avait pour but d’empêcher le comédien de demander de l’augmentation ; il est encore en usage aujourd’hui. En dehors de ses fonctions directoriales, Pixerécourt, dans le monde comme avec ses amis, était aimable, poli et très cordial. Il était fort instruit ; sa bibliothèque contenait les ouvrages les plus rares : le ministre Corbière, bibliophile passionné, voulut lui en acheter quelques-uns ; il les lui offrit gracieusement. Cette attention délicate valut plus tard à Pixerécourt la direction de l’Opéra-Comique. « Quelqu’un lui faisant remarquer le style pitoyable de ses mélodrames, il répondit : « Vous avez raison, mais il y a une langue que le peuple ne comprend pas ; songez que je n’écris que pour les gens qui ne savent pas lire. »

Voici Hostein, qui dirigea l’Historique, la Gaîté, le Cirque Impérial, le Châtelet, la Renaissance, homme du monde, plein d’esprit, aussi habile que Mercadet quand il s’agissait d’apaiser un créancier, excellent professeur de déclamation, réputé pour son art de la mise en scène, vivant en grand seigneur, ce qui, pendant vingt-cinq ans, lui permit d’éblouir ses prêteurs et de conjurer la faillite ; plein d’égards pour la presse, payant ponctuellement ses acteurs et ses employés, charmant avec les petits, promettant toujours et se déchargeant des refus pénibles sur soi régisseur Charles Cabot, qui servait de tête de Turc ou d’intermédiaire selon les circonstances, et endossait la responsabilité morale des mesures rigoureuses. Charles Cabot professait pour Hostein une admiration sans bornes, le révérant, j’imagine, un peu plus que Dieu, un peu moins que le diable. Qui peut dire combien de fois il l’a tiré de guêpiers dangereux, dénichant le bailleur de fonds providentiel, obtenant des concordats amiables, des sursis inespérés ? Un jour Hostein, directeur du Chatelet, était à bout de ressources ; son navire faisait eau de tous côtés, il lui fallait sans retard 40 000 francs pour le renflouer, pour faire patienter le peintre décorateur, les marchands d’étoffes, le machiniste, et achever la mise en scène d’une féerie. Charles Cabot propose à Hostein d’aller trouver l’auteur de la féerie, un thésauriseur qui, semblable à la fourmi de La Fontaine, n’aimait pas prêter. Hostein hausse les épaules. Cabot insiste, obtient carte blanche ; l’auteur, au premier mot, bondit : « Moi, prêter de l’argent à un directeur ! J’aurais l’air de payer pour être joué ! — Mais, dit Cabot, ce ne serait pas à lui que vous prêteriez. — A qui donc ? — A moi. Vous pensez bien que je tente cette démarche à l’insu de M. Hostein. — Ah ! il ignore ! — Certainement... Mais je l’ai vu si désolé d’être obligé de reculer votre ouvrage ; et il a raison, car ce sera un grand succès... — C’est mon avis. — Que je lui ai dit connaître quelqu’un qui, peut-être, consentirait à avancer la somme, — mais pas à lui, à moi, — et à la condition qu’elle serait remboursée à raison de 500 francs par soirée pendant cent représentations. — Cinq cents francs par soirée pendant cent jours, mais cela fait 50 000 francs et non 40 000. — Oui, mais je compte 10 000 francs pour les intérêts ; l’argent se paie cher au théâtre. » Bref l’auteur prêta, et comme l’ouvrage fît des recettes superbes, il réalisa 100 000 francs de droits, plus les 10 000 d’intérêts ; pour témoigner sa satisfaction au régisseur, il lui offrit le 1er janvier une épingle de cravate de 30 francs.

La troupe d’Hostein, directeur de la Gaîté, en 1855 : Paulin Ménier, Bignon, E. Pierron, Clément-Just, Aubrée, Perrin. Emmanuel, Lassouche, Alexandre, Delaistre, Surville, E. Pépin, Frédéric Febvre, Francisque Jeune, Jullian, Lequien, Josse, Mmes Naptal Arnault, Lagier, Léontine, Augusta, Jouault, Delaistre, Lagrange. Et ces noms seuls prouvent que l’adage d’un critique : « Les talens s’en vont plus vite qu’ils ne viennent, » comporte bien des réserves.

Les principaux acteurs du Cirque Impérial sous la direction Hostein : Henri Luguet, Jenneval, Paul Deshayes, Maurice Coste, Colbrun, Boutin, Lebel et Williams, les frères Lyonnet du boulevard, Vollet, Clarisse Miroy, Adèle Page, Mariquita. — Henri Luguet et Maurice Coste furent à leur tour piqués de la tarentule directoriale ; directeur du Théâtre-Français à Bordeaux, Luguet donnait à ses artistes une part dans les bénéfices. Quant à Jenneval, il était incommensurablement vaniteux, tandis que Boutin se montrait éperdument modeste, ce qui semble presque invraisemblable chez un comédien. Ne lisant jamais les journaux qui le célébraient, stupéfait quand son directeur l’augmentait, craignant toujours qu’on ne le congédiât, il répondait, tout confus, aux remerciemens des auteurs : « J’ai fait de mon mieux. Si j’ai réussi, c’est que le rôle était bon. Avec un bon rôle, tout le monde fait de l’effet. »

Mourier, directeur des Folies-Dramatiques, un grand homme en son genre, un napoléonide théâtral, type de bourru, peu aimable, égoïste, despote, prompt aux boutades misanthropiques, avec des mouvemens de générosité aussi rares qu’imprévus et partant on ne sait d’où ; estimé, redouté de son personnel, amassant des millions avec un petit théâtre peu confortable, où, malgré la modicité des prix, il réalisait deux mille francs de recette ; travailleur infatigable, persévérant, avisé, voyant pousser l’herbe à quinze pas devant lui, et, par un instinct quasi génial, flairant les pistes du succès. Des trois S, — savoir, savoir vivre, savoir faire, — il possède surtout le dernier, qui lui suffit amplement. Potentat des Folies-Dramatiques de 1832 à 1839, il met lui-même ses spectacles en scène, lit les manuscrits, tient sa caisse et sa comptabilité ; excellent professeur, il forme ses acteurs, compose une troupe admirablement homogène, et, dans l’ordre de son métier, trouve du temps pour tout. :

Parfois d’ailleurs il engage des artistes, Odry, Frederick Lemaître pour une seule pièce ; Frederick Lemaître créa, chez lui, le rôle de Robert Macaire en 1834. On se souvient encore de ce mélo qui obtint, grâce à Frederick, un éclatant succès ; mais que d’ouvrages, oubliés aujourd’hui, tombés dans l’os- suaire théâtral, et qui triomphèrent bruyamment sous le règne du père Mourier : la Cocarde tricolore, la Fille de l’Air, la Fille du Feu, la Gamine de Paris, la Pompadour des Porcherons, les Dévorans, la Belle Bourbonnaise, la Bouquetière des Champs-Elysées, etc. !

Parmi ses élèves les meilleurs, il faut citer Barré, Christian, Boisselot, Lassagne, Heuzey, Calvin, Blondelet, Nathalie, Judith, Jane Essler, Pauline Jarry, qui épousa Guyon. Il y a aussi celle que Banville nomma Séraphine, dans une chronique étincelante de verve fantaisiste : « Monsieur, me disait M. Mourier, il m’est impossible de les garder ici plus de deux ans, et encore elles s’en vont perdues, flétries, plus gâtées qu’un fruit où s’est mis le ver. Tout cela est la faute de mon premier rôle, Séraphine, une créature auprès de laquelle la Bête écarlate est une colombe, et qui trouverait le moyen de souiller la neige de l’Himalaya et les étoiles. Elle aurait étonné Tibère à Caprée et fait baisser les yeux au marquis de Sade... Au bout de deux ans, régulièrement, elle a inculqué aux femmes de ma troupe des idées si perverses, que je suis forcé de les prendre toutes en bloc et de les fourrer à la porte. — A la bonne heure, fis-je. Mais elle, Séraphine ? — Ah ! dit M. Mourier, celle-là je la garde, parce qu’elle a du talent. »

Les principes, habitudes, moyens, erremens de Mourier pouvaient paraître bizarres ; il n’en démordait guère, et s’en trouva bien. D’abord ne jamais payer un acteur plus de quatre mille francs par an, verser pour les droits d’auteurs une somme fixe, quelle que fût la recette de la soirée : trois actes trente francs, deux actes vingt-quatre francs, un acte douze francs cinquante ; mais, quand une pièce avait réussi, il ajoutait une prime. Pas de ces grands comédiens qui en jouant semblent nous faire une grâce, mais des acteurs jeunes, ardens, épris de leur art ; pas de beaux décors faisant illusion, pas de salle blanche, pourprée et éclatante d’or ; pas de réclames ou le moins possible d’articles dans la presse ; ne pas garder longtemps une pièce sur l’affiche, l’arrêter même en plein succès, tenir son public perpétuellement en haleine, ignorer les nécessités d’espace et d’air respirable, de telle sorte que certains soirs les spectateurs se trouvaient empilés comme des harengs dans leur tonneau, les têtes serrées et pressées comme les épis d’un champ. « Pour obtenir ce résultat, on pouvait s’en rapporter à M. Mourier ; autant de mortels qui se présentaient au contrôle, autant il en entassait dans sa complaisante salle, ayant pour principe que la chair humaine est élastique. »

Le premier de l’an, vers dix heures du soir, il allait de logo en loge, serrant la main à ses artistes, et leur disait en partant : « Cette année, je vous augmente de tant. » Parfois aussi, il n’augmentait pas ou même diminuait et congédiait. Et sa façon de recevoir ! II continuait d’écrire ou de lire des lettres, répondant par monosyllabes : « Oui ! Non ! Bien ! Impossible ! Revenez ! On verra ! Bonsoir ! » On n’attendait pas, mais on était expédié en deux temps quatre mouvemens : « Que voulez-vous, monsieur ? — Vous présenter une pièce... — Quel genre ? — Vaudeville. — Combien d’actes ? — Trois. — Laissez ça là. — Mais, puis-je espérer ? — Si c’est bon, oui... on vous écrira. Bonjour, monsieur. » Et il fallait, quoi qu’on en eût, tourner les talons. La pièce déplaisait-elle, il la rendait avec ces, seuls mots : « Ça Ne fait pas mon affaire. » Plaisait-elle, il disait, toujours d’un air grognon : « Ça me va ! Je reçois votre pièce. » L’auteur voulait-il savoir quand on la jouerait, Mourier le congédiait ainsi : « A son tour. On vous écrira. Bonsoir ! »

Cet homme bizarre aimait les surprises, il lui arriva de déchirer un engagement de 1 800 francs devant Guyon, qui avait débuté la veille, et de lui signer un autre traité à 2 400 ; en revanche, il refusait d’engager un comique de Bobino, et lui infligeait férocement la mission d’avertir un camarade qu’il le prendrait volontiers. Il ne voulait pas remporter de trop grands succès, afin de ne point compromettre l’avenir ; et l’on cite de lui cet axiome paradoxal : « Si un acteur faisait recette chez moi, je le flanquerais immédiatement à la porte. »

Parfois cependant Mourier trouvait son maître. Comme il voulait imposer une intonation à Heuzey, cet acteur, doué d’une force herculéenne, lo prit par les épaules et, le tenant suspendu au-dessus de l’orchestre des musiciens, vociféra : « Je dirai la phrase comme je voudrai, ou je vous lâche ! »

Les causeurs du foyer aux Folies-Dramatiquea : d’Ennery, les Cogniard, Théaulon, Dartois, Carmouche, Laporte, Ancelot, Desvergers, Varin, Paul de Koçk que Grégoire XVI appelait Paolo di Coco, Bîum, Anicet Bourgeois, Loçkroy, Grange, Lambert Thiboust, ClairviUe, Albert Monnier, Raymond Deslandes,

« Un jour, dit Banville, M. Mourier eut un vrai chagrin. Sa vieille salle était devenue si poudreuse, si noire, si sale, qu’elle devait être renouvelée dans l’intérêt de la santé publique : le bon sens exigeait ce bain de Jouvence, ce qui n’eût été rien ; mais la chose grave, c’est que l’autorité le voulait aussi. Que devenir ? Notre directeur était aux abois. Cette crasse, cette tramée noire, ces taches d’huile, c’était son fétiche, son palladium, sa fortune : il y tenait, comme Tortoni tenait à ses vilains guéridons empire ; il savait que si vous dérangez quelque chose dans une maison, vous faites fuir les rats et les araignées... et le public. Après avoir bien réfléchi et mis sa tête dans ses mains, voici à quel parti il s’arrêta. Il chargea un peintre, le plus mauvais qu’il put trouver, de copier servilement l’ancien décor terne, sale, usé, désolé, flétri, et de s’y prendre de telle façon que la copie ne parût guère plus propre que l’original. Barbouillées dans l’atelier, les toiles furent apportées et, pendant la nuit, substituées aux anciennes. Le public ne s’aperçut de rien ; la salle neuve était aussi laide que la vieille, et ne pouvait déranger aucune habitude prise : M. Mourier avait, une fois de plus, triomphé de la chance. »

Mourier détestait les joueurs, les buveurs d’absinthe, se méfiait de tout et de tous, en particulier de l’amour et de l’amitié. Et toutefois, sur le tard, il se maria et prit un ami qui le trompa ; la jeune veuve hérita de l’immense fortune de son vieux mari, et ne se montra point inconsolable. Le docteur Troncin-Dumersan, ayant épousé la veuve et les millions, s’empressa de dévorer ceux-ci dans la direction des Bouffes-Parisiens compliquée d’une entreprise de vidange, et d’aventure en aventure, de cascade en cascade, finit par échouer assez lamentablement sur les bancs de la police correctionnelle.

Vers 1858, Bartholy prit la direction du théâtre Beaumarchais ; en même temps, il jouait au naturel, sans se maquiller, avec sa tête, Roquelaure ou l’homme le plus laid de France ; c’était son rôle de bœuf, et il le joua, pendant vingt ans, sur toutes les scènes qu’il dirigea. Et quel type original ! II ne pouvait se résigner à payer régulièrement ses artistes, leur versait des acomptes de cent sous, quarante sous quelquefois, et gémissant : « Il ne me reste plus de quoi dîner ce soir, » recourait pour leur faire prendre patience à des supercheries dignes de Scapin. Un jour, par exemple, il avait invité à déjeuner Oswald et Lemonnier pour la lecture d’une pièce ; quand ils se présentèrent, le concierge leur répondit : « M. le Directeur vous attend chez le marchand de vin d’en face. » Ils entrent dans la boutique, trouvent Bartholy au milieu d’une vingtaine d’acteurs, auxquels il distribuait péniblement des pièces de quarante sous, de vingt sous. Aux mécontens et récalcitrans, Bartholy montra une table où il y avait trois couverts, du pain, un litre de vin, un morceau de fromage de brie, et, nommant les nouveaux venus : « Tenez, mes enfans, voilà des auteurs qui viennent me lire la revue qui doit me relever ; voyez quel triste repas je suis obligé de leur offrir. » Les acteurs ayant décampé, Oswald et son ami firent mine de s’asseoir devant ce brouet noir ; mais alors Bartholy : « Etes-vous fous ? Vous avez pris ça au sérieux ! Mais c’est pour que mes acteurs ne disent pas que je jette l’argent par les fenêtres quand je leur en dois. » Et il offrit aux deux auteurs un festin somptueux.

Il tenait lui-même son contrôle, entassant pêle-mêle or, argent, gros sous dans une cassette. Comme le contrôleur des pauvres lui reprochait de dissimuler le chiffre réel de la recette, Bartholy fait semblant de se mettre en colère, jette à terre la cassette, ramasse les pièces d’or, et se retirant avec majesté ; « Au fait, puisque vous doutez de ma bonne foi, comptez vous-même. » Le contrôleur compta et trouva 37 fr. 60. « Cet homme si avisé gagna beaucoup d’argent au théâtre Beaumarchais, et le perdit en s’établissant fabricant d’eau de Seltz. Comment finissent les anciens directeurs de théâtres ? Ce serait l’objet d’une curieuse recherche. Mais il y a plus de pourquoi que de parce que.

Encore deux traits de Bartholy. Ayant acheté par hasard un lot de noir et de bleu, il força son peintre de décors à n’employer que ces couleurs pendant trois mois. « Quand un peintre a du talent, affirmait Bartholy, il n’a pas besoin de trente-six couleurs pour brosser de beaux décors. » Montant une revue, il traita avec un fournisseur qui faisait des costumes en papier ; le soir de la première, le costume de la commère ne manqua pas de se déchirer, et le public put contempler certains attraits ; mais le commissaire de police, qui était dans la salle, déclara procès-verbal, et le ladre vert dut payer une amende.

Une direction fantaisiste, et même héroïco-fantastique, fut celle d’Auguste Lireux à l’Odéon : elle dura quatre ans, dans des conditions de détresse financière qui donnent une haute idée de ce Normand spirituel, audacieux et, par certains côtés, émule de don Quichotte, plus encore du désintéressement de ses acteurs et fournisseurs de pièces. Il avait tout d’abord composé une troupe excellente : Maubant, Bocage, Gil Perez, Monrose, Bignon, Mlle Georges, Mme Dorval, Mme Araldi... et, chose étrange, ceux-ci avaient confiance en leur chef. Plus la caisse sonnait creux, plus leur zèle et leur talent semblaient s’accroître. Pour une pièce d’Hippolyte Lucas, le Maréchal de Montluc, jouée en 1842, un tapissier ne consentit à louer des meubles que sous la caution de Mary Lafon ; la reine seule avait des robes ; mais, sans les magasins de location, l’ingénue ainsi que la folle auraient paru en chemise sur la scène, et le maréchal de Montluc n’eût pas porté de gants si, séduit par sa bonne mine, le municipal de service ne lui avait prêté les siens.

Lireux savait établir une communion sympathique entre la jeunesse du quartier Latin et lui ; elle s’habitua insensiblement à aller à l’Odéon, a sinon pour voir la pièce, du moins pour entendre Lireux, qui est toujours amusant. » Doué d’une faconde intarissable, originale, il haranguait avec humour les étudians, qui lui savaient gré de leur épargner des frais de pommes cuites et d’œufs durs le soir de la représentation, de pâtes pectorales le lendemain ; en revanche, ils respectèrent scrupuleusement son mobilier, les costumes de ses artistes, et lui prodiguèrent des ovations de rires et de bravos.

C’est Lireux qui répondait à un jeune auteur, comme celui-ci se plaignait qu’on eût oublié d’indiquer sur l’affiche que sa comédie était en vers : « Monsieur, l’oubli est volontaire : j’ai pensé qu’on s’en apercevrait trop vite, mais que, peut-être aussi, on ne s’en apercevrait pas, ce qui serait tout profit. »

Un geste de Lireux. La première de Jeanne de Naples se traînait péniblement, et Lireux en était à son quatrième discours ; prévoyant pour le dernier acte Un orage que son éloquence elle-même ne pourrait conjurer, il eut une inspiration. Au moment où l’infortunée reine allait exhaler sa douleur dans un monologue de deux cents alexandrins, un soldat gigantesque se précipita sur elle et l’emporta de vive force dans les coulisses. Un tonnerre d’applaudissemens salua ce dénouement, et comme Roger de Beauvoir, le lendemain, s’étonnait de cette fin qui contrastait si heureusement avec le fatras des actes précédens, Lireux, éclatant de rire, expliqua son truc : le tumulte était infaillible, le gaz restant ouvert après minuit, il eût fallu payer une surtaxe, Lireux avait fait enlever la reine par le plus robuste des sapeurs de garde.

« Culte absolu de la poésie, pas ou peu de subvention, et recettes chimériques, tel fut, dit Banville, le bilan de cette exploitation qui a laissé de très beaux souvenirs ; car, contrairement à ce que croient les directeurs, il suffit de fourrer bi main au hasard dans un tas de manuscrits pour en tirer des œuvres et même des chefs-d’œuvre. A ce théâtre enfiévré, non seulement on accueillait les rimeurs et leurs manuscrits, mais, ayant ouvert les écluses romantiques, on jouait Euripide, Calderon, Shakspeare, Sophocle avec les chœurs, l’autel de Dionysos, et un enfant vraiment nu guidant les pas du devin Tirésias. Enfin on avait le diable dans le ventre... Ainsi on faisait de l’art et quelquefois du meilleur, mais, quant à l’argent monnayé, il n’en fallait pas caresser le rêve... Si bien qu’un jour, au milieu de la répétition, la portière, appuyée sur son balai comme sur un sceptre, ayant apporté une lettre non affranchie, nul des assistans ne put en acquitter le port, et que la portière, inexorable comme l’avare Achéron, remporta la lettre. Un vieil acteur, célèbre par ses farces épiques, venait répéter avec une longue canardière dont il fourrait le canon dans les yeux et dans la poitrine de ses interlocuteurs, prétendant qu’il devait, pour nourrir ses petits et sa femelle, aller tuer des oiseaux dans la plaine Saint-Denis, Au moyen de cette bizarre fiction, il espérait se faire attribuer un acompte ; mais comment l’aurait-on tiré d’une caisse où Arachné filait librement sa toile, comme au fond de la pensée obscure du roi Zeus ?... »

Les directeurs actuels de théâtres, qui paient à nos étoiles, même à des trois quarts d’étoile, des appointemens de ministres, regretteront sans doute cet âge d’or où Mourier ne donnait pas plus de quatre mille francs à ses artistes, où Lireux, promettant davantage et tenant moins, suscitait l’enthousiasme de sa troupe et ignorait la grève dramatique.

Le docteur Véron eut la chance de ses dons, de ses défauts, de son scepticisme : pour collaborateurs le public, des hommes tels que Meyerbeer, Rossini, Auber, Halévy, Scribe, des artistes qui s’appelaient Levasseur, Sontag, Pasta, Falcon, Damoreau, Nourrit, Taglioni, Elssler, Pauline Duvernay. La pâte pectorale Regnault, quatre ans de direction à l’Opéra (1831-1835), Robert le Diable, lui donnèrent des millions ; la Revue de Paris, le Constitutionnel, entretinrent son crédit ; ses dîners, longtemps quotidiens, lui constituèrent une cour de flatteurs, de parasites distingués en faveur desquels il aimait à faire montre de son influence. Ceux-ci ont effrontément comparé ses amusans Mémoires à ceux de Saint-Simon : un Saint-Simon bourgeois et très bourgeois en tout cas. « Je suis trop l’ami de Véron, disait Sainte-Beuve, pour pouvoir faire un article sur ses Mémoires. » Singulière preuve d’amitié ! Ces Mémoires ne sont pas écrits à la diable pour l’immortalité, et Véron lui-même les intitula Mémoires d’un bourgeois de Paris. Il est certain d’ailleurs qu’il représentait l’opinion moyenne de son temps, qu’il devina la puissance de la presse périodique et posséda l’art de tirer parti des hommes et des choses. Sa science du décor, de la mise en scène, la splendeur des ballets qu’il monta, lui concilièrent les suffrages de la bourgeoisie riche qui allait à l’Opéra par ton et par genre. Il passait pour avoir lancé cette maxime : « Plus un ballet est bête, plus il a de succès. » Peu lui importait de parler beaucoup à l’esprit, à l’intelligence : ce qu’il voulait, c’était « une musique variée et saisissante... des surprises, des changemens à vue, une action simple, facile à comprendre, où la danse fût le développement naturel des situations,... une artiste jeune et belle, dansant mieux et autrement que celles qui l’ont précédée... » Il raconte qu’il alla chercher Fanny Elssler à Londres, et lui fit un pont d’or de quarante mille francs ; en réalité, c’était 8 000 francs par an et 125 francs de feux par soirée. Véron excella toujours dans l’art de jeter de la poudre aux yeux ; il avait le goût de la clientèle, du Mécénat, donna un jour dix mille francs à la Société des Gens de Lettres, et il espérait bien en tirer cent mille francs de gloire ou de gloriole..

« Le grand Véron, dit Henri Heine, eut cette idée de génie de satisfaire chez les gens le goût du spectacle pour les yeux à un tel degré que la musique n’arrivât plus à les incommoder, et que l’Opéra leur offrit le même plaisir que Franconi. Le grand Véron et le grand public se comprirent : celui-là sut rendre la musique inoffensive et, sous le titre d’opéras, ne donna que des pièces à grand spectacle ; celui-ci, je veux dire le public, put avec ses filles et ses épouses se rendre à l’Opéra, comme il convient aux classes cultivées, sans mourir d’ennui. »

Il faudrait adoucir le portrait de Philarète Chasles, eau-forte à la Goya ; l’auteur scalpe sans pitié le docteur, mais il manquait peut-être d’autorité morale pour faire une telle exécution. Il le déclare tout d’abord écrouelleux, rééditant une plaisanterie férocement calomniatrice de Roger de Beauvoir, et puis, « avenant, prévenant, souriant, bas et plat quand il le fallait ; la tête renversée, les joues gonflées, la face arrogante dès qu’il n’y avait rien à gagner ou à craindre, Scapin, Frontin et Turcaret, en y joignant le glouton, le spéculateur et le faux marquis ; Mercadet et Tuffîères... Il n’était pas méchant, pervers, ni sans intelligence : il était sans principes. Il était sensuel, égoïste, doué d’un flair que je n’ai vu qu’à lui... Il savait toujours ce qui occupait les hommes et les intéressait... Il devina que la littérature allait devenir industrielle... Avant Girardin, Véron avait compris que la société se défaisait, se décousait, s’en allait en charpie, et que bientôt une nouvelle révolution succéderait à 1789. La littérature se tournait en boutique, le divin en matière brute, l’art de Voltaire en gros écus... Le premier alors, Véron le docteur est devenu le courtier de commerce de cette maladie, le maquignon des plaisirs bruts se mêlant à ceux de l’esprit, le Mercure d’un matérialisme intellectuel ; le premier il usa de la pensée comme d’un agio... Ni écrivain, ni homme de génie, ni de talent, ni de salon... sale dans ses mœurs, jouant le vicomte, puis le bourgeois ; usant de finesses qui frisaient l’escroquerie, mais n’y tombant pas, ce gros Véron, retors comme un avoué ou comme trois avoués, d’ailleurs aimant les filles, les tableaux, les gens de lettres, a joué un rôle de fermier général. Il comprenait l’importance des gens de lettres, il les courtisait. Lui-même il l’était devenu un peu... » Il va de soi que cette peste de Vielcastel renchérit encore sur Chasles. Ainsi, écrivant que tous les ministres ont diné le 20 juin 1851 chez Véron, il note que celui-ci aurait dit à ses matassins (ses familiers) : « C’est une obligation pour moi de les recevoir, mais ils sont ennuyeux. » Vient ensuite un éreintement di primo cartello : a Véron, c’est le siècle présent : cynique, scrofuleux et sans vergogne, bouffi et important. Véron communique ses écrouelles à tout le monde... Il a le génie et l’audace de sa position,... ne croit à rien, pas même à lui, et c’est peut-être le secret de sa force ; il affecte la vulgarité de l’homme supérieur qui érige ses fantaisies en lois. » Tout de même, comme Vielcastel dînait chez Véron, son estomac satisfait lui inspire, après huit ou dix pages satiriques, cette phrase reconnaissante : « En dernière analyse, Veron est un homme utile, malgré ses ridicules ; c’est un homme d’esprit malgré ses amis ; un rusé compère, malgré Sophie, et un radeau que les révolutions auront de la peine à submerger, malgré son apparente audace. »

Donc Veron soignait savamment les moindres détails du spectacle extérieur ; et voici un exemple de cette minutie intelligente. Un matin, il entre en coup de vent chez Eugène Scribe qu’il admirait fort pour son imagination féconde et inventive. « Je suis désespéré, je suis perdu, et il n’y a que vous qui puissiez me sauver ! — Comment ? — Mon ballet (la Révolte au sérail) est impossible ! — Pourquoi ? » Et d’expliquer que Taglioni. assiégée dans le palais par les eunuques, enrégimente les femmes du harem et repousse l’assaut, ce qui est charmant, mais absurde, car elle a reçu au premier acte un talisman et n’a pas besoin d’autre arme. — « Aussi, continue-t-il, je compte sur vous. — Eh bien ! j’irai voir votre répétition aujourd’hui, et je chercherai après. » Mais chaque jour de retard coûterait dix mille francs à Véron ; il faut donc que, sans rien changer à la pièce. Scribe trouve aujourd’hui même un moyen qui permette de jouer après-demain. Scribe promet, Véron sort rasséréné ; à peine est-il en bas de l’escalier, il entend ces mots : « Véron, remontez ! J’ai votre affaire, — Vous avez mon affaire ? — Oui ; quel était le talisman de Mlle Taglioni ? — Une bague. —-Vous en ferez une rose. Quel était son amoureux ? — Un petit esclave du sérail, — Vous en ferez un petit berger. En quoi consiste le divertissement du premier acte ? — En une danse devant le Sultan, dans les jardins du palais. — Parfait ! Après la danse, Mme Taglioni s’endormira sur un tertre de gazon, le petit berger enlèvera sa rose, et quand, au second acte, elle fera appel au talisman, elle ne le trouvera pas. — J’étais bien sûr que vous me sauveriez ! » Véron redescend sur l’escalier, et un quart d’heure après, Scribe recevait une lettre contenant deux billets de mille francs avec ces mots : « Ce n’est pas un paiement, ce n’est qu’une marque de reconnaissance. »

Les dîners du docteur furent pour lui un sûr moyen d’accroître son prestige. Une table de premier ordre, chef-d’œuvre de Sophie, la Laforèt de Véron, une madrée Normande, active. despote, pénétrante, tout ensemble Cerbère de son maître et étonnant cordon bleu, ayant ses sympathies et ses antipathies parmi les convives de la maison, aimant la conversation politique et s’y mêlant un peu plus qu’il ne fallait, tout de même appréciée d’hommes tels que Sainte-Beuve et Fould, et cultivant leur société. Parmi les habitués des dîners quotidiens, Nestor Roqueplan, Arsène Houssaye, Lautour-Mézeray, Malitourne, Romieu, Boilay, Auber, Halévy, Adolphe Adam, Charles Daugny, Gilbert de Voisins, Millot, Léon Lambert et Edmond Didier, qu’on appelait les aides de camp, comme au XVIIe siècle on avait surnommé deux dames d’honneur de la Grande Mademoiselle ses Maréchales de camp ; — les docteurs Velpeau, Ricord, Dubois, Blache, de Malherbe, Tardieu, Trousseau... quelques reines de théâtre, Rachel, Doze, Favart, Doche, Lemercier, etc. Véron avait toujours devant lui une bouteille de Château-Laffite de derrière les fagots, que certains favoris étaient parfois admis à déguster. Chacun se levait de table quand il voulait, l’amphitryon partant toujours le premier pour passer sa soirée au spectacle. D’aucuns avaient coutume de ne se lever que les derniers, afin de ne pas être ouverts après leur départ. On ne pouvait jamais être treize, et, si quelqu’un se présentait quand il y avait déjà douze convives, il devait s’en aller chercher Un quatorzième. Un jour de la semaine, le vendredi en général, était réservé aux dîners priés ; ce jour-là, les familiers ne venaient que sur invitation personnelle. Il y avait enfin les grands dîners officiels, et, pour ceux-là seuls, Véron dérogeait à ses habitudes. A l’un de ces festins, un ministre, jeune alors, — ce n’était rien moins que Rouher, — reçut dans le dos presque toute la sauce aux crevettes destinée à un gigantesque turbot : « Ah ! mon Dieu ! s’écria la victime, c’est mon habit neuf ! » En pareil cas, Talleyrand ne soufflait mot.

C’est après un de ces dîners qu’eut lieu certain coup de lansquenet de 96 000 francs entre le comte Walewski et Adolphe Thibaudeau.

Le bohème Saint-Ange écrivit à Véron ce glorieux billet : « Prêtez-moi deux mille francs. Vous êtes si heureux qu’il n’est pas impossible que je vous les ronde. »

Un familier du fameux Mécène, Malitourne, prétendit que sa magnificence avait plus de façade que de profondeur, « Véron, disait-il, jette son argent par les fenêtres ; mais, dès qu’il fait nuit, il descend pour le ramasser. »

On sait qu’il eut une liaison assez orageuse avec Rachel. Dans une phase de brouille, celle-ci se présente au moment où Véron se mettait à table. Averti par la fameuse Sophie, le capitaine (ainsi l’appelaient les intimes) ordonne de son ton le plus rogue : « Congédiez-la ! Je ne reçois que les honnêtes gens. » Alors Roqueplan, se penchant vers son voisin, murmure : « C’est donc un diner d’adieu qu’il nous donne ! »

Montrond, qui le trouvait trop familier, lui donna un jour cette leçon de nuance : « Pourquoi donc appelez-vous le marquis de La Valette, La Valette tout court, monsieur Véron ? — Mais je dis La Valette, comme vous dites vous-même La Valette, monsieur de Montrond. — Permettez, monsieur Véron, c’est tout différent... Le marquis et moi, voyez-vous, nous avons gardé les cochons ensemble. — Alors, ces cochons, vous les avez bien mal gardés, reprit brutalement le docteur, puisque j’en vois encore qui se promènent dans les salons. »

Quelques trucs du docteur. Il invite à sa table un romancier célèbre par ses succès féminins : « Venez donc diner avec nous, mon cher... je ne sais pas votre petit nom. Je le demanderai à une de vos maîtresses. »

X..., critique besogneux, se trouvait dans le cabinet du pro-consul des danseuses (ainsi l’appelait Arsène Houssaye). « A propos, dit Véron, je donne un ballet nouveau la semaine prochaine, composez-moi donc une réclame. » Et, tandis que, plein d’enthousiasme, le critique fait courir sa plume sur le papier, le docteur glisse un chiffon sous la feuille, avec ces mots : « Mettez donc quelque chose sous votre papier, vous écrirez mal sans cela. » C’était un billet de 500 francs. Il invitait à souper ses étoiles chorégraphiques, et, au dessert, leur envoyait quelques pralines dans un billet de 1 000 francs. Pour attirer à l’Opéra les Elssler, et ressembler au fastueux Potemkine, il leur faisait passer, en même temps que le fruit, un plateau où se trouvait, assure-t-il, environ 200 000 francs de bijoux ; elles en acceptèrent deux qui valaient 6 à 8 000 francs.

Véron nous est une nouvelle preuve du destin apprivoisé par l’esprit de suite, la volonté et le savoir faire.


VICTOR DU BLED.