Les Deux Panslavismes

Les Deux Panslavismes
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 452-483).

LES


DEUX PANSLAVISMES.




Situation actuelle des peuples slaves vis-à-vis de la Russie




I. – DE LA RACE ET DES LANGUES SLAVES EN GENERAL

Depuis le tragique dénouement de l’insurrection de Cracovie, la propagande russe a pris une extension formidable. Il n’est plus question que de ses progrès et de ses intrigues sur tous les points du monde slave. Partout cette propagande, se décorant elle-même du nom de panslavisme, promet aux opprimés l’émancipation et le redressement de leurs griefs. Il importe d’éclairer l’opinion sur l’origine et le véritable sens de ce mouvement inattendu, que la Russie exploite avec une habileté et un succès dont le reste de l’Europe devrait commencer à se préoccuper.

Le panslavisme, si l’on veut définir ce mot dans son acception rigoureuse, est la réconciliation, le rapprochement fraternel, et finalement la réunion de tous les Slaves en un seul corps moral. Cette réunion est le but commun de tous les panslavistes : sur ce but, tout le monde est d’accord ; mais par quels moyens, à quelles conditions le rapprochement doit-il s’accomplir ? Là-dessus il y a divergence. C’est ce qui explique pourquoi l’on n’a généralement en Europe que des idées si vagues, si fausses sur le panslavisme. — Les opinions si variées des publicistes slaves sur cette grave question peuvent à la rigueur être ramenées à deux grands systèmes. Les uns, courtisans libres ou salariés du tsar, partent du principe de la centralisation absolutiste, repoussent les nationalités et rêvent une grande unité gouvernementale pour toute la race. Les autres, patriotes sincères, partent de l’idée de nationalités distinctes, et ne cherchent l’unité que dans une fédération librement consentie. Ces deux systèmes forment ce qu’on peut appeler le panslavisme russe et le panslavisme slave.

Avant d’exposer les prétentions et les espérances inscrites sur ces deux drapeaux de l’Europe orientale, il est indispensable de faire connaître les élémens et les forces morales sur lesquels s’appuie le panslavisme. Les Slaves forment le fond principal de la population dans trois grands empires, la Russie, la Turquie et l’Autriche. Ils sont contrebalancés seulement dans ces deux derniers états par des races étrangères qui les dominent, mais sans pouvoir les absorber ni les empêcher de former la majorité des habitans. Ainsi les Turcs pur sang ne sont peut-être pas dans la partie européenne de leur empire plus de 2 millions contre 8 à 9 millions de Slaves. L’Autriche, sur 36 millions de sujets, compte à peine 6 millions d’Allemands, tandis qu’elle a 17 millions de sujets slaves, d’où il suit que l’Autriche est véritablement un empire slave exploité par l’Allemagne. Dans la Prusse seulement, les Slaves forment la minorité, puisqu’on n’y compte que 2 millions de Polonais en Poznanie, plus quelque cent mille Silésiens et Lusaciens restés jusqu’à ce jour fidèles à la langue de leurs pères, mais que l’esprit germanique envahit et transforme de plus en plus.

La principale force, la garantie de durée du panslavisme consiste en ce qu’il est, chez les peuples slaves, un besoin littéraire et intellectuel, un besoin de la nature, avant d’être pour eux un besoin politique. Il n’y aurait plus dans le monde ni armées ni états slaves, qu’il y aurait encore un panslavisme, car tous ces peuples se sentent attirés les uns vers les autres par un penchant irrésistible. Les mœurs de tous les Slaves sont tellement marquées au coin de l’uniformité, qu’en parcourant les côtes dalmates de l’Adriatique, on peut souvent se croire transporté parmi les Kosaques du Don et de la mer d’ Azof. Varsovie et Prague ne diffèrent pas plus de physionomie que Paris et Lyon. Les Bulgares de Turquie et les Gorals de Gallicie offrent les plus frappantes ressemblances de costume et d’usages. La vie domestique, l’organisation des communes, tout le système d’administration se ressemble d’un bout à l’autre du monde slave.

Plus on remonte dans l’antiquité, plus on trouve ces analogies complètes. Les anciens voyageurs qui nous ont décrit des villages russes, nous les montrent exactement tels que sont encore ceux de la Serbie et des Balkans. En Moscovie, il y a deux siècles, les femmes portaient, comme dans la Bulgarie actuelle, de longues robes bariolées d’or et d’argent, et les cheveux épars sur les épaules, rattachés par des rubans à des chapelets de médailles dorées, quelquefois même à des rangées de grelots retentissans. Les jeux nationaux et les danses sont plus ou moins les mêmes chez tous les Slaves. Le kolo, danse circulaire des Illyriens, se retrouve en Bohême et en Pologne, et, sous le nom de khorovode, les paysans russes répètent cette danse à Novgorod, à peu près comme on la voit exécutée à Belgrad sur le Danube. La guslé, cette guitare primitive que les Slaves seuls connaissent, et avec laquelle les aveugles de l’Illyrie s’accompagnent pour réciter leurs longues rapsodies, la guslé est également au fond de la Russie, sous le nom de balalayka, l’instrument des rapsodes champêtres.

Entre les poésies populaires des différentes nations slavones, il n’y a pas des analogies moins frappantes qu’entre leurs mœurs et leurs arts. Ces analogies se montrent surtout à un haut degré dans les contrées où l’esprit de nationalité est le moins éveillé. Les instincts primitifs étant restés dans ces contrées la base de la vie sociale, il s’ensuit que la poésie y a conservé plus fidèlement, et avec moins d’altération que partout ailleurs, le type slavon. Tout étranger qui parle un dialecte slave y est reçu comme un compatriote. Qu’on visite les Slovaques de la Hongrie, les Bulgares, les Dalmates, les Illyriens d’Istrie et de Carinthie : on verra que ces antiques peuplades, dénuées jusqu’à présent d’un vif sentiment national, regardent encore tous les Slaves comme ne formant qu’un seul peuple. Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le sentiment contraire, celui des nationalités distinctes, s’est enfin développé dans les parties plus libres de l’Illyrie, surtout en Croatie et en Serbie. Ce que pensaient à ce sujet les Illyriens du dernier siècle se révèle avec évidence dans la chanson avec laquelle ils avaient l’usage de s’accompagner dans leurs danses nationales, et dont voici les premières strophes :

« Les sages nous ont enseigné, et d’après eux nous répétons que chaque peuple ici-bas a sa vertu distinctive, dont il a été gratifié par le Dieu tout-puissant. Or, ce qui distingue la nation slave de toutes les nations de la terre, c’est l’indomptable bravoure et la fidélité. Alexandre lui-même, le grand roi du monde entier, a porté ce témoignage sur les vertus de notre race. Il a dit que notre race abondait en cours héroïques, et méritait pour cela de porter le beau nom de Slave ou d’illustre.

« Ce nom, nous l’avons reçu de la bouche même d’Alexandre. Admirant notre courage, le héros de Macédoine, avant d’expirer, déclara qu’il maudissait quiconque dans l’avenir parlerait mal de la nation slavone. Pour la récompenser de ses hauts faits, il lui laissa toutes les contrées qui s’étendent depuis la mer latine de l’Adriatique jusqu’aux mers glacées du septentrion. Alexandre voulut que toute cette partie du monde ne subit jamais d’autre loi que la loi slave.

« Depuis lors, toute la grande Sarmatie appartient aux Slavons. La Pologne, la Moscovie, la Hongrie, la Bohême, l’héroïque Bulgarie, sont des états soumis à la race slave. L’Albanie et la féconde Primorée, la Serbie et toutes les Russies nous obéissent. La Prusse même et la Tartarie font partie de notre héritage. Ainsi le décréta en mourant le vainqueur du monde dans sa blanche ville d’Alexandrie.

« Il conjura en outre ses trois protecteurs célestes, Mars, Pluton et Jupiter, de répandre leurs faveurs sur ses chers Slavons. Les trois déités ont promis de veiller nuit et jour sur la nation des Slaves, d’écarter d’elle les malheurs, et de venir constamment en aide aux douze princes qui la gouvernent, glorieux descendans des douze compagnons d’Alexandre. Voilà les dons qu’a faits à notre race le fils de Philippe. Et aujourd’hui encore, comme au temps d’Alexandre, l’héroïsme et la fidélité demeurent nos vertus distinctives. »


Dans le texte original de ce vieux chant populaire, les deux mots d’Illyrien et de Slave figurent comme synonymes. C’est un fait remarquable. Il serait difficile d’exprimer plus clairement l’intime parenté qui lie entre eux les divers rameaux de la souche slave. Cependant, quelque intimes que soient leurs affinités morales, ces divers rameaux n’en ont pas moins des idiomes et des littératures à part, expressions de nationalités différentes, et qu’il importe de caractériser.

Ces idiomes littéraires sont au nombre de cinq : le slavon, l’illyrien, le bohême, le polonais, le russe. Le nombre des individus parlant ces divers idiomes s’élève à quatre-vingts millions, sans compter les peuples soumis ou incorporés aux Slaves, et qui obéissent à des lois promulguées en slave. La première de ces cinq langues par l’ancienneté du développement littéraire est le slavon, ou la langue sacrée des églises d’Orient, idiome qui n’existe plus qu’à l’état de langue morte, à peu près comme le latin en Occident, mais qui forme par cela même le point de départ de toutes les littératures slaves. Les quatre langues vulgaires se groupent donc autour de ce religieux et primitif idiome, qui a possédé jusqu’à ce jour ses livres à part, ses écrivains et ses imprimeries spéciales.

Les autres langues slaves ont subi, comme les peuples, deux grandes influences, celle du génie grec et celle du génie latin. Au rite grec, et par conséquent à la civilisation orientale, appartiennent les deux langues illyrienne et russe. Les deux littératures polonaise et bohême se sont au contraire inspirées du latinisme, et la civilisation occidentale s’est combinée, dans leur développement, avec les idées slaves.

Le plus perfectionné, le plus lu, le plus influent de tous les dialectes slaves est sans contredit le polonais. Il ne faudrait pas néanmoins mesurer la puissance de cette langue à l’étendue du territoire, ni même au nombre d’hommes sur lesquels elle règne. L’étendue de territoire qu’embrasse l’idiome polonais paraîtrait presque insignifiante, comparée à l’étendue géographique des domaines de la langue russe. La puissance réelle du polonais doit donc se mesurer à l’étendue de son influence morale, et sous ce rapport on ne doit pas craindre d’affirmer que cet idiome lutte sans désavantage contre son rival moscovite. En effet, il n’y a plus actuellement peut-être une seule ville slave où ne se trouvent des lecteurs assidus des ouvrages polonais, tandis que la littérature officielle de la Russie demeure inconnue très souvent aux Russes eux-mêmes.

Envisagé au point de vue purement philologique, le polonais a quelque chose à la fois du grec ancien et du français. Il se prête avec une égale aisance à l’expression des sentimens les plus tendres et aux mouvemens oratoires les plus impétueux. Pour la grace, la mélodie, la force des pensées, les Discours parlementaires de Stanislas Potocki pourraient soutenir le parallèle avec ceux de nos plus grands orateurs. Les Discours funèbres de l’évêque Jean Voronicz rivalisent, pour la magnificence du style, avec les Oraisons de Bossuet. En poésie, le polonais présente des modèles de tout genre. Le défaut de cette langue, c’est d’être en quelque sorte trop savante. Aussi, à force d’atticismes et de finesses de langage, a-t-elle fini par perdre beaucoup de la grandiose et naïve simplicité naturelle aux idiomes slaves.

La langue polonaise se partagea long-temps en trois branches : le mazoure, qui s’étend très avant en Russie ; — le dialecte du royaume ; — celui du grand-duché de Posen et de la Silésie. Observons toutefois que ces différences sont aujourd’hui presque entièrement effacées. Plusieurs dialectes secondaires, étroitement affiliés au polonais, prolongeaient durant le moyen-âge, vers l’Occident, la puissance de la Pologne. Sous le nom général de Vendes, des peuplades d’origine et de mœurs plus ou moins polonaises couvrirent, jusqu’au Xe siècle, les deux rives de l’Elbe, la Saxe avec ses différens duchés, la moitié de la Prusse, le Hanovre, une partie même du Holstein. Les Slaves de la Poméranie et du Mecklenbourg, tout comme ceux de la steppe sablonneuse où s’élève aujourd’hui Berlin, parlaient un dialecte à demi polonais, et formaient plusieurs états indépendans, qui résistèrent, jusqu’au XIIe siècle, à tous les efforts des conquérans germaniques. Enfin, subjugués par l’Allemagne, ils se virent soumis au servage le plus abrutissant, et à des vexations dont il ne leur était possible de se délivrer qu’en renonçant à leur langue et en se faisant allemands. C’est ainsi que les indigènes de la Saxe actuelle sont peu à peu devenus teutons. Les derniers habitans de Leipzig parlant slave moururent vers la fin du XIVe siècle. Adelung, dans un travail sur le style allemand, a tâché de prouver que la finesse de prononciation qui caractérise aujourd’hui les Allemands de la Saxe est due à leur origine slave.

La contrée où l’idiome polono-vende se conserva le plus long-temps fut cet angle du Hanovre environné par la mer et appelé principauté de Lunebourg. Là, séparés de leurs maîtres teutons, les Vendes purent garder leur langue jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Enfin les persécutions civiles des employés allemands parvinrent à consommer l’œuvre des barons féodaux. Ce fut en 1751 que la principauté de Lunebourg vit célébrer à Voustrov le dernier office religieux en langue vende. Une destinée encore plus cruelle frappa les Slaves du Brandebourg, appelés Oukrainiens, parce qu’ils formaient comme la frontière (Oukraine) de la Pologne vers l’occident. Ces Oukrainiens furent presque tous exterminés, dès le XIIe siècle, par Albert, surnommé l’Ours. Cependant leur dialecte, appelé dialecte prussique, était encore parlé autour de Berlin au XVIe siècle ; mais, vers la fin du XVIIe, cet idiome, absorbé par la conquête allemande, n’était déjà plus connu que des vieillards. Les vieillards moururent, la langue s’éteignit, et les Prussiens perdirent bientôt le souvenir, mais non les traits distinctifs de leurs aïeux slaves : car la spontanéité, l’élégance, l’enthousiasme patriotique, tout ce qui rend les Prussiens supérieurs aux autres Allemands leur vient précisément de leur origine polonaise et slave. Cependant, loin de se laisser émouvoir par cette pensée en faveur de la Pologne, les Prussiens n’en semblent aujourd’hui que plus empressés de s’unir au reste de l’Allemagne pour étouffer la langue et la littérature polonaises ; mais on peut espérer que leurs efforts seront vains. Si même les puissances coalisées parvenaient à détruire la nationalité de la Pologne, elles ne détruiraient pas pour cela sa langue et sa littérature. Désormais cette littérature est devenue essentielle au développement du monde slave ; elle est le lien providentiel qui renoue ce monde avec l’Europe.

Immédiatement au-dessous du polonais se place l’idiome bohême, également divisé en trois variétés : le tchekh, le morave, le slovaque. Le bohême, par ses origines, se rattache si intimement au polonais, que ces deux langues paraissent, à l’entrée du moyen-âge, n’en avoir formé qu’une seule. Dans la théorie qui fait venir de l’Illyrie les trois nations, comme les trois langues slaves du nord, il est clair, en effet, que le dialecte plus tard appelé polonais, avant d’arriver en Pologne, dut d’abord traverser la Bohême, et y séjourner au moins quelques siècles. Ainsi, le bohême et le polonais composèrent primitivement une unité, l’unité slave occidentale, destinée à servir de contre-poids à l’unité slave orientale, formée par le russe et l’illyrien. Quoique unis par la religion, les dialectes slaves d’Orient sont loin d’avoir entre eux les rapports intellectuels qui rapprochent le bohême et le polonais. Ce qui malheureusement paralyse l’action du bohême et de sa littérature, ce sont les provincialismes dont il n’a point encore pu se purger. L’avantage principal du polonais sur tous les autres dialectes slaves, c’est d’avoir, au contraire, ramené à l’unité les élémens divers qui le constituaient primitivement. Cette unité est même si complète, que le russe ne peut lutter, sous ce rapport, avec le polonais.

L’idiome russe se trouve jusqu’à ce jour scindé en deux grands dialectes, le ruthénien et le moscovite, dont les différences sont encore fortement tranchées. Nous ne compterons pas une troisième variété, beaucoup moins marquée, celle du bielo-russe. Parlé dans presque toute la Lituanie, à Grodno, à Bialystok et jusqu’en Volhynie, ce troisième dialecte est trop vivement pressé entre les deux influences polonaise et moscovite pour avoir conservé une existence littéraire. A la vérité, dans les temps anciens, les trois dialectes russes qui correspondaient aux trois divisions primitives de la Russie, blanche, rouge et noire, ces trois dialectes avaient chacun sa littérature à part, tout comme les trois Russies avaient chacune un gouvernement et des princes particuliers très jaloux les uns des autres ; mais ces princes, à force de se combattre, ont fini par s’entredétruire. Pour échapper à des milliers de tyrans, le peuple a laissé croître l’autocratie au-dessus de leurs têtes, et les princes moscovites, après une lutte opiniâtre, ont fait de leur idiome la seule langue littéraire de l’empire.

Le ruthénien ou malo-russe est resté toutefois la langue populaire des provinces méridionales. Ce dialecte qui règne sur les steppes depuis le Kouban jusqu’aux Karpathes, et depuis Odessa et la Crimée jusqu’en Gallicie, ce dialecte a conservé une sorte de littérature nationale, représentée par les chansons des paysans, des guerriers et des classes inférieures. Une variété du ruthénien, sous le nom de roussniaque, s’étend par la Boukovine jusque dans le nord de la Hongrie, sur les comitats de Marmaroch, Ung et Bereg. Parlé par treize millions de Slaves des plus intelligens, le ruthénien aurait pu devenir une langue littéraire du premier ordre ; mais, refoulé à la fois par le moscovite et le polonais, il perd chaque jour du terrain.

Quant au moscovite, la position centrale des populations qui l’ont adopté lui permet de se répandre de plus en plus dans toute la Russie. De Moscou et de Pétersbourg, il s’est propagé jusqu’en Sibérie et sur la côte nord-ouest de l’Amérique. Il n’y a pas d’autre langue européenne qui occupe sans interruption un aussi vaste espace. On pourrait ajouter qu’il n’est peut-être pas d’idiome au monde qui soit prononcé dans les contrées où il règne d’une manière aussi uniforme que le moscovite ; cette langue du commandement est parlée avec une précision toute militaire. Il est impossible de distinguer d’une province à l’autre la moindre nuance d’accent. On doit regretter que ce dialecte soit mêlé de mots finnois et mongols qui parfois en altèrent profondément le caractère slave. Néanmoins, au milieu de ses mongolismes anciens et de ses gallicismes modernes, le moscovite a conservé les principales qualités du slavon : une extrême flexibilité de tournures, la concision des périodes, quelque chose à la fois de musical, d’impératif et d’héroïque.

Ces dernières qualités se révèlent plus nettement encore dans l’illyrien que dans le russe. L’illyrien est parlé vers le sud depuis les monts du Frioul aux environs d’Udine en Italie jusqu’au fond de l’Albanie, et à travers la Macédoine jusqu’à la mer Égée. Au nord, l’illyrien retentit tout le long du Danube ; il s’étend depuis Sillian dans le Tyrol jusqu’au banat de Temesvar et jusqu’aux bords du Pruth en Moldavie. Le territoire géographique de la langue illyrienne est, après celui de l’idiome moscovite, le plus vaste entre ceux des quatre idiomes slaves. Le polonais lui-même est loin d’avoir un domaine aussi étendu. Pourtant, des quatre grandes littératures slaves, la moins connue est celle de l’Illyrie. A peine l’Europe sait-elle qu’il existe dans ce pays une littérature nationale.

Peut-être objectera-t-on que cela même prouve l’insignifiance du mouvement littéraire de l’Illyrie, et que, si ce mouvement n’a pas encore été remarqué, c’est sans doute parce que les Illyriens ont jusqu’ici trop peu fait pour intéresser le monde savant. Il ne faudrait pas pousser ce raisonnement au-delà de certaines bornes. La littérature illyrienne, quoique encore peu avancée, a pourtant eu dans Raguse, du XVe au XVIIe siècle, une période brillante. On fait même remonter l’école ragusaine jusqu’au XIIe siècle, époque où paraissent déjà des poèmes et des chroniques dans le dialecte de la Serbie et de la Dalmatie, et le savant Chafarjik va jusqu’à soutenir que l’illyrien a été de tous les idiomes slaves celui dont la marche progressive a jusqu’à nos jours été la plus régulière. On peut du moins affirmer que, par l’abondance des voyelles, par l’heureuse fusion des sons doux et des sons rudes, la langue illyrienne est à la fois la plus harmonieuse et la plus héroïque, la plus douce et la plus mâle des langues slaves. Elle commande avec plus de fermeté que le russe, elle flatte, caresse et gémit avec plus de douceur que le polonais ; elle sait au besoin heurter entre eux les sons avec plus de rudesse expressive que le bohême. Dans son Voyage au Monténégro, fait par ordre de Napoléon, Vialla de Sommière, qui ne se doutait pas que cette langue fût slave, et qui y voyait un dialecte grec, dit que l’idiome illyrien est riche, laconique, harmonieux, oratoire, qu’il s’emploie aussi heureusement à chanter les douceurs de l’amour que les hauts faits et les sanglans trophées de Mars, que c’est en un mot la langue des héros.

Il faut regretter qu’une foule de variétés provinciales éparpillent encore, en tendances opposées la puissance morale de cette langue. La littérature, comme la nation illyrienne, est encore la moins centralisée d’entre les quatre littératures et les quatre nations slaves. Parmi les branches diverses dont cette famille se compose, l’une, celle des Bulgares, forme presque une nationalité à part de plus de quatre millions d’individus ; mais les patriotes commencent à ouvrir les yeux sur les conséquences de ce fatal morcellement. L’Illyrie marche donc vers l’unité et s’en rapproche chaque jour davantage. En mettant à part le bulgare, qui forme une sorte de langue isolée (et dont le développement, nous n’hésitons pas à l’affirmer, serait un malheur), il y a en Illyrie trois différens dialectes ou plutôt trois variétés de la même langue : le serbe, le croate et le vende. Après s’être disputé durant des siècles la domination littéraire, ces trois idiomes ont enfin cessé de se combattre. Les deux plus faibles ont volontairement reconnu la suprématie du plus fort, de l’idiome serbe. Proclamé maintenant comme leur seule langue littéraire par huit millions d’hommes, le serbo-illyrien a devant lui un bel avenir, et, si l’Europe l’encourage, il pourra opposer un jour une heureuse résistance à l’extension de la langue et de la littérature russes parmi les Slaves du midi.


II. – DU PANSLAVISME LITTERAIRE

On connaît maintenant dans quels rapports d’influence et de développement se trouvent vis-à-vis l’une de l’autre les quatre langues et littératures nationales de la race slave. Ces quatre littératures ont, quant à leur génie fondamental, les mêmes ressemblances, les mêmes analogies qu’offrent entre elles les langues romanes d’Occident. Malheureusement, dans les temps modernes, elles se sont constituées réciproquement en état d’opposition systématique. Un funeste esprit d’antagonisme s’est surtout développé en Pologne et en Russie ; il a créé entre ces deux grands pays des barrières politiques et religieuses infranchissables. En effet, la Pologne fut, dès l’origine, dans le monde slave l’organe du latinisme et de la civilisation occidentale. La Russie, au contraire, se porta comme champion de l’église grecque et des institutions orientales. De là le choc continu des deux camps et ce long cri de guerre qu’ils font entendre l’un contre l’autre à travers les siècles. Quoique moins divisés entre eux que les Polonais et les Russes, les autres peuples slaves sont pourtant loin d’être unis. Des défiances de tout genre les empêchent de se tendre la main, de marcher vers un but commun. Aussi les conséquences terribles du divide et impera pèsent-elles sur eux de tout leur poids.

Cependant toute l’histoire des peuples slaves prouve que cet antagonisme est un état anormal contraire à leur génie, un fait des temps modernes, un fait factice et violent, destiné, s’il se perpétue, à vicier le développement de la race entière et à la plonger peut-être dans un esclavage sans remède. Aussi tous les slavistes dont la pensée se meut un peu au-delà de leur propre nationalité sont-ils préoccupés des moyens de faire cesser enfin les rivalités intérieures. Les uns se bornent à une propagande purement littéraire, les autres ne croient la conciliation possible que par un affranchissement préalable des nationalités ou bien par leur absorption définitive dans l’empire russe. Ces derniers assignent ainsi à leur action littéraire un but tout politique.

Parmi les slavistes purement littéraires se distinguent les savans bohêmes. Armés de toute la supériorité d’érudition qu’ils doivent à leur éducation allemande, ils comparent sans cesse entre elles les littératures, les nations slaves, et s’efforcent ainsi d’opérer un rapprochement de plus en plus désirable entre leurs frères de race. Les écrivains russes et polonais s’accusent sans cesse de partialité et se refusent toute confiance ; ils écoutent au contraire, sans aucun soupçon préconçu, la parole du savant bohême, qui, n’étant pas, comme le Russe, juge et partie, offre des gages d’une plus saine appréciation. De tous les moyens imaginés par les érudits bohêmes pour rapprocher entre eux les différens peuples slaves, le plus notable, le plus efficace, est celui que Kollar et Chafarjik ont désigné par le nom de vzaimnost (réciprocité). Conçu comme système d’action, le vzaimnost n’est pas autre chose qu’une espèce de panslavisme dans l’ordre linguistique et intellectuel. Ce panslavisme des savans, qu’il faut examiner d’abord, nous mènera comme un fil conducteur au panslavisme des peuples.

S’étant réveillée, au commencement de ce siècle, d’un long assoupissement, la nationalité bohême, après avoir tenté de se créer par ses seules forces une littérature indigène, ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle n’était plus en état de développer le génie de sa propre langue, ni même de la conserver dans sa pureté individuelle, sans s’aider de la connaissance et du concours des autres idiomes slaves. C’est ainsi qu’on arriva peu à peu à se convaincre que les quatre langues slaves forment ensemble un groupe indivisible, et que leur isolement les a seul empêchées, durant tant de siècles, d’arriver à un état florissant. Tout en reconnaissant comme nécessaire le développement propre et individuel, l’existence séparée de chacune de ces quatre littératures, on chercha donc à établir entre elles des relations de famille, une espèce de solidarité intellectuelle, d’après laquelle les progrès, les conquêtes accomplis par chaque langue slave devraient tourner à l’avantage des autres.

Il est remarquable que la contrée où ce panslavisme littéraire et contemporain rencontra dès sa naissance le plus de prosélytes fut cette même Slovaquie où le premier panslavisme qui ait existé, le panslavisme religieux des apôtres Cyrille et Méthode, fondateurs de la liturgie slave, avait trouvé dès le IXe siècle ses plus zélés défenseurs. Le dialecte des Slovaques tient une espèce de milieu entre les dialectes slaves, à peu près comme les Karpathes, que ce peuple habite, forment le centre, la citadelle, le nid primitif de la race. On comprend donc que les Slovaques de Hongrie aient saisi les premiers, et avec le plus d’ardeur, l’idée du panslavisme littéraire ou de la solidarité intellectuelle entre les diverses nations slaves. Ce fut peu de temps après 1815 que les premiers germes de ce panslavisme furent jetés dans les esprits. À cette époque, Varsovie, Vilna, Pétersbourg, voyaient se former des sociétés secrètes où Russes et Polonais entraient ensemble, dans le dessein d’obliger l’empereur Alexandre à donner à ses peuples une constitution plus ou moins modelée sur la constitution française. Tandis que ces sociétés s’organisaient dans l’ombre, les Bohêmes et les Illyriens de la Hongrie formaient à découvert des associations à la fois savantes et patriotiques pour réveiller au sein des peuples slaves, par des publications littéraires, le sentiment endormi de la nationalité. Une académie illyrienne, fondée à Novisad sous la direction du célèbre Chafarjik, commença à répandre parmi la jeunesse l’amour du dialecte illyrien et des idiomes qui lui sont affiliés. Enfin une réunion de riches propriétaires, formée dans la Slavonie hongroise sous le nom de Serbska Matitsa (la Ruche serbe), fournit les fonds nécessaires pour la publication d’une revue serbe, destinée à propager les principes panslavistes, qui avaient déjà présidé à la création de l’académie illyrienne de Novisad. Depuis lors cette revue n’a pas cessé de paraître. Son influence se combine avec celle d’un autre organe encore plus important du panslavisme, le Tcha sopis tcheskeho museum (Annales du musée de Bohême), qui se publie à Prague, également aux frais d’une société riche et animée des intentions les plus généreuses.

Autour de ces sociétés, toutes pacifiques et exclusivement littéraires, n’ont pas tardé à se grouper des sociétés moins paisibles, surtout depuis la révolution polonaise de 1831. Dans la plupart des universités des pays slaves, les étudians et toute la jeunesse éclairée ont commencé à fonder des casinos et des lieux de réunion, pour s’y procurer et pour lire les journaux et les ouvrages remarquables qui se publient dans toutes les langues slaves. Il en est résulté une fermentation inaccoutumée des esprits. Le public russe lit avec sympathie les publications polonaises ; les Illyriens s’intéressent aux recueils publiés à Prague, et les Bohêmes aux recueils de la Croatie. Ce mouvement ne peut avoir qu’une heureuse influence. Une telle réciprocité élargira les idées, propagera la civilisation parmi les Slaves, dissipera les préjugés réciproques qui les ont jusqu’ici empêchés de se comprendre, et qui ont amené leur commune oppression. La littérature y trouvera un avantage immense. Ce qui a surtout paralysé les écrivains slaves, c’est qu’un public suffisant pour la vente et l’écoulement de leurs ouvrages leur a manqué jusqu’à ce jour. Tous ceux à qui le destin avait refusé une fortune patrimoniale étaient donc condamnés irrévocablement à la misère. Si au contraire les Slaves éclairés s’accoutument à lire tous les ouvrages remarquables publiés dans les quatre langues slavones, alors les auteurs slaves pourront tirer de leur plume des ressources d’existence matérielle dont ils ont jusqu’ici été privés.

En outre, une communication plus intime entre les quatre dialectes Slaves aidera les écrivains à purifier peu à peu leur style d’une foule d’expressions étrangères qui l’ont envahi et le dénaturent. Telle idée qui se trouve en russe rendue par un mot tatar se trouvera en polonais exprimée par un mot slave. Telle tournure allemande en bohême pourra se modifier par une tournure plus nationale empruntée à l’illyrien. Loin de se nuire par ces emprunts mutuels, les langues slaves se compléteront, et pourront recouvrer avec le temps leur pureté primitive. Malheureusement les gouvernemens absolus qui entravent les communications politiques des Slaves entravent aussi leurs communications littéraires. C’est donc hors des pays slaves que pourraient se tenir le plus facilement des espèces de congrès entre les slavistes des différentes nations. Demeurant tout-à-fait étrangères à la politique, ces réunions, modelées sur les congrès annuels des savans allemands de Prusse, d’Autriche, de Bavière, pourraient attirer des hommes des nuances les plus opposées, mais s’accordant tous à désirer l’épanouissement de la civilisation et de la littérature parmi leurs frères de race. Dans ces réunions, des mesures seraient infailliblement prises pour encourager les études slaves, pour établir des dépôts de livres des quatre dialectes sur les points où ils seraient utiles, pour fonder des cours nouveaux de littérature slave, et enfin pour délivrer la race du joug des préjugés et de l’ignorance. De petites bibliothèques pour l’usage commun, composées, d’ouvrages écrits dans toutes les langues, et principalement dans les quatre langues slaves, se sont déjà formées dans presque toutes les grandes villes où des Slaves se trouvent réunis en un certain nombre. Ces bibliothèques, récemment fondées, commencent déjà à porter les fruits les plus salutaires. Un établissement de ce genre manque encore à Paris. Les hommes dont le zèle et l’influence réussiraient à combler cette lacune dans nos établissemens d’instruction publique acquerraient certainement par là un titre sacré à la reconnaissance des Français et des Slaves[1].

Le principal obstacle à des communications intimes entre les peuples de race slave, c’est la différence d’alphabet. Les Slaves occidentaux ou de rite latin écrivent avec l’alphabet latin, et les slaves de rite grec se servent au contraire des lettres greco-cyrilliques, d’où il résulte que les uns et les autres ne peuvent lire ce qu’écrivent leurs voisins. Ce procédé, très bien imaginé pour mieux séparer les schismatiques et les catholiques, a eu dans l’ordre de la civilisation de tristes résultats. Enfin, après mille ans de division et de haine, les alphabets eux-mêmes cessent d’être une barrière. Le progrès des connaissances et les besoins du commerce obligent d’imprimer des livres à lettres latines dans les pays à alphabet cyrillique, tels que la Valachie et la Russie, et en retour, dans les pays latins, comme en Bohême et en Croatie, on publie des ouvrages imprimés avec les caractères propres aux Slaves orientaux. Ainsi ces deux alphabets, qui semblaient devoir parquer à jamais les Slaves en deux camps, commencent à ne plus être qu’un obstacle secondaire. Chaque homme instruit se croit maintenant obligé de savoir lire dans les deux alphabets, dont l’enseignement atteint jusqu’aux écoles de village.

L’idée qui sert de base au panslavisme n’est point d’ailleurs une idée nouvelle. Les anciens Grecs étaient panhellénistes, quoique divisés en plusieurs républiques rivales. On doit même remarquer que, comme les Slaves modernes, les Hellènes avaient aussi quatre dialectes, ionien, attique, éolique et dorien. Sans doute les divers dialectes grecs de l’antiquité ne différaient pas entre eux, à beaucoup près, autant que ceux des Slaves. En outre, ils n’ont pu parvenir à régner ensemble et simultanément sur la littérature hellénique. D’intimes et continuels rapports, facilités par le peu d’étendue territoriale des petits états de la Grèce, unissaient entre elles les diverses peuplades de la race hellénique. Entre les nations slaves, les mêmes rapports n’existent pas ; l’immense étendue de territoire qu’elles occupent rend leurs communications beaucoup plus difficiles. Voilà pourquoi les divers dialectes slaves diffèrent entre eux beaucoup plus que les anciens dialectes grecs ; mais la nécessité de les mettre en contact, d’assurer par la solidarité littéraire le développement normal et simultané de chacun d’eux, cette nécessité est de plus en plus sentie par tous les slavistes, et, on peut le dire, par les gouvernemens eux-mêmes. De là les chaires publiques de littérature slave déjà établies sur tant de points différens.

Le premier résultat du panslavisme littéraire devra être d’abattre toutes les barrières morales élevées par le despotisme pour séparer les peuples. Le panslavisme sera dans l’Orient slave ce que sont en Occident les chemins de fer. Le panslavisme comblera les abîmes. Même séparé politiquement, même servant des monarques ennemis les uns des autres, sujet du sultan ou de Frédéric-Guillaume, Polonais, Moscovite ou Illyrien, tout vrai Slave, faisant taire ses opinions de parti, tendra à son frère malheureux une main amie. En tout ce qui ne nuira pas à sa patrie particulière, il soutiendra les autres patries slaves, et jouira du progrès fait par chacune d’elles dans les voies de l’émancipation.

Sans doute les partisans de l’insurrection militaire sont peu favorables aux panslavistes ; ils se moquent de ces paisibles et inoffensifs savans qui prétendent amener sans effusion de sang une transformation sociale, qui croient que les idées libérales triompheront par leur propre force, comme si les idées, privées d’un levier matériel, étaient autre chose qu’une impuissante rêverie, une vaine science au profit des despotes ! Les rois absolus, nous dit-on, ont, eux aussi, des idées à leur service, et de plus ils ont des baïonnettes pour les faire exécuter. Comment donc les idées émancipatrices résisteront-elles, livrées sans armes à cette double attaque de l’ennemi ? On peut répondre qu’il y a du moins ceci de rassurant dans les tendances du siècle, que, malgré son apathie, son amour de l’or et son culte des faits accomplis, il a pourtant conservé un respect invincible pour les nationalités. Les diversités de mœurs et d’institutions ne nous choquent plus comme elles choquaient nos pères ; on a enfin reconnu le droit de vivre aux races inférieures et aux petits peuples tout comme aux grandes nations. Toute tentative du fort pour absorber le faible excite aujourd’hui la réprobation. C’est ce sentiment désormais général qui me paraît assurer le développement égal et parallèle des quatre dialectes slaves, même en dépit des pouvoirs constitués qui paralysent les uns au profit des autres ; mais, pour triompher des obstacles, il faut que la solidarité soit franche et complète. Pour obtenir d’être appréciés et admirés du public russe, il faut que de leur côté les critiques polonais apprécient à leur juste valeur les écrivains moscovites ; il faut que l’enfant de la Pologne ne soit plus seulement Polonais, mais Slavo-Polonais, que le Moscovite se sente Slave avant de se sentir Russe, qu’il ne se croie pas instruit tant qu’il ne sera pas arrivé à pouvoir lire des revues et des journaux non-seulement dans sa langue, mais encore dans les langues polonaise, bohême, illyrienne. Grace à ces communications, les différens dialectes de la race puiseront les uns dans les autres une force nouvelle ; ils se protégeront réciproquement contre l’invasion étrangère, ils s’entr’aideront même à perfectionner les traits de leur physionomie individuelle, en la rendant plus conforme au type général slave, à peu près comme dans l’ordre de la civilisation un peuple est d’autant plus puissant, développe d’autant mieux sa propre nationalité, qu’il se donne des lois plus libérales, plus en harmonie avec les tendances communes du genre humain.


III.- DU PANSLAVISME POLITIQUE

Comme toute conception dans l’ordre des idées aspire à se réaliser dans l’ordre des faits, il s’ensuit que le panslavisme n’est pas seulement une question littéraire : c’est encore une question politique, une question sociale. Quel système politique, quelle organisation sociale fera-t-on dériver du panslavisme ? Ce problème, au point de vue théorique, peut se résoudre en quelques mots.

Il y a quatre langues et quatre littératures slaves : or, une langue littéraire, c’est une nation ; il y a donc quatre nationalités slaves. De même qu’en littérature ces nations, se déclarant solidaires, cherchent à se faire de mutuels emprunts, à s’enrichir chacune avec le travail de toutes, de même en politique elles doivent se prêter un appui réciproque pour atteindre un but qui leur soit commun et cher à toutes également. Ce but, quel sera-t-il ? Il semble que pour tout homme indépendant il ne peut être autre que la plus grande civilisation et la plus grande liberté possibles de tous les Slaves. Le démembrement d’une des quatre nations slaves par les trois autres, ou l’absorption des trois plus faibles par la quatrième, serait-ce de la solidarité ? serait-ce là du panslavisme ? Les Russes eux-mêmes n’osent pas le soutenir.

Le seul panslavisme politique qu’indique la nature, le seul que réclament les masses, c’est donc avant tout l’affranchissement des quatre nationalités slaves ; et, comme une de ces quatre nationalités jouit déjà de son gouvernement propre et indigène, il S’agit de faire obtenir aux trois autres le même avantage. Voilà le but définitif de tous les panslavistes sincères. Ils se proposent d’organiser une sorte d’assurance mutuelle, une ligue tacite, mais effective, pour l’émancipation ; ils voudraient surtout amener une coalition des trois nationalités slaves démembrées, et leur persuader d’unir leurs efforts pour redevenir enfin ce qu’elles étaient jadis, des états indépendans. Le panslavisme des patriotes est sans doute encore loin d’être aussi affermi dans sa marche que le panslavisme des savans. La raison de l’infériorité du premier est toute simple ; la police le persécute et travaille partout à le dissoudre, pendant qu’elle tolère l’autre. Cependant, quoiqu’ils poursuivent des buts différens, l’un et l’autre sont intimement liés. Leur propagande se confond sous plus d’un rapport, et notamment dans les universités, où est leur principal foyer. Cette propagande présente trois degrés d’initiation. Au premier degré se placent les nouveaux convertis, ceux qui, long-temps indifférens à la gloire et aux souffrances de leur patrie, sentent enfin naître en eux le goût de la langue et de la littérature nationales. Au second rang des initiés sont ceux qui lisent depuis longtemps les livres slaves, qui favorisent l’épanouissement de la langue et des lumières chez leurs compatriotes, mais qui tremblent à l’idée de se jeter dans des projets d’affranchissement politique. Au troisième rang enfin sont ceux qui regardent la littérature comme une lettre morte, tant qu’elle ne pousse pas au dévouement, à l’action. Ces derniers proclament hautement qu’une littérature sans nationalité est une fleur sans parfum ; ils veulent unir la plume et l’épée. Le nombre de ces hommes résolus augmente tous les jours ; mais il est encore, il faut bien l’avouer, beaucoup trop restreint pour agir. Voilà pourquoi le panslavisme jusqu’à présent a été surtout une question littéraire, débattue dans les universités et parmi les érudits.

Cette existence jusqu’ici trop scientifique du panslavisme explique aussi comment les agens du tsar ont pu donner le change en Europe sur les tendances des patriotes slaves, et faire entendre, au lieu du cri de solidarité, celui d’unité de la race slave. Les hommes du statu quo objectent continuellement que la nationalité russe a acquis sur ses trois sœurs une prépondérance trop marquée pour qu’elle puisse la perdre jamais. Loin d’accepter cette objection comme sans réplique, on peut, au contraire, affirmer que les trois nations opprimées du monde slave, si elles s’entendaient pour réclamer de concert leur indépendance, dicteraient sans peine la loi aux Russes, car elles sont beaucoup plus fortes, même numériquement, qu’on ne le suppose en Europe. La nation bohême, la plus faible des trois, compte déjà huit millions d’individus, tant dans le royaume de Bohême proprement dit que dans la Moravie et la Slovaquie hongroise, provinces qui toutes parlent la même langue, et reconnaissent un même principe national. Les Illyriens d’Autriche, de Hongrie et de Turquie forment une population de 10 à 12 millions. Enfin la nationalité polonaise peut ranger sous sa bannière de 22 à 25 millions d’hommes, en y comprenant les 12 à 13 millions de Ruthéniens, tant Malo-Russes que Kosaques, qui, bien que parlant une langue différente du polonais, sont rattachés à la Pologne par tous leurs souvenirs historiques, et par tous leurs intérêts matériels et moraux ; car ils ne pourront jamais, sans l’aide de la Pologne, reconquérir leurs anciens privilèges. Ainsi les trois nationalités slaves subjuguées composent un ensemble de 45 millions d’hommes. La quatrième nation, celle des Moscovites, forme, il est vrai, un corps assez compact de 35 millions d’individus, agglomération sans doute redoutable, mais qui n’en est pas moins une minorité vis-à-vis des Slaves des trois autres nations. Dans les 45 millions de Slaves non moscovites, qu’anime un même désir d’émancipation et de nationalité, n’y a-t-il pas les élémens d’une ligue assez imposante pour justifier l’intervention effective de la diplomatie européenne ?

Il faut malheureusement regretter que les plus actifs des patriotes polonais donnent peu dans ce système. Voyant avec quelle habileté et quel succès la diplomatie de leurs ennemis exploite le réveil politique des Slaves du Danube, la plupart des Polonais ont adopté l’expédient trop facile de nier l’existence de ces nationalités, dans lesquelles ils craignent de voir un jour des rivales de leur propre patrie ou des auxiliaires du tsar. Nier un mal, ce n’est pas le détruire. Pour paralyser les prédications du panslavisme russe chez les Illyriens et les Bohêmes, il faut savoir lui opposer un panslavisme d’un autre genre : celui qui se fonde sur la distinction des nationalités et la conquête à frais communs de l’indépendance, qu’elles doivent se garantir les unes aux autres. C’est ainsi que le noyau de 10 à 12 millions d’hommes qu’on pourrait appeler les Polonais pur sang attirerait facilement à sa cause, par un principe plus largement fédéral que celui de l’ancienne Pologne, les Ruthéniens, les Malo-Russes de l’Oukraine et les Kosaques de la mer Noire. Ces populations sont étrangères par les mœurs et le langage à la Moscovie, qui ne maintient chez eux son idiome comme langue des lois et des livres que grace à l’éloquence du knout. Il y a donc des élémens pour organiser dans le nord une confédération ruthéno-polonaise de 25 millions d’hommes, et dans le midi un autre corps fédéral de 20 millions de Slaves de Bohême, de Hongrie et de Turquie pourrait également, si l’Europe y daignait concourir, se constituer dans une même pensée de résistance nationale contre la Russie et l’Allemagne.

On conçoit qu’un tel panslavisme soit attaqué avec violence d’un côté par les agens du tsar, qui le représentent comme une folie, et de l’autre par les journaux d’Allemagne, qui le dénoncent comme une intrigue russe. Il faudrait nous garder d’ajouter foi à ces dénonciations, et de déposer, en quelque sorte sur l’injonction de nos ennemis, l’arme la plus redoutable que nous puissions tourner contre eux. Loin de s’isoler, la Pologne et son émigration devraient représenter pour l’Europe entière le génie slave dans ce qu’il a de plus sympathique et de nécessaire au monde. Pour triompher, il faudrait que la Pologne devînt la tête du mouvement slave ; il faudrait qu’elle imitât la France de 1789, qu’elle appelât à une liberté commune tous les peuples qui l’environnent, et jusqu’à ses bourreaux même. Certes, si les Polonais ont acquis un droit sacré, c’est bien celui de présider à la coalition des peuples opprimés. Ils sont entre tous les Slaves ceux qui ont le plus souffert, ceux qui comptent le plus de martyrs, ceux qui offrent par conséquent le plus de garanties d’un amour sincère de la liberté.

On peut dire que, par ses malheurs même, la Pologne, et principalement l’émigration polonaise, est providentiellement appelée à servir de lien entre tous les Slaves sans patrie, ou, en d’autres termes, à diriger le mouvement panslaviste. Malheureusement l’éducation et le passé des patriotes polonais les rendent peu aptes à jouer ce nouveau rôle. Jusqu’ici absorbés par leurs propres souffrances, ils n’ont pu songer à celles de leurs voisins capables de leur prêter main forte. L’idéal qu’ils poursuivent, c’est toujours le rétablissement de leur patrie sous la forme et dans les conditions anciennes, conditions telles cependant que les Polonais ne peuvent les formuler sans s’aliéner aussitôt un grand nombre de leurs frères slaves. « Où sont allées, dit en soupirant le poète Karpinski, ces heureuses années de notre gloire, où nous étions parés des couronnes de la terre, où le Bohême, le Hongrois, le Valaque, le fier Prussien, se rendaient à nous, et où le Moscovite venait du nord déposer son sceptre à nos pieds ! » Ce n’est pas avec un tel langage que la Pologne pourra transformer sa cause en une question générale de liberté pour tous les autres Slaves. Les Polonais, il est triste de le dire, ont si peu de foi en une confédération slave, qu’en se jetant dans l’insurrection de Cracovie ils espéraient attirer à eux leurs voisins, les Slaves du Danube, et les faire combattre sous leur drapeau, sans leur avoir rien garanti pour le cas du triomphe.

En général, les Polonais ne voient dans le monde slave que deux élémens : eux-mêmes et les Russes. Aussi, la tentative de Cracovie ayant échoué, les plus aventureux d’entre les vaincus se sont-ils jetés à corps perdu dans la propagande moscovite. Supposant chez les ministres de Pétersbourg un revirement d’idées pareil à celui qui s’était opéré dans leurs têtes, ils ont répandu aveuglément les bruits les plus invraisemblables. Suivant eux, Nicolas se serait soudainement épris d’amour pour la nationalité polonaise ; il aurait juré de lui faire reprendre un rôle plus brillant que celui qu’elle avait jamais pu jouer, même aux temps les plus glorieux de son indépendance. Il n’aurait mis à cette résurrection de la Pologne qu’une condition : celle de son élection spontanée et sincère comme monarque de tous les Slaves. Les plus empressés se gardèrent de rejeter cette condition. Un grand nombre de propriétaires de Posen et de la Gallicie envoyèrent des pétitions au tsar, l’appelant le protecteur naturel de la race slave, et le priant d’intervenir. Les plus ardens d’entre les jeunes Poznaniens offrirent même d’aller servir en volontaires le grand tsar, qui seul de tous les souverains de l’Europe pouvait et voulait sérieusement relever la Pologne ! On alla jusqu’à dire que Nicolas allait rappeler tous les patriotes exilés en Sibérie depuis 1531, et que des négociations étaient déjà entamées par lui avec le cabinet des Tuileries à l’effet d’opérer par voie diplomatique le retour de toute l’émigration polonaise dans ses foyers.

Sans doute l’ennui de l’exil peut faire passer d’étranges mirages devant les yeux des proscrits ; mais on ne saurait expliquer une transformation aussi inattendue sur le sol même de la Pologne que par des intérêts personnels élevés à l’état de passion. Ces intérêts, cette passion non assouvie, sont le besoin de sécurité domestique et le désir de la vengeance. Une lettre particulière d’une des notabilités de la Gallicie, qui nous est parvenue dernièrement, présente l’état du pays sous les couleurs désespérantes. « La bureaucratie autrichienne, y est-il dit, protégée, quoi qu’elle fasse, aux dépens de toutes les autres classes, a tellement abusé de sa position, que le gouvernement lui-même est devenu impuissant contre elle, et doit par conséquent souffrir toutes ses exactions. La terreur ici est telle, que beaucoup de propriétaires se sont rendus aux chefs-lieux des districts qu’ils habitent, pour s’y dénoncer eux-mêmes comme complices des révolutionnaires, avec lesquels ils n’ont jamais eu aucune relation. Ils espèrent par là se faire emprisonner avec leur famille, et garantir ainsi du moins la vie de ceux qui leur sont chers, vie que les pachas autrichiens ne veulent ni ne peuvent plus garantir contre les paysans égarés. »

Les moyens que n’a pas craint d’employer la police autrichienne pour terrasser l’aristocratie polonaise ont éveillé dans le cœur des opprimés une haine implacable. Livrés, traqués comme un troupeau de bêtes fauves par les paysans, dont on leur a aliéné les sympathies, les seigneurs voient grandir de plus en plus l’abîme qui les sépare des classes inférieures. Cet abîme, la vieille noblesse de Pologne s’efforce vainement de le combler : elle se voit arrêtée par les obstacles que lui oppose le gouvernement et par sa propre aversion pour les théories suivant elle extrêmes du parti démocratique. Aussi, préférant de deux maux le moindre, plusieurs d’entre les magnats inclinent-ils de plus en plus à invoquer la Russie, qui est au moins slave, contre l’Allemagne, qui n’a avec les Slaves rien de commun. Il existe encore une autre cause des progrès de la propagande russe en Pologne, c’est l’avènement du tiers-état ou de la bourgeoisie au pouvoir. Depuis l’occupation russe, la situation des marchands et des habitans des villes a changé complètement. Tandis que le gentilhomme s’appauvrit partout, le bourgeois accroît ses richesses, et son commerce envahit jusqu’à la Russie même, trop peu avancée dans les voies de la civilisation et de l’industrie pour pouvoir concourir avec les villes polonaises. Le paysan passe peu à peu du joug des nobles sous le joug, comme on le sait, très pacifique des boutiquiers. Les marchands craindraient de voir leur commerce s’amoindrir et leurs industries tomber par suite d’une révolution qui les séparerait de la Russie.

D’un autre côté, la cour de Vienne, exploitant la haine qu’elle a su fomenter entre les nobles et les serfs, vient de lancer un décret qui enlève à tous les propriétaires de la Gallicie le droit de justice sur leurs terres, et règle que dorénavant toutes les contestations entre les paysans et leurs seigneurs seront jugées par les tribunaux de chaque cercle. L’aristocratie résiste à cette mesure qui lui est imposée par ses ennemis, elle prétend que c’est une violation des droits imprescriptibles attachés au sol de ses domaines. Il en résulte une mésintelligence croissante entre les paysans trompés et leurs maîtres, et chaque jour on voit s’élever des rixes qui souvent dégénèrent en pillages et en assassinats. Dans un tel état de choses, les communes ne pouvant plus maintenir la police sur leurs territoires respectifs, toute l’autorité passe de plus en plus aux employés impériaux et à la gendarmerie mobile, dont les détachemens parcourent incessamment les villages. C’est ainsi que l’astuce autrichienne a su faire tomber peu à peu le prestige de libéralisme qui avait si long-temps entouré la noblesse polonaise, et qui l’entourerait plus que jamais si elle était libre d’agir.

La même scission, entre les paysans et les nobles menace également de s’accomplir en Bohême, où les redevances les plus exorbitantes écrasent l’habitant des campagnes. Quant à la Hongrie, on sait trop à quel misérable rôle se trouve réduite toute la partie de la population qui n’est pas noble. Aussi l’Autriche pourrait-elle au besoin fomenter dans les cercles les plus arriérés de la Bohême et de la Hongrie, tout aussi facilement qu’elle l’a fait en Gallicie, une jacquerie officielle, qui la débarrasserait sans guerre de ses plus illustres ennemis. Les magnats le savent, et, depuis les massacres de Tarnov, la Hongrie fait la morte. La guerre des langues slave et maghyare continue seule avec acharnement dans ce malheureux royaume ; elle achève d’y décourager les patriotes de race slave, qui, de plus en plus impuissans, se résignent à invoquer en secret, comme les Galliciens, en faveur de leur nationalité opprimée, l’intervention russe.

Voilà comment l’imprévoyance des hautes classes et les préjugés aristocratiques conspirent d’un côté avec l’Autriche, de l’autre avec la Russie, pour perpétuer l’oppression. Aussi peut-on dire que, dans le monde slave tout entier, ceux qui défendent le principe des nationalités n’ont plus qu’une seule chance de salut : c’est de se déclarer unanimement contre le servage, contre les privilèges nobiliaires, et d’en poursuivre énergiquement par tous les moyens possibles une abolition si radicale, qu’elle dépasse les plus séduisantes promesses des cabinets de Vienne et de Pétersbourg. Le panslavisme fédéral ne triomphera qu’à ce prix des mille obstacles qui l’entourent, et dont le moindre n’est pas le développement de plus en plus menaçant de l’influence moscovite.


IV. – DU PANSLAVISME RUSSE

Frappé des progrès rapides que faisaient les nationalités slaves hors de son empire, le cabinet de Pétersbourg s’imagina, il y a une quinzaine d’années, de contreminer ce mouvement, non point par un travail contraire, mais par un travail analogue, et pour ainsi dire parallèle. D’accord avec leur gouvernement, qui les comblait de faveurs, les slavistes russes prêchèrent un panslavisme nouveau, qui, en littérature, s’efforça de prouver l’identité de ces deux mots : slave et russe. Vencline et Bulgarine, dans des écrits multipliés, tentèrent de démontrer, par une interprétation captieuse des documens historiques, que tous les Slaves sans exception étaient sortis de la Russie, qui, depuis les temps primitifs, n’avait jamais cessé d’être leur mère commune. L’église schismatique russe fut présentée comme la seule véritable église slave. La langue russe fut vantée partout comme la plus belle et la plus riche des langues slaves, comme étant surtout bien supérieure au dialecte mou et efféminé de la Pologne. Le conseiller Oustrialof prétendit même établir qu’isolée de l’histoire russe, l’histoire de la Pologne n’a aucun sens. À force d’adresse, l’écrivain officiel parvint presque à démontrer qu’il n’y avait jamais eu de Pologne, et que le nom de nationalité polonaise était un malentendu.

Passant de l’étude à l’action, les savans moscovites ne tardèrent pas à se mettre en campagne. Devenus voyageurs, ils parcoururent en tous sens les pays slaves, sous prétexte d’y rechercher les monumens nationaux, et de les rattacher à l’histoire de la grande métropole. Stroïef et Pogodin se sont, depuis dix ans, montrés, sous ce rapport, d’infatigables apôtres, et, quel que soit l’esprit qui ait dicté leurs recherches, on ne peut nier que ces écrivains n’aient acquis des titres impérissables à la reconnaissance du monde savant ; mais il y a dans toutes les publications des slavistes russes un côté qu’on ne saurait trop stygmatiser. Voulant agglomérer toute leur race sous le sceptre des tsars, ils voient, avec une jalousie mal dissimulée, se développer le principe de solidarité entre les nationalités slaves, et ils s’efforcent de substituer à ce lien fraternel le vieux principe de la centralisation romaine. En outre, ces panslavistes officiels tendent à élever entre les peuples slaves et la civilisation du reste de l’Europe une sorte de muraille chinoise. A les en croire, chacune des diverses races humaines compose comme un monde à part. Chacune a ses mœurs, ses lois, presque sa religion, et ne saurait se mêler à ses sœurs sans perdre sa force et sa pureté natives. Ce système, qui voudrait parquer chaque race dans son foyer comme dans une triste officine, comme un essaim d’abeilles dans sa ruche, en perpétuant entre les diverses branches de la famille humaine l’aversion et la guerre, consoliderait infailliblement chez les Slaves qui l’accepteraient la domination russe. En effet, s’étant privés eux-mêmes, par une aveugle antipathie pour l’étranger, de tout conseil et de tout secours du dehors, ces peuples, déjà si tristement divisés entre eux, deviendraient bientôt la proie de l’anarchie, et le plus fort parmi eux absorberait les autres. Voilà le calcul des hommes de Pétersbourg.

Ce sont principalement les nationalités slaves du midi que le cabinet russe travaille à s’assujétir. Depuis un demi-siècle, il entoure les Slaves schismatiques de Turquie et d’Autriche d’une protection toute spéciale. Promesses, dons magnifiques, rien n’est épargné pour les séduire. Des ornemens sacrés envoyés par la Russie remplissent leurs églises ; leurs plus beaux livres liturgiques sont des présens du saint-synode de Pétersbourg. Les principaux personnages d’Illyrie et de Bohême sont pour ainsi dire harcelés d’hommages par les agens russes. Les savans de Prague reçoivent toute sorte de gratifications du tsar : des anneaux en brillans, des décorations même leur arrivent de la Néva, comme récompense des services rendus à la cause des lettres slaves. Sous cette propagande purement littéraire, les agens moscovites savent cacher une propagande politique des plus actives. Au nom de l’indépendance de toute la race, ils appellent les Slaves subjugués du midi à une coalition avec le tsar contre leurs oppresseurs. C’est ainsi qu’ils prétendent fonder un panslavisme d’un ordre à part, qui consisterait à grouper sous le sceptre des Romanof, et à titre de puissances protégées, les différentes nationalités slaves. Cette pensée perce d’un bout à l’autre de la longue épopée panslaviste du poète slovaque Kollar, intitulée Slavy-Dcera. Les peuples slaves y apparaissent formant tous ensemble un immense empire que le poète se représente comme une espèce de colosse imité de celui de Babylone dans la Bible. La Russie en forme la tête, la Pologne le cœur, la Bohême et l’Illyrie en sont les bras et les pieds.

Il serait imprudent de contester ce que ces idées ont de séduisant et de dangereux. Il faut bien reconnaître l’existence d’un panslavisme russe ; seulement on peut nier qu’il soit slave par son caractère, et qu’il puisse jamais avoir la sympathie d’aucun Slave indépendant. Si le cabinet de Pétersbourg soutient avec tant de zèle ses coreligionnaires du Danube et de l’Adriatique, c’est à la condition que ces opprimés ne s’élèveront jamais, comme ils ont osé le faire en Serbie, à la prétention d’une existence nationale distincte. De ce moment, en effet, comme on l’a vu pour la Serbie, les Slaves protégés du tsar trouveraient aussitôt dans leur grand protecteur leur ennemi le plus acharné. Qu’on parcoure l’histoire de ces protectorats russes, depuis celui exercé sur les derniers rois de Pologne et de Géorgie jusqu’à ceux que le tsar exerce actuellement sur les principautés serbes et moldo-valaques et sur l’empire croulant de la Perse : on verra que ces divers protectorats ont toujours eu et ont encore pour but unique d’empêcher les nations protégées de se relever de leur abaissement et de renaître à l’indépendance. En est-il d’ailleurs autrement de tous les protectorats ? Ceux qu’exerce l’Angleterre depuis un demi-siècle en Asie ont-ils un autre but que l’asservissement universel des peuples et la concentration forcée du commerce et de l’industrie du globe sous un seul pavillon ? La Russie n’est donc pas plus coupable sous ce rapport que les autres empires.

Évidemment le protectorat russe, par cela même qu’il est protectorat, doit avoir pour conséquence de paralyser, d’asservir les nationalités auxquelles il s’impose. Il a encore un autre résultat non moins funeste, celui d’inoculer aux peuples protégés des mœurs et des institutions contraires à leur génie. C’est ainsi que le système russe des boïards s’est enraciné dans les principautés moldo-valaques, et que de nombreuses tentatives ont été faites par les consuls russes de Belgrad pour introduire en Serbie le système hiérarchique et jusqu’aux ghildes ou corporations commerciales de la Moscovie. Le péril est ici d’autant plus grand que le système russe n’est pas sans avoir quelques liens de parenté avec les institutions slaves. La civilisation russe actuelle, bien qu’elle soit un mélange d’institutions anglaises et napoléoniennes altérées, repose néanmoins sur un fonds d’idées propres à tous les Gréco-Slaves, et ne rencontre pas chez eux l’antipathie qui accueille la civilisation et la police germaniques. La Russie, étant slave, offre aux peuples de cette race plus de garanties de bienveillance qu’aucun autre empire, la même situation politique étant donnée, c’est-à-dire que, dans l’alternative d’avoir pour dominateurs ou des Russes ou des Allemands, les Slaves se tourneront toujours vers les Moscovites, leurs frères de langue et d’origine, avec moins de répugnance que vers l’Allemand, qui leur est absolument étranger. Il ne faut donc pas croire que le système russe actuel, tout en excitant la juste répulsion des Slaves, leur soit assez antipathique pour les jeter aveuglément et sans condition aux bras de l’Occident. C’est là une déplorable illusion de la diplomatie. Cette illusion constitue précisément le plus grand danger de la situation. En faisant entendre à l’Orient gréco-slave qu’il ne lui reste plus qu’à opter entre le protectorat de l’Allemagne et celui de la Russie, c’est-à-dire entre deux jougs, on espère que les populations condamnées se résigneront au joug allemand. C’est justement le contraire qui se prépare. « Ayons confiance, se disent tout bas les Slaves, dans le patriotisme du tsar : comme empereur de toute notre race, il suivra des doctrines plus larges que celles qui asservissent encore le souverain de la Moscovie. La Prusse et l’Autriche ont juré de faire de nous des Allemands. Ce n’est que d’un grand empereur slave que peut nous venir la délivrance. »

Ce qui rapproche le plus de la Russie ses voisins slaves, c’est, sans nul doute, la haine de l’Allemagne. Seule, la Russie se montre à eux comme pouvant les venger des maux qu’ils souffrent. Seule, la Russie, ennemie mortelle de la nationalité allemande, la contremine partout. Tandis que l’Autriche et la Prusse font tous leurs efforts pour germaniser leurs provinces slaves, le cabinet de Pétersbourg, comme par représailles, rassise de plus en plus ses provinces allemandes d’Esthonie, de Courlande et de Livonie. Le schisme gréco-russe vient de conquérir en Livonie un si grand nombre de villages, que le saint-synode ne petit trouver assez de popes pour occuper les cures abandonnées par leurs pasteurs protestans. Ces conversions officielles menacent de prendre encore une plus grande extension en Courlande et en Esthonie. Protecteur fanatique de quiconque reconnaît son autocratie religieuse, plein de défiance et de haine contre ceux des nobles de son empire qui obéissent aux prescriptions liturgiques de Luther ou du pape, le tsar s’efforce, en revanche, de se donner pour le père des paysans. Il se montre surtout jaloux de ce titre dans les provinces allemandes et polonaises, et parmi les populations nouvellement converties au schisme. L’émotion causée dans l’Allemagne du nord par ces conversions si nombreuses a décidé la noblesse de Livonie à réclamer pour les provinces baltiques le maintien du protestantisme, comme faisant partie inhérente de leurs privilèges ; mais la députation envoyée par les nobles livoniens au pied du trône impérial n’a reçu du monarque qu’une réponse évasive, ou plutôt la réponse a été accablante, puisque, immédiatement après, des mesures ont été prises pour soustraire à l’influence de leurs seigneurs tous les serfs des provinces allemandes.

Il y a, dans de tels événemens, matière à de sérieuses réflexions pour les princes du corps germanique. Pendant que ces princes discutent ensemble pour savoir s’ils donneront enfin les constitutions promises depuis 1815, pendant que les populations de cette vaste Germanie, morcelées en une foule de petits états, rêvent la conquête prochaine de leur unité politique, la Russie, plus rapide dans ses mouvemens, et sans rêver ni discuter, gagne chaque jour du terrain. Déjà, au moyen de réformes sociales, le cabinet de Pétersbourg russise les populations allemandes enclavées dans l’empire, et laisse entrevoir aux Slaves du dehors le moment où il pourra intervenir, comme juge et comme vengeur, entre eux et l’Allemagne humiliée.

Dans sa vingt-huitième séance, qui a été l’une des plus agitées de la session de 1846, la chambre des députés de Bade a entendu le représentant Hecker prononcer sur l’avenir des Slaves des paroles qui ont eu un long retentissement : « Je crois, a-t-il dit, qu’une catastrophe peu éloignée nous menace. Remarquez le progrès des littératures slaves, et comment s’y développe la conscience nationale. Allez écouter les leçons de la chaire slave de Paris, prêtez l’oreille à ce que disent les Slaves au sein même de l’Allemagne, lisez le testament de Pierre-le-Grand : tout pronostique à notre patrie allemande une des crises les plus graves qu’elle ait jamais eu à subir. Le panslavisme l’envahit sur tous les points. Parcourez la Bohême, la Hongrie, la Croatie : partout où un Slave a son foyer, dans la hutte enfumée du plus misérable serf, vous trouvez appendu le portrait du tsar. A votre question : De qui est ce portrait ? On vous répond : C’est le portrait du petit père, du maître qui doit réunir un jour toute notre race en un seul corps. Le jour où cette réunion s’accomplira, je vous le demande, messieurs, comment serons-nous en état d’opposer une force de résistance égale à la force d’attaque des Slaves ? Qui nous assure que leurs dévastations ne surpasseront pas celles des Mongols ? Le panslavisme grandit si rapidement, qu’on peut craindre de le voir prendre bientôt dans le monde le rôle dominateur enlevé successivement aux Romains et à la race germanique. »

Quelque exagération qu’il y ait dans ce discours, quelque faux qu’il soit de dire que tous les paysans slaves ont chez eux le portrait de l’empereur Nicolas, il n’en est pas moins singulier d’entendre de telles paroles tomber du haut d’une tribune allemande. De tristes pressentimens saisissent de toutes parts l’Allemagne ; le démembrement de la Pologne, accompli par elle, la poursuit comme un rêve sinistre. Le cours des événemens appellera, dans un avenir prochain, la confédération germanique à protester à main armée contre les envahissemens de la Russie, et à s’élever comme champion du latinisme contre les exigences à la fois politiques et religieuses de l’Orient schismatique. Malheureusement l’Allemagne ne jouit pas de l’unité que réclame un tel rôle. Après avoir été si long-temps le saint-empire d’Occident, l’Allemagne s’est violemment scindée en deux camps. Sur l’un domine la Prusse, principal organe du protestantisme, et par conséquent la plus mortelle ennemie du catholicisme et de Rome ; sur l’autre camp règne l’Autriche, prétendue héritière de l’empire germanique, mais qui ne compte que six millions d’Allemands, puissance amphibie dont la tête est latine, mais dont le corps presque tout entier est slave et oriental. C’est avec des élémens si discordans, avec ses milliers de sectes religieuses, et la multiplicité de ses petits états politiques, tous rivaux les uns des autres, que l’Allemagne sera forcée de se lever contre la formidable unité militaire et religieuse de l’empire russe.

Refoulée sur le Rhin par la France, l’Allemagne se flatte de trouver sur le Danube d’amples compensations, et de se frayer, à l’aide de ce fleuve, un chemin d’or vers l’Orient ; mais, comme le bassin du Danube est aux trois quarts peuplé par des Slaves, plus l’importance commerciale de ce fleuve augmentera, plus il deviendra un instrument formidable de l’Orient slave contre l’Allemagne et l’Europe. Si elle ne se proposait que son indépendance, l’Allemagne, au lieu de canaliser les passages difficiles du Danube, devrait plutôt en semer le cours de cataractes pour y rendre la navigation impraticable. Il est remarquable que l’Autriche est la seule des grandes puissances qui n’ait jamais fait la guerre aux Russes. Ce fait a une raison plus profonde qu’on ne le pense. En effet, qu’une armée française occupe Vienne, le lendemain de son arrivée elle négocie les conditions de son évacuation. Elle n’est retenue sur le sol autrichien par aucun rapport de consanguinité, par aucun intérêt national direct. Il n’en est pas de même d’une armée russe. Maîtresse de Vienne, elle voit aussitôt autour d’elle l’Illyrie, la Bohême, la Gallicie et les Slovaques lui tendre les bras et l’invoquer dans une langue qu’elle comprend. Pour peu que la Russie, dans une telle circonstance, écoutât son propre intérêt, elle organiserait d’un seul coup sur l’Adriatique, en Hongrie et en Bohême, trois états indépendans, qu’elle pourrait, en se retirant, laisser derrière elle à la place de l’empire des Habsbourg.

On ne court pas volontiers de pareilles chances, et, plutôt que de faire la guerre à la Russie, l’Autriche préférerait mettre, comme elle l’a déjà fait tant de fois, toutes ses armées au service du tsar contre la France et l’Occident. Quant à l’Allemagne, supposons que, réduite, en face de la Russie, aux états non autrichiens, elle parvînt un jour à se centraliser, à grouper ses membres épars en un seul grand empire de trente à quarante millions d’hommes : il n’est guère à espérer que cette terre classique du protestantisme et de l’anarchie intellectuelle sût créer une unité militaire assez compacte pour contrebalancer celle de la Russie. Le tsar, en effet, n’a pas seulement des armées admirablement dociles, il a toute une nation qui lui obéit comme un seul homme. Écoutons à ce sujet l’un des panslavistes russes les plus fanatiques, le comte Gurovski, dans son livre intitulé la Civilisation et la Russie « L’autocratie, se tenant toujours en avant du progrès et de ses besoins, ayant sans cesse l’initiative du développement, reste enveloppée de l’auréole et est la vraie colonne de lumière qui marche devant le peuple… Ce pouvoir est seul en homogénéité avec la Russie… Il est providentiel… Il est, entre les mains du Tout-Puissant, le burin qui grave et inscrit la présence de la race slave dans les annales de l’humanité… C’est au profit des destinées et de l’avenir de toute la race que le pouvoir autocratique conduit la Russie à passer sur le corps de ces nationalités stériles qui se sont séparées de la souche, et qui, par leur proximité, pourraient l’endommager ou lui communiquer la corruption qui les a rongées. Au nom de la providence de notre race, l’autocratie font et consume peu à peu ces diverses nationalités, augmentant par cette absorption l’intensité de ses moyens, et faisant aussi par là avancer l’œuvre de l’unité slave. »

Voilà, ce semble, un langage assez explicite : c’est à la France, c’est à l’Allemagne surtout de le comprendre. Il y a long-temps que Thucydide a dit en parlant des Slaves, qu’il désignait sous le nom général de Scythes : « Si ces peuples s’unissent jamais sous un même chef et dans une même idée, aucune puissance, ni d’Europe ni d’Asie, ne pourra leur résister. » A la vérité, il s’est déjà écoulé des milliers d’années depuis Thucydide, et sa menaçante prophétie ne s’est pas encore réalisée ; mais, aujourd’hui, l’ascendant de la Russie change l’état des choses. Heureusement, par suite de la nature indomptable des Slaves, leur réunion sous un seul sceptre suppose dans le gouvernement qui saura l’accomplir une sagesse administrative, un degré d’équité, une hauteur de civilisation que la Russie n’a point encore atteints. La nature physique elle-même oppose à cette réunion des obstacles plus grands peut-être que les tsars ne se le figurent. Quelques intimes relations de langue et de mœurs qu’ils parvinssent à faire prévaloir entre les Sibériens de la mer Glaciale et les Dalmates de la Méditerranée, les différences climatériques continueraient cependant de réagir sur l’ordre moral. Le baleinier russe d’Arkhangel, à demi gelé sur son tillac, silencieux, endormi, doué de sens tellement grossiers qu’à peine se distinguent-ils de ceux de l’animal polaire, cet homme, qui ne sait qu’obéir et souffrir, rend inutile à ses gouvernans le déploiement de précautions qu’exige le caractère indomptable, spirituel, ardent du Slave des îles dalmates et des bouches du Kataro. Il y a un abîme entre le spartiate slave du Monténégro et le moujik de Moscovie.

Pour que la Russie pût gouverner sans révoltes, sans péril pour son intégrité comme empire, des populations si différentes de caractère, d’usages et d’idiomes, il faudrait accorder à chacune d’elles un système administratif particulier et des franchises appropriées à ses besoins. Il faudrait rendre la Pologne à son système propre, restituer à tous les Slaves latins leurs lois antiques et une constitution indigène. Or, loin d’admettre ce mode de gouvernement, la domination russe s’efforce d’introduire, partout où elle s’étend, l’uniformité de lois, de langage et même de religion, comme le prouvent sans réplique les persécutions contre les Grecs unis et l’église latine de la Pologne. L’oppression des consciences n’est jamais un moyen durable de gouvernement. Pour centraliser sous son sceptre toute la race slave, le cabinet russe devrait se latiniser lui-même en partie, admettre les institutions libérales et constitutionnelles de l’Occident, et enfin proclamer l’égalité la plus absolue devant la loi pour tous les cultes chrétiens dans son empire. Or, la religion gréco-russe est, par son essence même, ennemie d’une telle égalité ; elle est exclusive et veut régner sans partage : d’où il suit que les Slaves qui la professent sont malgré eux rejetés vers l’Orient et séparés de leurs frères latins par les idées et les tendances. Ce n’est donc que l’apathie et l’inexplicable indifférence de l’Europe occidentale qui laissent prendre à la Russie un ascendant si absolu sur les affaires des Slaves. Les cruautés du tsar envers la Pologne sont plus que suffisantes pour éloigner de lui quiconque peut placer ailleurs une espérance. Ceux-là seuls d’entre les Slaves qui sont entièrement abandonnés de l’Europe invoquent le cabinet de Pétersbourg.

Avant d’obtenir la sympathie des Slaves libres, la Russie devra changer complètement et sa politique extérieure et son organisation intérieure. « Nous aimons, a dit un panslaviste bohême, et nous respectons nos frères de Russie, mais avec les hommes d’état russes nous n’avons rien de commun. Tant que le tsar n’aura pas rendu librement à la Pologne sa nationalité, il y aura entre les Russes et les autres Slaves un mur infranchissable. » Le cabinet de Pétersbourg est tellement convaincu des dispositions signalées par l’écrivain bohême, que, dans toutes ses négociations officielles, il ne lui arrive jamais d’invoquer le principe des nationalités, mais toujours et partout des principes d’humanité et de cosmopolitisme. Trop habile pour se laisser entraîner par le mouvement panslaviste qu’il compte exploiter à son profit, il sait agiter les opprimés sans rompre avec les oppresseurs. C’est ainsi que, dans toutes les branches de l’administration, les Allemands sont constamment traités à l’égal des Russes. On pourrait presque dire que les postes de confiance sont donnés de préférence aux Allemands. Ce sont eux qui ont dans l’armée la plupart des commandemens supérieurs. Qui ne sait que dans le cabinet même de l’empereur la direction suprême des affaires fut pendant de longues années remise à trois Allemands, les comtes Cancrin, Nesselrode et Benkendorf ? Dans les troubles de Cracovie et de la Gallicie, quel rôle a joué le cabinet russe ? Constamment le rôle d’un allié de l’Allemagne. Une armée auxiliaire a été offerte à l’Autriche pour l’aider à dompter les rebelles ; toutes les pétitions, toutes les adresses secrètes de la noblesse gallicienne à Nicolas, pour obtenir son intervention, ont été repoussées dédaigneusement. A toutes ces supplications, le tsar n’a répondu que par un oukase, qui vers la fin d’août dernier mettait en état de siége les provinces de Litvanie, Podolie et Volhynie, et y proclamait la loi martiale. Il faut le dire, la propagande moscovite en Gallicie et en Poznanie est plutôt faite par les Polonais eux-mêmes que par les agens russes. L’autocrate se sent-il donc tellement fort qu’il puisse rejeter jusqu’aux avances que lui fait la fortune, et qu’il ne veuille pas même d’une Pologne qui se donnerait à lui à titre de nation protégée et tributaire ? Je ne crois pas qu’on puisse supposer au cabinet russe un tel excès de confiance dans son avenir. Ce qui le fait reculer, c’est la crainte d’un piège de la part de ceux qui l’invoquent. La Russie a devant elle l’exemple de la Grèce, dont elle avait aussi, par ses flottes, ses soldats et son or, provoqué l’émancipation ; et, une fois émancipés, les Grecs ont renvoyé en Russie leurs émancipateurs trop suspects. Le cabinet du tsar craindrait d’avoir le même sort dans les provinces slaves de l’Allemagne, et il s’abstient. Ce qui l’arrête aussi, c’est la menace de l’établissement du système constitutionnel en Prusse. Le tsar a un intérêt majeur à maintenir l’absolutisme dans les états qui l’avoisinent, et il sent qu’il ne peut maîtriser l’explosion des idées libérales en Allemagne qu’en s’appuyant sur la force d’inertie de l’Autriche. C’est pourquoi les deux cabinets de Vienne et de Pétersbourg se sentent plus que jamais nécessaires l’un à l’autre. Aussi, loin de se désunir, ont-ils resserré leurs liens depuis les derniers événemens, à tel point que la Russie, sans interrompre pour cela le travail de ses agens panslavistes, n’a pas craint de se déclarer officiellement solidaire de l’Autriche et de réclamer sa part de responsabilité morale dans les massacres de la Gallicie. C’est de sa part un raffinement d’habileté qui ne doit faire illusion à personne.


V.

Les questions qui s’agitent aujourd’hui parmi les Slaves sont-elles dignes de la sollicitude de l’Europe, sont-elles posées de façon à rendre son intervention possible et utile ? C’est ce qu’il nous reste à examiner. Si d’une part le panslavisme russe prend chaque jour des proportions de plus en plus inquiétantes pour l’équilibre de l’Occident ; si de l’autre le panslavisme slave, fidèle à ses tendances libérales, donne des gages certains et nombreux de sa vitalité, de sa persévérance, l’Europe ne trouvera pas seulement dans ce double mouvement un grave sujet de préoccupation ; elle sentira encore la nécessité de ne point rester plus long-temps spectatrice inactive d’une lutte dont l’issue pourrait lui devenir funeste.

Ce qui a surtout fortifié dans ces derniers temps le panslavisme russe, ce sont les vieilles rancunes si tristement ranimées des Slaves contre l’Allemagne. Il ne faut pas se dissimuler les avantages que la Russie a su tirer de ces ressentimens implacables depuis les massacres de Tarnov. Le péril existe, il est réel et sérieux : ce n’est pas l’Allemagne seulement, c’est le monde entier qu’il menace. Quoi qu’on puisse dire des nombreux obstacles qu’aurait à surmonter le gouvernement d’un grand empire slave une fois établi, il n’en faut pas moins prévenir par tous les moyens la réalisation de ce plan, qui détruirait pour jamais l’équilibre de l’Europe. Contre les agens panslavistes de la Russie, le panslavisme slave, dont l’Allemagne aveuglée cherche à nier l’existence, est une arme qu’il serait imprudent de briser ; tant que cette barrière sera debout, la cause des nationalités slaves ne sera pas perdue, et derrière ce rempart l’Occident verra sa tranquillité à l’abri de toute atteinte.

S’il triomphait, le panslavisme tsarien réagirait par son principe même contre le développement de la liberté dans le reste de l’Europe ; il provoquerait contre tous les Slaves une réaction violente, et, en coalisant contre eux toutes les autres puissances, il ouvrirait infailliblement pour cette race une nouvelle ère de servitude. C’est donc uniquement dans le panslavisme des peuples qu’il faut placer ses espérances. Celui-là est le fond secret de la pensée de quarante-cinq millions d’hommes, depuis l’ancien duché de Litvanie jusqu’aux frontières de la Grèce. Le but du panslavisme est de réunir toutes ces masses asservies dans une pensée commune. Cette pensée qui, à un moment donné, pourra faire lever ensemble tous les Slaves opprimés ; cette pensée, répétons-le, ne peut être qu’une pensée de liberté : d’un côté liberté politique, c’est-à-dire indépendance des diverses nationalités slaves, de l’autre liberté civile, c’est-à-dire affranchissement de toutes les classes encore mineures parmi ces nations.

Ainsi conçu, le panslavisme ne peut certes provoquer contre lui aucune objection raisonnable. C’est donc par un malentendu fatal que la presse française applique le nom de panslavisme uniquement à la propagande russe. Cet abus de mots porte d’abord une grave atteinte à la vérité, car les savans panslavistes de Bohême et d’Illyrie ne sont assurément pas pour la Russie. En outre, il résulte de là que le panslavisme véritable, confondu avec son homonyme de Russie, demeure sans aucun encouragement de la part de l’opinion publique de l’Europe, et qu’une foule d’hommes énergiques sont réellement forcés par, la misère d’offrir leurs services aux Russes.

Malgré tant de circonstances fâcheuses, le monde slave porte en lui trop d’élémens hétérogènes pour pouvoir jamais être transformé d’une manière permanente en un seul état. Les Slaves, espérons-le, sauront prendre dans l’Europe moderne la position qu’ont occupée dans le monde ancien les Hellènes. Comme il y avait l’empire de Macédoine en face des républiques d’Athènes, de Sparte, d’Argos, toutes plus ou moins unies contre les envahissemens des Philippes, ainsi dans le monde slave il y a d’un côté l’empire encore à demi barbare de la Russie, formé des élémens les plus opposés, et qui menace de tout fondre dans sa substance ; de l’autre côté, il y a les Slaves purs, qui ne peuvent garder une existence indépendante qu’en se confédérant, qu’en créant une sorte d’amphyctionie. Cette ligue, renouvelée pour le fond de celle des anciens Grecs, en différerait sans doute pour la forme, puisqu’elle supposerait une centralisation intérieure et une organisation militaire assez fortes pour repousser toutes les intrigues, toutes les attaques des Philippes de Moscovie. Que ceux qui reculeraient devant les énormes difficultés d’une pareille coalition cherchent un autre moyen de refouler la Russie. Je ne connais, pour ma part, de réalisable qu’une fédération d’états slaves créés et garantis par l’Europe et destinés à grandir sous sa tutelle jusqu’à ce qu’ils soient enfin capables de se défendre par eux-mêmes contre l’autocratie. Qu’on l’appelle comme on voudra, cette confédération sera toujours du panslavisme, comme dans l’antiquité l’amphyctionie grecque était du panhellénisme.

Je sais que beaucoup d’hommes éminens hors des pays slaves traitent ces idées d’utopies ; on va jusqu’à regarder la coalition libre des diverses nations de race slavone comme tout aussi impossible que le serait la réunion de toutes les nations romanes ou germaniques en un seul corps ; mais on peut répondre que, si de telles coalitions ne sont pas encore possibles dans l’ordre politique, elles deviennent peu à peu un fait dans l’ordre moral. L’Italie et l’Espagne marient chaque jour davantage leur génie et leurs idées au génie et aux idées de la France, et l’heure où notre pays serait sérieusement menacé dans son indépendance serait infailliblement l’heure qui verrait se décider d’une manière définitive avec l’union franco-latine une espèce de panlatinisme. Quant à la centralisation de tous les états allemands en un seul, cette antique chimère entre de plus en plus dans le monde réel. Depuis la fondation du Zollverein, l’unité germanique fait des progrès rapides et peu rassurans, il faut l’avouer, pour la France. Si cette unité du germanisme ne peut déjà plus être appelée une utopie, pourquoi l’unité slave en serait-elle une ? Il y a de bien plus grandes différences de mœurs et d’intérêts entre les Autrichiens, les Prussiens et les Hollandais, qu’il n’y en a certes entre les Polonais, les Bohêmes et les Illyriens.

Ce sont principalement les écrivains allemands qui présentent en Europe le panslavisme comme une utopie. La raison en est toute simple. L’Autriche et la Prusse sont engagées par la loi même de leur conservation à combattre l’indépendance des Slaves. Pour que l’Allemagne soit puissante, il faut que la Pologne, la Bohême et la Hongrie languissent paralysées et sous une tutelle éternelle. Voilà pourquoi les cabinets germaniques s’efforcent dans leurs feuilles officielles de dérober à la connaissance de l’Europe les véritables tendances des panslavistes. On dira peut-être que l’intérêt de l’Allemagne serait pourtant d’avoir un rempart entre elle et la Russie, et qu’elle doit désirer le rétablissement de la Pologne. J’admets qu’il faut à l’Allemagne une barrière contre la Russie ; mais, si elle peut se former ce rempart avec des Slaves subjugués et germanisés, croit-on qu’elle ne préférera pas mille fois un tel rempart à un royaume de Pologne, quelque subordonné qu’il fût à l’Allemagne ? Les Allemands, même les plus libéraux, même les plus dévoués à la nationalité polonaise, ne sauraient donc la soutenir que jusqu’à de certaines limites. Une confédération de peuples slaves, tout-à-fait indépendans entre Moscou et Berlin, entre Constantinople et Vienne, ne sourira jamais aux Allemands. C’est pourquoi, je le répète, ils cherchent à rendre odieuses en Europe les idées panslavistes. Étrangère aux questions slaves, la presse française reproduit aveuglément ce que lui envoie sur ces questions la presse d’outre-Rhin, et les idées les plus fausses s’emparent ainsi des esprits. Il faut tâcher de démasquer les piéges que tendent à la bonne foi de la France et la presse allemande et les cabinets du Mord. Ces cabinets, après avoir démembré la Pologne, voudraient bien briser autour d’elle tous les élémens nouveaux qui lui viennent en aide. C’est aux vrais amis des Slaves qu’il appartient d’arracher enfin la Pologne au fatal isolement dans lequel elle a jusqu’ici vécu au milieu des autres peuples de sa race. Plaignons ceux qui prétendent que le panslavisme n’est qu’une machine de guerre de la Russie contre l’Europe, car un tel langage vient nécessairement ou de l’ignorance ou du désir coupable de ne pas voir s’élever dans le monde d’autre puissance slave que la puissance moscovite. Loin d’être une machine de guerre de la Russie, le vrai panslavisme pourrait bien plutôt devenir le plus puissant levier de la Pologne contre le tsarisme. En effet, si elle parvenait à s’approprier ce système et à s’en faire reconnaître comme l’organe littéraire, la société polonaise deviendrait par là même le centre intellectuel du monde slave. Tous les peuples slaves qui voudraient s’émanciper tourneraient les yeux vers cette grande victime pour en recevoir l’impulsion. Il y a de telles analogies de situation entre ces peuples et la Pologne, qu’ils sont tous naturellement poussés à agir avec elle de concert. Jamais ils ne pourront impunément séparer leurs intérêts de l’intérêt polonais. Réunies, ces causes diverses forment un ensemble qui, sous le nom de panslavisme, deviendra tôt ou tard pour l’Europe la plus importante de toutes les questions internationales.

On connaît maintenant le chemin qu’a fait la Russie au sein du monde slave, on voit aussi que le panslavisme bien compris, loin d’être une arme entre ses mains, peut devenir un rempart contre ses empiétemens. Si quelque chose pouvait encore redoubler notre intérêt pour les peuples opprimés de l’Europe orientale, ce seraient les tristes complications au milieu desquelles ils se débattent depuis quelque temps. Les mêmes passions anarchiques qui dévorent la Pologne se retrouvent dans les autres pays slaves. La jalousie des chefs, l’ignorance des masses, l’acharnement des partis à s’entredétruire, enfin l’obstination d’une partie de l’aristocratie à conserver le plus qu’elle peut de ses antiques privilèges ; voilà les obstacles qui arrêtent le progrès des nationalités ou le panslavisme politique. Quant au panslavisme littéraire, celui-là du moins ne recule pas. De plus en plus, les savans des divers pays slaves étudient leurs langues respectives et mêlent ensemble leurs travaux et leurs idées. De cette comparaison continuelle et de ces emprunts réciproques il résulte que chacun se confirme dans ses sentimens propres, et que les diversités nationales, en s’épurant, deviennent plus raisonnées. Au lieu de s’affaiblir, chaque littérature slave se fortifie donc et grandit en s’appuyant sur ses sœurs. Désormais on ne peut plus douter que, quand même le joug russe réussirait, par l’apathie de l’Europe, à s’étendre sur tout le monde slave, les littératures polonaise, bohême et illyrienne ne cesseraient pas pour cela d’exister. Le théâtre polonais, dans la capitale même de la Gallicie, n’a jamais été plus fréquenté qu’aujourd’hui. En Bohême, la presse indigène voit s’agrandir chaque jour le nombre de ses lecteurs et l’importance de ses publications, tandis que la presse allemande au contraire s’efface de plus en plus à Prague et dans les autres villes du pays. Or, tant qu’un peuple conserve une littérature nationale, il garde par là même intact pour un avenir plus heureux le germe essentiel de sa nationalité, qui ressemble alors au grain déposé en terre et fermentant sous la neige jusqu’à ce que les rayons du printemps viennent en faire sortir une riche moisson.


CYPRIEN ROBERT.

  1. Les savans slaves qui visitent annuellement Paris ne se décideront-ils pas bientôt à y laisser un souvenir durable de leur passage, en fondant parmi nous, pour leurs compatriotes et pour les savans de toutes les nations, un centre littéraire ouvert à quiconque voudrait étudier les langues et les peuples slaves, et muni des livres que le but même de cette institution rendrait indispensables ?