Les Deux Femmes du major

E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 1-278).

LES
MÉNAGES MILITAIRES



LES
DEUX FEMMES DU MAJOR



I

Quand le 206e de ligne reçut l’ordre de venir tenir garnison à Douai, en 1862, il n’y eut qu’un cri dans le régiment pour déclarer vexatoire au premier chef la mesure ministérielle qui l’envoyait brusquement de la Provence en Flandre, du soleil dans le brouillard.

Il est vrai que si cette même mesure ministérielle avait dirigé le 206e sur Rennes, par exemple, il se fût plaint de ce séjour pluvieux, ou sur Tarascon, il eût protesté contre le pays du mistral.

Ce qui revient à dire que, règle générale, le militaire déplore sa nouvelle garnison, quitte à la regretter chaudement quand vient l’heure d’en partir.

Cette fois, au moins, les récriminations d’usage s’apaisèrent vite. Douai, avec ses facultés, sa cour, son théâtre, offrant, après tout, d’importantes supériorités sur Grasse, la petite ville embaumée, où l’on venait de passer un an.

Les officiers garçons bouclèrent leurs valises et partirent allègrement. Traverser la France d’un bout à l’autre une fois de plus, la belle affaire ! Les jarrets de sous-lieutenant ont une merveilleuse souplesse, et les jarrets de capitaine regagnent en habitude ce qu’ils ont perdu en élasticité.

Les officiers mariés acceptent d’ordinaire avec de secrètes révoltes ces formidables déplacements écrasants pour la bourse et compliqués de séparations pénibles pour le cœur.

À la surface, une résignation souriante ; il ne faut pas laisser voir aux bons camarades que la femme, les enfants, la nourrice, les colis, sont parfois des charges bien lourdes.

Au fond, le ministre de la guerre, les bureaux et leurs suites sont envoyés « à tous les diables » et même plus loin.

Au 206e un seul ménage fit exception à cette règle commune ; ce fut celui du major Jouanny.

Le major Jouanny était un officier supérieur, jeune encore, qui, par raisons d’aptitudes administratives, avait choisi cette voie honorable, quoique moins brillante au point de vue de l’avancement, pour y attendre, dans une tranquillité relative, un grade plus élevé.

Ses trente-huit ans sonnés mettaient de la gravité sur son front et de l’indulgence dans son sourire, sans mêler encore un seul fil d’argent à sa chevelure châtaine, rebelle et frisée.

Il avait l’intelligence ouverte, un esprit méthodique sans minutie, beaucoup de droiture, un caractère sympathique, dont la douceur n’impliquait pas le manque de fermeté.

Ses camarades l’aimaient cordialement, et son colonel l’estimait fort. Au régiment, c’est le critérium indéniable.

Marié depuis deux ans à une jeune et fort jolie personne, mademoiselle Jane de Nangeot, dont il avait difficilement obtenu la main, le major passait pour un homme très-heureux, et l’était certainement.

Quoique la jeune femme n’eût manifesté aucune satisfaction de quitter Grasse, où les ressources de société sont assez restreintes, le major entreprit avec entrain ses préparatifs de départ.

Il fallait le voir, entouré de caisses déjà faites, les bras en avant, enfoui jusqu’à mi-corps dans une malle immense, spécialement destinée à transporter, dans le meilleur état de conservation possible, les fraîches toilettes de madame Jouanny.

Lui éviter une fatigue, lui causer un plaisir, mériter un des beaux sourires reconnaissants de sa jeune femme étaient, à n’en pas douter, le but et la joie de son existence conjugale.

Elle le regardait faire, conseillant ceci, blâmant cela, sans quitter la chaise basse en tapisserie où elle se pelotonnait comme une chatte paresseuse.

Il était difficile d’être plus jolie que Jane Jouanny dans cette indolente attitude. Son corps frêle avait un abandon charmant ; sa tête fine, couronnée de cheveux bruns, se penchait pour mieux voir, comme une fleur curieuse. Ses petites mains reposaient inactives sur la robe noire qui en doublait la blancheur laiteuse. Mon Dieu ! il eût fallu être bien barbare pour demander quelque travail à ces petites mains-là.

Le major s’en gardait bien.

— Est-ce ainsi ?… Êtes-vous contente ?… Dites-moi, chérie, où voulez-vous placer ces dentelles ?

Elle regarda le petit paquet soyeux avec un demi-sourire.

— Oh ! dit-elle, où vous voudrez, mon ami ; elles ne se froisseront pas : il y en a si peu !

Oui, il y en avait si peu. C’était une désolation pour le major. Mais qu’y faire ? Aux caprices coquets d’une jolie femme la solde ne suffirait pas.

Un brin de rougeur colora son front penché vers les dentelles ; pourtant il ne parut point avoir entendu, et le petit paquet, religieusement déposé dans un nid capitonné, se casa entre deux robes légères.

Sa tâche était finie. Jane le remercia gracieusement ; elle avait une voix bien pénétrante, cette jolie Jane, et l’on comprenait, en l’entendant parler, ce qu’on avait bien soupçonné rien qu’à la voir : la tendresse chaude, indulgente et sans bornes de son mari.

Elle allait et venait dans sa maison comme une petite reine heureuse, gâtée, n’ayant qu’à se laisser vivre, ignorant les moindres inquiétudes de l’existence nomade qu’elle avait acceptée, ne se doutant même pas des prodiges d’ordre qu’il fallait accomplir autour d’elle, en dehors d’elle, pour suffire à ses exigences.

Mademoiselle de Nangeot avait été élevée dans des habitudes de grandeur tout à fait en désaccord avec l’étroitesse réelle de sa position. Sa famille escomptait un héritage. Quand l’héritage fut mûr, il tomba dans la main des Nangeot sous forme de papiers timbrés et d’actes hypothécaires. Plus rien de disponible n’en restait pour doter Jane.

Un peu romanesque, mais d’un caractère excellent, la jeune fille ne fut point effrayée de cette perspective. Son nom et sa beauté lui semblaient, avec quelque raison, un enviable douaire.

Elle ignorait, sans doute, qu’il est une autre sorte de positivisme dont M. Littré, le philosophe, n’est pas le vulgarisateur, et qui a gagné la jeunesse masculine sans professeurs et sans cours publics.

Les mille francs de rente que madame de Nangeot espérait, en se saignant à blanc, pouvoir constituer à sa fille, ne tentèrent aucun prétendant.

Elle fut beaucoup admirée, aimée peut-être, jamais demandée, jusqu’au jour où le capitaine Jouanny, la rencontrant pour la première fois sur le boulevard des Capucines, sentit bien qu’il venait instantanément d’attacher sa vie à cette jeune fille pâle, dont les grands yeux profonds effleurèrent les siens.

On pouvait supposer, d’après l’état de la fortune maternelle, que mademoiselle de Nangeot accepterait volontiers l’offre timide que le capitaine Jouanny n’osa faire qu’en tremblant.

Il n’en fut rien. La mère jeta des cris d’aigle. Pas de noblesse !… La fille demanda froidement à réfléchir.

Elle avait peut-être rêvé l’amour d’un prince, d’un ange ou d’un Adonis. Le prince n’était plus qu’un modeste officier ; l’Tange portait des moustaches assez cavalières ; l’Adonis était à peine joli garçon.

Il y avait donc beaucoup de chances contre l’amour du capitaine Jouanny, lorsqu’un ami, quelque peu versé dans les choses militaires, fit entendre à madame de Nangeot que son grand dédain était au moins inutile, puisque la faible rente future de sa fille ne constituait même pas la dot réglementaire.

En apprenant qu’on pouvait marchander sa fille la loi à la main, madame de Nangeot fit une volte-face habile. Elle consentit… avec tant de réticences, de soupirs, de larmes, que le capitaine se crut mille fois favorisé de n’avoir plus qu’à vaincre les résistances ministérielles.

Ce ne fut point facile. Sa loyauté inflexible lui interdisait de reconnaître une dot qui n’existait point dans sa totalité. Sa vieille mère lui vint en aide. Elle vendit la moitié de son verger — sacrifice énorme ! — et le futur put glisser dans la corbeille un appoint assez rond pour satisfaire la loi militaire.

Certes, Jane eût été reconnaissante si elle avait compris ; mais elle n’essaya même pas de comprendre. Sa nature indolente et rêveuse acceptait facilement le fait accompli sans en rechercher la source. Elle estima même, dans le plus arrière repli de son cœur, qu’en sacrifiant à la fois au capitaine Jouanny son prince, son ange et son Adonis, c’était elle surtout qui devait être remerciée.

Et de fait, après deux ans de mariage, elle l’était encore, chaque jour, avec autant de ferveur et de conviction.

Ces détails rapides suffisent à expliquer les sentiments de ce ménage ; affection sincère, quoique vaguement attristée, chez la femme ; amour protecteur, illusionné, profond, chez le mari.

Le 206e quittait Grasse le lendemain. Depuis huit jours, il n’était bruit que de ce départ ; un régiment ne s’éloigne jamais d’une ville sans y remuer mille passions. Affaires de cœur, affaires d’intérêt, c’est un événement capital.

Jane, appuyée à sa fenêtre ouverte, regardait d’un œil soucieux les groupes variés qui se pressaient à la porte de la caserne : femmes en pleurs, restaurateurs inquiets, bons amis secrètement soulagés par le départ de rivaux redoutables.

Elle n’avait point encore beaucoup voyagé, et trouvait un attrait piquant à ces petits tableaux de mœurs, lorsque son regard rencontra à l’extrémité de la place le regard ardent et fixe d’un promeneur.

Involontairement, elle fit un mouvement en arrière, mais une sorte de fierté la retint. C’eût été paraître fuir un danger.

Le promeneur était jeune — vingt-six ans peut-être — extrêmement brun, avec des traits caractérisés, dont les grandes lignes annonçaient la distinction.

Dans son visage, d’une pâleur chaude, ses yeux brûlaient sous des cils embroussaillés. Il n’avait aucune beauté positive et ne pouvait cependant passer inaperçu.

Son costume sombre était celui d’un fonctionnaire, d’un employé ou d’un professeur, avec une pointe de recherche, toutefois.

Jane se sentit rougir et en éprouva une contrariété assez vive pour contracter son front et accentuer sa rougeur.

Le promeneur avançait lentement, les yeux rivés à elle, comme s’il suspendait toutes ses facultés à la fenêtre où s’encadrait la jolie tête admirée.

Fallait-il l’appeler « un promeneur » ? Dans une petite ville où l’on sort peu, et à des heures réglées en quelque sorte, il y a des routes, des allées, des lieux désignés par l’usage, et toujours hors des murs, pour se livrer à cet exercice.

Les jardins publics, si ombreux qu’ils soient, les places publiques, si belles que les ait faites l’édilité locale, sont ordinairement déserts.

Quelques vieillards, quelques bébés, des bonnes et des soldats y font parfois une halte, et c’est tout.

Pour qu’un jeune homme fît le tour de la place à petits pas et que, parvenu à sa limite extrême, il se permît de renouveler cette manœuvre, il fallait qu’un motif positif l’y retînt.

Jane n’avait aucun besoin de se demander quel pouvait être ce motif. À la petite moue, moitié dépitée, moitié satisfaite, de ses lèvres fines, on devinait que les évolutions du jeune homme brun lui paraissaient parfaitement claires, sinon parfaitement légitimes.

La stratégie du promeneur le ramenait, pour la troisième fois, en face de la fenêtre, quand le major, ayant terminé le plus rude de sa besogne d’emballeur, vint s’y accouder près de la jeune femme.

— Ah ! fit-il paisiblement, M. Just Evenin. N’est-ce donc point l’heure de sa classe au lycée ?

— Au lycée ? répéta Jane.

— Ne savez-vous pas qu’il est professeur de rhétorique ?

— Comment le saurais-je ?… je ne le connais pas, répondit-elle vivement.

— Sans doute ; mais on prononce parfois son nom dans la bonne ville de Grasse, car il donne de temps à autre, m’a-t-on dit, des articles, voire même des vers, au journal de la localité.

— Un poète ! dit doucement Jane en glissant un regard curieux sur la place.

Le major eut un bon sourire indulgent.

— Je ne sais trop. Le nom et le fait sont souvent choses différentes. Du reste, n’ayant jamais eu l’occasion de rien lire de ce monsieur, je serais mal venu à le juger.

Jane se retira de la fenêtre : elle le pouvait maintenant, à son avis, puisqu’elle avait fait bonne contenance jusque-là.

Cette logique féminine lui semblait d’une incontestable sagesse : les gens que l’on paraît redouter n’en devenant que plus audacieux.

Le major n’imita pas ce mouvement de retraite. Son œil calme suivait, avec une sorte d’intérêt narquois, les mouvements de celui qu’il venait d’appeler « Just Evenin ».

— Je fais une remarque, reprit-il, c’est que ce jeune homme a deux physionomies : l’une féroce, l’autre triomphante. La physionomie féroce domine quand les sourcils se rapprochent : un vrai taillis, ces sourcils-là !… La physionomie triomphante s’accentue lorsque les yeux rient et que le front s’éclaircit.

— Bon Dieu ! où voyez-vous tout cela ? dit Jane en haussant gentiment les épaules.

Mais, par-dessus celles de son mari, elle étudia d’un regard alerte le genre de physionomie qui dominait en ce moment.

— Bien sûr, M. Evenin vient de trouver un bon sujet d’article, ou, mieux encore, un hémistiche heureux. Son front est au triomphe, continua M. Jouanny.

La jeune femme recula tout à fait, avec un imperceptible mouvement d’humeur. Le persiflage du major, tout innocent qu’il fût, avait d’autant mieux le don de l’irriter qu’elle ne pouvait s’illusionner : il n’y avait aucune tristesse, mais aucune, dans les yeux ardents du poète.

Alors, que venait-il faire sur la place, sous ses fenêtres, la veille de son départ ?

Le major ayant été rappelé à son bureau, madame Jouanny ferma la croisée d’un mouvement sec, et se livra à ses menus préparatifs de départ avec une activité tout à fait en dehors de ses habitudes indolentes.

En enveloppant un petit coffret, elle remarqua que le journal dont elle se servait pour cet usage était l’Écho de Grasse, la feuille du cru, sur laquelle, quand le hasard la lui avait fait rencontrer, elle n’avait jamais jeté les yeux.

Quoique ce ne fût qu’un vieux numéro, fort endommagé par de laborieux services , Jane y prit subitement intérêt. Elle abandonna net ses derniers appréts et se mit à chercher dans la feuille froissée… quoi donc ? Elle ne savait au juste… quelques lignes… un nom. un pseudonyme qu’elle devinerait bien.

Rien n’apparut. L’Écho de Grasse renfermait un premier-Grasse indigeste, ouvertement signé par le propriétaire-imprimeur-gérant.

Une Chronique parisienne tirée du Constitutionnel.

Les faits divers. — Deux assassinats, un incendie.

La chronique locale. — Le départ du 206° de ligne.

Le tarif de la fleur d’oranger.

Le cours de la Bourse.

Le feuilleton, par Ponson du Terrail.

Arrivée aux annonces, Jane broya le malheureux papier dans ses petites mains et le jeta au travers des caisses avec un dédain rageur.

Le major, qui venait de rentrer, surprit ce geste inusité et s’en inquiéta comme d’un indice de malaise.

— Qu’avez-vous ? souffrez-vous, Jane ? demanda-t-il tendrement.

Elle le regarda, tout étonnée et mécontente de cette sollicitude importune.

— Souffrir ? Et pourquoi souffrirais-je, je vous prie ? répondit-elle ; serait-ce de quitter une ville où je ne regrette rien ?

Et ramassant sur la table le petit coffret, un livre, quelques rubans, elle sortit sans remarquer la surprise de son mari.

Seul, celui-ci jeta un regard circulaire sur la place : elle était vide ; puis sur le papier lamentablement échoué au milieu des ballots.

Il le releva, après une courte hésitation, et le consulta d’un œil anxieux comme un témoin qui pouvait peut-être lui révéler le dépit soudain de sa chère Jane.

Quand les grandes lettres noires du titre se déplièrent sous sa main, qui les défroissait, un sourire attristé effleura ses lèvres.

Il venait de se faire en lui comme une lueur. Ces petits riens, une question, un vieux journal, un geste brusque, avaient un langage pour sa clairvoyance tendre et sereine.

Peu à peu le nuage de son front s’envola.

— Pauvre enfant !… soupira-t-il ; grâce à Dieu, je l’emporte demain.

Le dépôt du 206° voyageant avec les bataillons de guerre, cette fois-ci du moins le major ne fut point astreint à en diriger la marche, ce dont un capitaine des compagnies hors rang eut la responsabilité.

Pour la première fois depuis leur mariage, M. et madame Jouanny partaient ensemble, seuls et satisfaits, non pour un voyage d’agrément, sans doute — la vie militaire ne peut guère s’accorder ces douceurs — mais pour rejoindre une garnison qui ne leur déplaisait en rien.

La jeune femme avait repris sa gracieuse humeur ; sur son doux visage pâle, il ne restait nulle trace de la soudaine irritabilité qui avait si fort surpris son mari.

Il était lui-même radieux. À le voir entourer Jane des attentions les plus tendres, avec un touchant mélange de gravité paternelle et d’empressement passionné, on sentait toute la valeur du mot qu’il avait murmuré la veille : « Je l’emporte demain. »

Oui, il l’emportait loin du danger, loin de la tentation peut-être, non comme une proie, mais comme un trésor.

Pourtant, lorsque, après quelques heures de cette course vertigineuse à travers les campagnes que l’on appelle un voyage en chemin de fer, il vit Jane endormie et le crépuscule envahir l’horizon mouvant, son esprit reconstruisit avec une extrême netteté le petit roman qu’il venait de surprendre.

Un roman ?… Eh non, une ébauche tout au plus.

Un jeune homme, à physionomie étrange, avait surgi tout à coup sur les pas de Jane comme son ombre ou plutôt comme un vivant point d’admiration.

Sur quelque partie de la campagne provençale que Jane dirigeât sa promenade quotidienne, l’ombre se profilait derrière, le point d’admiration se dressait sur son passage.

Cet enthousiasme muet eût été ridicule, s’il n’eût paru si convaincu. Cette discrète persévérance eût été compromettante à la longue, si la présence continuelle du mari n’eût préservé la jeune femme de toute maligne interprétation.

Toutefois, il n’est point sage de braver les propos oisifs d’une petite ville, et le major, pour y soustraire Jane, avait inventé divers prétextes successifs qui avaient modifié les buts de promenade et les promenades elles-mêmes.

L’ombre avait alors adopté la place qu’habitait madame Jouanny ; le point d’admiration s’était incrusté entre les arbres brûlés et grêles.

Si Jane en avait ri, tout était sauvé. L’admirateur dont une femme ne fait que rire n’offre pas grand danger. Mais Jane n’en riait pas.

Indifférente d’abord à ces rencontres incessantes, elle avait fini par les trouver fort naturelles et peut-être très-flatteuses ; le major ne savait au juste, car elle n’avait jamais fait allusion à ce personnage fatidique.

Il eût désiré un peu de curiosité ; il s’était préparé à des questions. Point. L’indolente nature de Jane n’était point ennemie d’un peu de mystère, et cette adoration à distance caressait sa vanité féminine sans enflammer autrement son imagination.

La veille, en trouvant une fois encore les yeux bruns du promeneur rivés à la fenêtre de Jane, le major n’avait pu résister à la tentation de connaître enfin l’impression que la jeune femme en éprouvait.

Il dit, ce qu’il n’avait jamais été provoqué à dire encore, que M. Just Evenin était un professeur de rhétorique, plus assidu à la littérature et à la flânerie qu’aux heures d’études de son lycée.

Jane n’avait pas semblé s’intéresser beaucoup à ces détails, qu’elle ignorait pourtant ; mais une fois seule, elle avait trahi, par une recherche inutile, le désir de lire quelque chose, ne fût-ce que quelques lignes, de celui dont elle disait ne rien savoir.

C’était tout. Au delà de ces riens, si menus, qu’ils ne constituaient pas un roman bien dangereux, le major ne trouvait autre chose à ajouter à son enquête rétrospective.

N’était-ce même pas leur faire infiniment trop d’honneur que d’y chercher les éléments d’une étude physiologique ?

André Jouanny joignait à une grande rectitude de jugement une indulgence infinie. Sévère à lui-même, il ne savait pas l’être aux autres. Quand il s’agissait de Jane, le jugement se troublait un peu et l’indulgence devenait sans limites.

Il n’eut donc d’autres conclusions à tirer des réflexions inquisitoriales auxquelles il venait de se livrer, que celles-ci : Jane était jolie, jeune et souriante ; l’admiration venait à elle comme la fleur se tourne vers la lumière ; Jane était pure, naïve, sans détour ; Jane quittait Grasse sans regrets ; en vérité, c’eût été folie que d’emporter la moindre inquiétude au sujet d’un pauvre garçon enchaîné à son labeur quotidien.

Madame Jouanny devait s’arrêter quelques jours à Paris, chez madame de Nangeot, pour laisser le major lui découvrir et lui installer, à Douai, un nid point trop indigne de sa charmante personne.

Madame de Nangeot se répandit en tendresses bruyantes quand « son cher ange chéri » lui fut doucement poussé dans les bras par ce terrible gendre qui avait le « cœur de la séparer de son trésor ».

Le terrible gendre n’affronta point inutilement une édition nouvelle des scènes à sentiments de ce modèle des mères ; il promit à Jane de revenir la chercher à la fin de la semaine, et continua son voyage vers Douai.

La jeune femme éprouva pour la première fois, en se retrouvant dans la maison paternelle, une sensation de profonde tristesse. Les explosions d’amour de madame de Nangeot avaient une exagération dont sa délicatesse souffrait. N’avait-elle pas appris ce que cette exagération dissimulait d’égoïsme, depuis qu’elle avait senti autour d’elle l’influence vivifiante d’une tendresse vraie… et peut-être rêvé la douceur romanesque d’une tendresse forcément silencieuse ?

Ces huit jours lui semblèrent longs. Le vieil hôtel délabré ne parlait plus à son imagination ; ses amies de Paris lui parurent plus heureuses qu’elles ne l’étaient autrefois, tandis qu’elle-même se sentait mal à l’aise et comme hors de sa voie.

La conversation frivole de madame de Nangeot ne combla pas ce vide intime. Elle n’attirait point les confidences et révélait une ignorance persistante des choses militaires.

— Quoi ! pas un bijou ?… pas un pauvre brin de dentelle de plus que l’an dernier ?… Ah ! mon cher ange chéri, comme ton mari est égoïste ! s’écriait madame de Nangeot.

— Non, ma mère, répondait Jane, il me donnerait tout au monde, s’il le pouvait ; mais il paraît qu’il ne le peut pas.

— Allons donc !… À qui feras-tu croire qu’un mari de deux ans de date ne sache pas organiser ses revenus, de façon à offrir à sa jeune femme les parures de son âge ?

— Je vous assure, maman…

— Que ton mari préfère thésauriser… quand il a à te faire oublier les seize années dont il est possesseur en plus de tes beaux vingt-deux ans !

— Ce sont les voyages…

— La belle affaire ! Est-ce que nous ne voyageons pas tous, tant que nous sommes ? Seulement, au lieu d’aller à Spa ou à Biarritz, vous allez en province, dans quelque coin perdu : c’est plus triste et moins coûteux.

— Enfin, moi, je ne sais pas… André affirme que sa solde, jointe à ma dot, suffit à peine à défrayer notre vie nomade.

— C’est qu’il a les habitudes déplorables de ses camarades, sans doute, le cigare, le café, le jeu… Ah ! cher trésor, à quel homme t’ai-je donnée !…

— Il ne joue pas, Il ne fume pas, il ne me quitte jamais.

— Alors, — et c’est bien plus grave, — ton mari te prive des douceurs les plus naturelles pour gorger de ses revenus et des tiens sa propre famille.

— Oh ! maman ! que dites-vous là ?

— Dieu veuille que ce soit l’explication de son avarice à ton égard. Je ne dois pas m’arrêter, du reste, devant toi, à des suppositions plus désolantes encore.

Jane, fatiguée, brisait d’ordinaire ces entretiens dont il lui restait une sensation vaguement dissolvante.

Il lui arriva d’écrire à son mari : « Revenez avant la fin de la semaine », puis de déchirer la lettre sans savoir pourquoi et de ne rien jeter à la poste ce soir-là.

Il lui arriva encore de repousser de la main une étoffe coquette et nouvelle dont sa mère voulait l’entraîner à se parer, en disant froidement : « À quoi bon ? »

— Ma chère adorée, disait madame de Nangeot, par les privations auxquelles ton mari t’a accoutumée, il a détruit chez toi jusqu’au désir de te voir belle et éblouissante, comme il t’est si facile de l’être !

— Non, non, répéta Jane avec vivacité, ce n’est point lui.

— Qui donc alors ? interrogea anxieusement sa mère.

La jeune femme se leva sans répondre, étonnée elle-même de sentir que des accusations aussi fausses, aussi ridicules, ne la révoltaient pas davantage. Il y avait à peine quelques jours, elle n’aurait pu les supporter. Que lui avait fait André ?

Le major ne fit que toucher barre à Paris. Il arrivait porteur d’une bonne nouvelle. Après des recherches difficiles, il avait organisé pour Jane, dans la rue la plus fréquentée de Douai, un appartement aussi confortable, aussi frais qu’il était possible de le désirer.

— Douai n’est pas une ville très-animée, lui dit-il, elle est un peu vaste pour le nombre de ses habitants ; mais la société est choisie, la campagne riante, et j’espère vous y voir heureuse.

— Ma fille verra le monde, monsieur, et je vous prie de la conduire dans tous les salons dont son nom de famille ouvrira les portes, déclara madame de Nangeot.

Le major ne protesta pas ; il comptait sur la raison de Jane. Il abrégea les adieux et reprit possession de sa femme, en opinant que le bel admirateur de Grasse était peut-être moins dangereux pour son bonheur que cette mère aux tendresses si développées.

En descendant à la gare de Douai, M. Jouanny crut voir trouble : Just Evenin venait de sauter de wagon à trois pas de lui.

Quelque désagréable que fût cette apparition, il fallait en admettre la réalité. Le jeune homme, plus brun, plus embroussaillé que jamais, indifférent en apparence, regardait empiler ses bagages sur le camion, et quels bagages !

Ce n’était pas la simple valise du touriste, ou la malle du voyageur qui doit séjourner une quinzaine chez un ami.

C’était la réunion des colis, petits et grands, qui constituent un déménagement de garçon.

Le major en resta stupéfait, comme d’une révélation mille fois plus foudroyante que la présence même du personnage.

Toutes les caisses portaient « Douai » engrosses lettres, avec une sorte de fanfaronnade systématique. Jamais on n’écrivit un nom de ville en lettres si apparentes que cela.

Ce « Douai » agressif avait quelque chose de triomphal.

Le major, un instant absorbé par cette découverte, chercha Jane du regard.

Elle était debout, immobile, appuyée d’une main à la poignée de cuivre du wagon, et si pâle, sous sa voilette, que le major en eut pitié.

— Venez, ma chère enfant, lui dit-il avec douceur.

Elle se laissa prendre le bras et marcha lentement vers la sortie, les yeux dans le vide.

Un officier du 206e venait à sa rencontre.

Le capitaine Odret, qu’une blessure reçue à Magenta rendait impropre à la marche, avait devancé son régiment et occupait ses loisirs, à Douai, en cherchant des appartements pour tous ses camarades.

C’était aussi une heureuse manière de se faire pardonner un privilége, qu’il n’eût point ambitionné s’il eût été valide.

Sa jambe roidie ne l’empêchait pas d’être un excellent officier et un garçon d’esprit.

Le salut qu’il adressa, sur le seuil de la gare, à la femme du major pouvait donner la mesure de son tact. Ce salut condensait, dans l’attitude et le geste, tout le respect de l’inférieur pour la femme de son chef, et toute l’admiration de l’homme jeune pour la beauté d’une jolie personne.

Toutefois, le respect l’emportait.

Le capitaine Odret venait de serrer la main du major, quand il aperçut un visage de connaissance tout à fait inattendu.

— M. E venin !… Ah ! par exemple !… Bonjour, cher ; que faites-vous donc ici ?

Le major pressa le pas pour échapper à une conversation qui menaçait de s’établir dans son voisinage. Il avait compté sans le préposé aux billets, qui l’arrêta net.

— Je viens à Douai au même titre que vous, monsieur Odret, répondit la voix joyeuse de Just Evenin.

C’était une voix qui ne manquait pas d’élégance et que ne déparait pas une légère sonorité méridionale.

— Tiens ! tiens ! Vous changez donc de garnison, dans l’Université ? demanda le capitaine Odret en riant.

— Et nous avons parfois la chance d’obtenir un choix excellent.

— Je me félicite de ce hasard…

— Auquel j’ai bien quelque peu aidé, conclut Just Evenin avec un brin de fatuité dans l’accent. Les billets étaient reçus, le passage était libre. Le major put entraîner Jane au dehors. Elle regardait toujours dans le vide, mais un peu de couleur remontait à ses joues.

C’est qu’elle avait surtout compris le sens de cette dernière phrase du jeune professeur : « Le hasard… auquel j’ai bien quelque peu aidé. »

Non, ce n’était pas le hasard qui l’amenait à Douai ; il avait sollicité cette résidence, il avait fait agir ses protections, il avait ardemment désiré réussir ; il triomphait enfin.

Jane vit tout cela dans un mot, et tout cela était parfaitement vrai.

Just Evenin, intelligence vive, nature rêveuse, ambition nulle, professait par devoir et par nécessité. Sa vocation eût été la vie, libre d’entraves sociales, des poètes et des rêveurs riches.

Ceux-là pouvaient gravir, à leur heure, les sommets du Parnasse, sans que les brutales exigences de la réalité vinssent les contraindre à en redescendre brusquement.

Ceux-là, s’ils n’avaient pas de génie, trouvaient du moins le temps d’avoir du talent. Lui, ses heures de classe terminées, rimait avec entrain ou se lamentait avec des larmes plein la plume, suivant l’inspiration du jour.

Depuis quelques mois, l’inspiration avait pris l’agréable forme d’une jeune femme frêle, toute pâle et d’exquise beauté.

Je vous laisse à penser s’il lui fit fête !… Ce rêve très-éthéré s’empara de sa tête, de son cœur, de tout son être, avec tant d’âpreté qu’il en fut transformé.

Son existence insouciante, qu’il lui importait peu de porter ici ou là, ne lui parut plus supportable que dans le voisinage de son ange frêle. L’ange frêle avait inspiré déjà douze sonnets, trois idylles et deux élégies.

Quant à dépasser, même en imagination, ce bonheur pur, Just Evenin, tout poète qu’il était, ne l’aurait même point osé.

La douce figure de Jane lui inspirait, comme à tous, un respect profond qu’une pointe d’attendrissement rendait moins austère.

Voir Jane de loin, s’occuper de ses élèves et rimer chaque soir, en vers émus, la joie de la journée, suffirent au jeune homme jusqu’au jour où se répandit dans la ville la nouvelle officielle du départ du 206e de Grasse pour Douai.

Rester à Grasse ? Impossible. Aller à Douai ?… Oui, certes, mais comment ?

Just n’avait jamais rien demandé aux amis de sa famille, lesquels avaient pris la facile habitude de ne rien lui offrir.

Il se souvint d’eux tout à coup. Certain oncle, qu’il négligeait fort, était camarade de collège du recteur de l’Académie de Toulouse. Si l’on pouvait l’intéresser à sa cause ?

De recteur à recteur, on se passe un professeur comme une muscade.

L’oncle reçut quatre pages de tendresses de son « ingrat de neveu » et faillit en avoir une attaque de saisissement. Pourtant il lut le post-scriptum et se souvint que les coups d’épaules avaient poussé sa jeunesse plus que son propre mérite.

Il recommanda son neveu au recteur de Toulouse, qui en écrivit au recteur de Douai. Une place était vacante à peu près, on la rendit vacante tout à fait, et la chose fut faite.

Le ciel et les recteurs d’académie étaient d’accord, cette fois, pour causer à Just Evenin la plus grande joie de sa vie.

Peu lui importa, dorénavant, que Douai soit un climat froid et que la poussière de charbon y tapisse les rues désertes. Il ne prit même pas la peine de regarder cette ville tant désirée.

Il savait seulement que son rêve habitait la rue de la Madeleine et qu’il était visible à l’église Saint-Pierre, chaque dimanche, à la messe de midi.

La saison froide aidant, la messe de midi devint à Douai le pendant de la grande place à Grasse. Le point d’admiration s’y incrusta plus que jamais, avec cette circonstance aggravante que, le succès l’épanouissant, il tournait visiblement au point d’interrogation.

Voir Jane à distance n’était plus un bonheur suffisant. Au moins fallait-il entendre quelques mots de ses jolies lèvres, et recevoir un rayon plus direct, plus intime de ses beaux yeux rêveurs. Par des voies tortueuses, il essaya d’atteindre ce but.

La recommandation de madame de Nangeot devait porter ses fruits immédiats. Jane manifesta le désir de voir le monde.

La société douaisienne, opulente et titrée, n’est pas accessible à tout venant. Parchemins ou portefeuilles sont exigés sans merci comme passeports pour pénétrer dans ses salons aristocratiques.

Jane était née ; ses premières visites lui démontrèrent que la société le savait bien. Mais Jane n’était point riche, et ce fut le major qui, tout doucement, avec des ménagements infinis, fut contraint de le lui rappeler.

L’insouciante jeune femme, trop heureuse et trop aimée, ne savait guère ce que signifiait ce grand mot de « médiocrité » dont son mari essayait de colorer son absence de fortune.

Ses goûts simples ne l’avaient point encore entraînée à des dépenses exagérées ; il lui semblait tout naturel, aujourd’hui qu’elle demandait à les étendre pour aller dans le monde, que son désir ne rencontrât pas d’obstacles.

— Ma chère, lui dit le major en recevant une invitation de bal, ne souffrirez-vous pas dans votre amour-propre en voyant autour de vous des toilettes plus éclatantes que votre simple robe blanche ?

— Bah ! fit-elle en souriant, vous me dites parfois que cette robe blanche dessinait, le jour de mon mariage, une taille supportable et des épaules point trop laides à voir.

— Une taille qu’on vous enviera, ma belle Jane. Je voudrais avoir des diamants pour mettre dans vos cheveux, mais votre écrin est tout entier dans vos veux ; comment faire ?

— J’arrangerai ces boucles-là de façon à vous contenter, dit Jane, en secouant par un geste coquet sa soyeuse chevelure brune.

Le major savait bien que robe blanche et boucles naturelles ne dureraient pas toujours, si gracieuses qu’elles fussent. Il savait encore que le monde est un engrenage où se laisse prendre la femme avec sa jeunesse et sa beauté, et qui la rejette, fanée, le lendemain du plaisir.

Il en avait peur pour Jane. Elle eut un mot naïf qui emporta tous ses scrupules. C’était au retour de son premier bal :

— Ah ! c’est bon, le bal ! On n’a pas le temps de penser, dit-elle.

Ainsi, penser devenait une terreur pour la jeune femme. Elle venait de l’avouer inconsciemment. Le major, lui, l’avait bien entendu, bien retenu, ce mot qu’il s’expliquait mal.

Elle n’était donc pas heureuse ? Et pourquoi ? Ne l’aimait-il point assez ? N’inclinait-il pas, sur ses pas, les moindres ronces de la route ?

Le roman ébauché à Grasse ne s’était enrichi d’aucun chapitre mystérieux. Il semblait même que la jeune femme ne remarquât plus son persistant admirateur.

Aujourd’hui, le plaisir lui souriait ; les calculs de la raison devenaient bien peu de chose devant un désir si clairement manifesté, devant une dérivation positive d’une menaçante préoccupation.

La saison des fêtes s’ouvrait ; il ne tenait qu’à Jane Jouanny d’en devenir la reine, tant son apparition, le premier soir, lui avait attiré de sympathies.

Son extrême distinction, sa beauté délicate la désignaient aux regards de tous, tandis que l’affabilité de ses manières et la simplicité de son abord apaisaient les jalousies instinctives.

Sa toilette de pensionnaire désarmait aussi les rivales. On ne pouvait décemment se coaliser contre une jolie personne qui consentait à paraître, dans deux ou trois bals successifs, avec des nœuds de rubans bleus ou roses sur la même robe blanche.

Qu’importait à Jane ? Elle.s’amusait de l’ébahissement causé par son puritanisme, et se disait avec un brin de vanité que la robe n’est pas la femme.

Madame de Nangeot ne l’entendit pas ainsi.

« Miséricorde, monsieur ! écrivit-elle à son rendre, êtes-vous donc si absorbé dans vos paperasses administratives qu’il ne vous reste pas une minute à consacrer à votre femme ? Je me plais à imaginer que si vous preniez le temps d’examiner cette chère petite, vous seriez frappé — si peu versé que vous soyez dans les choses mondaines — du dénûment où vous la laissez.

» Je lui demande la description de ses toilettes. Le cher ange chéri me répond : premier bal, robe blanche ; deuxième bal, robe blanche avec rubans roses ; troisième bal, robe blanche avec rubans bleus. Elle prépare sans doute les rubans mauves de la prochaine soirée. Un magasin de rubans liquide dans ce moment, rue d’Antin ; voulez-vous que je vous envoie le fonds, au rabais ? »

Le résultat de cette lettre fut que Jane, après en avoir ri, remarqua doucement, tout haut, qu’elle s’était entendu appeler par les deux femmes les plus en vue de la ville : « la Dame blanche. »

Et naturellement, dès le lendemain, le major Jouanny commandait à Paris deux admirables toilettes, dont le déballage arrachait à Jane des cris d’admiration.

Le major admira beaucoup, lui aussi ; seulement, lorsque, de retour dans son bureau, et bien seul, il osa ouvrir la facture jointe à cet envoi, un peu de sueur vint à son front.

Où donc allait-il prendre les seize cents francs qui s’étalaient au bas de la facture avec une implacable sérénité ?

Seize cents francs de tulle, de moire, de biais, de satin et de flots de gaze ! Était-ce possible ? Ces choses-là arrivaient donc ? On écrivait à une couturière : « Envoyez-moi deux robes de bal », et l’on recevait avec le fouillis chatoyant une note très-brève et très-carrée : Seize cents francs.

Tout simplement le tiers de ses appointements d’officier supérieur.

Et il avait ri parfois des maris qui se ruinaient pour leur femme !… Oh ! le naïf ! ne venait-il pas d’entrer en étourdi dans la route où avaient passé ces maris-là ?

Madame de Nangeot avait bien raison de le juger « peu versé dans les choses mondaines ».

Il est vrai qu’un peu chèrement l’expérience allait lui venir.

Le voyage de Grasse à Douai avait fort entamé le prévoyant petit capital toujours tenu en réserve par le major. Il dut l’épuiser jusqu’à la dernière miette, y ajouter une fraction de sa solde du mois pour s’acquitter de sa première dette parisienne.

Le jour où la facture lui revint acquittée, il la regarda en souriant tristement, comme on regarde le témoin d’une folie ou d’une imprudence.

— Il faut pourtant qu’elle le sache, la chère enfant, pensa-t-il.

En le voyant entrer dans le petit salon où elle faisait de la tapisserie, Jane vint à lui d’un air caressant.

— Vous allez me donner votre avis, dit-elle.

— Sur quoi, s’il vous plaît ?

— Sur la couleur de ma coiffure.

— Quelle coiffure ?

— Me préférez-vous une branche de roses thé ou une guirlande de camélias rouges ?

— Mais, le sais-je ?… Vous êtes toujours si jolie ! Les belles boucles brunes ne suffisent donc plus ?

— Ah !… vous ne le voudriez pas. Avec la gracieuse surprise que vient de me faire mon mari, je dois inaugurer quelque chose de son présent.

— Et alors ?

— Alors, j’ai écrit à Perrot-Petit de m’envoyer les deux coiffures les plus nouvelles. Des merveilles ! Je les ai… J’attendais à ce soir pour vous les montrer ; mais puisque votre bonne étoile vous amène…

Elle courut à un meuble, en tira deux cartons moirés et dorés en bordure, défit impatiemment les rubans et en fit émerger les deux plus récentes créations de la célèbre maison de fleurs.

Avec une grâce coquette, elle présenta tour à tour sur ses cheveux noirs la branche de roses thé, si distinguées dans leur pâleur, et la guirlande de camélias rouges éclatants de coloris.

Audré Jouanny ne voyait pas les fleurs, il voyait la femme, et son cœur saignait. Allait-il donc, comme un tuteur morose, reprocher à cette douce et charmante créature la joie enfantine qu’elle éprouvait à se parer ?

Et pourtant, en quelques jours, que de pas glissants sur la pente !

— Voyons, voyons, que dois-je mettre ce soir ? répétait Jane.

Elle avait glissé à genoux sur le tapis, par un mouvement d’une souplesse féline, et apportait à ses lèvres sérieuses un front couronné de fleurs.

Je ne sais pas ce que d’autres maris auraient fait. André Jouanny attira dans ses bras sa chère Jane, froissa quelque peu les camélias gênants, et murmura dans un baiser : « Reste ainsi, tu es belle comme un rêve ! »

Il ne fut naturellement pas plus question de la facture de la couturière que de celle du fleuriste. Le soir, en s’habillant, le major la trouva négligemment jetée sur le coin d’une table.

Les roses thé et les camélias rouges ne coûtaient ensemble que cent quinze francs.

Il aurait eu bien mauvaise grâce à s’en plaindre quand Jane, rayonnante, s’avançait vers lui comme une jeune reine, les yeux brillants de plaisir et les lèvres plus fraîches que les fraîches fleurs mêlées dans ses cheveux.

Que pouvait-il demander encore ? Elle semblait heureuse ; elle paraissait avoir dominé une vague préoccupation, vaincu un trouble dangereux. Pourrait-il jamais trop payer sa sécurité renaissante ?

Le salon qui s’ouvrait ce soir-là était, sans conteste, le plus aristocratique, le plus recherché du faubourg Saint-Germain douaisien.

La comtesse de Sobrière, fort riche, assez hautaine et très-persuadée de l’importance énorme qu’elle avait prise dans la société, ne recevait que par boutades, qui elle voulait et quand elle voulait.

L’annonce d’une fête chez la comtesse était toujours un événement, et la certitude d’y être invité n’appartenait de droit à personne.

Un peu fantasque, il lui plaisait parfois de ne réunir que de graves personnages, et, parfois aussi, de faire danser la jeunesse seulement.

Elle triait capricieusement ses invités parmi les habitants de la ville, les fonctionnaires et les nomades. C’était ainsi qu’elle désignait les officiers de la garnison.

Leur jeunesse et leur entrain étaient près d’elle une recommandation excellente. Les ménages militaires lui plaisaient infiniment moins.

— Je n’ai point le temps de les connaître qu’ils s’envolent déjà, disait-elle ; au moins, les officiers garçons ne nous donnent-ils pas la peine de les étudier avant de les recevoir. Nous leur demandons des jambes infatigables, et rien de plus.

Parmi ses préférés, le 206e comptait le capitaine Odret, qui avait fait, on ne sait trop comment, car il ne dansait plus depuis Magenta, la conquête de la grande dame.

Il avait le privilége d’aller la voir le matin, de deux à quatre heures, et d’y retourner encore le soir, quand l’heure des visites sonnait à l’hôtel de Sobrière.

Mais la malignité douaisienne n’avait point à s’en émouvoir, la comtesse de Sobrière ayant bien près de soixante-huit ans.

Une autre exception, bien autrement remarquable, était celle dont la comtesse favorisait le ménage du major. Elle trouvait la femme ravissante, le mari aimable, et le disait tout haut.

Il en résulta dans la société un redoublement d’engouement pour Jane, et chez celle-ci une sorte d’enivrement factice dont la jeune femme aspirait avidement l’encens.

Au fond, quelque chose manquait à ce bonheur. Parfois, au milieu de la danse la plus animée, Jane s’arrêtait et cherchait autour d’elle, quoi ?… elle le savait trop bien, sans doute ; car, secouant ses boucles brunes comme pour éloigner un souvenir opportun, elle se rejetait avec une ardeur nouvelle dans le tourbillon de la valse.

Ce soir-là, chez madame de Sobrière, elle apportait un front joyeux et toutes les apparences de ce bonheur de vingt ans fait d’hommages et d’insouciance.

Vraiment belle dans sa parure traînante de tulle lamé de satin pourpre, des camélias au front, au corsage, à la main, elle lisait dans tous les regards son triomphe incontesté.

Après le premier quadrille, elle vint se rasseoir près de la comtesse, en face d’une glace immense, qui lui répéta ce qu’elle avait lu déjà dans des glaces vivantes, où luisait un peu de dépit.

Qui peut dire pourquoi, à cette heure brillante, la pensée de la jeune femme s’enfuit brusquement loin de ce salon en fête pour évoquer, dans l’ombre d’un pilier de cathédrale, une figure brune, ardente, attristée ?

La figure étrange de Just Evenin qu’elle entrevoyait là chaque dimanche.

Plus la persistante admiration du jeune homme s’était faite respectueuse, plus l’attention que Jane ne pouvait se défendre de lui accorder s’était transformée en intérêt positif.

Assez ignorante du mécanisme universitaire, elle s’était tout naturellement attribué le mérite d’un changement de résidence, dont l’opportunité eût été, en dehors d’elle, tout à fait inexplicable.

Que le jeune professeur eût renversé des obstacles sérieux pour arriver, si bien à point sur ses pas, de Grasse à Douai, elle ne le mettait point en doute.

Il était donc logique de lui en savoir quelque gré, et Jane n’y manquait pas. Ce serait demander à la femme un peu plus que sa nature ne peut donner que d’exiger son indifférence absolue en face d’un sentiment vrai.

Elle peut en être follement heureuse ou profondément irritée : elle ne saurait passer sans le voir.

Jane avait vu, deviné, senti, cette tendresse muette, et si ses yeux se tournaient rarement vers l’ombre du pilier dans la grande église, bien plus rarement qu’ils ne s’ouvraient à Grasse sur la place publique, son cœur n’était pas moins vaguement troublé à chacune de ces rencontres prévues.

Son cœur !… quoi ! pour un regard ?

Hélas ! les femmes, dont l’imagination romanesque emporte la destinée vers des rêves décevants, font une étrange confusion entre les mots €t les choses.

Pour mettre entre elle et lui une préoccupation étrangère, Jane s’était faite mondaine. Elle savait bien que dans les salons aristocratiques, où Just Evenin n’avait pas ses entrées, sa pensée envahissante n’avait plus le droit de la poursuivre.

Elle l’avait cru, du moins. La désillusion vint bien vite.

Ce soir-là, où les hommages venaient à elle empressés et flatteurs, un seul lui manquait, un seul l’eût émue.

Il se fit un peu de mouvement parmi les invités qui entouraient madame de Sobrière. Son fauteuil, où elle trônait en reine indulgente et spirituelle, était le centre d’une petite cour.

Le capitaine Odret s’avançait vers elle, suivi d’un nouvel arrivé que l’on regardait avec quelque étonnement.

— Madame la comtesse, d’après le désir que vous avez bien voulu m’exprimer, j’ai l’honneur de vous présenter mon ami, M. Just Evenin, dit le capitaine.

Jane portait un bouquet de camélias. Elle y cacha son visage, dont la rougeur ardente se confondit avec celle des fleurs.

— Ma foi, monsieur, répondit la voix engageante de la comtesse, vous me faites faire les suppositions les moins aimables sur le Midi, d’où vous venez. Si j’en juge par votre persistance à vivre inconnu, on y doit être quelque peu sauvage.

— Oh ! que non pas, madame, dit vivement le nouveau présenté mis à l’aise par cette agression souriante ; on prétend même que les Méridionaux ont une certaine dose de suffisance.

— Hum !… il faut pourtant vous allez chercher, si l’on veut vous connaître, jusque dans les profondeurs de votre retraite, ni plus ni moins que la fiancée de l’empereur de la Chine.

— Cela prouve, madame la comtesse, qu’on Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/56 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/57 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/58 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/59 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/60 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/61 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/62 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/63 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/64 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/65 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/66 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/67 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/68 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/69 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/70 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/71 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/72 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/73 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/74 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/75 Page:Berenger - 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Les yeux de Jane, ouverts et fixes, semblaient voir ce qu’elle seule pouvait envisager à cette heure poignante : le passé de sa vie, peut-être au delà de la vie.

Elle décroisa ses mains froides, les jeta, par un retour de ses adorables câlineries d’autrefois, au cou du major, en disant dans un souffle suprême :

— Ah ! je vois clair maintenant : je n’ai jamais aimé que toi !…

Pendant quelques minutes, il la retint ainsi doucement serrée, écoutant les battements de ce cœur qui retournait à Dieu. Les pulsations diminuèrent, s’éteignirent… L’étreinte se détendit. Les petites mains le glacèrent.

Quand, à travers ses pleurs, il osa regarder Jane, il vit, avec une indicible émotion, un sourire d’infinie béatitude sur ce jeune visage rasséréné par la mort.

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II


Le major Jouanny à madame de Guimont.
Toulouse, 15 janvier 1864.

Vous souvient-il, madame, de m’avoir dit un jour : « Quand vous souffrirez, dites-le-moi » ? Je souffre beaucoup. Voulez-vous me permettre de vous rappeler votre offre miséricordieuse ? Si oui, ce sera une grande joie, la première que, depuis bien longtemps, ait goûtée le plus respectueux de vos serviteurs.

ANDRÉ JOUANNY.


Madame de Guimont au major Jouanny.
Douai, 18 janvier.

Certes, je me souviens, monsieur, et de tout cœur j’autorise, avec le regret d’avoir à le faire. Un peu de bonheur, en effet, vous vaudrait mieux que la sympathie de celle qui n’a cessé de se croire pour vous, malgré le silence et l’éloignement, quelque chose comme une amie.

ÉLISE DE GUIMONT.


Le major Jouanny à madame de Guimont.
Toulouse, 29 janvier.

Vous êtes bonne, madame, et je sais, voici bien des mois déjà, que vous méritez toutes les reconnaissances, celle du cœur et celle du souvenir.

Votre lettre est le premier sourire de mon existence morne, depuis qu’un grand deuil l’a frappée. Devant la mort, les griefs tombent, les ressentiments s’envolent ; il se fait un grand apaisement. On est surtout surpris de vivre malgré la secousse, et, plus encore, d’avoir si péniblement ressenti ces grandes misères d’autrefois, qui ne sont plus que des riens quand une vraie douleur a passé.

Et pourtant, combien peu de ces misères-là m’ont été épargnées ! Les circonstances ont en quelque sorte encore assombri mon deuil. Sans respect pour la mémoire de ma chère morte, le passé s’est une fois encore dressé contre elle avec des réclamations et des duretés implacables. Les petites dettes sortaient de terre pour l’accuser. Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/158 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/159 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/160 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/161 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/162 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/163 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/164 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/165 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/166 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/167 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/168 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/169 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/170 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/171 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/172 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/173 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/174 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/175 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/176 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/177 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/178 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/179 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/180 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/181 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/182 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/183 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/184 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/185 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/186 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/187 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/188 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/189 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/190 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/191 trouve ensuite suffisants, les efforts, les privations qui la feront vivre ?

D’ailleurs, je ne serai ni compromise ni imprudente en rappelant à M. Vincent qu’il doit suivre un chemin moins tortueux.

C’est mon droit strict.

Je vous en supplie, mon ami, croyez-moi et agissez ; agissez vite surtout.


Le major Jouanny à madame de Guimont.
Paris, 8 mai.

J’ai obéi. Êtes-vous satisfaite ? Moi, madame, il me semble avoir rêvé.

Je lui avait écrit, il est venu. À cette heure matinale, le café de la Bourse était désert. De mon habit bourgeois j’avais enlevé le ruban rouge. Songez donc, on aurait pu m’entendre traiter cet homme de chevalier d’industrie.

Il se sentait coupable, puisqu’il venait. Mon air effaré le surprit pourtant.

— Que me voulez-vous encore, monsieur ? me demanda-t-il.

— Régler définitivement nos comptes.

— Un duel ? fit-il en reculant.

— Allons donc !… Des chiffres.

— Je vous ai répondu déjà et n’ai rien à ajouter.

— Pardon. Vous m’avez à peu près prouvé la gestion malheureuse et la restitution de quelques milliers de francs. J’accepte ce compte. Il reste vingt-cinq mille francs environ en votre possession, il me les faut.

M. Vincent m’avait écouté très-patiemment, en homme qui flaire un piège.

À renonciation de ce chiffre, il fut pris d’un accès de fou rire aigu, forcé, qui souffleta violemment mes nerfs.

Je me rapprochai de lui, vous l’aviez voulu, madame, et lui dis en le regardant droit dans les yeux :

« Madame Élise de Guimont l’exige. »

Il fit un haut-le-corps de surprise et blêmit subitement.

— Madame de Guimont ! répéta-t-il… Madame de Guimont ?

J’inclinai silencieusement la tête.

— Je savais bien que vous la connaissiez… mais je ne supposais pas… Ainsi, elle sait donc ?… C’est bien particulier, par exemple.

Je le laissai balbutier sans l’interrompre, moi qui ne sais rien.

Il passa plusieurs fois la main sur son front, une main fort belle aux on[>les noirs.

— Madame de Guimont vous compte au nombre de ses amis ? reprit-il vivement.

— Elle me fait cet honneur.

— Et elle vous autorise à me parler comme vous le faites ?

Je tirai doucement mon portefeuille de ma poche, et, de ce portefeuille, votre lettre, madame, mais sans l’ouvrir.

Sous les lunettes, le regard avide dévora Tenveloppe.

— C’est son écriture. Ma foi ! monsieur, vous êtes plus favorisé que moi. Madame de Guimont ne me fait point lire ses jolies pattes de mouche.

— Finissons, monsieur, dis-je avec colère ; êtes-vous décidé à obtempérer à l’ordre de madame de Guimont ?

— Les femmes, monsieur, pour mon malheur, me font toujours faire ce qu’elles veulent.

— Quand aurai-je l’argent ? demandai-je brusquement pour dissimuler mon dégoût.

Il ouvrit la bouche pour protester ou réclamer un délai ; je fis tourner le portefeuille entre mes doigts, non sans mettre un certain temps pour y réintégrer la lettre.

Sa face était crispée ; il tiraillait sa superbe barbe noire d’une façon inquiétante pour sa solidité ; puis tout à coup :

— Ce soir.

Je fis du haut de la tête une façon de salut.

— Ici ?

— Ici.

Je sortis sans le regarder, persuadé de ne plus le revoir.

Le soir, je revins ; il m’attendait déjà.

Votre nom, madame, fait des miracles. Je le savais par une expérience personnelle, par l’exemple de quelques autres malheureux ; je ne l’avais jamais vu d’une si foudroyante manière.

Sur le coin d’une table écartée, tout au fond de la salle, M. Vincent, penché et soucieux, alignait des billets de banque.

— Voici ! me dit-il en m’apercevant. Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/196 fureur, de reconnaissance et peut-être… et surtout, d’irrésistible curiosité.


Madame de Guimont au major Jouanny.
Douai, 12 mai.

Je vous dirai comme le poëte : « Tout est bien qui finit bien. »

Oubliez maintenant cet homme, ces émotions, ce désir qui vous pousse à savoir. Savoir ! Eh ! mon ami, il est parfois bien triste de connaître le dernier mot de toute chose.

Imaginez que j’ai joué à la bonne fée, comme dans les Contes de Perrault, et que j’ai comblé les souhaits que vous aviez formés, voilà tout.

Ce rôle me sied assez bien, n’est-ce pas ? avec ma grande taille, mon air grave et mes cheveux crêpés que j’ai l’habitude invétérée de laisser vagabonder à leur aise.

Il ne me manque que la baguette magique. Et encore, vous voyez qu’aux grands jours je la retrouve dans quelque coin.

Maintenant que vous, voilà rassuré et apaisé, qu’allez-vous faire ? J’ai cru comprendre que votre congé touchait à sa fin. Le capitaine Odret, Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/198 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/199 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/200 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/201 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/202 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/203 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/204 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/205 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/206 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/207 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/208 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/209 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/210 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/211 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/212 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/213 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/214 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/215 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/216 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/217 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/218 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/219 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/220 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/221 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/222 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/223 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/224 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/225 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/226 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/227 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/228 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/229 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/230 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/231 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/232 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/233 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/234 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/235 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/236 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/237 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/238 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/239 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/240 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/241 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/242 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/243 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/244 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/245 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/246 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/247 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/248 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/249 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/250 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/251 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/252 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/253 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/254 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/255 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/256 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/257 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/258 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/259 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/260 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/261 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/262 sistible, j’entraînai celui qu’on venait d’écraser publiquement.

Mon exaltation me donnait une force inattendue ; je poussai M. de Guimont du perron dans une voiture qui stationnait au bas des degrés, et je m’y précipitai après lui en jetant au cocher l’adresse de notre hôtel.

Pendant le rapide trajet, pas un mot.

À peine seuls dans mon petit salon, je le regardai dans le cœur, si je puis ainsi dire, en demandant simplement :

— Est-ce vrai ?

Malgré tout, j’espérais qu’il allait me répondre : « Non. »

Et je l’aurais cru.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? répondit-il avec brusquerie.

Sur mon visage décomposé il lut une horreur indicible.

— Est-ce que vous croyez aux criailleries de ces Yankees ?

— Je crois à la honte qui bride votre front.

— Les femmes n’entendent rien aux questions de jeu.

— Les femmes sentent les questions d’honneur.

— Où voulez-vous en venir, enfin ?

— Si lord Efty n’a pas menti, je ne veux plus porter votre nom déshonoré.

— Vous dites ?

— Que madame de Guimont est morte pour ses amis.

Il prit mes mains et les tordit avec frénésie. Dans le trouble de son cerveau, que la passion obscurcissait, une idée plus nette de la situation venait de jaillir tout à coup.

— Oh ! lord EFty ! murmura-t-il avec angoisse. Sans lui, tout pouvait être sauvé. Et par orgueil de joueur, par haine de race, il criera partout qu’un Guimont a dépouillé son adversaire comme on détrousse un voyageur au coin d’un bois.

— Il dira cela, oui, répétai-je désespérément, mais je ne l’entendrai pas !

Il se méprit sur le sens de cette parole.

— Ce n’est point à vous de mourir ! dit-il brusquement.

Un éclair avait passé dans ses yeux. Peut-être avait-il entrevu dans une vision désespérée l’infamie qui le suivrait partout et le désignerait au mépris de ses compatriotes.

Il se leva et marcha d’un pas ferme vers un petit meuble où il déposait son revolver.

— Lord Efty a raison, dit-il encore, je suis marqué au front !

Il appuya l’arme sur sa tempe.

Je bondis, affolée, lui arrachai le revolver et le lançai à travers la vitre, qui vola en éclats dans le jardin de l’hôtel.

— Assez de sang ! criai-je en m’affaissant contre un meuble.

Mon mouvement avait été tout instinctif. Le cadavre de Washington-Palace, avec sa cervelle jaillissante, assaillait encore ma vue troublée.

— Maladroite ! fit-il avec un ricanement cruel, vous alliez être libre !

— Je ne voulais plus de sang.

— Alors vous acceptez ma honte ? me dit M. de Guimont d’un ton farouche.

— Jamais ! Je vais fuir, me cacher dans quelque coin désert de cette grande Amérique, où se réfugient tant de misères.

— Oui, et tant de crimes.

Il fit deux ou trois fois le tour du salon, et revenant à moi :

— Vous m’avez tracé la voie. Retournez en France, Élise ; moi, je suis mort à votre monde.

Et comme, effarée, je ne répondais pas, il m’expliqua que lorsqu’un gentilhomme, par une progression fatale d’entraînements et de chutes, tombait jusqu’à l’abîme où il venait de rouler, la mort était son seul refuge.

— Et le repentir ? dis-je doucement.

Sans répondre à cette interruption, il développa, avec une lucidité étrange en une heure semblable, tout un plan dont la bizarrerie loyale devait séduire mon inexpérience.

Il ne rentrerait plus en France, où il ne supporterait pas les allégations atroces de lord Efty, l’habitué des casinos de Boulogne et de Dunkerque. Ses allégations elles-mêmes tomberaient devant sa mort. On n’insulte pas ceux qui ne peuvent plus se défendre. Il irait sous un nom d’emprunt tenter les aventures en Californie. On préparait une expédition dangereuse dans la Terre-de-Feu, il en ferait partie. On prétendait que l’Amérique allait avoir à combattre les Indiens Modocks, il marcherait dans leurs rangs. Mort volontaire, il trouverait certainement li mort véritable dans une de ces tentatives désespérées. Le veuvage anticipé dont il décrétait l’heure ne pouvait manquer de se changer promptement en un veuvage réel. Il en serait heureux, la vie lui était à charge. Il reconnaissait la série de fautes qui l’avaient fait tomber si bas. Il ne voyait d’autre moyen de se relever quelque peu que par l’expiation peu commune qu’il rêvait. Je devais rentier à Douai, y porter son deuil, y faire respecter son nom. Jamais il ne troublerait ma solitude, jamais il ne m’exposerait à voir un Français retrouver sur son front la tache que lord Efty y avait publiquement imprimée.

— Vous laisserez ici Eugène de Guimont, mort accidentellement aujourd’hui même, et vous ne connaîtrez même pas le pseudonyme de celui qui fut votre mari.

J’écoutais comme dans un rêve ce projet fantasmagorique… dont une imagination ardente pouvait seule entreprendre la réalisation.

Son imprudence, son illogisme ne me frapPage:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/268 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/269 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/270 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/271 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/272 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/273 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/274 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/275 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/276 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/277 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/278 Page:Berenger - Les Deux Femmes du major.djvu/279 égale distance du parc et de sa voiture, Just Evenin gisait, blessé à la poitrine, étendu sur le dos, la main crispée tenant un revolver, dont un seul coup était déchargé.

Il était sans connaissance. On le releva. M. de Tainsonne, l’oncle de madame de Guimont, qui était au château, organisait déjà son transport, quand un domestique fit une découverte encore plus lugubre.

Proche le mur, la Face contre terre, était tombé un homme dont il fut impossible de reconnaître le visage, horriblement ravagé par un coup de pistolet tiré d’assez près.

La blessure, d’un aspect repoussant, avait emporté le bas delà tête du menton aux oreilles, en sillonnant d’une trace sanglante les yeux et le front.

Cet homme était mort.

On transporta les deux corps inertes, celui du sous-préfet dans le grand salon de Guimont, celui de l’inconnu dans l’orangerie.

Un médecin, que l’on allait chercher à Cambrai, fut rencontré arrivant en toute hâte, car il avait appris, du petit garçon fou de terreur, qu’on s’était fusillé, suivant son expression, près du château.

La blessure de Just Évenin, quoique fort grave, ne paraît pas mortelle au docteur ; mais il est intransportable, et si la justice, ce qui est fort à supposer, juge bon de se mêler promptement de cette mystérieuse affaire, elle aura bien des précautions à prendre pour lui faire subir un interrogatoire.

Madame de Guimont a vu le blessé, contemplé le mort, et l’impression qu’elle en a ressentie a été si saisissante qu’elle a été prise d’une crise de nerfs d’une violence inouïe, à l’issue de laquelle le médecin l’a condamnée au silence et à l’immobilité les plus absolus.

Au matin, la nouvelle de l’événement nous est arrivée à Douai. Je me suis hâté vers Guimont, où M. de Tainsonne, avec une complaisance et une prolixité infatigables, m’a promené sur le lieu du crime en me bombardant des commentaires les plus fantaisistes.

L’enfant, ramené de la ville et calmé par la vue d’une pièce d’or, s’est mis à nous raconter ce qu’il n’avait point encore voulu dire, et ce que je vous ai dit, moi, au début de cette lettre : ce qu’il avait vu, près du mur du parc.

Ce récit, que le garçonnet répétera, si besoin est, à qui de droit, établit la préméditation de l’inconnu qui (guettait mou pauvre Evenin autour du parc, tandis que la fatalité le lui amenait tout à point au bout de son revolver.

C’était, en effet, M. de Tainsonne qui, la visite du sous-préfet terminée, lui avait offert de passer par cette porte pour lui épargner un détour jusqu’à la grande entrée.

En outre, il devenait clair que le jeune homme blessé avait jeté un cri, saisi rapidement l’arme qui ne le quittait plus depuis l’agression nocturne dont il avait été l’objet, et avait fait feu sur son assassin avant de tomber lui-même.

Et ce coup-là, presque tiré au hasard, avait été mortel.

— « Maintenant, continuait M. de Tainsonne, quel peut bien être l’assassin ? Un voleur ? Mais un voleur menace avant d’agir et ne se sert pas d’une arme aussi bruyante dans le voisinage immédiat d’une maison habitée. Un ennemi ?… On n’en connaît aucun à M. Evenin, qui est, au contraire, fort sympathique à ses administrés. Un rival ?… Mais la conduite exemplaire de ma nièce éloigne toute idée d’intrigue mystérieuse, et s’il s’agit d’un prétendant à sa main, pourquoi cet homme ne s’est-il pas présenté ouvertement, comme M. Évenin venait de le faire lui-même ? Car, remarquez-le, monsieur, ce pauvre sous-préfet, après une petite cour accentuée, quoique à distance, venait, le soir même, de brider ses vaisseaux. Prévenu par ma nièce, que ce petit manège amoureux n’attendrissait pas, je suis venu passer la fin de la semaine chez elle et me suis trouvé là tout à point pour recevoir la demande de notre blessé. Franchement je la trouvais très-acceptable, cette demande, et si madame de Guimont m’avait voulu croire… Point. Avec beaucoup de grâce et beaucoup de fermeté, elle a déclaré vouloir rester veuve, — ce qui me stupéfie, quand je me souviens du mari qu’elle entend pleurer éternellement ; — puis elle a promené gentiment le soupirant dans son parc, entre elle et moi, pour ne pas se donner l’odieux de l’éconduire, et s’est éclipsée en me laissant le soin de le ramener à sa voiture. J’ai eu la malenconlieuse idée d’ouvrir la petite porte du parc, ce qui a probablement précipité la catastrophe, laquelle, sans cette circonstance, aurait eu peut-être pour théâtre la route encaissée de Guimont. »

La police avait fait une première descente au château. L’identité du cadavre ne peut être établie. La procession de curieux qui envahit l’orangerie ne sait donner aucun renseignement sur l’assassin que je reconnais parfaitement pour le grand corps menaçant de l’autre nuit. Un cabaretier des environs se souvient aussi de lui avoir servi un repas, et une fermière avoue lui avoir vendu du lait chaque matin pendant trois jours.

Seulement, ces gens n’en savent ou n’en veulent pas dire davantage. Je crois réellement qu’ils n’en savent rien. On vient de photographier le corps ; c’est horrible. Ce soir on le transporte à Cambrai.

Un officier, venu en curieux, prétend que ces vêtements ne lui sont pas tout à fait étrangers, et qu’il a bien pu les rencontrer, à Lille ou à Paris, sur le dos de quelque aventurier.

Ce bruit prend une certaine consistance.

Le juge d’instruction a renoncé à interroger Just Évenin, trop faible. Pour la forme, il a fait quelques questions à la pauvre madame de Guimont, dont l’ignorance absolue ne fait pas un doute. M. de Tainsonne et l’enfant ont raconté le peu qu’ils savent, et je crois que cette nuit le calme va rentrer au château.

Ces formalités indispensables et pénibles ont si cruellement éprouvé la jeune femme que son oncle manifeste le désir de l’emmener à Tainsonne, et tout le monde l’approuve.

L’état du sous-préfet présente un peu moins de gravité qu’on ne l’avait redouté d’abord. La balle, reçue pendant qu’il s’orientait, n’a pas entamé le poumon, tout en labourant la poitrine.

Dès qu’il sera transportable, on le réintégrera à Cambrai, d’où ses domestiques sont venus joindre leurs soins à ceux qu’il reçoit au château.

Mon cher major, quand les journaux vont, demain, vous inonder de leurs commentaires, vous aurez le droit de n’en pas croire un mot. Voici l’histoire sanglante, telle qu’elle s’est passée avec son mystère, que la justice découvrira peut-être.

Moi, je sais que beaucoup de mystères n’ont jamais été découverts par elle, surtout ceux qui se rattachent à un certain ordre d’idées ou de sentiments plus élevés.

À mon sens, l’assassin a agi par jalousie. Jalousie peu commune, puisque la femme dont il gardait la demeure d’une si menaçante façon ne le connaissait même pas.

Vous pouvez être certain, mon cher major, que cet homme que l’on enterre demain, sans pouvoir mettre un nom sur sa tombe, n’est point le premier venu.

Le major Jouanny à madame de Guimont.
Toulouse, 10 octobre.

Madame, j’ai tout appris !…

Élise, dans un an, voulez-vous être ma femme ?

fin des deux femmes du major.

paris, typographie de e. plon et Cie, rue garancière, 8.