Les Derniers travaux des Bollandistes

Revue des Deux Mondes tome 68, 1885
B. Aubé

Les derniers travaux des Bollandistes (1837-1882)


LES
DERNIERS TRAVAUX
DES BOLLANDISTES
(1837-1882)

I. Acta sanctorum, mois d’octobre, du 15 au 3), tomes VII, VIII, IX, X, XI, XII et XIII. . — II. Analecta Bollandiana, tome I et II, 1882 et 1883. Bruxelles-Paris, chez V. Palmé. — III. Les Actes des Martyrs, supplément aux Acta sincera de dom Ruinart, par Edmond Le Blant. Extrait des Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tome XXX, IIIe part. Imprimerie nationale, 1882.

La plus grande entreprise littéraire des temps modernes, la publication des Acta sanctorum, conçue par le jésuite Rosweyde dans les premières années du XVIIe siècle (1607), préparée par ses soins, reprise après sa mort par Jean Bollandus en 1629, et inaugurée en fait en 1643, avait occupé plusieurs générations de théologiens lorsque, à la fin du XVIIIe siècle (1796), la politique vint frapper à la porte de l’abbaye de Tongerloo et disperser le paisible institut de sa vans religieux de l’ordre des prémontrés, auxquels les bollandistes de la compagnie de Jésus, supprimée vingt-trois ans auparavant, avaient passé la plume[1]. Le tome VI d’octobre venait de paraître (1794). Le volume suivant était commencé. Force fut de s’arrêter. Le goût public à ce moment n’était guère aux recherches d’histoire religieuse. L’œuvre des bollandistes paraissait destinée à rester à l’état de ruine avant d’avoir été achevée. La reprise du travail semblait même impossible, les tables dressées avec tant de peine et de soins, les livres spéciaux lentement recueillis et nombre d’autres instrumens d’étude ayant été détruits, pillés ou vendus.

Vainement, plusieurs fois, en 1801, 1802 et 1810, le gouvernement français songea à procurer la continuation des Actes des saints. L’indifférence dos agens chargés de s’entremettre, le peu de confiance des religieux survivans, isolés, difficiles à rallier, réfractaires aux anciennes habitudes et oublieux de traditions rompues depuis longues années, l’incertitude du présent, l’insécurité de l’avenir, les têtes tournées vers d’autres soins, tout cela rendit stériles des tentatives conduites d’ailleurs avec peu d’ardeur et de suite.

La question dormit encore vingt-cinq ans et ne se réveilla qu’après la révolution de juillet et l’établissement de la monarchie constitutionnelle en Belgique. À ce moment, vers 1835 ou 1836, on commença à se préoccuper à l’Institut de France de l’achèvement du monument des bollandistes, non qu’il intéressât en effet le grand public, — le nombre est petit de ceux qui trouveraient une prison joyeuse avec le seul amusement des soixante in-folio latins des Acta sanctorum, — mais cette collection était une source précieuse d’informations et de documens pour nombre d’esprits dont les continuateurs de l’Histoire littéraire et de la Gallia christiana avaient le devoir de s’inquiéter. Une société d’hagiographes se forma donc à Paris ; on essaya de négocier l’achat des manuscrits qui avaient survécu au naufrage de 1796. Dans l’ardeur un peu inexpérimentée d’un nouveau zèle, on se faisait fort de donner trois volumes par an et de tout unir en dix ans. M. Guizot, alors ministre de l’instruction publique, promettait l’appui du gouvernement. « Cette entreprise, écrivait-il, — la continuation des Aria, — qui représente un double intérêt sous le point de vue religieux et sous le rapport historique, est digne d’obtenir du gouvernement français la même protection qu’elle a reçue autrefois des divers gouvernemens qui l’ont encouragée de leur appui. Je verrais avec une vive satisfaction qu’une œuvre de cette importance fût exécutée avec tout le soin qu’elle mérite. »

L’opinion s’émut en Belgique, et après elle les pouvoirs publics. C’est au moment de se le voir ravi qu’on sentit l’honneur que faisait au pays le monument des Acta sanctorum. On décida bientôt qu’il serait continué là où il était né et avait grandi, et par les mêmes mains. Nul sans doute ne se défiait de la science et de la conscience laïques. On savait bien aussi que l’histoire religieuse est un terrain ouvert à tous les hommes de bonne foi et de bonne volonté et que, dans le champ des recherches d’érudition, il n’y a ni coin réservé ni fruit défendu. Mais à plusieurs il paraissait que, pour que l’œuvre gardât son caractère et son unité, il fallait qu’elle fût continuée selon le plan, la méthode et l’esprit qui y avaient présidé jusqu’alors ; que l’ensemble des qualités nécessaires pour atteindre ce but serait presque impossible à trouver chez de purs savans ; que l’esprit de discipline et le respect des traditions seraient pour ceux-ci d’insupportables chaînes, et la tentation presque irrésistible de rompre avec un passé qui ne les liait d’aucune manière et de chercher l’originalité dans de nouvelles voies. Au contraire, les théologiens et les érudits de la compagnie de Jésus tiendraient à honneur de suivre les traces de leurs aînés. Ils garderaient aisément le même esprit, tout en conservant une sage liberté. Ils se contrôleraient les uns les autres, selon le vieil usage, sans répugnances ni révoltes de vanité personnelle. Ils sauraient qu’ils ont à subir le contrôle de l’église, laquelle, en ces matières si souvent incertaines, laisse à chacun une suffisante indépendance, et celui de la science séculière. La personnalité de chaque auteur ne serait pas effacée, l’Ama nesciri n’étant imposé à personne ; et, les articles étant signés, l’amour-propre, qui a sa place partout et chez ceux mêmes qui font profession d’humilité, viendrait encore soutenir un zèle qui risque de s’engourdir ou de s’éteindre dans l’obscurité des besognes anonymes.

De telles raisons, ce semble, n’étaient pas fort mauvaises. Au commencement de l’année 1837, la compagnie de Jésus, non sans avoir hésité quelque temps, accepta la proposition de poursuivre la composition des Actes des saints. Le gouvernement belge accorda un subside annuel et toutes les facilités qu’on demanda, et, en mars 1838, le collège Bollandien, constitué à Bruxelles, et composé de MM. Boone, Van der Moère, Coppens et Van Hecke, fit paraître un écrit pour annoncer au public qu’ils reprenaient l’œuvre interrompue depuis quarante-deux ans, protester de leur bon vouloir, intéresser à leurs travaux les amis de l’église et ceux des sciences historiques et solliciter en tout pays la communication ou l’indication de tous les documens utiles à la bonne exécution de leur tâche. Très sagement, les bollandistes n’avaient pas promis d’aller vite. En matière d’érudition, il y a quelque danger à improviser. Et puis, ils ne pouvaient se dispenser de refaire des tables et de réunir à nouveau bien des matériaux perdus ou dispersés.

Le premier volume qu’ils donnèrent parut à Bruxelles. C’est le tome VII d’octobre, qui comprend seulement deux jours, le 15 et le 16 de ce mois. Successivement, et à des intervalles plus ou moins rapprochés, les tomes VIII, IX, X, XI, XII et XIII d’octobre ont paru. Ce dernier porte la date de 1882 et clôt le mois. Ces sept volumes, qui composent l’œuvre des nouveaux bollandistes, ont donc exigé un travail de quarante-quatre ans. Le collège Bollandien s’est renouvelé plusieurs fois pendant cet intervalle. Le dernier volume contient une courte notice sur les pères Carpentier, Matagne et Van Hecke, morts récemment, les deux premiers dans la pleine vigueur de l’âge, le dernier plein d’années, après une collaboration assidue de près d’un demi-siècle. C’est un pieux hommage que les nouveaux paient à leurs anciens en leur succédant. Aujourd’hui, les pères Van Hoof, de Backer et Charles de Smedt, ce dernier président du triumvirat, et connu par plusieurs travaux personnels fort estimés, portent avec honneur l’héritage de leurs aînés et poursuivent courageusement, avec la sage lenteur qui est de tradition dans la maison et que nulle critique n’aiguillonne, une publication déjà plus de deux fois séculaire, et dont aucun d’eux sans doute ne verra l’achèvement. Il faut le reconnaître, l’esprit de discipline, la force du sentiment religieux et l’attachement à la gloire de l’église expliquent seuls le dévoûment à de pareils travaux, dont le plus souvent les historiens qui en profitent ignorent les auteurs, comme on s’inquiète peu de l’origine d’une source banale où l’on va puiser sans scrupule.


I

Rendre compte du contenu des sept gros in-folio des nouveaux bollandistes n’est point l’objet que je me propose ici. La Synopsis qui est d’ordinaire en tête de chaque volume, avec la division en quatre classes qui seraient parfois difficiles à justifier du status ecclesiasticus, status monasticus, status sœcularis, sexus fœmineus, suffit aux curieux. Approfondir les divers sujets traités dans ces volumes serait sans fin ; les effleurer serait à la fois long, insipide et stérile. Je veux me borner à quelques observations que m’a suggérées la lecture attentive de la partie antique de ces actes, — (j’entends celle qui traite de ces saints, les premiers en date et les plus grands, ouvriers inconsciens de l’institution de l’église, qu’on appelle les martyrs et qui ne doivent leurs titres de saints à aucune autorité officielle.

Je me heurte ici à une opinion émise récemment, en façon d’hypothèse, par un savant d’une immense et juste autorité, M. de Rossi, embrassée et transformée en théorie par plusieurs, et qui, à mon goût, est plus ingénieuse que solide. Je ne puis m’empêcher d’en dire un mot en passant.

On prétend que, dans les premiers siècles de l’église, au temps même où la profession de foi chrétienne était interdite dans l’empire romain et tant de fidèles frappés de mort parce qu’ils refusaient de l’abandonner, nul ne pouvait être réputé martyr et honoré sous ce titre s’il n’avait été, après enquête et dans les formes, déclaré et, si l’on peut dire, sacré tel par l’autorité ecclésiastique. Un texte de saint Optat, évêque de Numidie, dans la seconde moitié, du IVe siècle, à l’époque où, dans le monde romain, l’ère des martyrs est close, paraît l’unique fondement de cette hypothèse. Le docteur africain raconte qu’une matrone fut censurée par l’église parce qu’elle baisait dévotement « les reliques d’on ne sait quel individu mort, martyr peut-être, mais non reconnu, » nescio cujusdam hominis mortui, et si martyris, sed necdum vindicati. On ne voit pas que ce dernier mot implique l’idée d’une reconnaissance juridique. Le sens naturel est qu’il s’agissait d’un personnage inconnu et dont la qualité de martyr, généralement ignorée, n’était marquée nulle part. Il pouvait y avoir, il y avait certainement alors des tables de martyrs, tables de notoriété, dressées au fur et à mesure et le plus souvent sous la dictée de la tradition, sans qu’aucun acte officiel, impossible le plus souvent, fût intervenu.

A l’aide de cette théorie, qui repose encore une fois sur le sens très contestable d’une expression isolée, on a expliqué aussi que le sigle MTR (martyr) ait été ajouté après coup et d’une autre main au nom de Fabianus epi [scopus] trouvé sur une pierre tumulaire dans le cimetière de Calliste. Ce Fabianus, évêque de Rome, est mort martyr le 20 janvier 250. On dit que la reconnaissance officielle de son martyre fut différée à cause des circonstances qui empêchaient l’église de Rome de lui donner un successeur et de légiférer. Hypothèse encore, et bien forcée, ce nous semble. Qui donc, à Rome, où le martyre de Fabianus avait été public, pouvait douter qu’il fût mort pour la foi ou l’ignorer ? Est-ce que le conseil des prêtres de Rome, qui, à ce moment même, bien que décimé, faisait l’intérim du pontife et, du fond de quelque cachette, gouvernait l’église, en maintenait les restes, administrait la résistance, correspondait avec la Sicile et l’Afrique, n’avait pas notifié à l’église de Carthage la mort glorieuse de son chef ? Est-ce que Cyprien, informé du fait dans sa retraite, ne se hâtait pas de rendre hommage à l’héroïsme de son collègue ? Qu’y avait-il ici besoin d’enquête et où voit-on qu’on l’ait faite plus tard et que le sigle ajouté au nom de Fabianus sur sa tombe ait été gravé par décret ecclésiastique ? N’est-il pas plus aisément, plus naturellement supposable que cette addition, postérieure il est vrai, a été faite par la main d’un inconnu, qui, sans mandat ni mission de personne, grava à la suite du nom du pape un titre que nul ne pouvait lui contester et qu’il avait acheté de son sang ?

A prendre en elle-même la théorie de la Vindicatio martyrum, comme on l’appelle, il semble qu’en l’adoptant on transporte en un temps une discipline et des procédures qui n’existèrent et ne furent appliquées que beaucoup plus tard. L’église militante des premiers siècles n’a rien connu qui ressemblât aux procès de canonisation. De bonne heure, à Rome, en Afrique, ailleurs sans doute, les évêques s’inquiétèrent de ceux qui combattaient de leur personne et souffraient vaillamment pour la foi commune, et recommandèrent qu’on prit soin de recueillir leurs actes. Mais il s’agissait de constituer les fastes de l’église, de garder les mémoires de ceux qui, librement, avaient lutté pour elle, et non de ramasser les matériaux de ces prétendues enquêtes ecclésiastiques. Et encore ces soucis de notoriété n’apparaissent-ils guère que dans les premières années du IIIe siècle, au moment où l’église commence à avoir le sentiment de sa durée, el, maîtresse de soi, organisée en corps et formant une puissante fédération, entre pleinement dans le monde, aspire à s’en saisir et conçoit l’ambition de devenir une institution et une force sociale. Aux premiers jours, et tant qu’on prit à la lettre le mot évangélique : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » on ne songea pas à recueillir les traces du passage des frères dans la vie pour les transmettre aux générations futures. Dieu connaissait bien les siens !

Au temps des persécutions, le sens du mot martyr appliqué aux personnes est fort large. Il n’implique pas nécessairement le fait de la mort ou de la torture subie pour la foi, mais souvent l’idée d’une confession commencée ou éventuelle, témoin la lettre de Tertullien, Ad Martyres, dont le premier mot est : « Bienheureux martyrs désignés ! » lettre adressée à des chrétiens prisonniers, et tant de passages où Cyprien emploie ce mot de la même manière à l’égard de personnes revenues de l’exil ou sorties de prison, sans avoir même comparu au tribunal. Or, sans tenir compte de la difficulté d’une définition fixe et précisément déterminée, si, pour l’attribution de la qualité de martyr les instructions et enquêtes dont on parle eussent été de règle dans l’église, nous aurions là-dessus des témoignages contemporains et positifs et ne serions pas réduits à un document unique et de sens controversable. En 250, sous Trajan Dèce, à la un de 257, et, en 258, sous Valérien et Gallien, il y eut quantité de chrétiens bannis ou exécutés en Orient et en Occident. A ces dates, où est l’autorité ecclésiastique ? Elle est décimée, dispersée ou cachée. Les réunions chrétiennes sont rigoureusement interdites, les cimetières de la « fraternité » sous séquestre. Attend-on alors pour appeler martyrs ceux qui sont morts ou ont pâti pour la foi, que la paix soit rétablie, que les évêques soient revenus ou que de nouveaux aient été élus et que, dans de solennelles assises, ils aient instruit la cause des « athlètes du Christ » et vérifié leurs titres ? On vit alors d’ardens débats au sujet des lapsi et des libellatici, c’est-à-dire des apostats de divers degrés, et, plus tard, au -commencement du IVe siècle, au sujet des traditeurs, comme on appelait ceux qui avaient livré les livres saints aux agens de la police impériale ; on ne connaît nul débat au sujet des martyrs, si ce n’est quand ceux de la grande église disputent cette qualité aux fidèles morts ou vivans des sectes séparées[2]. La qualité de martyr se prend ou se donne assez légèrement. La facilité de ces usurpations prouve l’absence de désignations officielles.

Si le titre de martyr n’eût été valablement obtenu qu’après enquête juridique et déclaration épiscopale, comprendrait-on que tels ou tels eussent été communément considérés comme martyrs, et spécialement célébrés, qui ne s’acquirent cet honneur qu’en violant les conseils ou les prescriptions de l’église, c’est-à-dire en se livrant eux-mêmes aux persécuteurs ou en leur forçant la main par des insultes ou des violences publiques contre le culte païen ? L’affaire de Polyeucte, renversant et brisant des statues sacrées, n’est pas un fait unique et exceptionnel. Il y a des exemples semblables en grand nombre dans le recueil trié de Ruinart, et dans tous les volumes des bollandistes. Dans la même hypothèse, comprendrait-on tant d’erreurs et de méprises étranges au sujet des martyrs ? Des noms de localités pris pour des noms de personnes, le chiffre III des compagnons du pape Sixtus II devenant le martyr Quartus, l’expression commune synoris ou xynoris, désignant dans un texte grec un couple de martyrs transformé en sainte Xynoris, et tant d’autres confusions semblables ? Comprendrait-on qu’à la fin du Ve siècle, le pape Gélase, scandalisé de l’invasion d’une sorte de mythologie nouvelle dans l’histoire de la primitive église et de tant d’inepties ou de mensonges anonymes qu’on lisait aux offices sous le nom vénéré d’Actes des martyrs, ait défendu par un décret la lecture de ces pièces, plus propres selon lui à discréditer l’église qu’à la glorifier : Ne vel levis subsannandi oriretur occasio.

Si les églises ça et là, dans les premiers siècles, dressèrent des tables de martyrs, soit sur des notes ou des mémoires anonymes et plus tard, quand, dans la proscription de Dioclétien ou les dévastations des barbares, ces pièces avaient péri pour la plupart, sur des on-dit, des traditions orales ou des mentions trouvées chez les écrivains plus ou moins contemporains ; si elles s’attachèrent à fixer les jours où les champions de la foi étaient morts, ou ceux où ils avaient été ensevelis ; si, plus tard, avec ces tables particulières on essaya de former des catalogues généraux, — c’est là, ce semble, l’origine des martyrologes et des calendriers ecclésiastiques ; — on ne saurait voir, dans ces essais de classification, des documens d’un caractère officiel garantis et consacrés par l’autorité ecclésiastique.

Les deux plus anciens monumens de ce genre qui nous soient parvenus sont du milieu du IVe siècle. On les a trouvés avec le catalogue Libérien, dont ils forment comme des annexes ; ce sont deux pièces anonymes très courtes : l’une a pour titre : Depositio episcoporum et ne contient qu’une liste de pontifes romains présentés, non dans l’ordre de la succession chronologique, mais selon l’ordre des jours de l’année, chacun à la date de sa mort ou de sa sépulture, pendant un peu moins d’un siècle, de 253 à 336. L’autre pièce est intitulée : Depositio martyrum, et n’est rien, selon les meilleurs juges, qu’un férial romain, ou un calendrier des grandes fêtes invariables. Or que ces deux petits index aient été dressés par l’ordre d’un pontife de Rome, ou qu’ils soient un document privé, — ces deux opinions sont également soutenables, — on ne peut les considérer comme faisant loi au sein de l’église, et la preuve, c’est que leur autorité est discutée comme celle de tout témoignage historique, que les savans les plus respectueux des traditions ecclésiastiques ne se font nul scrupule de les contredire, de placer, par exemple, parmi les martyrs ceux que l’auteur anonyme a rangés parmi les évêques « déposés, » et que les martyrologes autorisés, comme ceux d’Usuard et de Baronius, les démentent fréquemment. Les bollandistes aussi allèguent ou répudient l’autorité de cette pièce, selon qu’ils y trouvent pour leurs thèses appui ou contradiction, comme on le voit quand il s’agit soit du pape Calliste, soit des papes Lucius, Etienne ou Félix au IIIe siècle. Au reste les bollandistes n’ont jamais admis, et les nouveaux moins encore que les anciens, que l’approbation accordée par l’autorité romaine à un bréviaire ou à un martyrologe restreignit la liberté critique de l’historien et plaçât les faits qu’on y relate comme dans une sphère inviolable, hors des atteintes de la négation motivée et du doute réfléchi. Le martyrologe romain n’est guère en somme pour eux, comme pour tous les critiques, qu’une compilation de traditions très souvent douteuses, et toujours vérifiables. Corrigé, et remanié plusieurs fois déjà, il peut l’être encore. La réserve en cette matière est de convenance, mais le droit de l’historien sur les faits et sur les personnes n’est point contestable, et l’approbation pontificale n’emporte nullement qu’on doive tenir pour certainement vrai tout ce qu’on y trouve.

Comment donc ajuster ensemble l’incertitude reconnue des faits consignés dans les plus anciens et les plus autorisés recueils martyrologiques, incertitude portant sur le martyre même et la sainteté des personnages, et la théorie d’après laquelle nul martyre n’aurait été légitime qu’après une véritable enquête et une déclaration de l’autorité ecclésiastique ? Le moindre défaut de cette hypothèse, c’est qu’elle s’appuie sur une autre qui est mal fondée, croyons-nous, l’hypothèse d’une centralisation de pouvoir, d’une unité de juridiction absolue constituée déjà dans l’église au IIe et au IIIe siècle. Toute unité ne manquait pas alors sans doute dans l’église, et au temps des persécutions on pouvait à bon droit parler du « corps des chrétiens, » comme Constantin en parlait en 313 dans son édit de Milan, mais cette unité n’allait pas au point qu’on imagine. On vit bien, au temps de Cyprien et d’Etienne en 255 et 256, que les évêques en face du pontife de Rome n’étaient pas comme l’argile dans la main du potier ou de simples sous-ordres en face du souverain absolu ; que dans les circonstances critiques, aux yeux des fidèles, les vrais chefs étaient ceux qui dans la lice payaient de leur personne et montraient l’exemple aux autres ; et que, s’il appartenait aux évêques de recueillir exactement tout ce qui concernait ceux qui librement avaient témoigné pour la foi, le titre de martyr, pour être donné et acquis, n’attendait pas le bon plaisir de leur jugement.


II

Des considérations qui précèdent il résulte que le fait du martyre, plus ou moins exactement constaté, s’est imposé à l’autorité ecclésiastique et n’a relevé nulle part de ses décisions ; et, comme conséquence, que si tous les martyrs réels ne sont pas inscrits dans les martyrologes, il peut d’autre part se rencontrer dans ces recueils, relativement tardifs et souvent composés au hasard, bien des saints douteux et bien des martyrs équivoques, sur lesquels l’aveugle dévotion de la postérité s’est égarée. Cette conclusion, les bollandistes l’admettent évidemment de façon implicite et, comme nous le verrons, n’hésitent pas à la confirmer à l’occasion. Ils disent fort bien quelque part que leur œuvre, leur fonction est justement d’examiner les droits des martyrs et des saints à la vénération commune, de vérifier scrupuleusement leurs titres soit pour justifier, soit pour récuser le culte qu’on leur rend. Ceci n’est pas absolument vrai pour les personnages relativement modernes qui ont vécu dans la pleine lumière de l’histoire des derniers siècles et sur le compte desquels l’autorité pontificale a prononcé dans les formes. Pour ceux-ci les bollandistes n’ont qu’à rappeler les motifs qu’ont suivis les décrets et à les transcrire. La cause est jugée et n’est plus à instruire : la critique des théologiens de la compagnie de Jésus n’est plus libre. Mais, pour cette grande multitude de martyrs et de saints qui sont morts dans les premiers temps de l’église en Occident et en Orient, dont les noms, les mémoires, les notices et les Actes remplissent les martyrologes et les passionnaires, le procès est toujours ouvert, et, après le pape Gélase, on peut croire que plus d’un intrus a pu se glisser dans la foule et être introduit sans droit au divin banquet des bienheureux.

Mais quelle tâche, après tant de siècles, que cette vérification 1 Souvent la matière même de la cause à instruire fait défaut. On ne trouve que des noms parfois estropiés ou diversement rapportés dans les recueils, sans indication de lieu ni de date ou avec des indications évidemment inexactes. Quand on a noté les noms avec les diverses variantes, et mis en marge tempore incerto ou, ce qui est tout aussi vague, Ie, IIe ou IIIe siècle, on a dit tout ce qu’on savait. Parfois les noms sont connus d’ailleurs, ce sont des personnages de l’histoire évangélique, comme Salomé, mère des fils de Zébédée, ou Marie de Magdala, ou Luc l’auteur des Actes des apôtres, ou Thaddée, ou quelqu’un des nombreux amis de saint Paul, que celui-ci nomme et salue à la fin de ses lettres. La mémoire reconnaissante des premiers fidèles les a rangés au nombre des saints et quelquefois des martyrs, l’imagination s’est donné carrière à leur sujet, leur a prêté des aventures, des voyages, des rangs illustres dans la hiérarchie ecclésiastique et des morts diversement édifiantes. La matière est délicate et la critique périlleuse. Les bollandistes estiment qu’il n’est pas défendu d’émettre des réserves respectueuses et, s’il s’agit de faits manifestement faux, d’accentuer l’expression du doute. Mais ce qui fournit surtout un ample texte à leurs études, ce sont les martyrs qui ont des actes, c’est-à-dire dont les combats, comme on dit, sont racontés avec plus ou moins de détails et de précision. Parmi ces actes il en est qui ont été écrits dans les premiers siècles. Nous savons certainement que beaucoup de ces pièces se lisaient déjà au IVe siècle et au Ve siècle. Le plus grand nombre a été composé du VIe siècle au XIe. Quelques-unes, relatant des martyrs prétendus antiques, datent seulement du XVe et du XVIe siècle. D’anciens passionnaires manuscrits grecs, latins, arméniens, syriaques, coptes, épars dans toutes les grandes bibliothèques de l’Europe ont fourni et fournissent encore aux hagiographes la matière de leurs publications. C’est là en somme que réside le secret de la victoire de l’église et de son établissement dans le monde. C’est là qu’on peut apprendre ce que vaut et ce que peut l’âme humaine et combien fragile et misérable est la force en face du droit ; là qu’on trouve non des discours toujours faciles à faire sur la conscience inviolable, le dédain des choses extérieures, le désintéressement et l’abnégation héroïque, mais les vivans témoignages de ces rares vertus descendues des lèvres au cœur et s’attestant devant les bourreaux impuissans. A toutes les pages, on y lit ce noble cri proféré non dans l’école, mais devant un tribunal armé entre deux séances de tortures : « Tu peux me tuer, mais non me forcer. » Un vaste chapitre des annales de la grandeur humaine est là.

Mais cette question se pose aussitôt : quelle créance méritent ces Actes ? Évidemment une créance très inégale. Dans presque tous il y a de l’art et de l’invention. Beaucoup composés à froid, longtemps après les événemens qu’ils retracent, sont gonflés de rhétorique et de théologie, et comme baignés de merveilleux ; beaucoup ont été écrits uniquement pour édifier, ne sont rien que des panégyriques ou des homélies. Leurs auteurs anonymes se sont moins souciés de transmettre des récits authentiques que de célébrer la gloire de Dieu et de son église. Quelques-unes de ces pièces paraissent des déclamations, d’autres de purs romans. Les recueils qu’on a faits de ces Actes avant et après l’entreprise des bollandistes, depuis Lippomani et Surius jusqu’à Ruinart, sont plus ou moins étendus, c’est-à-dire plus ou moins mêlés de fables et de fictions. Le titre du recueil de Ruinart, on le sait, est : Actes sincères et choisis. Mais dans ce choix, la sincérité du savant religieux est seule absolue et hors de doute, les Actes n’ont qu’une sincérité relative et souvent contestable.

C’est l’opinion de M. Edmond Le Blant, si compétent en ces difficiles matières et d’une science si précise et de si bon aloi. Dans un mémoire considérable, lu à l’Institut, où il entreprend de montrer que quantité de documens, rejetés par Ruinart et généralement discrédités, peuvent encore fournir aux études historiques des élémens d’information qu’on aurait tort de négliger, il écrit excellemment : « J’oserais presque dire pour ma part que présenter comme sincères une telle réunion d’Actes complets me parait chose hasardeuse. Pour quelques pièces incomparables, comme le sont certains Actes d’Afrique, combien d’autres pèchent sur plus d’un point et contiennent des signes bien probables d’interpolations et de retouches[3] ! » Il semble qu’il dût suivre de là que le devoir de la critique est d’expurger les Actes de Ruinart des traits interpolés qu’on y reconnaît et, par suite, d’abréger son recueil au lieu de le grossir, car, si les pièces qu’il a choisies pour les y insérer, sont, comme on l’accorde, les meilleures, quoique fort souvent douteuses et suspectes, celles qu’il a exclues sont plus défectueuses encore et moins dignes de confiance. Mais la thèse de M. Le Blant, admissible d’une façon générale, est que, dans les pièces les moins sincères prises en bloc, il y a des parties antiques, documentaires, dont l’histoire peut faire son profit, et le but qu’il vise est de montrer dans le détail à quels signes on reconnaît ces paillettes au milieu du gravier trouble.

Les bollandistes, dans les amples études préliminaires qu’ils mettent en tête des textes des Actes qu’ils publient, fournissent les raisons d’un triage à faire parmi les Actes, mais ils ne le font pas, du moins par voie d’exclusion. Avec tous les érudits, ils distinguent les Actes en Actes fabuleux, corrompus, et sincères. Ils savent de plus qu’il y a des degrés dans le vrai comme dans le faux et, à la suite d’un érudit de la fin du XVIIe siècle, Honoré de Sainte-Marie, ils distinguent les Actes sincères en cinq classes[4] : 1° les autographes judiciaires, appelés ordinairement actes proconsulaires ou présidiaux, pris ou extraits textuellement d’archives publiques ; 2° les autographes écrits de la main même des martyrs ; 3° les autographes composés par des témoins auriculaires sur des notes d’audience ou sur des souvenirs personnels immédiatement après l’exécution ; 4° les actes faits d’après des pièces autographes, un peu plus tard, avec additions parfois et embellissemens oratoires (non semel animadversiones et rhetoricœ venustatcs additœ) ; 5° enfin, les actes composés en forme d’homélies ou de panégyriques sacrés ou bien insérés dans ces pièces.

Il y a, ce me semble, un peu de fantaisie dans cette classification des Actes « sincères. » Nous n’avons pas d’Actes qui, strictement, appartiennent à la première ni à la seconde de ces cinq classes. On appelle, il est vrai, « proconsulaires » les Actes des martyrs scillitains. Cette dénomination ne convient guère aux divers textes qu’on connaissait avant la publication du texte grec, faite récemment par M. Usener et tiré d’un vieux manuscrit de notre Bibliothèque nationale. Mais ce texte même appartient plutôt à la troisième classe qu’à la première, par cette seule raison que la sentence qui se trouve à la fin fut très certainement prononcée en latin. Il en est de même des Actes de Cyprien. Nul ne les peut considérer comme une simple transcription d’un document officiel. D’abord, ces actes présentent dans les manuscrits bien des variantes. D’un autre côté, le travail de composition apparaît dans le seul fait d’avoir réuni en un seul récit deux affaires jugées par deux proconsuls différens et séparées par une année d’intervalle. Les deux interrogatoires et les deux sentences forment une partie très solide où l’auteur anonyme de la pièce n’a rien ajouté de soi, mais cette partie même provient-elle du greffe de Carthage ou de notes privées ? Question insoluble et puérile après tout. Le reste, c’est-à-dire le récit, excellent sans doute et bien historique, émane certainement d’une plume chrétienne.

Dans la seconde classe, on vise la longue Passion de Perpétue, de Félicité et de leurs compagnons. Or ici, nous avons deux textes : celui de Ruinart, auquel pense l’auteur de la classification, n’a pas d’interrogatoire, consiste en rêves et en visions. Un autre texte mentionne à peine les visions et donne des interrogatoires sobres dans leurs détails et fort vraisemblables. Or le début du texte de Ruinart n’est d’aucun des martyrs auxquels on rapporte le récit de leurs visions, peut-être pour cette raison spécieuse qu’eux seuls paraissaient capables de le faire. Mais cette pièce entière est de la même main. D’où cette conséquence : les visions, si elles sont réelles, furent racontées à quelqu’un de ceux qui visitaient les prisonniers, puis écrites par un des confidens survivans ; si elles ne sont pas réelles, l’auteur de la pièce les a imaginées et, pour donner plus d’autorité à ses enseignemens, les a placées dans la bouche même de Perpétue et de Saturas, racontant eux-mêmes qu’avant le jour suprême, l’esprit de Dieu les avait visités. Il n’y a là, à notre avis, qu’un artifice de composition. Ces actes donc, tout excellens qu’ils sont, appartiennent à la quatrième ou à la cinquième catégorie.

Les bollandistes d’ailleurs n’attachent pas eux-mêmes un grand prix à cette classification, car au tome XIII d’octobre ils en présentent une autre, qu’ils empruntent à M. de Smedt[5]. Celle-ci émane d’un esprit plus critique. Les Actes sincères se rangent ici en quatre classes ou, si l’on veut, en deux. La première comprend les Actes que, par témoignages extrinsèques, nous savons certainement avoir été écrits au temps même des persécutions. Les trois autres espèces tirent leur autorité plus ou moins forte d’indices internes.

Le critérium de la première classe ne nous semble pas d’une très grande valeur. Nombre de petits écrits ecclésiastiques, bien que cités par les écrivains des premiers siècles, n’en sont pas moins réputés apocryphes. Les mentions que Justin, Tertullien ou Eusèbe en font prouvent simplement qu’ils étaient composés et circulaient de leur temps parmi les fidèles. J’accorde bien que les Actes de Cyprien sont d’une autre valeur et qu’ils tirent une grande part de leur autorité de la mention qu’en fait le diacre Pontius et des traits qu’il leur emprunte dans son récit de la mort de Cyprien. Mais le passage où Eusèbe, après avoir donné la lettre qui relate l’affaire des Philadelphiens et le martyre de Polycarpe, note comme appartenant au même écrit et au même temps les martyres de Pionius et de Métrodore marcionite, et ceux de Carpos, de Papylos et d’Agathonicé, — erreur de près d’un siècle, — prouve-t-il que les Actes de Pionius et ceux de Carpos, tels que nous les avons aujourd’hui, sont ceux-là même qu’Eusèbe eut sous les yeux ? En aucune manière. Les Actes latins de Pionius ne sont évidemment qu’une traduction de la fidélité de laquelle on ne peut juger, faute d’avoir le texte grec original auquel certainement Eusèbe fait allusion. La mention des écrivains contemporains au sujet d’une pièce hagiographique n’a de portée qu’autant qu’elle est accompagnée de citations étendues qu’on retrouve dans ces pièces.

Ces mentions d’Actes sont d’ailleurs d’une extrême rareté dans les écrivains contemporains. Les auteurs de passions ont travaillé en dehors des livres composés, les meilleurs sur d’informes canevas, la plupart sur des traditions. Leurs héros, à très peu d’exceptions près, paraissent ignorés des témoins réguliers du temps et, d’autre part, presque aucun des martyrs nommés par les auteurs contemporains comme Tertullien, Cyprien, Denys d’Alexandrie et Eusèbe ne figure dans les passionnaires. C’est un caractère particulier de cette espèce de littérature à demi historique et à demi romanesque qu’elle se meut dans l’ombre et le mystère, entre les choses divines et les choses humaines, et se superpose à l’histoire, comme les mythes de Platon se greffent sur ses théories philosophiques.

Ces essais de classification des Actes sincères sont donc fort discutables. Le certain, c’est qu’il y a, en petit nombre, des Actes où il y a beaucoup d’histoire, et que, dans le plus grand nombre, il y en a un peu. Distinguer les meilleurs des moins bons est surtout affaire de tact, et ce tact s’aiguise à la pratique et au maniement de ces pièces. Les meilleurs Actes sont ceux qui ressemblent le plus aux documens impersonnels qui fournissent à l’historien la matière qu’il met en œuvre. Ils sont brefs, graves et simples de ton, exempts d’amplification pédante et de théologie doctrinale. Les interrogatoires n’y ont pas la forme de grossières disputes, le merveilleux n’y a nulle place ; on n’y voit pas ces enchères de supplices d’inhumanité croissante et d’inefficacité extraordinaire ; on n’y trouve pas d’apparitions ni de guérisons surnaturelles opérées en prison pour prix de la foi, ni de conversions en masse de prisonniers et de geôliers, ni de temples ou d’idoles qui s’écroulent d’eux-mêmes sur un mot ou après un signe. On a là, en revanche, les indices qui trahissent les compositions artificielles, totalement ou partiellement apocryphes.


III

Sur ces divers points, les bollandistes anciens et nouveaux sont d’accord avec les maîtres de la critique laïque. Dans l’appréciation des Actes ils montrent qu’ils n’ont nul goût pour le merveilleux. A leurs yeux, comme à ceux des libres savans, la valeur historique des actes des martyrs est en raison inverse de la place qu’y tient le miracle, si bien que ceux où il y en a le plus leur paraissent les plus suspects. C’est ainsi qu’à propos des Actes d’un certain Maximus d’Aquila, ils écrivent : « Le caractère fabuleux de cette pièce ressort des seuls prodiges dont elle fourmille. » Et de même au sujet des Actes d’un certain Macarius, Romain, ils disent : « Tout ce qu’on trouve dans cette histoire n’est guère plus sérieux que l’antre d’Éole, les ruisseaux de vin, les fleuves de lait et le reste. »

Ils savent aussi bien que les plus sévères les bonnes méthodes et les justes règles de la critique historique. « Quand nous essayons, dit le P. Van Hecke, d’expliquer et d’éclaircir les actes des saints, nous ne nous attachons qu’à une chose, c’est à présenter comme certain ce qui est certain, comme douteux ce qui est douteux et comme faux ce qui est faux. » Et ailleurs ils écrivent : « En matière d’histoire ecclésiastique, il y a deux écoles opposées, celle des affirmatifs et des crédules à outrance qui acceptent tout complaisamment et les yeux demi-clos, et s’inclinent sans résistance devant les récits les plus invraisemblables. Ceux-ci nuisent à la cause de l’église qu’ils croient défendre et compromettent la foi qu’ils prétendent fortifier. A l’autre extrémité, les sceptiques sans mesure et les négatifs de parti-pris, dont l’érudition subtile et vétilleuse excelle à obscurcir les faits les plus clairs et à embarrasser les plus simples. Notre institut s’est constamment étudié à éviter ce double excès de la crédulité et du scepticisme, et à tenir en juste équilibre la balance de l’histoire de manière qu’elle ne fléchisse ni à la puérilité des fables ni aux prétendues difficultés de l’érudition[6]. »

Peut-être souhaiterait-on qu’on s’expliquât plus clairement sur ce qu’on appelle avec un dédain peu voilé certaines chicanes savantes, car les difficultés ne sont savantes, en effet, qu’à la condition de s’appuyer sur la logique éternelle ou sur des faits bien établis, et cela est au-dessus du dédain. Mais, après tout, on peut accorder que le double esprit signalé ici règne effectivement dans les études d’histoire ecclésiastique, et que la vérité, ou, pour parler plus modestement, le plus haut degré d’approximation du vrai, n’est ni d’un côté ni de l’autre. L’esprit purement négatif est stérile, la crédulité excessive confine à la niaiserie. Il est sage de prôner la voie moyenne, et il faut applaudir à ceux qui font profession de s’y tenir. Toute tradition n’est pas méprisable et, jusque dans les douteuses, il y a encore comme un écho lointain et utile à saisir de quelque réalité. Seulement les bonnes maximes sont plus faciles à donner qu’à suivre, et, dans la pratique, il est bien rare qu’on garde constamment cette voie moyenne qu’on conseille aux autres, sans dévier quelque peu à droite ou à gauche.

On ne s’en rend nulle part mieux compte qu’en lisant en tête de chaque article, dans les sept derniers volumes, les études préliminaires intitulées : Commentarii prœvii. Tout d’abord ces études sont d’une longueur interminable et souvent un peu vide. C’est le rebours de la vieille devise : Multa paucis. Les auteurs sont d’une loquacité infinie sur des personnages dont on sait à peine sûrement les noms, sur des questions qui ne comportent souvent nulle solution probable. La plupart des études que nous avons lues gagneraient beaucoup à être resserrées, réduites de moitié ou des deux tiers, allégées de hors-d’œuvre ou d’hypothèses en l’air. La diffusion embrouille plus qu’elle n’éclaire l’esprit et grossit inutilement un travail qu’on a accusé bien des fois de durer trop longtemps. La méthode scolastique d’exposer tour à tour les argumens affirmatifs et les argumens négatifs, comme si l’on mettait successivement des poids dans les deux plateaux d’une balance, encore qu’un peu artificielle, n’est pas mauvaise ; mais à la condition de ne rien oublier de part ni d’autre, de ne rien forcer et ne rien diminuer et surtout de laisser la balance parler seule, c’est-à-dire le lecteur impartial conclure après comparaison attentive. Mais si, après avoir inégalement chargé les plateaux, l’on tire l’un d’eux et par exemple le plus léger, comme on le voit quelquefois, il emporte l’autre, non par lui-même, mais par la force qu’on lui ajoute indûment. Dans une publication qui prétend, non sans raison, avoir un caractère scientifique et qui est moins en somme livre de doctrine qu’instrument de travail et répertoire immense de documens, il n’est pas défendu sans doute de donner des conclusions, mais on voudrait qu’elles sortissent toujours et uniquement des choses mêmes. Or il me parait que bien souvent, quoique la négative ou le doute résulte des données qu’on allègue, c’est par une affirmative, discrète il est vrai, que les bollandistes concluent.

Les exemples abondent dans nos volumes de cette incohérence entre les prémisses et les conclusions. Voici, par exemple, un article consacré à S. Asterius. Au 21 du mois d’octobre, le Martyrologe romaine porte cette note à son sujet : Aux bouches du Tibre, S. Asterius prêtre et martyr qui, comme on le lit dans la passion du pape Calliste, souffrit sous l’empire d’Alexandre Sévère. À cette même date du 21 octobre, en marge : an 222. — Les bollandistes après une longue et subtile discussion sur le jour inconnu, en effet, de la mort de ce personnage, écrivent très sagement : De S. Asterius on ne sait pour ainsi dire rien. Puis, à la fin du commentaire, que cet aveu n’a pas abrégé, on lit en façon de résumé : Ce qui paraît certain sur S. Asterius, c’est qu’il fut l’un des quarante prêtres qui, avec le pontife, administraient alors l’église de Rome, qu’il ne se mêla pas alors aux partis qui divisaient les fidèles, mais demeura attaché à Calliste ; que, celui-ci ayant été dans une émeute populaire précipité en bas de sa maison par une fenêtre et de là dans un puits, Asterius recueillit son corps déchiré et l’ensevelit honorablement ; que pour cela il fut saisi et jeté d’un pont dans le Tibre, dont les flots le portèrent à Ostie. — Voilà bien des détails circonstanciés sur un personnage qu’on déclare inconnu. Mais d’où viennent-ils ? Ils sont ou gratuitement supposés, comme ce qui regarde son rôle dans les controverses qui alors agitaient l’église, ou tirés des seuls Actes de Calliste, qui ne valent rien.

De même, à propos de l’évêque Abercius (22 octobre), on voit les bollandistes défendre avec une complaisance extrême des actes qui ne sont qu’un pur roman. Je sais que l’éloge est maigre de dire de cette pièce tirée des légendes de Métaphraste « qu’elle vaut mieux que sa réputation, » mais si l’on veut prendre le soin de lire cette histoire, et se souvenir qu’elle est rapportée aux premières années du règne de Marc Aurèle (167), on ne trouvera pas trop sévère le jugement qu’en porte le sage Tillemont.

De même, dans l’article d’Ursule et des Onze mille vierges, auquel nos bollandistes consacrent deux cent quarante longues pages[7], la fermeté de la critique laisse grandement à désirer. C’est un vieux conte des bords du Rhin. Les bollandistes savent que sur ce sujet l’appréciation est libre, et cette liberté, dans les premières pages de leur étude, ils la revendiquent, mais ils en usent peu. Ils concèdent, il est vrai, que les compagnes d’Ursule n’étaient pas précisément onze mille, et que toutes, probablement, n’étaient pas vierges. Çà et là aussi ils laissent échapper des signes de doute, et on voit bien au fond que leur siège n’est pas fait. Je crois cependant qu’on trouvera généralement qu’ils penchent du côté des crédules, qu’ils condamnent en théorie. Qu’on dise, si l’on veut, qu’il n’y a pas de tradition populaire, si puérile qu’elle paraisse, qui ne repose sur quelque base réelle, que la légende d’Ursule se rattache à quelque épisode de l’histoire d’Attila, cela n’est pas défendu. Au temps où Attila et ses hordes se répandirent dans l’Occident, le meurtre et l’incendie les accompagnaient. Mayence, Trêves, Cologne, d’autres villes florissantes furent pillées et rasées. En face de cette inondation asiatique qui menaçait la civilisation et le christianisme qui la représentait, l’église, en plusieurs lieux, dans la personne de ses évêques, à Troyes, à Orléans, plus tard à Rome avec saint Léon, fit œuvre de défense patriotique. Attila, cependant, n’en voulait pas particulièrement à l’église. On ne voit pas qu’il ait fait exécuter ni saint Aignan, ni saint Loup. Y eut-il alors un épisode où un personnage du nom d’Ursule, homme ou femme, avec plusieurs compagnons, ait joué le premier rôle, de manière à frapper les contemporains et à laisser une trace vivante dans les traditions populaires ? Cela est possible, mais nous ne savons rien de certain sur cet épisode. La clé de l’histoire est peut-être dans les « onze mille, » dont les bollandistes font si bon marché. Quelques-uns ont cherché dans ces mots undecim mil un nom propre défiguré. Ne s’agirait-il pas plutôt de onze soldats, compagnons du personnage principal, et immolés avec lui ? Toute hypothèse est plus acceptable que l’histoire qu’on raconte ici de cette jeune fille venue de la Grande-Bretagne en Germanie, qui, sur le bruit d’une invasion, s’est rendue, avec des milliers de compagnes, à Rome, pour prier aux tombeaux des Saints-Apôtres et demander au ciel de détourner les barbares, puis est revenue à Cologne au moment même où les hordes d’Asie y roulaient comme un tourbillon, et y est morte, elle et ses amies, pour préserver leur foi et leur chasteté. On risque peu à nier purement et simplement ce qui est ridicule. L’imagination des masses veut et met partout de l’énorme, de l’extraordinaire et du merveilleux. La critique n’en souffre nulle part. Les auteurs des légendes qui portent l’âme des foules et parlent pour elle, ont horreur de ce qui est simple, uni, semblable à la nature. Or, cela seul est matière d’histoire. Ajoutons que la nature et la vérité sont souvent impossibles à retrouver sous les étranges déformations que la fantaisie et le goût du grandiose leur font subir.

De même, je trouve une critique bien armée, mais qui n’a pas le courage de conclure, dans l’histoire de deux martyrs attribués au règne d’Alexandre Sévère[8]. Nos bollandistes, commentant leurs actes, démontrent très solidement qu’ils sont indignes de confiance pour quatre raisons qu’ils déduisent très doctement et qui sont, en effet, très bonnes. On s’attend qu’ils rejettent la pièce. Point du tout ; ils reprennent leurs propres objections, en délient le faisceau, les brisent l’une après l’autre, sans effort et à l’aide d’explications où l’histoire ne souffre pas moins que la logique, et concluent décidément que les Actes sont sincères et l’histoire véritable.

Enfin, dans les actes des saints des quinze derniers jours d’octobre, la question de l’origine et de l’organisation du christianisme dans les Gaules est plusieurs fois touchée, notamment à propos de quelques martyrs céphalophores attribués au règne de l’empereur Julien, en 361 ou 362[9]. Cette question a depuis longtemps, on le sait, suscité d’ardentes polémiques entre l’école historique et l’école traditionaliste. Nos bollandistes sont trop au courant des bonnes méthodes, trop rompus à l’interprétation des textes pour adopter à l’aveugle l’opinion de ceux qui, oubliant que les idées, les croyances et les institutions, comme tous les autres faits humains, ne passent et ne s’établissent que progressivement d’un pays à un autre, prétendent que le christianisme a éclaté pour ainsi dire tout d’un coup dans le monde et s’est établi par l’action seule des apôtres. Il ne paraîtrait pas légitime, aux savans théologiens de Bruxelles, d’opposer la vague phraséologie des apologistes du second siècle aux témoignages précis et formels de Sulpice Sévère, des actes de Saturnin (de Toulouse) et de Grégoire (de Tours). Ils savent aussi que, sur l'origine des églises de la Gaule, les traditions sont vagues et tardives, la plupart postérieures au IXe siècle, qu'elles sont nées d'ailleurs de vanités locales, du désir de se constituer une sorte de noblesse en se créant des généalogies fictives. Les bollandistes savent tout cela, mais ils ont la plume prudente, ils ne veulent blesser ni contrister personne. De là quelque chose qui ressemble à de la timidité ou à un manque de courage intellectuel. De là l'usage des biais, des distinguo et des accommodemens. On accordera que la propagande des idées s'est faite partout et par des ouvriers inconnus, aux temps apostoliques, mais que l'organisation des églises constituées est venue plus tard. La distinction n'est pas mauvaise, encore qu'un peu subtile, et c'est au moins un utile tempérament que nos bollandistes apportent à la thèse indéfendable du traditionalisme radical.

Nous trouvons le même esprit de mesure, on pourrait dire d'inconséquence et de faiblesse, à propos des prétendus martyrs du règne de Julien[10]. On n'ose pas les nier tout à fait, ni même déclarer nettement qu'ils appartiennent à un autre temps. Mais on établit que c'est sans fondement qu'on attribue à Julien un édit de persécution ou quelque chose qui y ressemble, et qu'il n'est ni vraisemblable, ni admissible que l'ami de Julien, Sallustius, préfet des Gaules, ait de sa propre autorité, en dehors des crimes de droit commun, condamné et fait exécuter des fidèles dans les Gaules. Là aussi on trouve un biais, à savoir qu'il se peut bien que quelque fonctionnaire courtisan, sachant les sentimens secrets de Julien, ait, pour lui plaire, exercé, dans le nord-est de la Gaule, quelque persécution. Toute hypothèse est permise en matière incertaine, mais celle-ci est tout à fait gratuite.

Les exemples que nous avons donnés et qu'on pourrait multiplier aisément prouvent, ce nous semble, que la tradition pèse trop souvent sur la critique des bollandistes et l'embarrasse, et que parfois c'est moins à leurs conclusions qu'il faut s'attacher qu'aux savantes considérations qui les précèdent. Ces conclusions, dans nombre de cas, paraissent une concession faite à quelques raisons qu'on ne dit pas, raisons morales, religieuses, politiques en un sens, raisons de pure convenance dont la valeur proprement scientifique est nulle, mais qui ne laissent pas d'emporter les autres et de décider les auteurs.

A vrai dire, il n'y a que les géomètres et les physiciens qui ignorent de pareilles raisons. Elles ont place dans les sciences morales et religieuses et y prennent bien des formes. Les sceptiques n’y échappent pas plus que les crédules. Le milieu, l’éducation l’exemple, l’habit qu’on porte, inspirent nombre d’idées et de jugemens et exercent sur la pensée une tyrannie véritable et d’autant plus puissante qu’elle est moins sentie. Les préjugés, les partis-pris, certaines façons de comprendre et de juger les choses et les personnes, le présent et le passé, viennent de ces influences occultes. Les bollandistes sont des hommes très savans, mais ce sont aussi des hommes d’église, des membres de la compagnie de Jésus. Cela fait en chacun d’eux comme deux natures, et la seconde est parfois plus forte que la première. Chez eux, plus d’une préoccupation qui devrait être étrangère à la pure interprétation des faits antiques, se laisse voir et restreint la liberté critique en des points même où il est entendu que nul n’est lié. Alléguer l’adage : In dubiis lihertas n’est-ce pas s’exposer parfois à être accusé d’indiscipline et de mauvais esprit ? n’est-ce pas risquer le scandale, quand il s’agit d’opinions, peu fondées peut-être, mais communément reçues et enseignées dans l’église et passées à l’état d’opinions consacrées ? Ainsi, on est libre de croire que le pape Corneille, en dépit des Actes qui racontent son supplice, ne subit, au milieu du IIIe siècle, d’autre martyre que ce que Tertullien, parlant de Praxéas, appelle « le court et léger ennui de l’exil, » et que ses deux successeurs immédiats, Lucius et Etienne, s’endormirent dans la paix de l’église et de l’empire. Cependant l’opinion contraire est de tradition dans l’église, et de la part de plumes ecclésiastiques, il y aurait, aux yeux de beaucoup, une sorte de témérité à contredire cette tradition, fût-ce même par les raisons les plus fortes. L’usage de la liberté théoriquement accordée est ainsi diminué, puisqu’il expose à encourir la note d’esprit fort ou tout au moins aventureux.

De même, les bollandistes peuvent-ils avoir un médiocre souci de la gloire de l’église, des idées de leur compagnie et, à propos des saints et de leur culte, des usages, de la possession d’état et de l’argument de la prescription, qui a fait si grande fortune depuis Tertullien ? De là, chez eux, d’inconscientes complaisances pour des thèses qui ne se défendent que par leur ancienneté ; de là tant de conclusions indécises après des préliminaires d’une sinuosité sans fin qui trahissent l’embarras de la conscience du savant en conflit avec les scrupules du dévot ; de là des réserves exagérées en face de légendes puériles qu’on n’ose ni répudier ni recevoir décidément, d’interminables développemens, où, après l’auteur, le lecteur se perd, des haltes trop longues en face de problèmes puérils et insolubles, comme la tradition des peintures de saint Luc ; la défense timide de thèses plus fabuleuses qu’historiques, comme celle des voyages de Marie-Madeleine en Espagne, des missions organisées par saint Pierre pour constituer les églises de la Gaule, comme l’histoire de la correspondance de Jésus avec Abgare, roi d’Edesse ; de là enfin, à propos des Actes des martyrs, une facilité excessive dans la déclaration d’authenticité et de sincérité des textes, et tant d’autres déviations de ce centre de gravité historique, où l’on prétend jeter l’ancre à égale distance du scepticisme érudit et de l’aveugle crédulité.


IV

La critique des bollandistes pèche selon nous par un excès de facilité dans l’admission finale de traditions souvent incertaines. Cela ne veut pas dire qu’elle soit mal informée, — car les savans religieux de Bruxelles fournissent ordinairement eux-mêmes, dans leurs commentaires, les raisons à l’aide desquelles on peut les combattre et les contredire, — ni désarmée en face de ce qui est absolument inadmissible. S’ils s’inclinent parfois devant des saints et des martyrs, dont leurs études seules apprennent à douter ; si, dans l’appréciation qu’ils présentent des Actes, ils se montrent trop peu sévères çà et là ; cependant ils ne craignent pas, après démonstration, de démentir le martyrologe romain et certaines vieilles traditions locales mal fondées, et de proposer dans le catalogue des saints de justes éliminations. En cela ils croient, non sans raison, remplir leur double devoir de savans et de prêtres, et servir à la fois ces deux causes qui leur tiennent au cœur et qu’ils ne séparent pas : la cause de la vérité et celle de l’église.

Mais il arrive que les doutes les plus discrets, les négations les plus respectueuses et les mieux fondées se heurtent aux crédulités robustes des défenseurs quand même de traditions absurdes, et que les travaux les plus consciencieux et les plus sincères exposent leurs auteurs, en dépit de leur caractère et de leur évidente modération, à des attaques passionnées et au risque de censures officielles. Il y a, il y eut toujours dans l’église un parti qui se défie des prêtres qui pensent, travaillent et raisonnent, comme si la raison humaine n’était rien qu’une orgueilleuse qu’il faut mater, et une coureuse d’aventures à laquelle tout libre essor est interdit, comme si la raison de l’église et la raison naturelle étaient nécessairement opposées, et qu’en suivant l’une on fût obligé de renoncer à l’autre !

A la fin du XVIIe siècle, il s’est trouvé un groupe de théologiens et de religieux qui ont taxé d’audace et de témérité sacrilège l’œuvre des bollandistes. Un homme qui, par la variété de son érudition et la pureté de son caractère, était en ce temps l’honneur de la compagnie de Jésus et de l’institut Bollandien, Daniel Papebrock, l’ami de Luc d’Achery, de Mabillon et de tout ce qu’il y avait alors dans l’église d’esprits ouverts et éclairés, après avoir pendant près de cinquante ans contribué à élever les secondes assises du monument des Actes, et travaillé pour la plus grande part à la publication de quatorze volumes, vit des bas-fonds de l’église l’ignorance, la jalousie, un zèle aveugle se dresser contre lui, mettre en question et vouer à l’anathème l’œuvre de toute sa vie.

Ce fut d’abord une lancée d’aigres brochures autour de Papebrock. Le savant bollandiste ne leur opposa que le silence du dédain. Puis, au commencement de l’année 1693, les haines ecclésiastiques, se condensèrent en un épais petit in-4o de 650 pages, avec un titre criard[11], l’appui de seize approbations de religieux et de théologiens variés, un double appel aux sévérités d’Innocent XII, en forme de préface et de conclusion, un index ou résumé des passages incriminés, cinq préambules, et le corps de l’œuvre en vingt-quatre articles ou chefs d’accusation développés chacun en quantité de propositions dites subversives de la foi, de la discipline et des saintes traditions, le tout offert au pape et signé du nom de Sébastien de Saint-Paul, provincial de la province de Flandre et Belgique, de l’ordre des frères de la Vierge-Marie du mont Carmel. L’ordre des carmes menait la bataille contre le téméraire qui avait osé mettre en doute nombre d’histoires reçues parmi ces religieux, et notamment qu’ils fussent les héritiers légitimes et les continuateurs des prophètes Élie, Elisée et Enoch, leurs maîtres et fondateurs.

Ce gros livre, justement oublié, est un des chefs-d’œuvre de l’ineptie humaine. La liste des propositions malsonnantes, détestables, hérétiques ou sentant l’hérésie signalées par les carmes et autres religieux et docteurs de Louvain montre quel était l’état d’esprit d’un groupe ecclésiastique considérable dans les dernières années du XVIIe siècle. Nous en voulons citer quelques-unes. Contre le sentiment commun de l’église, Papebrock soutient que le Christ a vécu trente-sept ans ; il ose douter que saint Luc ait peint les images du Christ et de la Vierge ; que Pierre ait siégé plus de quinze ans à Rome ; que Constantin ait été baptisé par le pape Silvestre. Il ose regarder comme une fiction l’histoire de la dotation de Constantin au saint-siège ; contester l’authenticité des décrétâtes ; renvoyer à la fable le récit de la translation du corps de saint Étienne, premier martyr, à Rome. Il ne craint pas d’attaquer l’autorité de plusieurs bulles pontificales et de manquer de respect à la dignité des cardinaux, et par exemple de Baronius, dont il contredit les Annales et conteste la chronologie. Contre le sentiment commun de l’église il affirme présomptueusement qu’on peut douter que sainte Véronique ait jamais existé. Il nie la réalité des martyrs de Brescia et l’authenticité de leurs reliques ; la vérité des histoires de Marthe et de Madeleine. Il ne blâme pas ceux qui renvoient à la fable la tradition de l’apostolat en Gaule de Denys l’Aréopagite. Il nie que l’église cathédrale d’Avignon ait été consacrée par Jésus-Christ. Il nie que Denys ait porté entre ses mains sa tête coupée. Il met au nombre des récits fabuleux l’histoire du combat de saint George avec le dragon. Contre la sainte Écriture, il nie que le mont du Carmel ait été dans l’antiquité un lieu de dévotion singulière. De plusieurs saints qui jouissent d’un culte public dans l’église, il affirme sur de pures conjectures qu’on peut douter qu’ils aient existé. Il ose railler, déchirer, censurer ou déclarer apocryphes les Actes de saint Sylvestre, des saintes Catherine et Barbe, de saint Alexandre soldat, et de sainte Antonine, de sainte Pélagie, de Flamine, etc., etc. — On peut ouvrir au hasard ce gros factum, on tombera certainement sur quelque accusation puérile ou ridicule, laquelle suppose chez l’auteur et les approbateurs du livre des esprits absolument étrangers non seulement à la critique, mais aux simples lumières du sens commun. L’accusation, quoique absurde, résonna au loin. Le pape Innocent XII, dont on provoquait les colères, ne répondit pas, frappé sans doute de la particulière niaiserie des griefs accumulés, et ne voulant pas s’en rendre complice en les contresignant. Mais les censeurs flamands trouvèrent en Espagne des oreilles à leur mesure et telles qu’ils les souhaitaient. L’inquisition de Tolède condamna par décret les quatorze volumes pleins de ce venin si subtilement analysé, et taxa Papebrock, leur auteur, de témérités hérétiques, schismatiques et séditieuses. Les bollandistes s’étaient contentés d’abord, en forme de riposte, de montrer en quelques pages (t. Ier de juin), l’ignorance et la sottise de l’auteur du factum. Après le décret de l’inquisition de Tolède, une plus longue défense parut utile, et Papebrock écrivit une réponse qu’il promettait de compléter. Il la dédiait très habilement au roi d’Espagne, protestant de sa foi et de sa bonne foi, demandant qu’on voulût bien l’éclairer, s’il s’était trompé, et qu’on lui marquât les propositions hérétiques, schismatiques et séditieuses qu’il avait énoncées. Il ne paraît pas qu’il obtint satisfaction des inquisiteurs espagnols. On sut bientôt qu’au contraire ils intriguaient à Rome pour obtenir du saint-siège la confirmation de leur décret. La compagnie de Jésus s’effraya ; un des bollandistes se rendit à Rome, y vit les cardinaux, les rassura et en fut rassuré. A la fin, ordre fut donné par l’autorité pontificale de laisser tomber cette affaire et de n’en plus parler. Ce silence commandé-était plus humiliant pour les accusateurs que pour l’accusé et ses amis. Qui sait cependant si la crainte d’une nouvelle aventure et l’expérience de la susceptibilité si chatouilleuse des théologiens et des religieux ne rendit pas désormais la critique du collège Bollandien plus timide qu’il n’eût fallu ?

Il n’est guère vraisemblable qu’un pareil orage puisse se former aujourd’hui contre les sept derniers volumes publiés depuis quarante ans par les bollandi6tes, encore qu’un nouveau démonstrateur et dépisteur de propositions erronées et ayant senteur d’hérésie puisse y trouver matière à sa malice ; mais qui voudrait s’exposer au rire qu’exciterait parmi le grand public l’idée seule d’accuser de hardiesse doctrinale des membres de la compagnie de Jésus ? Où rencontrer seize théologiens pour approuver semblable entreprise et s’exposer à la moquerie universelle ?

Les bollandistes nouveaux gardent donc les voies de Papebrock et la même indépendance sans risquer de grosses affaires. Ils en essuient parfois encore de petites, qui ne font pas grand bruit dans le monde, et dont les spectateurs intelligens, clercs ou laïques, ne leur savent pas mauvais gré. En voici trois : la plus ancienne date de la publication de leur avant-dernier volume (tome XII d’octobre), paru en 1867. Il s’agissait de trois prétendus martyrs de Bergame attribués à la persécution de Maximien et à l’année 306 : Domnion, Domnon ou Domnonus et la vierge Eusebia, tous trois inconnus de l’antiquité, ignorés des anciens martyrologes, de ceux même d’Adon et d’Usuard, et mentionnés seulement pour la première fois à la fin du XVIe siècle dans celui de Baronius. Le bollandiste leur avait consacré un excellent article. Il y racontait que, dans les premières années du XVIe siècle, leurs corps avaient été trouvés et exhumés près de Bergame avec une inscription tumulaire qui donnait leurs noms. Il établissait savamment que cette épitaphe ne pouvait pas être antérieure à la seconde moitié du via siècle, ce qui déjà excluait l’idée de martyre, et expliquait qu’une faute de lecture d’un sigle de cette inscription B.M., — qui veut dire couramment Bonœ memoriœ, — interprété Beati martyris, leur avait fait conférer le titre de martyr ; qu’à la suite, on avait assigné à chacun d’eux une place dans le calendrier local et un jour natal dans le martyrologe romain ; qu’on leur avait dans le même temps composé des Actes, et qu’en 1725, leur culte ayant déjà trente-huit ans de date, on leur avait décerné l’honneur du titre de patrons de la cité. De là suivait qu’ils n’étaient rien que des intrus dans le catalogue des martyrs et des saints. Cette conclusion ne plut ni à l’église de Bergame ni à son évêque, et celui-ci, défenseur attitré des patrons de son diocèse, fit appel du jugement des bollandistes à celui de Borne. La congrégation des rites, saisie dans les formes, rendit, le 20 août 1870, l’arrêt suivant : « Les argumens allégués contre la tradition qui concerne les saints en question ne prouvent rien. » Décision étrange, qui n’a d’autre but évidemment que de rassurer de pieux scrupules et de mettre en repos des consciences alarmées, mais qui semble annuler des raisons inéluctables et casser une solution historique très solidement établie. Dans les travaux d’esprit, et en particulier dans les études d’archéologie et d’histoire, un décret d’autorité révisant une solution ne vaut que ce que valent les raisons sur lesquelles il repose. Non probant est bientôt dit. C’est le pourquoi qui importe, que l’on cherche, que l’on voudrait connaître, que l’on ne trouve pas et qu’on ne peut deviner. C’est quelque chose, il est vrai, qu’une possession d’état de plus de deux siècles. La loi civile n’en demande pas tant pour fonder le droit. Mais il n’en va pas de même pour la vérité scientifique ou historique. Une ancienne erreur peut être commode à la paresse de l’esprit ; il est douteux qu’elle soit solidement utile à personne ; il est faux que son âge la fasse vraie. La vérité n’est fille du temps qu’en ce sens qu’il la révèle d’âge en âge aux générations qui se succèdent et s’éclairent peu à peu. Il y a en histoire, comme en toute autre matière, de vieilles erreurs et de jeunes vérités. Les dernières seules sont dignes de respect et vraiment sacrées. De l’homme d’étude qui a démontré que saint Quartus et sainte Xynoris ne sont rien que des mots vides, qui osera dire qu’il a diminué la religion dans le monde, mal servi les intérêts de la piété et mal mérité de l’église ? Celle-ci est née et a grandi sur les ruines des idoles. Ce n’est pas sans doute pour en proposer d’autres aussi vaines et aussi ridicules aux adorations de l’humanité.

Après et malgré le décret de la congrégation des rites, qui n’est rien en somme qu’un jugement sur un travail d’archéologie historique, l’article des bollandistes demeure comme un témoignage de la sagacité critique de celui qui l’a fait : on peut souhaiter à Rome un supplément de raisons, mais il est loisible aussi d’estimer que celles qu’on a données à Bruxelles sont très suffisantes pour permettre de reléguer les martyrs de Bergame dans cette région des chimères et des fables où, depuis Papebrock, flottent avec beaucoup d’autres les martyrs de Brescia.

Les deux autres affaires sont plus récentes, et du même genre, avec cette différence que ce sont les bollandistes qui spontanément, bénévolement les ont provoquées. L’un des hagiographes de Bruxelles se trouvant à Rome en 1880, dans une audience qu’il eut de Léon XIII, entretint le saint-père de ses doutes au sujet de deux personnages inscrits au Martyrologe romain, Theodotus, évêque de Laodicée, et Stachys, dont le nom, absolument inconnu d’ailleurs, se trouve avec plusieurs autres, en forme de salutation à la fin de l’Epître aux Romains. Il expliqua que le premier, ami d’Eusèbe de Césarée, qui lui aussi figure au martyrologe au 21 juin, n’avait nul droit à cet honneur, et que la tradition très tardive qui avait fait de Stachys le premier évêque de Byzance, institué et ordonné par l’apôtre S. André, n’avait pas l’ombre de fondement historique. Le pape renvoya la décision des deux difficultés à la congrégation des rites. Le cardinal Bartolini, qui la préside, écrivait, en 1882, que l’examen de la cause de Theodotus touchait à sa fin, que celle de Stachys serait ensuite discutée de très près, et qu’il fallait louer les bollandistes d’avoir remis la solution de ces difficultés à la congrégation des rites, seul juge compétent et souverain en ces matières ; — éloge excessif, croyons-nous, car ce ne sont pas leurs argumens et leur solution historique que les théologiens de Bruxelles entendaient soumettre au tribunal romain. L’article excellent sur Stachys et ses compagnons[12], quelle que soit la sentence du tribunal romain, gardera sa valeur et sa force et restera irréfuté, encore qu’on lui dénié son effet logique. Rien donc ne serait plus faux que de prétendre que la critique des bollandistes est la servante de Rome, et que leur conscience d’historiens reçoit de là ses consignes. Au reste, la congrégation des rites ne se hâte point de prononcer. On dirait que le tribunal du saint-siège sent sa fausse position entre la tradition dont il a la garde et l’histoire, qui juge aussi ceux qui prétendent, en dehors de ses clairs témoignages, juger et classer les personnages du passé.


V

Ç’a été un grief souvent allégué contre les Actes des saints que la durée interminable de cette publication et l’accroissement progressif et continu des volumes. Lorsque Rosweyde avait songé à l’entreprendre et s’était mis à recueillir dans cette vue d’abondans matériaux ; il calculait que l’œuvre entière n’irait pas au-delà de quinze volumes et que sa vie suffirait à l’achever. Jean Bollandus, qui la commença, nourrissait les mêmes illusions. La longueur et les difficultés de l’entreprise n’apparurent que plus tard. On peut croire que, si l’on eût su au premier jour quel travail de cyclope on abordait, les plumes fussent tombées des mains avant qu’on eût commencé. Les premiers mois dépassaient déjà la mesure que Rosweyde s’était prescrite. Janvier comprenait deux volumes. Il en fallut trois pour février, autant pour mars, autant pour avril. A partir du mois suivant, le nombre des volumes grossit. Mai en demanda huit, et à peu près autant les mois suivans. Octobre en compte treize.

Cette longueur toujours accrue du travail qui remettait, on ne savait à quel terme, l’achèvement de la collection, suscita plusieurs fois des difficultés dans le parlement de Belgique. Les idées dites modernes provoquèrent des oppositions. En 1860, quelques députés proposèrent de rayer l’allocation de 6,000 francs assignée au collège Bollandien, allocation stérile à leur gré, qui servait à défendre et à propager des idées et des thèses d’un autre âge et à célébrer des saints qui n’étaient pas les leurs. Le débat qui s’engagea à cette occasion[13] ne paraît pas avoir eu l’élévation et la largeur que des lecteurs désintéressés eussent souhaitées. Le fond et la forme des discours alors prononcés furent des deux côtés d’une lamentable médiocrité. A gauche, des argumens de boutiquiers réglant leurs dépenses et ne voulant rien donner au luxe des choses de l’esprit, une appréciation inintelligente et plate des Actes des saints, des plaisanteries d’un goût douteux, un voltairianisme de banlieue. A droite, manque absolu de sang-froid, personnalités violentes, apologie maladroite et lourde de légendes frivoles revendiquées comme choses inviolables et faisant partie des croyances mêmes de la majorité du pays.

Le crédit fut maintenu. Mise de nouveau en question quatre ans plus tard, attaquée par les mêmes passions de parti, la publication des Acta sanctorum fut cette fois défendue avec plus de hauteur et d’autorité[14] et l’allocation demeura inscrite au budget. La Belgique s’est honorée en gardant cette œuvre plus que nationale. On a quelque peine à croire du reste que la continuation de ce grand monument eût cessé fauté du maigre subside autour duquel se livraient de si vifs combats. Quoi qu’il en soit, les bollandistes s’étaient engagés à mettre un peu plus de promptitude dans leur travail et à donner un volume tous les trois ans. Le tome XII d’octobre parut, en effet, trois ans après le tome xi, mais le tome XIII ne fut publié que quinze ans plus tard, intervalle assurément beaucoup trop long.

L’accroissement de l’œuvre parait tenir à deux causes : en premier lieu, au développement démesuré des commentaires explicatifs et parfois, comme dans l’article sur sainte Thérèse, à l’insertion d’ouvrages déjà publiés et qu’on trouve ailleurs. Sur ce premier point, les bollandistes pourraient se corriger eux-mêmes et cultiver une sobriété qu’ils ont trop négligée jusqu’ici. En second lieu, les Actes des saints, depuis quarante ans, sont beaucoup plus riches de textes qu’autrefois. Les nouveaux bollandistes, en se montrant sur ce chapitre plus libéraux que leurs aînés, méritent pleinement d’être loués. Ceux-ci n’avaient pas toujours donné les Actes, soit faute de les avoir trouvés dans les manuscrits dont ils disposaient, soit parce que ces Actes, de substance historique fort mince en effet, leur avaient paru d’une puérilité ou d’une absurdité trop criante. Aujourd’hui, cette espèce de document est mieux cherchée et, quelle qu’en soit au fond la valeur totale, mieux appréciée. Les nouveaux bollandistes ont pensé avec juste raison, qu’en matière de textes on ne saurait être trop généreux envers le public, qu’il faut publier intégralement et sous leurs diverses formes ceux qu’on possède et chercher ceux qu’on n’a pas.

Il convient d’approuver cette nouvelle largesse des théologiens de Bruxelles et de les louer d’avoir fait aux anciens documens plus de place que leurs prédécesseurs, et, tout en gardant la liberté de juger, de n’avoir pas pris celle de choisir. Bien plus, depuis 1882, pour compléter les premiers volumes de la collection des Actes, ils ont fondé un supplément sous le titre d’Analecta Bollandiana[15], où ils donnent des documens qu’ils ont eu la bonne fortune de trouver et qu’ils estiment d’utile secours aux érudits. A propos de ces pièces et particulièrement des Actes grecs inédits donnés dans les Analecta, j’oserai émettre quelques critiques. Je remarque dans les textes grecs publiés surtout dans le tome Ier des Analecta un scrupule de littéralité dans la transcription des manuscrits qui dépasse la mesure. Sous prétexte de ne rien changer, on publie des copies qui fourmillent de fautes au point d’être presque illisibles. C’est pousser trop loin le respect que de reproduire d’évidentes incorrections et de fautives écritures. Ce n’est point violer un texte que de l’émonder des barbarismes qui viennent d’un copiste ignorant ou inattentif. En second lieu, pour les textes des Actes, soit latins, soit grecs, on eût souhaité que les éditeurs ne se bornassent pas aux seules copies laissées par leurs devanciers ou trouvées dans les manuscrits de la Bibliothèque de Bourgogne. Dans l’incomparable collection de manuscrits de notre grande Bibliothèque, ils eussent rencontré la matière de leçons nouvelles et intéressantes. Par exemple, ils publient les Actes grecs de Christophore. La Bibliothèque nationale de Paris leur aurait fourni les mêmes Actes dans deux manuscrits du IXe siècle[16] et la collation de leur texte avec ces deux-là n’eût pas été inutile. Enfin, on désirerait que la plupart de ces documens inédits fussent précédés d’une étude préliminaire, si courte fût-elle. Dans les Acta sanctorum, on pèche d’ordinaire par prolixité ; c’est trop peu dire ici de parler de sécheresse. On nous dit d’où vient la pièce qu’on édite, on ne dit pas ce qu’on en pense, ce qu’elle vaut, quelles parties en sont fabuleuses, quelles méritent d’être réputées historiques. C’est beaucoup d’éditer un document, mais il n’est pas superflu de l’expliquer et d’en mesurer, s’il se peut, la valeur.

En terminant cette trop longue étude, nous ne saurions dire quel respect mérite le labeur des hommes qui, depuis deux siècles et demi, embrassant dans leur esprit le champ immense de l’histoire profane et de l’histoire sacrée si étroitement unies depuis que le monde civilisé a l’empreinte chrétienne, ont ouvert aux studieux et aux savans tant et de si diverses sources d’informations. Les nouveaux bollandistes ont la patience tenace de leurs aînés et une critique encore mieux éclairée. Ils sont croyans sans être pour cela sottement crédules. Si la foi leur eût manqué, l’œuvre si prodigieuse qu’ils ont élevée n’eût pas vu le jour. S’ils eussent péché par crédulité, cette œuvre eût été frappée de nullité. Les derniers venus dans le travail ont gardé les traditions de réservé de leurs devanciers. Ils savent montrer pourtant que cette réserve n’est pas une servitude et qu’on la peut concilier avec une ferme indépendance ; que les concessions aux opinions reçues ont des limites, que l’esprit critique, sans lequel il n’y a pas d’histoire, souffle aussi chez eux, et que, si le respect le tempère, il ne l’éteint pas.


B. AUBE.


  1. La suppression de la Société de Jésus est de 1773. Mais l’Institut hagiographique formé de membres de la compagnie lui survécut quoique temps par la volonté de Marie-Thérèse. Transférés d’abord d’Anvers à Bruxelles dans l’abbaye de Caudonberg, puis au collège de Bruxelles, les théologiens jésuites donneront un volume en 1780 et un autre en 1786. C’est seulement en 1788 que la compagnie de Jésus cessa de présider aux Acta sanctorum jusqu’à la suspension de la publication. Le seul tome un de la collection, VIe d’octobre, donné en 1791, n’est pas leur œuvre, bien qu’il ne tranche en rien avec les autres.
  2. V. Tertullien, Advers. Praxeam, 1. Cf. Eusèbe, Hist. Eccl., v, 10, 20. Dans l’affaire de Novalianus, Nicostrate, confesseur de Rome, ayant refusé de passer au parti de Corneille comme ses anciens compagnons de prison, de martyr qu’il était appelé la veille, est traité le lendemain comme un malfaiteur. V. Cyprien, Épit. L. Ed. Hartel, p. 613, ép. LII, p. 617.
  3. Ceux qui ont lu le livre de M. Edmond Le Blant ont admiré justement la variété, la richesse et la sûreté de son érudition. Sa méthode de références et de rapprochemens est fort ingénieuse. Toutes les concordances qu’il signale sont justes et bion trouvées, et par suite la thèse proposée parait démontrée et inattaquable. Cependant deux objections demeurent auxquelles je ne crois pas que le savant archéologue ait répondu. Je les rappelle. Il y a, dit-il, des signes manifestes d’antiquité jusque dans les actes les plus corrompus et les plus douteux. Mais de quelle antiquité parle-t-on ! L’expression n’a-t-elle pas ici forcément un sens fort large ? Les coutumes, formalités et mœurs judiciaires qu’on allègue, par exemple, sont-elles propres à telle époque déterminée, celle à laquelle les faits dont il s’agit sont rapportés, ne les trouve-t-on pas encore deux ou trois siècles plus tard ? Si oui, ce critérium est insuffisant puisqu’il peut s’appliquer aussi bien au Ve ou au VIe siècle qu’au IIIe. En second lieu, les traces ou signes d’antiquité qu’on signale dans des Actes dont pour tout le reste on fait bon marché, peuvent prouver seulement l’érudition de l’anonyme qui a composé ces Actes, ou avoir été empruntés d’Actes sincères qu’il eut sous les yeux et qui lui servirent de modèle. Ces imitations, ces emprunts sont très fréquens dans les Actes des martyrs. L’auteur des Actes de Pionius, qui sont fort recommandables, eut certainement sous les yeux ceux de Polycarpe et s’en est visiblement inspiré. Les Actes de Tatien Dulas, M. Le Blant le note, ont été fabriqués avec ceux de Tarachus. Ceux de Tryphon, de Cyriacus et d’Abercius ont été copiés les uns sur les autres ou sur un original commun. On a eu la fantaisie de faire un martyr du soldat qui de sa lance perça le flanc du Christ attaché sur la croix, on l’a nommé Longinus et on lui a composé des Actes. Il y a dans ces Actes des vestiges d’antiquité, des souvenirs d’usages du Ier siècle. Cela prouve-t-il que Longinus ait été martyr ou même qu’il ait jamais existé ? Voici, par exemple, deux pièces hagiographiques, l’une qu’on lit dans le recueil de Ruinart, l’histoire de Sapricios et de Nicephoros, l’autre qu’on trouve dans beaucoup de passionnaires grecs manuscrits : Le combat (Ἄθλησις) de Christophoros. Les marques d’antiquité abondent dans ces deux pièces, des formes de procédures vraiment romaines, des fragmens d’interrogatoires conformes aux habitudes du m" siècle. Est-ce à dire que l’histoire de Sapricius, où perco manifestement le dessein de moraliser, d’apprendre aux contemporains la charité et le pardon des injures, se rapporte à un fait public et s’impose à l’histoire comme un épisode de la persécution de Dèce, et qu’il y ait aussi un fond solide et réel dans l’histoire de ce bon géant larmoyant Christophoros ? Est-il même bien sûr que Christophoros ait existé soit sous ce surnom, soit sous celui de Reprobus, qu’on lui donne aussi et qui ne parait pas plus authentique ? Telle est la double objection qu’on peut, je crois, opposer au travail de M. Edmond Le Blant.
  4. L’ouvrage auquel les bollandistes ont emprunté cette classification a pour titre : Réflexions sur les règles et sur l’usage de la critique touchant l’histoire de l’église, les ouvrages des pères, les actes des martyrs et les vies des saints. Paris, 1713, 3 vol. in-8o. Cf. Act. SS., t. IX d’octobre, Act. S. Philippi, au 22 octobre, p. 537 et suiv.
  5. Il l’a exposé avant d’être agrégé au collège Bollandien dans l’ouvrage : Introductio generalis in historiam ecclesiasticam, p. 118-119.
  6. Act. SS. , t. XII d’octobre, p. 200-201.
  7. Act. SS. t. IX d’octobre, p. 75 à 314.
  8. Act. SS. De SS. Theodota et Socrata M. M. Niceæ in BithynIa, t. x d’octobre, p. ç et 33.
  9. Act. SS., t. VII d’octobre, p. 810 et suiv. Martyrs Céphalophores, ou porte-tête. C’est un détail spécialement noté pour les martyrs gallo-romains. De presque tous ceux dont on dit qu’ils sont morts décapités pour la foi, la légende raconte qu’après leur supplice ils ramassèrent leur tête, la prirent entre leurs mains et marchèrent ainsi jusqu’au lieu où ils furent ensevelis. Cela est raconté de saint Denys de Paris, de saint Nicaise de Rouen, de saint Germain de Besançon, de plus de cinquante autres dont les noms sont énumérés au tome VII d’octobre, page 819, dans les Acta Sanctorum. Les bollandistes n’ont jamais songé à prendre à la lettre cette ridicule tradition. Ils essaient de l’expliquer, ce qui vaut mieux. Elle a son origine, disent-ils, dans les représentations peintes ou sculptées dans lesquelles l’artiste, pour figurer le genre de mort du martyr le montrait dans cette attitude. Cette explication est ingénieuse assurément. Mais la légende est-elle née, en effet de ces représentations, ou ne serait-ce pas plutôt l’inverse, c’est-à-dire l’art qui aurait exprimé la légende déjà formée. L’œuvre d’art imite ou reproduit les mythes plus qu’elle ne les suscite. La tradition populaire ne serait-elle pas née plutôt lors de l’ouverture de quelque tombeau de martyr opérée pour une translation, et de la découverte d’un corps de supplicié dont la tête placée entre les jambes était soutenue et comme portée par les mains ramenées et repliées au-dessous du bas-ventre ? — Ce spectacle frappant les Imaginations crédules aurait produit la croyance fixée plus tard dans les récits et dans les œuvres plastiques.
  10. Act. SS. Act. de S. Eliphius, t. VII d'octobre, p. 810 et suiv. — Act. de S. Bolonia, t. VII d'octobre, à la suite. Act. de S. Eucharius, évêque, t. XII d'octobre, p. 229.
  11. Ce titre est : Exhibitio errorum quos P. Daniel Papebrochius S, J, suis in notis ad Acta sanctorum commisit contra Christi paupertatem, œtatem, etc., Summorum Pontificum Acta et Gesta, brevia et decreta Concilia, etc., idque nonnisi ex meris conjecturis, argutiis negativis, insolentibus censuris, satyris ac sarcasmis cum ethnicis, hœresiarchis, hœreticisj aliisque auctoribus ab Ecclesia damnatis. Cologne, 1693. Les approbations sont de l’année précédente de mars à décembre.
  12. Act. SS., t. XIII d’octobre ; p. 687 et suiv.
  13. Chambre des représentons de la Belgique, séance du 11 février 1860.
  14. Ibid., séances des 23 et 24 décembre 1864.
  15. Le tome Ier a paru en 1882 en quatre fascicules trimestriels ; le tome II en 1883.
  16. Bibliothèque nationale. Fonds grec, N° 1470, fol. 19. N° 1531, fol. 251.