Les Dernières années de la dictature de Bismarck/01

Les Dernières années de la dictature de Bismarck
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 126-157).
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LES DERNIÈRES ANNÉES
DE
LA DICTATURE DE BISMARCK
NOTES ET SOUVENIRS
1887-1890

Les quatre années que représentent les millésimes inscrits ci-dessus ont été remplies en Allemagne par une succession de péripéties qui ont eu deux aboutissans décisifs pour ses destinées : l’avènement de Guillaume II et la fin de la dictature bismarckienne. Indépendamment de ces deux grands faits historiques, la même période a été encore caractérisée par divers incidens qui ont alors agité le monde. L’année 1887, notamment, a été fertile en spectacles mémorables.

C’est au début de cette année que, dans le Reichstag, l’opposition du parti du Centre est brisée, que le Septennat militaire auquel ce parti a refusé son approbation est voté malgré lui, grâce à l’énergie de Bismarck et grâce aussi à l’intervention du pape Léon XIII.

C’est l’année où, pour obtenir du corps électoral allemand une majorité propice à ses vues, le chancelier propage dans tout l’Empire des craintes de guerre, calomnie tour à tour la France et la Russie en leur attribuant des intentions belliqueuses et, à force de mensonges, déchaîne contre les gouvernemens qu’il accuse à tort, les sentimens haineux du peuple germanique, que ses successeurs attiseront et dont, à vingt-cinq ans de là, les tragiques événemens de 1914 seront la conséquence.

C’est l’année où se manifestent, à travers les incidens de la politique continentale, les germes et les symptômes de l’alliance franco-russe et où l’Italie, sous l’influence néfaste du ministre Crispi, signe le traité heureusement fragile et purement défensif, — du moins c’est ainsi qu’elle l’interprète, — qui confirme en le développant celui de 1882 et la fait d’une manière définitive l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche à la place de la Russie volontairement libérée des engagemens par lesquels elle s’était attachée à ces deux Puissances.

C’est enfin l’année de l’affaire Schnæbelé au cours de laquelle la France, confiante en son bon droit, témoigne unanimement d’un sang-froid, d’un calme et d’une résolution qui, pour la première fois depuis 1870, font comprendre à ses ennemis que leurs menaces ne l’épouvantent plus.

La conviction qu’elle leur avait imposée par son attitude ne fut pas étrangère, sans doute, à la détente momentanée qu’on voit alors se produire entre les nations rivales et dont toute l’Europe ne tarda pas à ressentir pour un temps les heureux effets. Mais cette détente eut d’autres causes. Le grand âge de Guillaume Ier, la maladie incurable de son fils le futur Frédéric III et l’inexpérience prétentieuse du prince appelé à leur succéder en constituent la principale origine. L’Allemagne pouvait-elle songer à se jeter dans la guerre lorsqu’elle était exposée à voir en quelques mois ou en quelques semaines, peut-être même en quelques jours, trois changemens de règne et le pouvoir impérial passer dans les mains d’un jeune homme de vingt-huit ans qui, jusqu’à ce moment, ne s’était pas révélé à son avantage ? Une telle perspective commandait de ne pas troubler la paix. Contrairement aux craintes qu’inspirait le prince Guillaume, elle se consolida après qu’il fut monté sur le trône en juin 1888, et durant l’année 1889, où l’Exposition Universelle tenue à Paris avait amené une trêve entre les rivalités européennes.

À cette époque, la puissance du prince de Bismarck est à son apogée. Depuis la création de l’empire d’Allemagne et le traité de Francfort, il est monté si haut, sa volonté, au dedans comme au dehors, s’est si souverainement exercée qu’on a pu dire de lui et qu’il avoue lui-même qu’il a été véritablement un dictateur. La chute imprévue qui, en 1890, met fin à sa dictature et couronne avec tant de soudaine brutalité une carrière si brillante, n’en a que plus de retentissement. Dans le recul de l’Histoire, elle va revêtir peu à peu un caractère émouvant, quasi shakspearien.

À ce titre, et bien que la période que clôt cet événement ait été déjà l’objet d’études partielles, elle mérite qu’on y regarde de plus près et qu’on la reconstitue dans son ensemble et dans ses grandes lignes, ne serait-ce que pour en rappeler les circonstances à ceux qui, au bout d’un quart de siècle, peuvent les avoir oubliées ou pour l’instruction de ceux qui, n’étant pas nés ou étant encore enfans lorsqu’elles se déroulèrent, les ont ignorées.

Tel est l’objet des pages qui suivent.

Elles se recommandent, à défaut de mieux, du souci de vérité dont l’auteur n’a pas cessé d’être animé en les écrivant et de l’utilisation de documens diplomatiques, de notes et de Souvenirs qu’il doit à des communications bienveillantes et qui aux détails déjà connus en ajoutent d’autres qui les éclairent en même temps qu’ils nous ouvrent l’âme des personnages, qui ont évolué sur le théâtre du drame au dénouement duquel nous assistons aujourd’hui.


LA CRISE DE 1887
I

Le 24 octobre 1886, M. Jules Herbette, que le ministère Freycinet venait de nommer ambassadeur de France à Berlin, était reçu officiellement par l’empereur d’Allemagne et lui présentait ses lettres de créance. En répondant à son discours, Guillaume Ier lui disait : « Vous avez exprimé ma pensée en disant que l’Allemagne et la France ont de nombreux intérêts communs et qu’elles pourraient y trouver un terrain d’entente profitable aux deux nations voisines. » Ce langage était de nature à produire et produisit en effet la plus heureuse impression par toute l’Europe. En témoignant de la volonté du souverain de ne pas laisser porter atteinte à la paix, il confirmait d’autres propos qu’il avait tenus précédemment, desquels il résultait qu’il se sentait trop vieux pour recommencer la guerre et qu’il ne s’y laisserait pas entraîner.

On se les expliquera sans peine et l’on ne doutera pas de sa sincérité, si l’on veut se rappeler qu’il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-dixième année. Après l’avoir longtemps épargné, la vieillesse maintenant pesait lourdement sur lui. Les coups qu’elle lui portait étaient visibles dans toute sa personne, et jusque dans ses paroles qui trahissaient parfois l’affaiblissement de ses facultés. Un diplomate écrivait, après avoir causé avec lui : « Au cours de notre conversation, il a été debout à plusieurs reprisses, et j’ai pu constater qu’il faisait effort pour ne pas vaciller. » Il est aisé de comprendre qu’en un tel état, il eût conçu pour la guerre une vraie répugnance. Lorsqu’il le laissait entendre, il était aussi sincère que rassurant. On ne pouvait lui demander davantage, et le gouvernement français n’avait qu’à se féliciter de trouver dans ce vieillard un partisan résolu de la paix.

Mais, justement parce que l’Empereur courbé par l’âge laissait voir de plus en plus des marques de sénilité, il y avait lieu de se demander s’il serait longtemps encore en état de résister aux excitations belliqueuses du parti militaire qui appelait de ses vœux une prise d’armes contre la France et se plaisait à dire qu’il fallait isoler la République, l’empêcher de poursuivre ses armemens et la mettre ainsi dans l’impossibilité de se défendre quand on jugerait que l’heure était opportune pour essayer de l’écraser. Assurément, ce parti qui n’était pas encore devenu le maitre de l’Allemagne eût été alors impuissant à forcer la volonté de l’Empereur. Mais en serait-il toujours ainsi ? On se le demandait anxieusement à Paris comme à Berlin, aussi bien que dans toutes les capitales, car partout régnait la crainte que, si la guerre éclatait entre les deux pays, elle ne restât pas localisée comme celle de 1870, et que d’autres Puissances ne fussent amenées à y prendre part, ce qui déterminerait une conflagration générale.

On reconnaissait en même temps que la solution de questions si graves dépendait uniquement du prince de Bismarck. S’il jugeait la guerre contraire à l’intérêt de l’Allemagne, il résisterait victorieusement à tous les efforts du parti militaire. Mais s’il la considérait comme une nécessité, il saurait y contraindre l’Empereur. On constatait cependant que si, en 1875, il l’avait voulue ou avait feint de la vouloir, ses dispositions s’étaient modifiées depuis. On en trouvait la preuve dans les attentions qu’au Congrès de Berlin il avait prodiguées aux représentans de la France, MM. Waddington et le comte de Saint-Vallier, dans l’initiative qu’il avait prise de désigner la Tunisie aux ambitions françaises comme une conquête facile qu’il ne nous disputerait pas et dans la persistance avec laquelle il se plaisait depuis à encourager nos entreprises coloniales.

Sans doute, le mobile de ses conseils n’était que trop facile à discerner. Il se flattait de nous détourner de toute pensée de revanche et d’éveiller contre nous les susceptibilités et les défiances de l’Angleterre et de l’Italie.

— C’est notre intérêt qu’elles se brouillent avec la France, disait-il ; et puis pendant que les Français seront occupés à Tunis, ils ne regarderont pas du côté de la frontière du Rhin.

D’autre part, il ne faut pas oublier que, dans la conduite de sa politique, il s’était montré maintes fois dépourvu de scrupules. Il était dans ses habitudes de subordonner aux circonstances l’exécution de ses promesses les plus formelles et de ses engagemens les plus sacrés. Peut-être, lorsqu’il poussait la France à prendre pied en Tunisie et même au Maroc, se réservait-il intérieurement de la dépouiller plus tard de son empire colonial. La question n’a jamais été éclaircie de savoir si en 1887, au moment où l’Italie remplaçait la Russie dans la Triple-Alliance et y entrait uniquement, nous le savons aujourd’hui, dans l’intérêt de la paix et pour maintenir, de concert avec l’Autriche, l’équilibre dans l’Adriatique, le chancelier lui avait ouvert des perspectives sur l’empire chérifien. Ce qui est plus vrai, c’est qu’on le disait à Constantinople et que le gouvernement ottoman commençait à s’inquiéter des périls auxquels il croyait exposée sa puissance en Afrique.

Mais quelles que fussent les arrière-pensées et les illusions du prince de Bismarck, l’aide amicale qu’il affectait de porter au développement de nos possessions d’outre-mer n’en contribuait pas moins à maintenir l’Europe dans l’atmosphère relativement rassérénée où Guillaume Ier semblait avoir puisé son inspiration lorsque, en répondant à M. Jules Herbette, il reconnaissait la possibilité pour les « nations voisines » de trouver, dans les intérêts qui leur étaient communs, le terrain d’une entente féconde et durable.

Cependant, en dépit des assurances pacifiques qui saluaient l’ambassadeur de France à son arrivée à Berlin, il suffisait d’un peu de clairvoyance et de prévoyance pour se rendre compte de leur caractère accidentel et passager. Il n’était que trop certain que le bon vouloir qu’elles exprimaient restait à la merci d’un changement d’humeur du chancelier et d’incidens imprévus :

— Nous voulons la paix, avouait-il à son confident Maurice Busch, mais la paix après avoir ceint notre armure et chargé notre revolver.

Ces incidens n’allaient pas tarder à se produire et à ébranler l’espoir qu’avait conçu le gouvernement français de voir durer et s’accentuer l’amélioration déjà constatée de ses rapports avec le Cabinet de Berlin.

Dans un ouvrage magistral, dont les lecteurs de la Revue ont eu la primeur, M. Georges Goyau a dressé le tableau des difficultés intérieures au milieu desquelles se débattait à cette époque le prince de Bismarck, ce qui nous autorise à ne pas nous étendre sur les causes de la crise parlementaire qui, à la fin de l’année 1886, eut brusquement sa répercussion sur les relations de l’Allemagne avec la France et fit succéder une période d’orages à une période de calme et d’apaisement. Nous n’en retiendrons que ce qui est nécessaire à l’intelligence et à l’intérêt de cette étude.

Le 25 novembre, le chancelier avait soumis à l’approbation du Reichstag une loi militaire qui n’était que la reproduction de celles qui avaient été votées relativement au même objet, en 1874 et en 1880. Elle maintenait pour une nouvelle durée de sept ans les dispositions des deux précédentes. Celles-ci avaient été votées, malgré l’opposition du parti du Centre, autrement dit, le parti catholique qui ne pardonnait pas à Bismarck sa politique persécutrice, bien qu’il fût en train d’en réparer les effets, et qui saisissait toutes les occasions pour faire obstacle à ses desseins. A deux reprises le chancelier avait eu raison de cette résistance, et la loi militaire dont il demandait le renouvellement fonctionnait depuis quatorze ans. Mais, cette fois, l’opposition était plus forte qu’antérieurement. Le pointage des voix fait par avance dans les bureaux de la chancellerie impériale démontrait que la majorité était acquise au rejet de la proposition gouvernementale. Un amendement déposé par les membres du Centre prétendait ne l’accepter que pour trois ans au lieu de sept. Le Reichstag s’était divisé en deux camps : d’un côté les partisans du septennat, de l’autre ceux du triennat, et c’est à ceux-ci que semblait réservée la victoire.

Après s’être vainement efforcé de gagner assez de suffrages pour se constituer une majorité, le chancelier avait résolu d’en finir avec l’opposition qui, depuis si longtemps, contrecarrait ses plans et de dissoudre ce parlement où la rébellion faisait de jour en jour de nouveaux progrès. En demandant aux électeurs de trancher le différend, il espérait retrouver, grâce à eux, cette majorité qui menaçait de lui faire défaut dans une circonstance si importante à ses yeux.

Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait en présence d’une crise de cette nature. Quand il s’en était produit une, il l’avait dénouée à l’aide de moyens d’une loyauté douteuse. Mais il les considérait comme légitimes en vertu de l’axiome : « Nécessité n’a pas de loi, » que, trente ans plus tard, devait utiliser un de ses successeurs sans craindre d’infliger à l’honneur allemand une tache ineffaçable. Ce moyen, on le connaît. Il consistait à dresser devant le Reichstag le spectre de la guerre et à faire croire que la France se préparait à attaquer l’Allemagne. Mais encore fallait-il, pour qu’un tel prétexte pût être allégué efficacement, que la situation internationale le rendit vraisemblable. Ce n’était pas le cas en 1886. L’attitude pacifique du ministère Freycinet, celle du parlement français, le langage des journaux, l’état d’âme du pays, ne permettaient pas de suspecter leurs intentions ni de les soupçonner de se préparer à la guerre. Aussi l’embarras du prince de Bismarck était-il grand, faute d’une raison valable pour justifier un retour à la politique comminatoire dont en d’autres temps il avait abusé.

A l’improviste, le prétexte qu’il cherchait s’offrit à lui et c’est par la France qu’il lui fut fourni. Le ministère Freycinet était renversé le 3 décembre par un vote de la Chambre des Députés et remplacé, huit jours plus tard, par un Cabinet ayant à sa tête M. René Goblet. Au point de vue de la politique extérieure, le nouveau Cabinet ne différait pas de l’ancien, dont plusieurs membres y étaient maintenus, notamment le général Boulanger, qui, depuis le 7 janvier, détenait le portefeuille de la Guerre. C’est le maintien du général qui fournit an prince de Bismarck le motif qu’il cherchait pour provoquer en Allemagne, et particulièrement dans le Reichstag, une levée de boucliers contre la France. Pendant près d’une année, il ne s’était pas alarmé de la présence de Boulanger dans le gouvernement français. Mais tout à coup, il y voyait un péril grave pour la paix.

Vainement se multipliaient autour de lai les preuves des dispositions pacifiques de M. René Goblet, président du Conseil, de M. Flourens, devenu ministre des Affaires étrangères et de tous leurs collègues, il feignait de rester incrédule ou tout au moins de douter de leur autorité qui était exposée, prétendait-il, à être affaiblie et compromise par la popularité bruyante et encombrante du général.

Tel est le thème des nombreux discours qu’il va prononcer maintenant dans le Reichstag afin de le convaincre de la nécessité de voter le Septennat et de donner à l’Empire la sécurité dont il a besoin pour conjurer les dangers qui le menacent. Il apportera dans cette campagne une ardeur juvénile et irritée, brouillonne et venimeuse. Constamment sur la brèche, il ne laisse sans réponse aucun des argumens invoqués contre sa politique. En même temps qu’il s’évertue à déclarer qu’il ne nourrit pas de mauvais desseins contre la France, on dirait qu’il a pris à tâche de la provoquer. Quand il parle de la paix c’est avec une voix de guerre.

« La pensée de faire une guerre parce que peut-être elle est inévitable dans l’avenir, déclare-t-il, et que dans l’avenir elle pourrait avoir lieu dans des circonstances moins favorables, a toujours circulé loin de mon esprit et je l’ai toujours combattue. Nous n’attaquerons jamais la France, si les Français veulent maintenir avec nous la paix aussi longtemps que nous ne les attaquerons pas. Si nous étions sûrs de ce fait, alors la paix serait assurée. Mais quelles que soient les intentions pacifiques du ministère actuel, il n’est pas douteux que le feu sacré de la revanche est toujours entretenu par une minorité qui veut la guerre et pourrait entraîner le reste du pays en lui donnant l’assurance que la victoire est certaine parce que la France est plus forte que l’Allemagne. »

Ce qu’il y avait de plus grave et de plus irritant pour la France dans ces propos, c’est que le chancelier ne croyait pas à la réalité du péril qu’il dénonçait et ne se demandait même pas si ses manœuvres n’auraient pas pour effet de déchaîner, en deçà et au-delà des frontières, des passions patriotiques qu’il ne serait plus possible de contenir. Laissant entendre que, si la guerre devait éclater, ce serait à deux ou trois ans de là, il disait encore pour assombrir l’horizon : « La guerre de 1870 n’aurait été qu’un jeu d’enfant à côté de celle de 1890. Ce serait, d’un côté comme de l’autre, le même effort : chacun s’efforcerait de saigner à blanc. »

Tandis qu’il laissait tomber du haut de la tribune ces paroles ardentes, où l’on sent passer tour à tour la ruse, le mensonge et même des hypothèses sinistres, qui deviendront plus tard des réalités, il fait ouvrir dans la presse germanique, sur toute l’étendue de l’empire, une campagne animée du même esprit que celle qu’il poursuit dans le parlement. Il fait répandre, contrairement à la vérité, que le ministre de la Guerre français a procédé à d’énormes achats de bois de construction et que ces bois doivent être employés à des baraquemens qui vont être élevés sur la frontière. A quoi ces baraquemens peuvent-ils servir, si ce n’est à abriter des troupes, et à quoi ces troupes sont-elles destinées, si ce n’est à marcher contre l’Allemagne ? Voilà le refrain que, sur des airs plus ou moins variés, il ne cessera de chanter.

A l’effet de corroborer les suppositions qui les inspirent et de leur donner plus d’autorité, il incrimine les mesures que prend le gouvernement français pour compléter sa puissance militaire. Il sait bien cependant qu’elles ne sont pas nouvelles et ne sont que la conséquence du plan général de réorganisation dont l’exécution a commencé en France après la signature du traité de Francfort. Mais peu lui importe. Bien que la vieillesse le l’Empereur, la santé déplorable du kronprinz Frédéric, la jeunesse du prince Guillaume condamnent l’Allemagne à l’impuissance de faire la guerre, il feint d’y être résolu et s’y prépare comme si elle devait avoir lieu. Il montre au Reichstag une France menaçante et une Europe alarmée par les prétendus préparatifs qu’on fait à Paris pour prendre l’offensive.

La presse germanique asservie a ses ordres répand que l’Autriche convoque d’urgence les Délégations, leur demande des crédits extraordinaires et vient d’acheter cent vingt mille chevaux. A l’en croire, l’Italie arme à tour de bras, et doucement, sans bruit et par lettres individuelles, assure sa mobilisation, tandis que la Belgique, la Suisse, les États Scandinaves, en proie à la panique, se mettent en garde contre des éventualités redoutables. Pour comble de perfidie, c’est à la France que le chancelier impute la responsabilité du trouble continental dont il est le seul auteur. D’accord avec le maréchal de Moltke, et sous prétexte de grandes manœuvres, il fait procéder à d’énormes concentrations de troupes sur la frontière. Soixante-treize mille réservistes sont appelés sous les drapeaux et mobilisés en Alsace. L’exportation des chevaux est interdite ; on annonce un grand emprunt de guerre ; les officiers sont invités à compléter leur équipement. Enfin, le bruit est répandu qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, les empires du Nord marcheront ensemble contre l’ennemi commun.

En ce qui touche la Russie, l’affirmation était mensongère, et le comte Schouvalof, ambassadeur russe à Berlin, la démentait auprès de son collègue français.

— Pourquoi, lui disait-il, nous unirions-nous à l’Allemagne contre la France, avec qui nous avons tant d’affinités ?

L’Angleterre faisait entendre des déclarations analogues. Mais ce n’étaient là que des mots et les gouvernemens européens s’abstenaient d’intervenir officiellement. Dans leur silence, Bismarck trouvait un encouragement à poursuivre la propagation de tant de rumeurs malveillantes, à l’aide desquelles il faisait croire à l’imminence de la guerre, afin de détruire dans le Reichstag l’opposition fomentée contre lui par le parti du Centre. Mais la majorité de cette assemblée ne se laissait pas intimider par ces moyens déloyaux ni par les prédictions pessimistes du chancelier. Elle y opposait une incrédulité arrogante et railleuse. Loin d’être ébranlée par l’agitation du parti militaire, par le désarroi du monde commercial et industriel, par la baisse des fonds publics, sa résistance y puisait une énergie nouvelle. Il était trop clair que ces manifestations périodiques, révélatrices de l’acuité de la crise, faisaient partie de la comédie jouée par le chancelier et que l’inquiétude générale cesserait au jour et à l’heure où il la jugerait inutile à ses desseins.

Décidée à repousser le Septennat, l’opposition se déclarait prête, en revanche, à voter le Triennat. Mais c’est précisément du Triennat que le chancelier ne voulait à aucun prix, pas plus d’ailleurs que de toute, autre proposition transactionnelle. Ses exigences se résumaient en trois mots : tout ou rien. Leur caractère intransigeant le maintenait en minorité dans le Reichstag, bien que, pour y triompher, il eût recouru à l’intervention du pape Léon XIII.


II

Depuis l’avènement de l’illustre pontife, un rapprochement s’était opéré entre Bismarck et la Papauté. Renonçant à la politique du Kulturkampf, le chancelier avait pris l’engagement de réviser les lois arbitraires votées en 1872, et appliquées ensuite avec la plus impitoyable rigueur. Cette révision était commencée, et dans l’incertitude où il se trouvait quant à l’issue de son conflit avec le Centre, il était naturel qu’il eut pensé à faire appel au Saint-Siège, qu’il devait croire tout-puissant sur ce parti. En provoquant cette démarche, il avait fait valoir que le rejet du Septennat aurait pour effet de rendre inévitable une guerre entre l’Allemagne et la France.

On sait avec quel empressement Léon XIII s’était rendu au désir du chancelier, sans poser d’ailleurs aucune condition. Le nonce papal résidant en Bavière avait été invité à employer son influence sur les chefs du Centre pour les convaincre au nom du Souverain Pontife qu’il était de l’intérêt de l’Eglise et de la paix du monde que les projets militaires soumis au Reichstag fussent votés, et qu’en conséquence le parti devait renoncer à les combattre, s’ils n’étaient pas absolument incompatibles avec ce qu’exigeait la cause religieuse en Allemagne. Mais, soit que ce conseil donné aux chefs n’eût pas été communiqué par eux à leurs collègues, soit que ceux-ci se fussent refusés à en tenir compte, il ne fut pas suivi. Le 14 janvier 1887, le Reichstag ayant à se prononcer sur l’amendement qui substituait le Triennat au Septennat, l’adoptait malgré les efforts de Bismarck, par 183 voix contre 134. Ce n’était, de la part de la majorité, la preuve ni de son libéralisme, ni de ses sentimens pacifiques, mais tout simplement une protestation éclatante contre le système autoritaire que le chancelier entendait opposer de plus en plus au parlementarisme. Néanmoins, et quel qu’en fût le caractère, le vote du Reichstag infligeait au gouvernement une défaite. Mais Bismarck l’avait prévue, il s’y était préparé. Lorsque le résultat du scrutin eut été proclamé, il se leva et donna lecture d’un décret impérial qui prononçait la dissolution de l’assemblée. Bien qu’on s’y fût attendu, cette mesure provoqua de toutes parts la plus vive émotion. Les amis du chancelier s’inquiétaient des suites de son coup d’audace. Qu’adviendrait-il si les électeurs maintenaient leur confiance aux députés opposans et si un changement de règne survenait en pleine crise constitutionnelle ? Le parti de la Cour était en proie aux mêmes anxiétés, et là, comme dans le parti militaire, on s’irritait contre l’opposition qui venait de triompher.

— Il faut en finir avec elle, disait-on ; l’amour du peuple pour l’Empereur la fera rentrer dans l’ombre.

On le disait ; mais, dans ce propos, il y avait plus de fanfaronnade que de franchise. Un peu partout, on était excédé de cette campagne de fausses nouvelles, d’accusations imméritées et d’alarmes jouées, qui avait son contre-coup sur les affaires, dépréciait les fonds publics et obligeait les grands établissemens de crédit à venir en aide à l’industrie, au commerce, à l’agriculture. Il n’est pas téméraire de supposer qu’à ce moment, plus qu’à aucun autre de sa carrière ministérielle, le prince de Bismarck a senti peser sur lui la lassitude que faisaient éprouver au pays les excès de son pouvoir dictatorial. Mais ce n’est là qu’une supposition, et on est plus sûr de ne pas se tromper en rappelant avec quelle fermeté et quelle audace il a bravé la tempête que lui-même avait déchaînée.

Il voit coalisées contre lui des oppositions et des influences, qui dans un autre pays suffiraient à renverser le plus puissant ministre. Il est combattu non seulement par ce parti du Centre qui vient de lui faire échec, mais encore par l’impératrice Augusta, par la princesse impériale Victoria et par leur entourage. Le kronprinz Frédéric lui-même désapprouve sa politique qu’il trouve dangereuse pour l’avenir de la dynastie. Mais, assuré de l’appui de l’Empereur qu’il tient dans sa main et de l’approbation du prince Guillaume dont il a conquis la confiance et l’amitié, Bismarck oppose, au groupement des forces hostiles, la vigueur et la résolution d’un homme qui sait ce qu’il veut et où il va et, pour atteindre son but, combattra jusqu’à la dernière extrémité. Tous les moyens qu’il a employés pour détruire l’influence du Centre dans le Reichstag, il les emploiera avec plus de violence pour la détruire dans les collèges électoraux et pour y conquérir la majorité dont il a besoin.

Ce sera toujours la même argumentation. Si le Septennat est voté, l’Allemagne continuera à inspirer tant de craintes à ses ennemis qu’aucun d’eux n’osera l’attaquer et que la paix sera assurée. S’il est rejeté, elle sera affaiblie dans sa force militaire et exposée aux attaques de la France. Alors il sera nécessaire de devancer ces attaques et de porter à l’ennemi des coups mortels avant qu’il ne soit en mesure de se défendre. C’est ainsi que, du résultat du scrutin qui va s’ouvrir, dépendra la paix où la guerre.

Telle est l’idée que développent pour les électeurs les journaux aux gages du chancelier. Elle s’aggrave d’insinuations et de menaces que formulent les organes officieux et qu’on retrouve dans les entretiens de Bismarck avec les membres du corps diplomatique étranger lorsqu’il leur fait l’honneur de les recevoir, ce qui n’est pas fréquent, et dans les propos que leur tient son fils le comte Herbert de Bismarck, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères. La personnalité du général Boulanger, ministre de la Guerre en France, est de plus en plus représentée comme une menace pour l’Allemagne, et ce jeu est poussé si loin qu’il trahit la prétention du gouvernement germanique de réduire au silence l’opinion publique française.

— Nous n’attaquerons pas la France, promet le chancelier, à moins qu’un militaire ne devienne président du Conseil ou président de la République.

Son fils précise cette condition.

— Sans doute, dit-il à notre ambassadeur, le ministère actuel fait de son mieux pour retenir le général Boulanger. Mais y parviendra-t-il indéfiniment ? C’est la seule question qui nous préoccupe.

Naturellement, l’ambassadeur proteste. Il établit, preuves en mains, que ni le général Boulanger ni aucun de ses collègues ne songent à faire la guerre, que son gouvernement ne procède pas à des armemens extraordinaires, que ceux de l’Allemagne en Alsace sont bien autrement inquiétans et qu’en France tout est à la paix. Ses déclarations sont accueillies courtoisement, mais avec défiance ; on affecte de continuer à suspecter les intentions du général Boulanger, comme pour justifier le caractère agressif de la campagne entreprise contre la France. Cependant les protestations de l’ambassadeur obligent Herbert de Bismarck à promettre de modérer la polémique électorale. Mais on peut douter de sa sincérité, lorsqu’il ajoute à cette promesse et comme s’il faisait une concession « que son père ne demande pas la démission du général, pour ne pas augmenter sa popularité. »

La situation de l’ambassadeur de France en ces circonstances ne laissait pas d’être délicate et souvent douloureuse. Sans doute, il avait discerné ce qu’il y avait de factice et de joué dans les colères menaçantes dont il recueillait les témoignages et les échos. Un de ses collègues était venu lui répéter un mot d’Herbert de Bismarck propre à l’éclairer et à le rassurer.

— Tout cela, c’est de la stratégie électorale, avait dit le jeune ministre qui ne savait pas toujours retenir sa langue et parlait souvent comme un enfant terrible.

Une révélation analogue avait été faite au représentant de la France par un riche banquier berlinois, le baron de Bleichrœder, familier des Bismarck et qui se flattait à tort ou à raison de recevoir fréquemment les confidences du chancelier.

— Il est pacifique, croyez-le, avait affirmé ce personnage. Mais la crainte de voir les élections tourner contre lui, l’oblige à entretenir les craintes de guerre. Après les élections, ce sera différent.

Aveu singulier auquel l’ambassadeur objectait qu’il était au moins fâcheux que les bons rapports de l’Allemagne avec la France fussent à la merci d’une crise électorale. Néanmoins, il transmettait à Paris les paroles et les informations qu’il récoltait et en tirait, en les transmettant, des conclusions rassurantes sans méconnaître cependant que la comédie jouée par le chancelier était grosse de périls, que peut-être, après les avoir cyniquement déchaînés, il ne pourrait plus conjurer.

Pour les mêmes raisons, le gouvernement français en avait conçu de justes alarmes. L’ambassadeur d’Allemagne a Paris, le comte Munster, était dans un état d’esprit favorable à la France. Nul mieux que lui ne pouvait constater ce qu’il y avait de mal fondé dans les attaques dont elle était l’objet à Berlin, à la chancellerie et dans la presse. Mais les devoirs de sa fonction lui commandaient beaucoup de discrétion et de réserve et ce n’est que dans la plus stricte intimité qu’il déplorait l’altitude de son gouvernement. Cependant, le peu qu’il en pouvait dire confirmait ce qu’en disait M. Jules Herbette et aurait contribué à calmer les esprits et à rassurer le ministère français, s’il n’eût été trop certain que la paix de l’Europe restait toujours à la merci d’un caprice ou d’une boutade du prince de Bismarck.

Au fur et à mesure que la crise se prolongeait, elle s’aggravait et de toutes parts on souhaitait de la voir se dénouer. Du reste, quiconque suivait de près la lutte électorale engagée en Allemagne pouvait déjà se convaincre qu’elle se dénouerait à l’avantage du gouvernement impérial. De nouveau, Léon XIII avait parlé et exprimé avec plus de force que la première fois son désir de voir le parti catholique renoncer à son opposition. Ce parti se désagrégeait ; les masses refusaient de se soumettre aux exhortations de la minorité qui résistait encore et témoignaient de leur volonté d’obéir à la voix de Rome. Plusieurs jours avant les élections, le résultat final ne faisait plus doute pour personne.

Elles eurent lieu le 21 février. La victoire était assurée à la politique du prince de Bismarck ; à quelques semaines de là, la loi du Septennat allait être votée. Mais, avant même que ce résultat fût acquis, la crise perdait brusquement de son acuité ; l’opinion se rassurait et jusque dans son entourage on commençait à rire, comme d’un bon tour joué au gouvernement français, des griefs que le chancelier lui avait imputés, pour éveiller partout dans l’empire des craintes de guerre. On reconnaissait que les prétendus arméniens de la France, les fameux baraquemens dont on avait fait tant de bruit, les intentions belliqueuses attribuées au général Boulanger n’avaient été que des prétextes, plus ou moins ingénieux, pour répandre la panique en Allemagne et faire croire au corps électoral que la patrie allemande était en danger. Les journaux affectaient une allure plus modérée ; ils n’attaquaient plus systématiquement la France, et si quelques-uns tiraillaient encore, c’était pour couvrir la retraite, avec des armes chargées à blanc. Les milliers de réservistes rassemblés en Alsace étaient renvoyés dans leurs foyers. C’était en un mot la détente générale qui se produisait en des conditions propres à démontrer à tous les yeux que la campagne bruyante et dangereuse qui prenait fin avait été organisée par le chancelier dans l’unique intention de servir ses desseins politiques.

S’il en fallait une preuve plus décisive encore que celles qui précèdent, nous la trouverions dans diverses correspondances contemporaines de l’événement, où toute cette intrigue est démasquée, mise à jour et jugée dans ses causes comme dans ses résultats et qui, pour être vieilles de près de trente ans, n’en restent pas moins accablantes pour la mémoire du prince de Bismarck.

« La dissolution du Reichstag sous le coup d’un changement de règne, était une grosse partie, est-il dit dans une de ces lettres : Bismarck l’a gagnée. Par quels moyens ? A l’intérieur par des violences, à l’extérieur par d’audacieuses accusations contre les prétendues intentions agressives de la France ; tout cela pour avoir un parlement docile, comme base de sa propre influence sur l’Empereur. Mais il est probable qu’il y regardera à deux fois avant de recommencer, car si les gouvernemens étrangers sont restés muets, ils s’inquiètent maintenant de cette politique égoïste et hypocrite qui fait litière des intérêts de tous. Elle est jugée sévèrement, même en Allemagne, où le sang-froid des Français a été considéré comme la preuve qu’ils étaient prêts et résolus à un duel à mort. »

Dans une autre lettre, on lit :

« Le nouveau Reichstag ne sera pas le Reichstag asservi qu’eût voulu le chancelier ; mais il évite une défaite sur le terrain militaire que le vieil empereur ne lui eût peut-être pas pardonnée. Il trouvera dans son génie inventif le moyen de résoudre d’autres difficultés. N’oublions pas, d’ailleurs, que l’alternative des coups et des caresses est un des caractères de la méthode de dressage appliquée par lui aux gouvernemens qu’il veut atteler à sa politique. »

Pour compléter ces appréciations, citons encore celle-ci, peut-être plus juste encore que les précédentes :

« L’orage est écarte, mais il n’est pas dissipé. Le chancelier a tellement tendu la situation qu’il ne dépend plus de lui de la ramener à l’état normal. En France, on est ulcéré, et les idées de rapprochement ont perdu en un mois plus de terrain qu’elles n’en avaient gagné en dix ans. En Allemagne, plus on aura conscience de notre légitime ressentiment et plus on nous détestera. » Tel était en effet le résultat le plus clair de la conduite déloyale que Bismarck venait de tenir. Lorsque se dénouait la crise que nous racontons, le fossé qui depuis la guerre existait entre les deux pays s’était élargi et creusé plus profondément. Renonçons à rechercher si c’est là ce que le chancelier avait voulu, et constatons qu’autant il eût été diminué, si la majorité électorale s’était prononcée contre lui, autant son succès le grandissait et augmentait son prestige. Ses amis et ses adversaires étaient d’accord pour reconnaître que, quel que fût le successeur du vieux souverain dont les forces déclinaient de jour en jour, il resterait le maître du pouvoir et l’arbitre de la situation.

Au cours de ces péripéties, Guillaume Ier, qui les suivait d’un œil anxieux, avait ajouté foi à toutes les inventions imaginées par son chancelier pour le rendre favorable à son entreprise. Comme un homme qui ne demande qu’à être convaincu, il s’était abstenu d’en vérifier l’exactitude, poussant si loin la crédulité qu’il avait fermé l’oreille aux avertissemens que multipliaient autour de lui l’Impératrice et les personnages de sa Cour, afin de lui prouver l’exagération des griefs imputés à la France par son tout-puissant ministre. Il avait cru aux intentions belliqueuses du général Boulanger, aux armemens auxquels, d’après les alarmistes, on procédait de l’autre côté du Rhin. On lui avait dit que l’Allemagne devait s’attendre à être attaquée et il ne doutait pas qu’elle le serait. A quel point il avait été trompé, on peut le voir en se reportant à un entretien qu’il eut avec un Français de marque au moment où la crise prenait fin.

Ce Français était le général d’Abzac. Ayant fait dans l’armée une grande carrière, aide de camp du maréchal de Mac Mahon pendant la guerre de 1870, et plus tard chef de sa maison militaire à la présidence de la République, ce brillant soldat était depuis plusieurs années personnellement connu de Guillaume Ier. Il venait souvent à Berlin où l’appelaient des relations de famille et, chaque fois, il allait présenter ses hommages au souverain qui se montrait heureux de le recevoir. Lorsque, au lendemain du succès électoral que venait de remporter le gouvernement, il se présenta chez l’Empereur, il y fut accueilli comme toujours avec cordialité. Mais il eut vite fait de comprendre que les calomnies dont la France avait été l’objet auprès de Guillaume Ier laissaient dans son esprit des préventions et de la rancune.

— Votre pays voulait donc nous faire la guerre ? demanda-t-il au général. Et comme celui-ci protestait, il reprit : — Si, si, je sais ce que je dis ; je suis bien informé.

Et d’une haleine, il reconstituait le tableau des griefs formulés par Bismarck, armemens, baraquemens, achats de chevaux, concentration de troupes sur la frontière… N’était-ce pas la preuve des mauvais desseins du gouvernement français, ou tout au moins de celui de ses membres qui le dominait et menaçait de l’entraîner dans une politique d’aventures ?

— Mais ce sont là de véritables bourdes, Sire, s’écria le général d’Abzac. On a trompé Votre Majesté. Mon pays, comme c’était son droit, a continué à travailler à la reconstitution de sa puissance militaire. Mais à aucun moment il ne s’est livré à des préparatifs en vue d’une campagne offensive et les projets qu’on attribue au général Boulanger sont de pure invention. Nos effectifs ont été et sont toujours ce qu’ils doivent être en temps de paix, et si Votre Majesté veut les comparer à ceux de l’armée allemande, elle verra qu’ils sont bien moins élevés.

Le général parla longtemps sur ce thème, répondant à toutes les questions que lui posait l’Empereur et s’efforçant de détruire dans son esprit les effets des informations calomnieuses à l’aide desquelles on l’avait trompé. Lorsqu’il eut achevé sa démonstration à laquelle son patriotisme imprimait une éloquence persuasive, le général d’Abzac eut la joie de constater que l’Empereur ne doutait pas de sa parole. Il s’abstint cependant d’exprimer devant son interlocuteur le regret qu’il devait éprouver en touchant du doigt la preuve des efforts qui avaient été faits pour l’exciter contre le gouvernement français.

— Je suis bien heureux de vous entendre, dit-il au général, et je ne doute pas des assurances que vous me donnez. — Après un court silence, et comme s’il laissait échapper de sa bouche un aveu qu’il ne pouvait plus retenir, il continua : — Je n’ai aucune confiance dans la sagesse du général Boulanger. Mais, malgré la pression exercée sur moi par le parti militaire, je ne consentirai jamais, si la France ne m’attaque pas, à lui déclarer la guerre. Je suis trop vieux pour recommencer la partie de 1870 et risquer des résultats obtenus par des victoires qui ont dépassé mes espérances. Ce serait une imprudence d’autant plus grande que la Russie est dans des dispositions douteuses vis-à-vis de l’Allemagne. Le Tsar est toujours le même vis-à-vis de la Cour de Berlin. Mais il n’est plus, comme ses prédécesseurs, maître de l’opinion du peuple russe, et il est à craindre que celui-ci ne se rue un jour ou l’autre sur les Allemands. Cette lutte pourrait être néfaste pour eux et pour l’empire germanique dont les armées, même victorieuses dans plusieurs grandes batailles, seraient hors d’état d’imposer la paix aux vaincus et laisseraient le territoire ouvert à une invasion française. Voilà pourquoi je ne m’engagerai pas dans une guerre contre la France sans y être contraint et forcé.

On doit supposer qu’en se livrant à ces confidences vis-à-vis d’un Français, l’Empereur avait voulu le rassurer, et comme sa sincérité ne pouvait être mise en doute, ce but fut atteint. Mais le général d’Abzac recueillait en même temps la preuve que le vieux souverain n’était pas moins impressionné par l’attitude de la Russie que par celle de la France, et qu’à ses yeux le péril n’était pas moins menaçant du côté de Saint-Pétersbourg que du côté de Paris. Ce n’était pas une révélation, mais la confirmation d’un état de choses dont se préoccupaient déjà les chancelleries européennes, bien que le prince de Bismarck n’y eût pas fait allusion au cours de sa campagne électorale, dont la France seule avait fait les frais. En tout cas, le langage de l’Empereur, en même temps qu’il dévoilait implicitement la perfidie du chancelier au cours de la crise, coupait court aux accusations formulées par lui et démontrait leur fausseté.

Bien que le général n’approuvât pas l’orientation imprimée par le gouvernement français à la politique intérieure du pays, il était trop bon patriote pour ne pas se hâter de lui faire part des paroles rassurantes qu’il avait entendues et dans lesquelles il voyait une garantie du maintien de la paix. Au sortir de l’audience impériale, il en transmettait le compte rendu à l’ambassadeur de France ; puis, avant de quitter Berlin et après un dîner chez le prince impérial, il écrivait à notre attaché militaire, le colonel de Sancy, une lettre dont voici un extrait :

« Nous n’avons point pour le moment à nous préoccuper de tous ces bruits de guerre. C’est surtout de la Russie que l’on a peur ici, et c’est en vue de toute éventualité pouvant se produire de ce côté-là que l’on tient à s’armer davantage encore. »

Le signataire de ces lignes aurait pu ajouter qu’à Berlin, on commençait à prévoir le rapprochement qui devait s’opérer ultérieurement entre la Russie et la France. Divers symptômes l’annonçaient : le prince de Bismarck, en causant avec ses familiers, admettait comme probable que, si la guerre éclatait entre l’Empire russe et l’Empire allemand, la France en profiterait pour prendre les armes, afin d’essayer de reconquérir ses provinces de l’Est et, encore qu’il ne crût pas que cette guerre fût imminente, il ne cessait de dire qu’il fallait s’y préparer. Il n’exprimait ses prévisions et ses craintes que dans l’intimité. En apparence, il restait fidèle à la Russie parce que tel était le désir de l’empereur Guillaume et surtout parce qu’il ne jugeait pas que l’heure fût venue pour lui de jeter le masque. Mais il ne croyait pas à la durée de l’alliance. Il savait que le Tsar lui gardait rancune de ce qui s’était passé au Congrès de Berlin, où la Russie avait été contrainte, à l’instigation de l’Allemagne, de renoncer aux avantages qu’à la suite de ses victoires sur la Turquie, elle s’était assurés par le traité de San Stefano.

C’est donc dans une situation pleine d’obscurité que se dénouait, au mois de mars, la crise qui, depuis le mois de décembre, tenait l’Europe en alarme. Néanmoins, son dénouement, même avec ses aléas, ouvrait au moins pour un temps une période de paix ; en outre, il consacrait la victoire de Bismarck. Le Septennat voté, Bismarck triomphant, le parti militaire renonçant à ses rotomontades, la presse muselée, il semblait qu’on fut entré dans une ère d’apaisement. On va voir que c’était là une illusion et que, si le chancelier ne voulait pas ou ne pouvait pas faire la guerre à la France, il continuerait à en agiter le spectre devant elle, comme s’il s’était donné pour tâche de la terroriser et de troubler sa sécurité par des alertes continuelles. En persévérant dans cette voie, il restait fidèle à lui-même et au système qu’il pratiquait contre nous depuis le traité de Francfort. Jusqu’à sa chute, il ne cessera de se conduire en défiance de nous ; il ne nous sera bienveillant qu’au de la des mers ; partout ailleurs, il s’efforcera de nous diminuer et de nous affaiblir, en nous présentant à l’Europe comme les ennemis de son repos, et même en ne perdant aucune occasion de nous provoquer. En un mot, s’il ne menace plus, il restera malveillant et professera, sincère ou non, « que la disparition de la France comme grande Puissance est le gage de longues années de paix pour l’Europe. » C’est en ces termes que, le 1er octobre 1887, il révèle son état d’âme au ministre Crispi, en le recevant à Friedrichsruhe, où il l’a mandé pour discuter avec lui de l’entrée définitive de l’Italie dans l’alliance austro-allemande. Nous ne saurions donc nous étonner des pièges qu’il va nous tendre encore et qui prouveront que sa haine ne désarme pas.


III

Elle ne désarmait pas ; mais à Paris on était disposé à croire le contraire. Lorsque avait éclaté la crise, on s’en était justement alarmé. Elle survenait à l’improviste, et l’attitude inattendue du Cabinet de Berlin était d’autant plus déconcertante que, depuis l’avènement du ministère Jules Ferry, et même après sa chute, les relations entre les deux gouvernemens s’étaient améliorées au point de faire croire à un rapprochement sur ce terrain des intérêts communs où ils pouvaient se rencontrer et s’entendre. Mais, maintenant que le calme était revenu, le gouvernement français se plaisait à penser que la campagne déchaînée contre la France n’avait été qu’un stratagème destiné à ne plus se reproduire, et que désormais on recommencerait à vivre sur le pied d’un complet accord. Il est donc aisé de comprendre combien fut vive à Paris l’émotion du monde officiel lorsque, le 21 avril, on apprit qu’un télégramme adressé au ministre de l’Intérieur venait de lui apporter la nouvelle d’un incident de frontière assez grave pour qu’on pût craindre que les rapports de Paris avec Berlin ne s’envenimassent de nouveau. Lorsque antérieurement s’étaient produits des incidens analogues, ils avaient été presque toujours réglés à l’amiable. Mais celui-ci se présentait dans des conditions telles qu’il était difficile de n’y pas voir une provocation. Laconique et sobre de détails, la dépêche portait que le sieur Schnæbelé, commissaire spécial de police à P(agny-sur-Moselle, venait d’être arrêté par la police allemande, en territoire français, d’après une première version, en territoire allemand, d’après une seconde. Mais s’il y avait contradiction sur ce point, il n’était pas douteux qu’un piège avait été tendu à l’agent français.

Le ministre de l’Intérieur transmettait aussitôt la nouvelle à son collègue des Affaires étrangères, M. Flourens, et celui-ci s’empressait de charger télégraphiquement l’ambassadeur de France à Berlin de demander des explications à la chancellerie impériale. Le chancelier étant en ce moment en villégiature à Friedrichsruhe, c’est par son fils, secrétaire d’Etat, que l’ambassadeur fut reçu. Au récit qui lui fut fait, le comte Herbert de Bismarck affecta la plus vive surprise ; il affirma qu’il ignorait l’événement, mais il émit l’idée que l’arrestation avait été opérée en vertu d’une décision judiciaire.

— La Justice, ajouta-t-il, fait ses coups sans avertir, et, une fois qu’elle est partie, il est difficile de l’arrêter. Du reste, je ne suis pas au courant de l’affaire et je ne pourrai vous répondre qu’après enquête.

L’ambassadeur ne fut pas dupe de ce mensonge. Depuis qu’il était en rapport avec le ministre, il avait appris à le connaître. Il le savait non moins dissimulé que son père, à qui il ressemblait par divers côtés, mais non par les meilleurs. Au surplus, un acte aussi arbitraire ne pouvait avoir été accompli sans un ordre supérieur. L’ambassadeur ne croyait pas que cet ordre eût été donné par le chancelier, mais il soupçonnait son fils d’en être l’auteur et d’avoir pris sur lui, sans consulter personne, de faire cette insulte à la France. Disons, pour n’y pas revenir, qu’il ne se trompait pas. En Allemagne, dans les régions officielles, c’est au comte Herbert de Bismarck que fut imputée la responsabilité de l’événement. Plusieurs mois plus tard, on en parlait encore, et, le 9 octobre, le prince de Hohenlohe mentionnait dans son journal « l’indignation impériale soulevée par la conduite d’Herbert de Bismarck dans l’affaire Schnæbelé. » Indignation qui se comprend d’autant mieux que, dans cette affaire, le ministre allemand avait été aussi maladroit que perfide. M. Jules Herbette, bien qu’il fût convaincu de sa duplicité, n’en tenait pas la preuve, et il dut se résigner à attendre le résultat de l’enquête à laquelle son interlocuteur lui promettait de se livrer.

Dès le lendemain, l’incident était connu à Berlin par une communication de l’agence Wolf, qui le racontait d’après une dépêche de l’agence Havas qu’elle reproduisait en la complétant. Le même jour, la chancellerie impériale faisait savoir au gouvernement français par son ambassade de Paris que le commissaire de police avait été arrêté sur un mandat de la Cour de Leipzig et qu’il était accusé de complicité dans des crimes de haute trahison, dans des faits d’espionnage et de provocation à la désertion. M. Flourens eut la sagesse de ne pas aborder le point de savoir dans quelle mesure l’arrestation était justifiée et de se maintenir sur le terrain de la légalité. L’enquête faite par les autorités françaises établissait « qu’objet sur territoire allemand d’une première agression à laquelle il s’était dérobé, Schnæbelé avait repassé sur territoire français. De là, il avait montré le poteau frontière sans essayer de s’enfuir. C’est alors que les agens allemands, après s’être consultés, avaient franchi la frontière et l’avaient appréhendé, bien qu’il se débattit au point que son chapeau était tombé. » Ces faits étaient attestés par témoins. A cette version, le Cabinet de Berlin en opposait une autre, de laquelle il résultait que Schnæbelé était sur le territoire allemand lorsque les agens chargés de l’arrêter s’étaient jetés sur lui et l’avaient enlevé.

C’est sur ce point qu’il fallait d’abord faire la lumière, et des deux côtés on s’y disposait, lorsqu’un secours inattendu arriva au gouvernement de la République. A Pagny-sur-Moselle, une recherche opérée au domicile de Schnæbelé et l’examen de ses papiers avaient fait découvrir deux lettres qui constituaient la preuve qu’il était la victime d’un guet-apens. Elles étaient signées du commissaire de police allemand Gautch, résidant à Ars-sur-Moselle, spécialement chargé de régler au nom de la police alsacienne, comme l’était Schnæbelé au nom de la France, les incidens de frontière, fort nombreux à cette époque.

La première, en date du 13 avril, était ainsi conçue :


« Mon cher collègue, je désirerais vous causer (sic) et vous transmettre des renseignemens de la plus haute importance que je ne puis confier au papier. Je voudrais éviter d’être vu par nos employés et par les employés français. Je suis du reste très connu dans les environs. Pouvez-vous me donner un rendez-vous ? Veuillez ne causer à personne.

« Dans l’attente de vous lire, je suis votre tout dévoué. — GAUTCH.

« P.-S. — N’envoyez pas la réponse par le Schaffner ; cela serait imprudent. Ecrivez-moi par la poste et recommandez la lettre. »


Vingt-quatre heures plus tard, Schnæbelé en avait reçu une seconde :


« Mon cher collègue, je suis empêché de me rendre demain à Pont-à-Mousson. Comme j’aurais à vous causer au sujet du poteau qui a été détruit, pourriez-vous venir un de ces jours à l’endroit où le poteau a été détruit. J’espère qu’avec les renseignemens que j’ai, vous pourrez me mettre sur la trace des individus.

« Dans l’attente de vous serrer la main, recevez, mon cher collègue, mes bien cordiales salutations. — GAUTCH. »

Grâce à ces documens, il semblait prouvé qu’en réponse à la première lettre, Schnæbelé avait désigné à Gautch la ville de Pont-à-Mousson comme lieu de rendez-vous ; mais que celui-ci avait allégué un prétexte pour ne pas s’y rendre et pour l’attirer aux abords de la frontière, où il serait plus facile de l’arrêter. Schnæbelé s’était rendu sans défiance à cet appel.

La découverte de ces témoignages simplifiait la question engagée entre Paris et Berlin. M. Flourens se hâtait donc de les envoyer à M. Jules Herbette. Celui-ci, armé des deux lettres qu’à Paris on avait eu soin de faire photographier avant de lui en transmettre les originaux, se présentait le 25 avril chez le comte Herbert de Bismarck et lui en donnait lecture. Il faut croire que le ministre ne les connaissait pas, car sa surprise fut égale au dépit qu’il ne put dissimuler en les voyant dans les mains de son contradicteur.

— C’est un piège regrettable, avoua-t-il. Mais aussitôt, comme s’il regrettait cet aveu et cherchait à excuser et même à justifier le procédé de ses policiers, il reprit en élevant la voix : — Mais c’est de mise entre gens de police, et Schnæbelé aurait dû se méfier. D’ailleurs, lui-même n’a-t-il pas été incité à commettre des actes plus répréhensibles ? N’a-t-il pas cherché à suborner à prix d’argent des Alsaciens-Lorrains, sujets allemands ?

L’ambassadeur le voyait venir et se redressa. Changeant de ton, lui aussi, il s’écria :

— Ne mêlez pas à vos griefs mon gouvernement ! Le comte Herbert ne se contenait plus.

— Pour qui donc travaillait Schnæbelé ? fit-il. Est-ce que Boulanger s’est fait scrupule, il y a quelques mois, de tirer parti d’une note officieuse de notre attaché militaire qu’il n’avait eue qu’une minute dans ses mains ?

Le visage du ministre, son accent, son geste, tout révélait qu’il se laissait emporter. Sans perdre son sang-froid, l’ambassadeur le ramena au calme en disant :

— Nous sommes en dehors de la question, mon cher ministre ; revenons-y. Cette arrestation est entachée de ruse et d’irrégularité. Au nom de mon gouvernement, je vous demande de ne pas la maintenir.

Mis au pied du mur, le comte Herbert allégua qu’il ne pouvait prendre une résolution sans consulter le chancelier et s’engagea à faire connaître sa réponse à quelques jours de là. L’ambassadeur insista sur la nécessité, dans l’intérêt des deux gouvernemens, de ne pas la faire attendre. En France, où déjà se manifestait un certain émoi, elle était impatiemment attendue, et il convenait de couper court aux commentaires irritans. Dès le lendemain, il revenait à la charge. Il en fut de même durant toute une semaine, et sans doute ses entretiens avec le ministre allemand se ressentirent parfois de l’irritabilité de celui-ci, car, trois ans plus tard, au moment de la chute des Bismarck, M. Jules Herbette en conservait le souvenir et, faisant allusion aux violences de langage du comte Herbert, les rappelait en ces termes :

« Espérant m’intimider, il le prit un jour de très haut à propos de l’espionnage pratiqué en Allemagne par des fonctionnaires français. J’élevai aussitôt le ton au morne diapason et je répondis que le gouvernement allemand, se servant plus que tout autre de moyens occultas, ne devait s’étonner que d’une chose : c’est qu’on usât aussi timidement à son égard des mêmes moyens. Je repris ensuite :

« — Mais pourquoi nous emportons-nous ? Parlons tranquillement ; nous n’en serons que plus facilement d’accord. »

Tandis que la négociation se poursuivait à Berlin dans une atmosphère orageuse, à Paris on en attendait anxieusement l’issue, mais sans se départir du calme avec lequel, dès le premier moment, le gouvernement et l’opinion avaient envisagé toutes les conséquences possibles d’un conflit. Sous ce calme se dissimulait à peine la ferme volonté dont étaient animés tous les cœurs de défendre jusqu’au bout une cause juste ; et d’obtenir de l’Allemagne une réparation.

Lorsqu’on lit aujourd’hui les journaux de cette époque et lorsqu’on se rappelle les propos qui s’échangeaient dans les salons, dans la rue, dans les lieux publics, on ne peut qu’admirer la belle patience et la noble altitude de la France au cours de ces péripéties. Il est fâcheux pour l’Allemagne qu’au mois de juillet 1914 elle ne se soit pas rappelé les sentimens manifestés en 1887 par le peuple français. Peut-être se serait-elle moins flattée de remporter sur lui de rapides et foudroyantes victoires et se serait-elle épargné ainsi les cruels déboires et les amères désillusions qui, malgré le furieux déchaînement de toutes ses forces, sont aujourd’hui le présage de sa défaite finale.

Nous ignorons ce qui a pu se passer au moment de l’affaire Schnæbelé entre le prince de Bismarck et son fils. Il parait positif qu’encore que, pour faire son coup, le comte Herbert se fut inspiré des sentimens de son père, il avait négligé de le consulter, et que l’événement était accompli lorsque le chancelier en eut connaissance. Mais il n’était pas homme à désavouer l’auteur de la faute, alors que cet auteur le touchait de si près. Il avait toujours eu pour ce fils beaucoup d’indulgence ; il l’avait placé à l’un des postes les plus éminens de l’Etat et il se plaisait à voir en lui son successeur. On peut croire cependant qu’en cette circonstance, il l’a morigéné et lui a fait sentir l’étendue de sa maladresse. Mais, ceci fait, il s’est surtout préoccupé des moyens de la réparer, et c’est son habileté coutumière qu’on devine dans la décision qui dénoua le conflit. Le 1er mai, le Journal officiel allemand la faisait connaître par une note ainsi conçue :

« Nous apprenons que Sa Majesté l’Empereur a décidé la mise en liberté du commissaire de police Schnæbelé, parce qu’il a été établi que Schnæbelé s’est rendu aux lieu et place où son arrestation a eu lieu à la suite d’un rendez-vous pour affaires personnelles avec son collègue appartenant à la police allemande. On doit considérer des rendez-vous de service de cette nature comme comportant une promesse de sauf-conduit, car, s’ils ne préjugeaient pas cette garantie, le service officiel courant de la frontière ne saurait être expédié. »

C’était s’en tirer à bon compte et honorablement ; mais les raisons alléguées n’en laissaient pas moins voir que le Cabinet de Berlin avait été obligé de mettre les pouces et de reconnaître ses torts. Il est vrai qu’il faisait dire par ses journaux qu’en cette affaire il s’était montré magnanime. Mais, bien qu’il eût couvert ainsi sa retraite, le résultat n’était pas pour plaire à l’irascible Bismarck. Il eut pour effet d’accroître la malveillance dont il ne cessait de faire preuve vis-à-vis des Français. Renonçant maintenant à les provoquer directement, c’est en passant par l’Alsace-Lorraine qu’il les provoquera. De cette époque date le projet, qu’on le verra réaliser l’année suivante, d’introduire le passeport obligatoire à la frontière franco-alsacienne. Vainement le prince de Hohenlohe, gouverneur des provinces annexées, lui démontrera que les entraves déjà mises aux libres communications ont fort indisposé les Alsaciens, et que, si l’on y ajoute une entrave nouvelle, en rendant le passeport obligatoire, le mécontentement risque de grandir au point qu’il ne restera plus finalement qu’à déclarer l’état de siège ; il ne s’entête pas moins dans son projet et avec tant d’énergie que, l’année suivante, le gouverneur, de guerre lasse, adopte une mesure qu’il juge dangereuse autant qu’inutile.

Du reste, partout ailleurs, à tout propos, pour des riens, sous le moindre prétexte, le chancelier nous cherche querelle, avec moins de vivacité sans doute qu’au cours de ses dissentimens avec la majorité du Reichstag, mais avec une persistance sous laquelle il est impossible de ne pas voir la volonté d’empêcher en France la manifestation des sentimens qui sont l’honneur des peuples libres et l’exercice des droits les plus sacrés. C’est ainsi, par exemple, qu’il récrimine par l’organe de la presse contre la loi que le gouvernement français propose aux Chambres et qui a pour objet de frapper d’une taxe, en de certaines conditions, les étrangers qui résident sur son territoire. C’est la guerre à coups d’épingles : mais elle est plus irritante qu’une guerre à coups d’épée. Elle oblige l’ambassadeur de France à être toujours sur la brèche pour défendre son gouvernement dont les intentions sont systématiquement dénaturées. Il en est ainsi jusqu’au moment où, sous la poussée de circonstances plus pressantes, l’attention du chancelier semble, au moins en apparence, se détourner de nous.

Les questions extérieures s’aggravent de plus en plus. L’Angleterre a pris possession de l’Egypte, malgré le mécontentement des grandes Puissances. En Bulgarie, le prince régnant, Alexandre de Battenberg, a été contraint d’abdiquer et Ferdinand de Cobourg occupe sa place, malgré les protestations de la Russie, que semblent seconder les autres États. Mais le tsar Alexandre III soupçonne l’Allemagne de n’être pas sincère dans les protestations qu’elle fait entendre. Il a brisé le lien qui l’attachait à elle et à l’Autriche : la Triple Alliance n’existe plus et les rapports de Saint-Pétersbourg avec Berlin se ressentent des défiances réciproques des deux gouvernemens. Ils se refroidissent encore davantage lorsque, au mois d’octobre, le ministre Crispi, invité par Bismarck à Friedrichsruhe, y arrive pour signer le traité qui reconstituera la Triple Alliance par l’accession de l’Italie.

Loin de faire mystère de la visite de l’homme d’Etat italien, le prince de Bismarck l’a fait annoncer de toutes parts. Ses journaux en font ressortir l’importance et célèbrent sur tous les tons ce qu’ils appellent son caractère pacifique. A les en croire, elle est destinée à maintenir la paix d’accord avec l’Autriche-Hongrie. « Elle a pour but, disent-ils, d’empêcher autant que possible une guerre européenne, et en cas de nécessité de s’en préserver en commun. Les voix étrangères qui font connaître leur mécontentement de cette visite montrent, par-là, qu’elles n’appartiennent pas à la grande majorité de la population européenne qui veut la paix, mais au petit nombre de ceux qui cherchent à appeler sur l’Europe la calamité des grandes guerres. »

Le Tsar ne se laisse pas tromper par ces explications contradictoires, il y voit la preuve que le chancelier allemand veut tenir la Russie sous la menace de la Triple Alliance maintenant reconstituée. Malgré les liens affectueux qui existent entre lui, et son oncle l’empereur Guillaume, il reste défiant et sur le qui-vive, froissé par ce que présente de malveillant et d’énigmatique cette politique souterraine qui s’exerce contre lui sous les formes les plus diverses et les plus inattendues. Bismarck ne s’est-il pas avisé de jeter le discrédit sur les finances de la Russie, par des attaques de presse ? Obéissant à un mot d’ordre, les journaux allemands peignent la situation financière de l’empire moscovite sous les couleurs les plus sombres. D’après eux, elle est gravement compromise et doit aboutir fatalement à la banqueroute. Ils conseillent aux porteurs de fonds russes de s’en débarrasser au plus vite. Pour seconder cette campagne, la Banque Impériale de Berlin refuse de prêter sur ces valeurs.

Telle était la situation pendant l’automne de 1887, lorsqu’une circonstance, dont le mystère n’est pas encore aujourd’hui entièrement éclairci, vint à l’improviste aggraver l’irritation du Tsar. Il se préparait à partir pour Berlin, où l’attendait son oncle l’empereur Guillaume, lorsqu’il reçut communication d’une lettre du prince Ferdinand de Bulgarie adressée à la comtesse de Flandre, belle-sœur du roi des Belges. Ferdinand confiait à cette princesse, sous le sceau du secret, que Bismarck, tandis qu’officiellement il s’était prononcé contre lui, l’encourageait sous-main à résister à la Russie. À cette lettre était jointe une note sans signature que le prince Ferdinand affirmait avoir été rédigée et expédiée par l’ambassadeur d’Allemagne à Vienne et qu’il faisait tenir à la comtesse de Flandre pour lui prouver que, lorsqu’il exprimait l’espoir d’être soutenu par Berlin, il ne s’illusionnait pas.

L’idée ne vint pas à l’empereur de Russie que ces documens pouvaient être l’œuvre d’un faussaire et, malgré leur origine suspecte, il crut à leur authenticité. Si vive fut son indignation que d’abord il renonça à son voyage. Mais, bien vite, il se ravisa, soit qu’il jugeât plus habile de feindre l’ignorance, soit qu’au contraire il eût conçu le désir de provoquer une explication. Dans les derniers jours du mois de novembre, il était à Berlin. Affectueusement reçu par l’Empereur, il évita de lui faire part de son ressentiment contre le chancelier. Mais celui-ci manifestait de la nervosité. Ce n’est pas qu’il redoutât de s’entretenir avec l’impérial visiteur. Mais il se sentait en défiance auprès de lui et craignait presque de ne pas avoir d’audience particulière. Contrairement à ses craintes, elle lui fut accordée aussitôt qu’il se fut mis aux ordres du Tsar. Il s’y présenta résolu à répondre à toutes les questions qui lui seraient posées, considérant comme nécessaire de dissiper les soupçons dont il était l’objet, ce qui ne veut pas dire qu’ils fussent sans fondement.

Malgré la courtoisie de l’accueil qui lui était fait, il sentit qu’Alexandre croyait avoir à se plaindre de lui et, courant au-devant d’une explication, il lui demanda ce qu’il avait à lui reprocher.

— Votre attitude dans la question bulgare, répliqua l’Empereur.

Bismarck se récria. N’avait-il pas donné maintes fois à la Russie des preuves de son bon vouloir pour elle ? Ne s’était-il pas efforcé de seconder son action en Bulgarie ? N’avait-il pas protesté avec les grandes Puissances contre l’avènement de Ferdinand de Cobourg ? Il parlait avec une chaleur pénétrante et communicative, Alexandre l’interrompit :

— Et si je vous disais que j’ai en mains un document établissant qu’en ayant l’air de le combattre, vous le favorisez ! Le chancelier bondit.

— Si ce document existe, c’est un faux, le prie Votre Majesté de me le communiquer, afin que j’en poursuive l’auteur.

— Il vous sera communiqué, promit l’Empereur d’un accent radouci, et je serai heureux d’avoir la preuve qu’il est apocryphe.

Puis il continua :

— Il y a aussi l’Autriche avec qui vous êtes d’accord. Je ne puis cependant accepter qu’elle contrecarre mes légitimes revendications en Bulgarie.

— Je suis sûr de la sagesse du Cabinet de Vienne, répondit Bismarck, il ne déclarera pas la guerre à la Russie. Mais Votre Majesté n’ignore pas que, si l’Autriche était attaquée, nous sommes engagés par traité à la soutenir.

Le Tsar garda le silence comme s’il voulait laisser tomber la colère dont il n’avait pas été maître et qui faisait dire au chancelier au sortir de l’audience :

— Il était si animé qu’il a allumé successivement six cigarettes et les a brisées sur la table.

L’entretien se continua sur un ton plus calme. Alexandre III était un homme tout de premier mouvement, incapable de garder longuement rancune et d’ailleurs, le chancelier ayant affirmé que les documens bulgares étaient faux, l’Empereur lui eût fait injure en affectant de mettre en doute sa parole. Il convient d’ajouter que leur authenticité n’a pas plus été prouvée que leur fausseté. Il fut alors question de poursuivre le falsificateur, mais il semble bien que tout se soit borné à la protestation du prince de Bismarck, Si des recherches furent faites, elles n’aboutirent pas. Lorsque, par la suite, le chancelier parlait de cette affaire, il laissait entendre que c’était un véritable complot ourdi contre lui par les ennemis qu’il comptait à la Cour de Berlin dans l’entourage de l’Empereur. Si ce n’était pas vrai, c’était du moins vraisemblable.

Entre temps, l’état de l’empereur Guillaume devenait de plus en plus inquiétant. Chaque matin on se demandait s’il serait encore vivant le soir. Indépendamment du danger de mort que faisait planer sur lui sa vieillesse, il souffrait de la vessie ; la morphine dont usaient les médecins pour le soulager lui enlevait l’appétit ; il s’assoupissait fréquemment et ne recouvrait la volonté que lorsqu’un incident l’obligeait à faire acte de souverain. Il disait alors qu’il était responsable du maintien de la paix et qu’il devait en toutes choses jouer un rôle de modérateur ; il y tenait parce qu’il voulait mourir tranquille.

D’autre part, il résistait aux conseils qui lui étaient donnés pour le déterminer à changer ses habitudes. Autant qu’il le pouvait, il voyageait, chassait, se montrait dans les rues de Berlin. Malgré tout cependant, il semblait vivre d’une vie mécanique et végétative ; on eût dit à certaines heures que l’âge et la maladie avaient émoussé ses sentimens. Peut-être son existence se prolongerait-elle encore ; mais la mort le menaçait incessamment, et sa fin pouvait être subite. Il serait regretté par les divers personnages dont il s’était entouré et qu’il honorait de son amitié. Mais tous ou presque tous avaient à se plaindre du despotisme de Bismarck et ils se résignaient par avance à la disparition de leur vieux maître dans l’espoir que sa mort mettrait fin au pouvoir du dictateur.

Leurs espérances ne se manifestaient encore qu’avec timidité, d’abord parce que Bismarck régnait toujours et aussi parce que l’incertitude était grande quant au point de savoir quel serait le successeur de Guillaume Ier. Sans doute, la couronne devait passer sur la tête de son fils. Mais ce malheureux prince était physiquement tombé si bas que les médecins, convaincus de l’imminence de sa mort, l’avaient envoyé à San Remo d’où sans doute il ne reviendrait pas vivant. La question qui se posait était donc celle-ci : le père succomberait-il avant le fils ou le fils avant le père ? Dans le premier cas, le nouvel Empereur se nommerait Frédéric III ; mais son règne serait trop court pour être utile à l’Allemagne et, comme le disait Bismarck, ce ne serait qu’un interrègne. Dans le second cas, l’Empereur se nommerait Guillaume II. Mais l’Allemagne aurait-elle à se louer de son avènement prématuré ? Quelle était sa valeur morale ? Jusque-là il ne s’était révélé que par beaucoup d’agitation, un besoin impérieux déjouer un rôle, des démarches bruyantes et souvent imprudentes qui trahissaient le désir de se rendre populaire dans le pays et dans l’armée. Sa grand’mère l’impératrice Augusta lui reprochait de se mettre toujours en avant comme si son grand-père et son père étaient morts, ce qui trahissait un excès d’ambition.

Il est vrai que la sienne recevait des encouragemens de la part de l’Empereur et surtout du prince de Bismarck, duquel il s’était rapproché depuis quelques années et qui le tenait véritablement sous sa domination. Son grand-père l’avait associé au gouvernement en lui accordant les moyens d’y participer sous une forme encore modeste, mais susceptible de se développer. Il souhaitait davantage. Au moment où les événemens que nous rappelons lui ouvraient l’accès du pouvoir, il venait de partir pour San Remo à l’instigation du chancelier. Il allait tenter d’obtenir de son père qu’il renonçât à la couronne et la fit passer sur sa tête. Cette démarche abominable, qui devait échouer piteusement, était le fruit des mauvais conseils auxquels il avait prêté l’oreille, la suite logique d’actes antérieurs non moins répréhensibles qui déjà faisaient dire de lui dans toutes les Cours qu’il se conduisait en mauvais fils.

Ainsi l’année 1887, déjà si fertile en péripéties, s’achevait sur une situation quasi tragique. Nous raconterons dans un prochain article quelles en furent les suites et comment fut trompé l’espoir de ceux qui souhaitaient la fin de la dictature bismarckienne.


ERNEST DAUDET.