Traduction par Comte de Marcellus.
Librairie de Firmin Didot Frères, éditeurs (p. 25-34).

Cherche dans ce troisième chant le vaisseau errant de Cadmus, le palais d’Électre, et sa table hospitalière.

Le combat avait cessé à la fin de l’hiver. Orion se levait et commençait à montrer auprès de son baudrier sans nuage la surface de son glaive étincelant. Le Taureau submergé se dégageait de ses frimas et de la mer qui l’entoure. Au penchant de l’Ourse haletante, mère des pluies, les eaux ne promenaient plus de marbre dans leur cours pétrifié. Le Massagète, qui imprime sur les courants les traces de ses chars de bois, ne ramenait plus sa maison à travers les sillons des flots glacés de l’Iister[1]. Déjà la saison, prête à enfanter le Zéphyre et son avant-courrière, enivrait les brises humides du parfum de ses calices entr’ouverts ; déjà la plaintive messagère des beaux jours, l’hirondelle, apparaissait ; et revenant habiter auprès des hommes, les réveillait au matin de ses cris babillards. La fleur s’échappait de son enveloppe embaumée, et souriait baignée des rosées fécondes du printemps.

Cependant Cadmus, aux premières lueurs de l’aurore, se hâte de quitter le séjour des Ciliciens où naît le safran[2], et les sommets élevés et anguleux du Taurus. C’est la saison de la navigation, et il fait détacher les câbles qui retiennent les vaisseaux à la terre. Le mât à la pointe élevée, qui frappe de sa tête le haut des airs, se dresse et s’affermit ; les souffles du matin soulèvent doucement la mer, et font d’abord entendre le faible murmure qui les précède  ; insensiblement la vague recourbée sous des haleines successives, grossit et interrompt les danses des dauphins qui plongent dans le calme et le silence des ondes. Bientôt le vent siffle dans les cordages entrelacés ; les antennes mugissent ; la voile se gonfle et s’arrondit sous l’effort des brises directement favorables. Le flot mobile se déchire et se referme aussitôt : l’eau s’enfle tout écumeuse ; le vaisseau se hâte vers l’espace, et fait bourdonner les vagues bruissant autour de sa carène, tandis qu’à son extrémité, la pointe du gouvernail fend leurs sommets recourbés, et trace son sillage sur la surface blanchissante de la mer.

Après dix aurores qui se levèrent sans orage, Cadmus, porté par les vents favorables de Jupiter, atteignit près de Troie le passage maritime d’Hellé ; là, a fut repoussé et entraîné par un vent violent vers Samos, en face du belliqueux Scamandre ; Samos[3], voisine de la Sithonie où Harmonie, vierge encore l’attendait. La tempête prophétique envoyait ainsi son vaisseau sous les auspices de la déesse Rhéa, dans les parages de la Thrace. Les matelots, joyeux d’approcher de la terre et d’apercevoir à côté d’eux la flamme vigilante de la torche de Samos, plient les voiles ; ils amènent le vaisseau dans un port sans vague, et effleurent du bout de leurs rames des eaux calmes, et font aborder aux abris de la rive. Le rocher percé reçoit alors les câbles du vaisseau immobile ; et, quand Phaethon disparaît, les ancres à la dent recourbée mordent un sol humide et profond. Après le repas du soir, les navigateurs trouvent un lit naturel sur l’arène du rivage ; et le sommeil vient s’appesantir insensiblement sur leurs yeux fatigués.

Mais bientôt vers le point où le brûlant Euros rougit, l’aurore, repoussant le crépuscule, après avoir rasé les pics de l’Ida troyen, et illuminé les sombres flots de la mer lointaine, paraît pour éclairer le port Vénus qui veut unir Cadmus à Harmonie, aplanit les vagues sous un calme silencieux et insurmontable. Déjà l’oiseau matinal chante et fend les airs ; déjà les troupes de Corybantes, armés de casques, font retentir dans leurs solitudes la danse armée de Gnose sous leurs pas mesurés. La flûte à deux sons répond au bruit belliqueux du fer qui frappe à la ronde alternativement le bouclier ; elle presse le rythme et marie aux élans des danseurs ses propres accords. Les chênes murmurent, les rochers mugissent, les forêts se balancent comme animées par un mouvement intelligent. Les Dryades s’agitent ; les ours tournent dans leurs sauts rapides comme s’ils avaient la cadence ; les lions imitent à l’envi par leuss rugissements les cris mystiques et réglés dans leur fureurs des prêtres Cabires ; enfin, les flûtes sacré qui célèbrent Hécate, l’amie des chiens[4], ces flûte à un seul tuyau que, dans l’âge de Saturne, l’art forma d’une corne polie, résonnent incessamment.

A ce tumulte sonore des bruyants Corybantes Cadmus s’éveille le premier ; et, couchés tous ensemble sur le rivage, les matelots de Sidon, entendant les trompes matinales, abandonnent aussi leur lit de sable que la mer baigne de ses vagues ; le héros leur confie la garde du navire, et se dirige vers la ville qu’il cherche au hasard. Pitho[5] a voulu présider à son mariage ; elle va à sa rencontre comme il s’avance vers la maison d’Harmonie. Elle a pris les traits mortels d’une femme du service intérieur, et porte comme elle, sur son sein, le fardeau de la belle urne d’argent où elle va puiser le breuvage terrestre ; présage et emblème du bain préalable et régénérateur que l’époux devra subir un jour selon les coutumes du mariage. Il touchait presque à la ville et aux réservoirs limpides où les femmes, repliant en monceaux les voiles qu’elles vont blanchir, les foulent alternativement sous leurs pieds agiles lorsque Pitho, guide que lui envoie Vénus, l’enveloppe tout entier, de l’extrémité des pieds jusqu’à la tête, sous une épaisse nuée, et le conduit invisible au travers de la ville à la recherche du palais hospitalier du roi. C’est alors qu’une corneille, oiseau fatidique, posé sur une jeune branche de l’olivier de Pallas, ouvrit sa bouche bienveillante, et reprocha au héros de ralentir son pas nuptial, et de se rendre nonchalamment auprès d’Harmonie sa future épouse. La corneille, secouant ses ailes, fit entendre ces mordantes paroles :

« Cadmus n’est qu’un enfant, ou bien un novice en amour. L’amour se hâte et veut qu’on se hâte comme lui. Pardonnez, Pitho, si Cadmus vous retient quand Vénus vous excite. Pourquoi donc, heureux époux, lorsque le brûlant Éros t’appelle, chemines-tu si lentement ? Vraiment, tu as bonne grâce à naître dans le voisinage du charmant Adonis ! Il te sied bien d’être le compatriote des femmes de Byblos ! Oh ! non ! je me trompe. Tu n’as jamais vu ni le cours de l’Adonis ni le sol de Byblos, Byblos le séjour des Grâces, où la Vénus assyrienne tient sa cour, et non la pudique Minerve. Ce n’est pas Diane, c’est Pitho, l’amie du mariage et la nourrice des Amours, que tu as pour guide. Crois-moi, cesse de voyager ; vis près d’Harmonie, et abandonne Europe à son Taureau. Hâte-toi : Électre va t’accueillir, et ton navire recevra de ses mains un doux fardeau, si tu confies à Vénus le soin de ton amoureux commerce. C’est une fille de Vénus elle-même, c’est une autre Vénus qui est réservée à ta couche. Tu en sauras gré à la corneille, et tu diras qu’une fois elle a su prophétiser l’amour. En cela j’ai tort peut-être, mais Cypris m’inspire ; et c’est elle qui me fait prédire tes noces, tout oiseau « de Minerve que je suis. »

Après ces mots, elle clôt son bec babillard, sous le cachet du silence[6]. Cadmus cependant suivait les rues populeuses de la ville, quand le palais du roi lui apparut au loin, ouvert à tous, et soutenu par de hautes colonnes. Pitho alors tend son doigt indicateur qui supplée à la voix ; elle lui montre, sans parler, la maison étincelante de tant de merveilles diverses ; puis la Divinité reprend sa forme, déploie ses ailes, et remonte dans les airs.

Le héros parcourait du regard ce palais, œuvre habile du laborieux Vulcain, que le dieu de Lemnos avait jadis construit pour la nymphe Électre, et embelli de tout l’éclat de l’art de Myrine[7]. Le large seuil de la demeure entièrement neuve est d’airain. Les deux battants des grandes portes s’ouvrent sur de longs vestibules richement sculptés, et un dôme arrondi dresse au milieu et au dessus du toit sa tête centrale. De ce seuil jusqu’au fond de l’édifice, les parois des murs sont revêtues de cailloux de diverses couleurs enchâssés dans le gypse le plus blanc. Près des portiques, devant et sur les côtés du palais, le jardin se charge, sur une espace de quatre arpents, de fruits humides de rosée. Le palmier mâle y étend son feuillage et y confie son amour au palmier femelle[8]. Le poirier aux nobles fruits, croissant à côté des poiriers de son âge, y murmure sous le vent du matin ; près de lui, les haleines embaumées courbent les rameaux de l’onctueuse olive et entrelacent au laurier, dont la pudeur se refuse aux souffles du printemps, les feuilles du myrte, ainsi quo l’ondoyante endure du cyprès à la belle tige. Le fruit violet et succulent du figuier se mêle à la grenade savoureuse et pourprée ; l’orange s’épanouit sur l’orange qui la touche ; les hyacinthes aimés et pleurés de Phébus varient les couleurs de leurs lettres végétales et de leurs calices expressifs. Quand Zéphire soufflait sur ce fertile jardin, Apollon dirigeait son regard immobile et insatiable de désirs vers son favori ; puis, dès que la moindre haleine faisait pencher la tige, il se souvenait du disque, et se désolait de voir son rival effleurer l’enfant même dans ses feuilles. La fleur dans sa forme imite les larmes du dieu, s’il est vrai qu’Apollon ait pleuré de ses yeux qui ne connaissent pas les larmes, et qu’en le voyant palpiter encore sur la poussière il ait gravé sur l’hyacinthe le cri du deuil qu’y inscrivit la nature.

Tels étaient ce jardin et ses ombrages. Tout auprès coule une source à deux tuyaux, l’un qui désaltère les habitants, l’autre d’où le jardinier conduit par un lit détourné les eaux abondantes d’une plante à l’autre, et dont le flot murmure aussi tendrement que si Apollon l’eût versé lui-même sur les pieds de Daphné. De nombreux et élégants adolescents en or, les pieds posés sur un socle, supportent, dressés en face des convives, les flambeaux destinés aux festins du soir[9]. Des chiens imités et symétriquement pareils, rangés en silence des deux côtés de la porte, ouvrent artistement, et comme s’ils étaient animés, leurs gosiers factices ; puis, à l’approche d’un ami, le chien d’or, pour l’accueillir. gonfle son gosier et aboie en même temps que le chien d’argent son voisin ; c’est ainsi que sur le passage de Cadmus, il fit entendre une voix hospitalière, et remua sa queue artificielle et caressante[10].

Tandis que le héros considérait et mesurait de tous ses regards l’élégant frontispice, le jardin royal, les bas-reliefs, tant de superbes sculptures, de pierres rayonnantes et de métaux éblouissants, Hémathion[11] paraît assis sur un coursier à la crinière hérissée ; il quittait la place publique où il venait de juger les différends du peuple. Il était roi de Samos de Thrace, séjour de Mars, du droit de la reine Électre sa mère, dont il habitait le palais ; et il régnait seul, en place de son frère Dardanus, depuis le jour où celui-ci, abandonnant sa patrie, était allé régner aussi sur les plaines du continent opposé. Là, traçant avec la charrue un sillon sur la poussière de l’Ida, il avait donné son nom aux tours élevées de la cité Dardanienne ; il avait ainsi quitté pour les rives de l’Heptaporos[12] et pour les courants du Rhésos l’héritage de sa mère, et laissé le royaume des Cabires à son frère Hémathion. C’est ce même Dardanus que fit naître Jupiter, que nourrit et éleva la déesse Dicé[13], le jour où les Heures se hâtèrent de porter la couronne du Dieu, son manteau héréditaire et le sceptre de l’Olympe dans la maison royale d’Électre, présageant ainsi d’avance l’empire impérissable des Romains. Elles élevèrent l’enfant, et, dès que sa tige eut produit l’épi fleuri de la jeunesse, par un oracle irrévocable de Jupiter, il quitta le palais de sa mère. C’était l’époque où pour la troisième fois les pluies diluviennes, élevant leurs torrents comme des tours, inondèrent les fondements du monde.

La première épreuve fut le déluge où Ogygès fendit les airs, domaine du Soleil, de ses eaux bruyantes, et recouvrit la terre en entier. La montagne de Thessalie en fut cachée jusqu’à la cime ; et les neiges du pic de la Scythie furent assaillies par des flots neigeux.

Il y eut un second déluge lorsque les ondes envahissantes submergeant le globe dans leur cours furieux, Deucalion, avec sa compagne et sa contemporaine Pyrrha échappèrent seuls dans le creux d’une arche à la mort universelle ; et quand, roulant sur des vagues bouleversées par une inondation inexplicable, ils naviguèrent et tournèrent dans les eaux comme dans les airs.

Enfin, une troisième fois la pluie de Jupiter engloutissant d’abord les bases du sol, puis surmontant les promontoires, couvrit les arides penchants des montagnes de Sithonie, et l’Athos lui-même ; c’est alors que Dardanus fendit les courants du déluge, et aborda sur les cimes voisines de l’antique Ida.

Cependant son frère, le chef de la Thrace neigeuse, Hémathion, qui vient de quitter les bruyants débats de la place publique, admire le port du héros chez qui une robuste jeunesse marie le double éclat de la noblesse et de la beauté. Il le contemple, car les yeux des rois expérimentés sont par nature de silencieux explorateurs ; il le prend par la main, et lui offre, avec le consentement d’Électre, l’hospitalité. Puis, flattant l’étranger d’une parole satisfaite et affectueuse, il orne sa table des mets nombreux et variés d’un splendide festin. Mais Cadmus baisse la tête vers la terre et cherche à cacher aux serviteurs du roi ses yeux inquiets ; il mange à peine ; ses regards s’arrêtent à la dérobée sur la nymphe hospitalière assise en face de lui ; et il ne tend vers la table qu’une main sobre et timide.

Pendant le repas, les flûtes animées des Corybantes de l’Ida se succèdent rapidement l’une à l’autre, et résonnent au loin. Leurs doigts, qui dansent sur les trous multipliés de leurs chalumeaux, pressent l’air, et luttent d’agilité avec les accords de la flûte mélodieuse ; le double airain des cymbales tournoyantes et frappées en cadence mêle à ce concert réuni ses vibrations sonores, pendant que les sept cordes tendues de la lyre retentissent aussi sous l’archet.

Enfin, après le festin, Cadmus, rassasié des sons de la flûte de Bistonie[14], approche son siège de la reine qui l’interroge avec bienveillance ; puis, négligeant l’histoire de son errante et triste navigation, il raconte son illustre origine ; et les récits des fables antiques coulent à longs flots de sa bouche.

« Ô nymphe vénérée, pourquoi vous informer de mon sang ? je compare les générations des hommes aux feuilles[15] : les vents impétueux en jonchent la terre quand vient l’automne, jusqu’à ce que la saison du printemps renouvelle la parure des arbres des forêts. Il en est ainsi de la courte durée des humains : ceux-ci meurent au plus beau de leur carrière ; les uns fleurissent à peine, qu’il leur faut céder la place à d’autres[16], et les siècles glissent incessamment et s’écoulent de la vieillesse à la jeunesse qu’ils viennent de créer. Mais voici quelle est ma race illustrée par tant de nobles noms.

« Il est une ville célèbre, Argos, renommée par ses coursiers, le séjour de Junon, le centre de la péninsule de Pélops ; c’est là qu’Inachus, illustre citoyen de la terre qui porte son nom, parmi les filles dont il a été père, a vu naître la belle Io[17] ; le pieux Inachus qui, le premier, combina dans ses profondes méditations les redoutables mystères de Minerve, la déesse protectrice des villes, et qui, par respect et pour Junon, refusa d’avoir pour gendre Jupiter le chef des dieux, le roi des astres. Là, changée de forme et devenue génisse, Io partageait dans les champs les pâturages des troupeaux ; Junon lui donna pour pasteur le vigilant Argus armé d’yeux infaillibles : il avait à surveiller l’union clandestine de Jupiter, mais d’un Jupiter invisible ; et la jeune fille n’allait plus à la prairie qu’en tremblant sous les regards multipliés de son gardien. Tout à coup, piquée par un taon dévorant, elle fend de ses ongles furieux les flots de la mer Ionienne, et va aborder en Égypte sur les bords de mon fleuve natal. Les habitants de son rivage ont donné à ce fleuve le nom si célèbre de Nil parce que, chaque année, il sort de son lit humide pour recouvrir son épouse, d’un nouveau limon[18]. La nymphe arriva donc en Égypte, où elle échangea sa forme de génisse contre un autre emblème de sa corne divine ; elle fut la déesse de l’abondance : aussitôt le grain se propage ; et le parfum de ce fruit de Cérès l’égyptienne, jadis ma génisse Io, vole avec les vents qu’il parfume. C’est là qu’elle donna à Jupiter Épaphos, parce que l’époux immortel avait touché de ses mains amoureuses la chaste génisse d’lnachus[19] ; et d’Épaphos naquit Libye. Bientôt Neptune pénétra jusqu’à Memphis à la recherche de cette fille d’Épaphos ; elle reçut pour époux l’habitant des mers devenu voyageur du continent, et elle donna le jour à Bélus, le Jupiter libyen, auteur de ma race. Les sables arides d’Ammon firent alors succéder aux colombes fatidiques de la Chaonie les nouveaux oracles de Jupiter Asbyste. Bélus, mon aïeul, plus heureux dans sa descendance, fit naître cinq fils. Phinée[20] et Phénix[21] ; puis le célèbre Agénor, mon père, qui dans sa vie inconstante habita alternativement Thèbes après Memphis, et l’Assyrie après Thèbes ; le sage Égyptos[22] qui demeura sur la terre égyptienne, malheureux dans sa lignée puisque la nombreuse génération de ses enfants mâles devait avoir un si court destin ; enfin, Danaos[23], l’exilé, lequel arma sa postérité féminine contre la tribu des hommes, en lui offrant un glaive, don nuptial. On vit alors dans les asiles de l’hyménée briller des poignards mystérieux, la couche conjugale rougir de sang, et des femmes armées livrer au dernier sommeil des guerriers sans armes. Mais Hypermnestre[24], détestant les forfaits de ses soeurs, repoussa les décrets d’un beau-père si funeste à ses gendres, livra au vent les ordres paternels, et conserva ses mains pures de ces sanglantes impiétés : un saint mariage l’unit à son époux. Enfin, tout récemment un taureau vagabond et téméraire a enlevé notre jeune sœur, si c’est réellement un taureau. Pour moi, j’ai peine à croire que les bœufs recherchent l’hymen d’une femme. Agénor m’a envoyé, ainsi que mes frères, à la poursuite de notre sœur, comme de ce taureau sauvage, ravisseur d’une nymphe, navigateur étrange d’une mer toujours calme ; et c’est ce qui m’a fait, dans mes courses incertaines, aborder à ce rivage. »

C’est ainsi que Cadmus versait de sa bouche éloquente une parole harmonieuse qui résonnait sous les voûtes du palais, en racontant les menaces furieuses d’Agénor inquiet pour sa fille, le passage à travers la mer Tyrienne du taureau ravisseur, et la nymphe de Phénicie perdue.

Électre à son tour lui adressa ces consolations.

« O mon hôte, abandonnez aux tourbillons du Léthé votre sœur, votre patrie, votre père ; et couvrez-les d’un éternel silence. Telle est la vie des hommes ! une peine y succède à une autre peine[25] ; tout ce qui naît d’une mortelle subit la loi fatale du fuseau des Parques ; j’en suis la preuve, moi qui suis reine en ce moment, et qui ai jadis été l’une de ces Pléiades[26] dont la même mère, invoquant sept fois le secours d’Ilithye, n’a vu sortir que sept filles de son sein douloureux ; oui, j’en suis la preuve, moi qui demeure si loin de la maison paternelle, moi qui ne vis jamais auprès de moi aucune de mes soeurs, ni Stéropé[27], ni Maia[28], ni Céléno[29] ; moi qui n’ai jamais pu faire sourire dans mes deux bras et presser sur mon cœur Lacédémon, le fils de ma sœur Taygète[30] ; enfin, moi à qui il est refusé d’entrevoir la maison d’Alcyoné[31], ou même d’entendre la voix et la douce conversation de Méropé[32]. Ah ! ce que je regrette plus encore, c’est Dardanus mon fils, abandonnant sa patrie, lorsque le premier duvet fleurissait sur son menton, pour passer dans les plaines de l’Ida, pour sacrifier les prémices de sa chevelure au Simoïs phrygien, et boire les eaux étrangères du fleuve de Thymbrée[33]. De son côté, mon père Atlas dans sa vieillesse, et sous la ceinture des sept zones, courbe encore au fond de la Libye ses épaules meurtries sous le fardeau du ciel ; et cependant, après tant de maux, je nourris toujours l’espérance consolatrice de voir s’accomplir pour mes sœurs et pour moi les promesses de Jupiter ; d’échanger le séjour de la terre contre le séjour de la sphère atlantique, et de briller encore, septième étoile, au sein des astres.

« Calmez donc aussi vos chagrins. Si dans le cours de votre vie errante, dans les orages de la fortune, la Parque invincible vous a réservé jusqu’ici un fil malheureux, supportez courageusement, dans votre exil, les lois d’une indomptable nécessité ; et que l’espoir et le pressentiment de l’avenir dominent vos craintes. Puisque Io est la source primitive de votre race, puisque Libye vous a transmis le sang de Neptune, établissez-vous, comme Dardanus, sur un sol étranger ; habitez comme votre père Agénor, une ville hospitalière ; imitez aussi Danaos, le frère de votre père. Eh quoi ! un autre descendant de la divine Io, un autre rejeton célèbre, Byzas, a transporté également au loin sa maison et le nom qu’il tient de Jupiter ; n’a-t-il pas, après avoir bu les ondes des sept bouches du Nil, le fleuve né de lui-même, établi sa demeure dans une contrée voisine, là où près de la pointe du Bosphore, roulent les flots traversés par la génisse d’Inachus ? C’est là qu’il courba l’encolure inflexible d’un taureau furieux, et tous les peuples d’alentour reçurent de lui la lumière[34]. »

Ainsi disait la reine pour calmer les soucis du file d’Agénor. Cependant le père des dieux envoie le fils de Maia, messager aux ailes rapides, dans le palais d’Électre ; il veut y ménager l’union de Cadmos et d’Harmonie, vierge exilée du ciel, que Vénus avait eue en secret des amours furtifs de Mars, et qu’elle n’avait pas osé élever auprès d’elle dans la crainte d’en révéler le mystère. Sa mère l’avait portée aussitôt à travers les airs sur son sein et couchée dans ses bras vers le palais nourricier d’Électre, d’Électre dont les Heures de l’enfantement venaient d’amener la maternité, et dont les mamelles regorgeaient de la blanche rosée du lait le plus abondant. La reine recueillit l’enfant illégitime, associa la fille qui venait de naître à son fils Hémathion du même âge ; et leur donnant le même sein, les porta l’un et l’autre sur ses bras complaisants avec une même sollicitude.

Comme, au fond d’un bois sauvage, une lionne velue tend ses deux mamelles à ses deux jumeaux, partage son lait entre eux, lèche leur peau qu’aucun poil ne recouvre encore, et fait croître d’un soin égal son égale progéniture ; ainsi Électre, unissant dans son affection ce couple de nouveau-nés, leur prodiguait un aliment tout pareil. Tantôt, plaçant son fils d’un côté, et de l’autre la faible enfant, sous la rosée bienfaisante de ses mamelles, elle les entourait tous les deux de ses bras et de ses caresses ; tantôt, écartant un de ses genoux loin de l’autre, et élargissant et creusant les replis de sa robe, elle y étendait ensemble son fils et la jeune fille ; puis elle chantait la chanson qui invite les enfants au sommeil, et les endormait avec tout l’art des nourrices ; alors, elle glissait, pour les appuyer, son coude sous leur tête, et leur faisait un lit de ses genoux ; enfin, agitant, sur les deux fronts qu’elle voulait rafraîchir, les bouts de son manteau, elle combattait ainsi l’ardeur du jour par l’haleine imitatrice d’un zéphyre improvisé.

Pendant que Cadmus était encore assis auprès de la prudente reine, Mercure, trompant le gardien des portes par une marche dérobée, avait pénétré dans le palais, sans être ni vu ni entendu, sous la forme d’un jeune homme. Autour de son visage coloré, ses cheveux découverts tombent en boucles épaisses. L’extrémité de ses joues se couronne d’un duvet tout nouveau, et un léger demi-cercle de. poils récents dore les deux côtés de ses lèvres. Il porte la baguette accoutumée comme un héraut d’armes ; et une nue, le couvrant de la tête aux pieds, le rend invisible ; il arriva quand finissait le somptueux festin, et ne fut aperçu ni d’Hémathion ni de son convive Cadmus, ni de la foule des serviteurs, pas même d’Harmonie. Il se montra adroitement aux yeux seuls de la divine Électre, et la conduisant dans le fond du palais, il lui fit entendre tout à coup une voix humaine et ces paroles :

« O sœur de ma mère, épouse de Jupiter, salut à vous, la plus heureuse jusqu’ici de toutes les femmes[35], puisque le fils de Saturne réserve à votre race l’empire du monde, et doit lui soumettre toutes les villes de l’univers, pour gage de son amour. Un jour, avec ma mère Maïa, vous resplendirez dans le ciel parmi les sept étoiles compagnes du Soleil, et vous vous lèverez en face de la Lune[36]. Tendre mère, je suis venu, moi Mercure, le messager ailé des dieux. C’est ton époux le maître de l’Olympe, Jupiter qui m’envoie vers vous, en raison de ton hôte divin. Croyez vous-même à votre Jupiter, laissez votre fille Harmonie accompagner Cadmus, quelqu’un de son âge, bien que cette union soit exempte de présents ; vous plairez ainsi au fils de Saturne et à tous les dieux immortels ; car votre hôte, par ses chants, les a tous sauvés au milieu de grandes épreuves. C’est lui qui a servi d’auxiliaire à votre victoire dans ses combats. C’est lui qui a fait donner à l’Olympe le jour de la liberté. Ne vous laissez pas toucher des pleurs ou des regrets de votre fille, donnez-la pour épouse à Cadmus, le vainqueur du mal[37], et obéissez à la fois à Jupiter, à Mars et à Cythérée. »


  1. Les Massagètes. -- Les Massagètes et Tomyris leur reine, dont Hérodote nous fait de si merveilleux récits, et qu’il place au Levant de l’Araxe, ne peuvent pas être ces mêmes Massagètes, dont le climat est si rigoureux. Ceux-ci, chez Nonnos, se trouvent du côté des Scythes, et rappellent les beaux vers de Virgile : [3,360] concrescunt subitae currenti in flumine crustae, undaque iam tergo ferratos sustinet orbis, puppibus illa prius, patulis nunc hospita plaustris ; (Géorgiques) Des croûtes de glace subites se forment sur le cours des fleuves, et bientôt l’onde supporte des roues cerclées de fer ; hier elle accueillait des poupes, elle accueille maintenant de larges chariots.
  2. Le safran (crocus). — Est originaire de la Cilicie ou du moins, c’est en Cilicie que se trouve le safran de Coryce, le meilleur des safrans, Cf. Horace, Sat., II, 4, 68. Les habitants du pays, excellents horticulteurs, protégeaient par des lames de verre ces plantations de safran.
  3. Samothrace. — Il y a entre le Scamandre et la Samos de Cadmus, qui était aussi la Samos d’Homère, toute l’épaisseur de la Chersonèse de Thrace. La torche toujours allumée sur les hauteurs de Samos serait une heureuse idée, même quand ce ne serait pas un emprunt au culte cabirique ; elle pourrait désigner aussi un petit volcan, frère du Mosychlos, la retraite lemnienne de Vulcain. Ici ce phare éternel signale de nombreux écueils et bien peu d’abris. Samothrace est Ille la moins abordable de l’Archipel, au dire de Pline : importuosissima omnium. (Liv. IV, c. 23.)
  4. Hécate. Je croyais Hécate l’amie des chiens, puisqu’elle n’est autre que Diane, la grande chasseresse ; mais voilà que l’épithète κυνοσφαγὴς de Lycophron (v, 77), accompagnée des autorités de Lucien et de Plutarque, m’apprend qu’on lui sacrifiait des chiens parce que leurs aboiements mettent en fuite les spectres protégés par la déesse des enchantements : « Ces mauvais fantômes de la nocturne Hécate, » comme dit saint Grégaire de Nazianze, Καὶ νυχίης Ἑκάτης κακὰ φάσματα ; Nonnοs l’appelle ici φιλοσκύλακος, et ne craint pas de se placer en opposition même avec Théocrite, Τὰν καὶ σκύλακες τρομέοντι. (ldyll. II, v. 12.) Il faudrait donc peut-être lire φαγοσκύλακος, et faire d’Hécate la plus terrible ennemie de la gent canine. Mais moi, qui aime les chiens par reconnaissance pour leur fidélité et leurs talents ; moi, qui me complais dans la leçon primitive fondée sur ce dicton de Plutarque-Amyot (Is. et Os. § 71) Diane qui chasse la nuit, Le chien est son plaisant déduit ; moi, enfin, qui lis dans Orphée l’attribut σκυλακῖτις, commun à Diane et à Hécate (hymne 35 et prière, v. 48 ), je ne changerai rien à mon texte jusqu’à plus ample informé.
  5. Pitho. — Pitho, déesse de la Persuasion, fait ici l’office de Pallas dans l’Odyssée. « O Phoebus ! » s’écrie Pindare, « l’adroite persuasion est la clef mystérieuse des plus chastes amours. » (Pyth. IX, v. 68.) Tout ce début n’est qu’une pâle copie de l’épisode de Nausicaa, divin chef-d’œuvre de la Muse antique ; on retrouve à chaque pas les coutumes signalées par Homère, et même parfois ses expressions. Les lavoirs primitifs, l’urne d’autrefois qui est la cruche de nos jours, le zèle des femmes foulant le linge sous leurs pieds pour le blanchir ; méthode encore en usage sur quelques points déserts de la Grèce continentale où le savon de Marseille tarde à pénétrer. Il n’y a en plus que cette image moderne, si souvent reproduite dans nos paysages grecs ou italiens, de la jeune fille qui porte si élégamment sous son bras sa cruche vide, en allant à la fontaine, pour la rapporter pleine sur sa tête, quand elle en revient. — On aura peut-être, à l’occasion de Pitho, remarqué cette coutume antique, le bain de l’époux, qui doit précéder le mariage. Elle avait passé, si elle n’en venait, dans les prescriptions du Talmud, qui l’étend aux épouses. Et tout récemment, le gouvernement de Meeklembourg-Schwérin a ordonné que les fiancées juives fussent contraintes à prendre, la veille de leurs noces, le bain exigé par les rites de leur religion. (Débats du 5 décembre 1854.)
  6. La corneille. — Notre corneille babillarde ne serait-elle pas le type primitif de ce perroquet du Tasse, qui, dans les jardins d’Armide, nous adresse en si beaux vers les préceptes d’une morale si relâchée ? E lingua snoda in guisa Iarga, e parte La voce si, ch’ assembra il sermon nostro. (Gerus., ch. X VI, st. 13.) Au reste, après toute sa rigueur envers les descriptions techniques des météores, Cunaus s’adoucit tout à coup aux exhortations amoureuses de la corneille. « Ces vers sont si doux et si beaux, » dit-il, « qu’à eux seuls ils rachèteraient bien des fautes. Notre poète, quand il parle de l’amour, se surpasse lui-même ; et, s’il n’eût pas traité d’autre sujet, personne ne lui eût été supérieur. » Le goût de Cunaus pour la harangue de l’oiseau va si loin qu’il trouve les plus agréables du monde, suavissimae, les pensées de cette cargaison d’amours conjugaux, et de l’amoureux commerce, où je ne puis voir qu’une phrase digne des Précieuses ridicules, nées douze cents ans plus tard. D’un autre côté, le terme grec κορώνη, très distinct de κορωνίς, ne signifie pas toujours corneille ; c’est quelquefois un oiseau de mer, ou le choucas. Rien ne m’empêcherait d’y voir la pie, qui appartient aussi par son bec et ses allures à la famille des corbeaux, et qui était consacrée à Bacchus au titre d’oiseau querelleur et bavard, défauts que donne l’ivresse.
  7. Myrine. — Les Cyclopes, orfèvres primitifs, habitaient Lemnos. Myrine y donna son nom à la ville principale, fondée par le roi Thoas, son mari ; et c’est de là que Nonnos appelle l’orfèvrerie l’art myrinéen. Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet, pour ne pas encourir l’anathème que prononce un ancien poète anonyme dans cette épigramme de l’Anthologie latine : Inter Amazonidas quae insula celsa Tritonis Hespera progenuit, qui me nescire Myrinam Dixerit, ignarum sese fateatur oportet Eximiae laudis.
  8. Le palmier. — Un jour que, de grand matin, je consultais le secrétaire perpétuel de l’Académie française sur mes tentatives de traduction, et que je recueillais de sa bouche spirituelle des conseils que son habile plume n’a pas légués encore à la postérité ; à ce passage des palmiers, mon bienveillant auditeur m’arrêta : « C’est une gracieuse image, » me dit-il, « que votre poète avait tout près de lui sur les rives du Nil, mais que peut-être il a empruntée aux bords du Tibre. Nutani ad mutua palmae foedera, dit Claudien ; et cet hémistiche est bien digne du brillant épithalame d’Honorius et de Marie. — Sans doute, » ajoutait M. Villemain, « il faut choisir dans ces poésies latines qui ont suivi les chefs-d’œuvre du siècle d’Auguste ; mais le labeur des recherches porte presque toujours son fruit. Je ne m’étonne pas que vous ayez voulu suivre jusque sur le sol adoptif de l’Égypte un filon égaré de ces mines grecques, si abondantes à toutes les époques. Quant à moi, je vous exhorte à ne pas perdre courage devant les difficultés ou même l’aridité de la tâche ; exhumez hardiment Nonnos de la tombe où on l’oublie ; et ne croyez pas votre peine perdue, n’en dût-il rester que quelques fragments, ou même quelques vers du plus bel idiome du monde. »
  9. Les candélabres. — « Caranus au banquet de ses noces, » dit Athénée, « comme le jour finissait et qu’on buvait encore, fit lever le rideau derrière lequel parurent tout à coup, dressés par des ressorts, des Amours, des Dianes, des Égipans, des Mercures et beaucoup d’autres statues de même sorte, portant en guise de torches du des lampes d’argent. » (Athénée, liv. IV, ch. 2.). Dans les temps héroïques, et Casaubon dit à son tour, dans les siècles grossiers encore, où les lampes n’étaient pas connues, « des statues de jeunes hommes, placées dans les angles des salles à manger, soutenaient des flambeaux pour éclairer les repas. » Si non aures sunt juvenum simulacra per aedes. (Lucret.. l. II, v. 24). Si du luxe trompeur la magique élégance N’a point, pour soutenir tes superbes flambeaux. En statue, avec art, transformé les métaux. (De Pougeville.) En vérité, je ne puis croire, pour plaire à Casaubon, que la lampe huileuse, si imparfaite malgré tant d’améliorations récentes, qui m’éclaire pendant que j’écris ces lignes, soit un raffinement de notre époque, préférable aux nobles statues des candélabres primitifs.
  10. Imitation de l’épisode de Nausicaa. — La nuée qui cache Cadmus, le seuil d’airain du palais, toute cette architecture antique rajeunie par quelques inventions plus récentes ; les chiens d’argent et d’or, les jardins d’Alcinoüs copiés dans leur magnificence et leur étendue, en arbres fruitiers nommés de nouveau, un à un, et dans le même ordre, le zéphyre d’Homère, à qui, chez Nonnos, Apollon et Hyacinthe font cortège enfin les deux fontaines, et çà et là certains hémistiches empruntés intégralement à l’Odyssée : voilà ce qui constitue une véritable compilation ; et, après tout, elle me semble fort préférable aux Allégories de Tzetzès, récemment exhumées de la bibliothèque du Vatican. L’hexamètre de Nonnos conserve toujours au sujet le ton épique et une certaine élégance, que le vers politique, si rapproché de la prose, ne respecte jamais. Le style de Tzetzès porte en lui, même dans son histoire, je ne sais quoi de vulgaire ; et, quand il s’applique aux récits héroïques, il les rapetisse, et se place, pour ainsi dire, à égale distance du modèle et de la parodie ; sorte de milieu entre Homère et Marivaux, dont l’Iliade travestie pétille au moins, dans son cynisme, de bouffonnerie et d’esprit.
  11. Hémathion.— Voici ce que dit sur Électre et Hémathion un commentateur anonyme, qui a fait jadis en grec, avec beaucoup de savoir, pour Apolionius de Rhodes ce que j’essaye en ce moment en français pour Nonnos : « C’est à Samothrace que demeurait Électre, la fille d’Atlas ; les habitants la nommaient Stratége ; Hellanique l’appelle Électryone. Elle eut de Jupiter trois enfants : Dardanus, qui alla bâtir Troie, et que les indigènes nomment Polyarque ; puis Éétion, qu’ils appellent Jasion, qui fut frappé de la foudre pour avoir outragé Cérès ; et enfin Harmonie, que Cadmus épousa. » (Schol. sur le v. 916 du 1er livre des Argon.) Je ferai seulement observer que mon prédécesseur a méconnu le rôle de Jasion, époux de Cérès. La déesse l’aima autant qu’elle en était aimée ; et, dans la religion des Cabires ou même des Hellènes, cet hymen était une allégorie de l’union du travail ou de l’agriculture avec la santé. Jasion, de ἰᾶσθαι, guérir.
  12. L’Heptaporos, le fleuve aux sept gués, en a sans doute bien davantage aujourd’hui, puisqu’il se cache, comme son frère Rhésos, sous quelqu’un de ces petits ruisseaux sans nom échappés de l’Ida, que j’ai enjambés, sans me douter de leur gloire homérique, en me rendant du tombeau d’Achille aux Dardanelles.
  13. Dicé. — Dicé, la justice, divinité auxiliaire de Thémis, ou Thémis elle-même, vierge allégorique. « Que Dicé éclate, » s’écrie Euripide, « qu’elle s’avance avec son glaive ! Divinité vengeresse, qu’elle perce de part en part l’impie, l’ennemi des lois, l’injuste fils d’Échion, né de la terre. » (Eurip., Bacch., v. 992.)
  14. La Bistonie ou la Thrace. — La Thrace ou la Sithonie s’appelait Bistonie aussi. (Voir Hérodote, liv. VII, c. 110.)
  15. Les hommes et les feuilles. — Ici la paraphrase saute de l’Odyssée à l’Iliade (liv. VI, v. 145). Mais, de tous les imitateurs de la sublime comparaison d’Homère, nul, sans en excepter Aristophane, Pindare et Euripide, ne s’est élevé si haut que Fénelon dans cet admirable passage de Télémaque : « Les générations des hommes s’écoulent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils, mon cher fils, toi-même qui jouis maintenant d’une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur, etc., etc. » Il n’est pas défendu de penser aussi que Nonnos, le poétique commentateur de l’Évangile, n’a pas eu uniquement en vue le discours de Glaucus si merveilleusement mélancolique, mais qu’il avait sans doute lu le livre de Job, où se trouve l’image qu’il a reproduite : Iste moritur robustus et sanus, felix et dives ; alios vero moritur in amaritudine animae, absque ullis opibus, et tamen simul in pulvere dormient.
  16. La rapidité de la vie. — Enfin cette touchante similitude d’Homère, qui de nos jours devait avoir tant d’échos, faisait aussi les délices de l’antiquité, puisque Manéthon interrompt, pour la rappeler, sa contemplation des astres. « Le plus sage des humains, Homère, a dit de sa bouche sacrée, de ses lèvres d’ambroisie et de son imagination de nectar, quand il parle des générations des hommes que le temps multiplie et emporte comme les feuilles que le vent jette à terre, etc. » Χείλεσιν ἀμβροσίοις, καὶ νεκταρέῃ διανοίῃ. (Manéthon, Apotelesm., l. V, v. 12.)
  17. Io. — L’histoire d’Io est la base des raisonnements (raggionamenti) de Fiammetta, aimée de Boccace, dont il fit l’héroïne d’un de ses romans, tout comme une autre Napolitaine devait présider, cinq cents ans plus tard, à une confidence de Lamartine : Graziella, sœur jumelle de la charmante Nisida, que le comte de Forbin venait de créer pour le bonheur de Charles Barrimore. Toutes trois étaient filles de ces beaux rivages que baigne une mer si azurée entre Ischia et le Vésuve : l’une, Fiammetta, fille du roi Robert ; les autres, Nisida et Graziella, nées de quelques pécheurs obscurs des îles du golfe enchanté. Mais si Graziella, qui ne savait pas lire, eut un grand poète pour transcrire ses douces pensées, Fiammetta inspira de son côté l’amour des lettres au créateur de la prose italienne, passé maître en mythologie et en science de la généalogie des dieux. Voici ce qu’elle dit au septième livre de ses tendres complaintes en peu de lignes, qui renferment toute la fable d’Io : La fignola d’ lnaco, transmutata in vacca, guardata da Argo, ad instanza di Giunone… morto Argo, con grave corpo leggerissimamente trasportata in Egitto, e quivi in propria forma tornata, e maritata ad Osiri, felicissirna reina si vidde. (Boccace, Fiamm., liv. VII.)
  18. Étymologie du Nil. — Ces étymologies du Nil et d’Epaphus ressemblent à des calembours, et pourraient être des traditions égyptiennes que le poète de Panopolis aurait recueillies sur place. Le mot Nil viendrait ainsi d’ἰλύς qui signifie rase, limon.
  19. Épaphus — de iἐπαφή, l’action de toucher. On retrouve ce jeu de mots sur le Nil dans les Éthiopiques d’Héliodore, et presque sous les mêmes termes. ( Liv. 9.) Et Servius, annotant l’hémistiche des Géorgiques : Nilus nigra foecundat arena ; a dit aussi : « Novum enim semper limum trahit qui efficit faecunditatem, unde et Nilus dictus est quasi Νέαν εἴλην, trahens, nam antes Nilus latine Melo dicebatur. » En résumé l’étymologie du Nil n’a pas été jusqu’ici mieux résolue que le problème de ses sources, et néanmoins on a eu recours à bien des idiomes pour éclaircir ce point toujours obscur : tantôt à l’arabe, et à Nahal ou Nahr, qui passerait ainsi de la vallée de l’Égypte au fleuve dont le cours l’enrichit ; tantôt au sanscrit, pour en tirer l’adjectif Nélas, bleuâtre, nuance habituelle de ses eaux, comme les Cyanées prenaient leur nom de l’azur lointain de leurs rochers, Leucade de son blanc promontoire, et la mer Rouge du corail ou des fucus de son lit. Il n’y a certes rien d’étrange à l’étymologie grecque que Nonnos, à son tour, met en avant par la bouche de Cadmus ; j’avoue même que cette origine du mot Nil me semble beaucoup plus naturelle que toutes les autres.
  20. Phinée. — On a déjà vu, à la fin du second livre, les cinq fils d’Agénor : Céphée, Thasos, Cilix, Phinée et Cadmus. Voici les cinq fils de Bélus : Phinée, Phénix, Agénor, Aegyptus et Danaüs. Phinée est l’homonyme de son neveu, et peut être confondu avec lui.
  21. Phénix. — Je ne veux voir en ce Phénix qu’un surnom d’Agénor, ou du moins un de ses frères qui le suivit en Phénicie et ne le quitta pas.
  22. Ægyptus. — Le père des quarante-neuf victimes, et de Lyncée, qui continua la race des rois d’Argos.
  23. Danaüs. — Enfin, le roi bourreau qui va compter ses gendres égorgés : Danaus generos ex caede jacentes Dinumerat, summae criminis unus abes. (Ovide. Hér. XIV, v. 80.) Cadmus ne parle qu’avec répugnance de ces horribles noces des ses arrière-cousines, qui font peu d’honneur à sa race ; et il emploie, pour les désigner, des expressions obscures et presque énigmatiques, à la manière de Lycophron.
  24. Hypermnestre. — A jamais mémorable ; C’est là ce que signifie son nom ; elle a inspiré cette sublime expression d’Horace splendide mendax, et ce vers moins connu d’Ovide : Femina sum, et virgo natura mitis et annis. (Hér. XIV, v. 56.) Elle fut bien plus célébrée encore par la muse latine que par les Grecs ses compatriotes ; un poète chrétien signale ainsi sa piété conjugale : Aspicias illam sibi parva paventem Et pro dimisso tantum pallere marito. (Sid. Apoll., Carm. XV, v. 72.)
  25. Vers d’Euripide. — Ainsi dit Hécube dans Euripide : « O ma fille ! parmi tant de maux, je ne sais auquel m’arrêter ; si un malheur m’atteint, l’autre ne me quitte pas. Bientôt une nouvelle infortune m’appelle, et la douleur succède à la douleur. « (Eurip., Héc., v. 575.)
  26. Les Pléiades.— «  Les sept Pléiades, filles d’Atlas, unies aux plus illustres des dieux et des héros, devinrent les souches de la plupart des races humaines, et les mères des dieux ou des demi-dieux les plus renommés par leur mérite. Ainsi, Maïa eut de Jupiter Mercure, dont les inventions furent pour les hommes d’une grande utilité. » (Diodore de Sicile, liv. III, ch. 60.) Et. par suite de cette même tradition, Nonnos rappelle qu’Électre, autre Atlantide, fit naître l’empire des Romains, flatterie détournée que la poésie épique n’a jamais négligée, pas plus chez Virgile que chez le Tasse ou chez Voltaire.
  27. Après Astéropée ou Stérope.
  28. A près la respectable Maïa πότνια),
  29. Après la divine Céléno (θείη), toutes épithètes d’Hésiode, viennent
  30. La charriante Taygète (ἐρόεσσα), mère de Lacédémon, héros, chef de race et fondateur de ville ; puis,
  31. La divine Alcyone (δίη), mère d’Aréthuse ;
  32. Enfin Mérope, honteuse de s’être alliée à un mortel ; et Électre aux yeux noirs (κυανῶπις)
  33. hymbrée. — Thymbra est au nord du cap Sigée. Comme je me dirigeais, à pied, vers la ville de Dardanus, s’ouvrait à ma droite un vallon étroit, inculte, mais paré au printemps de la plus riche végétation. Le ruisseau qui le baigne vient se perdre dans les joncs du Simoïs ; il y a là un hameau presque désert, qui recouvre des ruines et son nom turc, Thymbreck-Déré, désigne encore le fleuve, la vallée et le temple chéris d’Apollon.
  34. Byzas.— Byzas était fils de Neptune et de Céroesse, fille de Jupiter et d’Io. De là vient la consanguinité avec Cadmus, et l’à-propos de l’exemple qu’Électre met sous les yeux de son hôte peu le déterminer à s’établir hors de son pays. Roi de Thrace, de Mégare, ou simplement chef de la flotte des Mégariens, car on varie sur le titre, Byzas n’en est pas moins incontestablement le créateur de Byzance et le prédécesseur de Constantin. Claudien les rapproche dans ses invectives contre Eutrope. Quod tertius urbis Conditor : hoc Byzas Constantinusque videbunt. (Claud., in Eutr.,l. II, v. 81) Nonnos, parmi les diverses étymologies du Bosphore, a choisi la légende fabuleuse qui veut qu’Io, poursuivie par la colère de Junon, ait traversé le détroit de Thrace, entre Byzance et Chalcédoiae, pour obéir aux oracles, et laissé son nom de Génisse, Damalis, à la pointe asiatique de Scutari. C’est là que j’ai tant et si inutilement cherché la colonne de marbre blanc qui supportait la statue de la Génisse et son inscription grecque. Je n’y ai jamais trouvé que quelques piliers d’un bois turc indiquant aux navigateurs de la Propontide le point où il faut cesser de longer la rive pour affronter les courants du Bosphore, et porter droit sur Constantinople. /small>
  35. La Salutation angélique. — Si je ne devais être critiqué pour ce rapprochement beaucoup trop profane, je montrerais ici que Nonnos, en se préparant à commenter saint Jean, avait aussi sans doute lu dans saint Luc la Salutation angélique ; et je tirerais de ce passage un témoignage de plus en faveur de l’identité du chantre de Baccbus et du paraphraste de l’Évangile.
  36. L’Astronomie. — Le poète, en véritable Égyptien qu’il est, ne perd aucune occasion de jeter quelque trait d’astronomie au milieu d’un récit amoureux, ou même, comme ici, dans une prophétie.
  37. Cadmus, le bon génie. — Cadmus Alexikakos, mot à mot : qui chasse le mal. C’est le bon génie destructeur des géants, mauvais génies qu’il aida à terrasser, ou plutôt c’est l’exterminateur futur du dragon de Dircé, et du fléau de la Béotie. On le voit, j’ai tâché de ne dire dans ces notes, autant que je le pouvais sans nuire à l’intelligence du texte, que ce qui me semblait le plus en dehors des dictionnaires mythologiques et le moins connu des lecteurs. Que si, après tant de citations, on venait à me jeter le reproche, prodigué à de plus habiles érudits, de faire des livres avec des livres ; je répondrais que la chose et le blâme ne sont pas neufs. « La plupart de ceux qui escrivent, » disait Estienne Pasquier, « sont ou copistes ou abréviateurs, ou si vous me permettez user de ce mot, rabobelineurs de livres. » (Liv. X, lettre 7.) Ainsi parlait l’excellent critique et le savant magistrat ; et pourtant je ne connais pas, après Montaigne, de plume française qui ait cité avec plus d’abondance et de bonheur, sans perdre pour ce fait de son originalité.