Les Dernières Colonnes de l’Église/François Coppée

Mercure de France (p. 9-22).


I

FRANÇOIS COPPÉE

de l’Académie Française.


Je me déplais moins qu’autrefois.
La Bonne Souffrance, p. 17.


La conversion de Coppée a été le chemin de Damas de tout le monde… À dater de ce jour, on a su que la vie chrétienne était une chose facile. Après La Bonne Souffrance, il n’est plus permis d’ignorer qu’on est un très-présentable chrétien quand on peut dire « avec ce tour humoristique dévolu au seul Huysmans : Il faut que Dieu ne soit pas difficile pour se contenter de gens comme moi ! » ou qu’on peut ajouter immédiatement : « Et comme moi, donc ! » avec cette bonhomie de vieil oncle à sous-ventrière qui est la marque spéciale de l’auteur des Humbles. Un autre signe c’est de reconnaître de bonne foi qu’on a fait « un peu de bien au cours de sa vie et qu’en somme on ne fut pas un méchant » ; qu’on n’a pas, il est vrai, « la tête théologique », mais que, tout de même, on a « écouté le Verbe divin avec autant de simplicité que les pêcheurs du lac de Tibériade », peut-être même avec plus de simplicité. Alors, en y pensant bien, il paraît hors de doute que « cette conversion doit être attribuée à la grâce divine[1] ».

La joie que cet événement détermina chez nos catholiques a dépassé toutes les joies prévues. On lit dans l’Évangile selon saint Luc qu’il y aura autant de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence. C’est exactement ce qu’on voit dans notre société religieuse qui est une manière de ciel, comme chacun sait.

À supposer que Coppée ait été vraiment un pécheur, ce dont lui-même paraît incertain, on peut dire qu’il y a peu d’exemples d’un retour à la vertu qui ait édifié un aussi grand nombre de contemporains. Songez que j’ai lu La Bonne Souffrance en Danemark, il y a cinq ans, chez un professeur qui avait conçu l’ambition bien jutlandaise de surprendre ainsi le secret de notre plus beau langage.

Même succès dans tous les pays du monde. La Bonne Souffrance est lue sous la tente mongole, dans le gourbi vermineux des Touareg, dans les bateaux-fleurs du Céleste Empire, au fond de la yourte souterraine des Kamtchadales. Quel livre eut jamais un succès plus étourdissant ? Je l’ai vu, moi qui vous parle, à l’étalage des merceries ou lampisteries, dans les quartiers pieux, et sous la vitrine des vendeurs d’ornements d’église, entre des chasubles et des candélabres. Enfin, je l’ai trouvé, ô miracle ! chez des prêtres et jusque parmi ceux-là qui ont fait vœu de ne rien lire avant la consommation des siècles…

Triomphe étonnant, mais si explicable ! Le monde catholique avait besoin d’un poète gâteux. L’idiotie humaine, longtemps méprisée, criait vers le ciel. L’imagerie pieuse affamée de lyrisme rugissait dans toutes les boutiques sulpiciennes. Coppée converti, ce monde affligé crut entendre la musique des sphères. Lui-même l’a si bien compris que, dès l’épigraphe, il se compare nettement à Lazare, l’ami du Seigneur. Empruntant un texte fameux de saint Jean : « Cette maladie, déclare-t-il, n’est pas pour la mort, mais pour la gloire de Dieu. » Quelle maladie ? La sienne propre, évidemment, cet aimable et joyeux gâtisme envoyé pour encourager nos déliquescences. Ce bon souffrant parle de « la résignation avec laquelle il a toujours accepté les disgrâces de la vie ». Beati mites, ajoute-t-il dans la candeur de son vieux cœur. Et, par là, tout est expliqué. Dieu est son ami parce qu’il est un doux et, selon la suite du texte, il possédera la terre : « Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram. »

L’étonnement cesse, d’ailleurs, aussitôt qu’on apprend qu’ayant eu « le cœur vraiment filial » il a eu pour mère « une immaculée ». « Il faudrait une plume exquise et légère que je n’ai pas, il faudrait choisir des mots aériens pour exprimer ce sentiment pieux… Je n’en puis donner une idée qu’en rappelant le mystère de la foi chrétienne, si touchant et si profond, qui entoure la Mère de Jésus d’une idéale (?) pureté. » Le chapitre Souvenir filial est extraordinaire, même dans le gâtisme coppéen. « Je ne relis jamais mes anciens vers. » Je te crois, répondrait Jehan Rictus, mais alors qui, diantre, les relira ? N’importe, il nous sert une chose qu’il nomme « un très-vieux dizain » dont voici le début :

J’écris près de la lampe. Il fait bon…

et les deux rimes finales :

Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes.

On sait qu’au temps de la Commune l’église de Notre-Dame-des-Victoires fut envahie par une marée de crapules et profanée autant que Dieu le permit. Il est raconté qu’une citoyenne grimpa sur l’autel de la Vierge Immaculée et montra généreusement son derrière à la multitude.

Les admirateurs de La Bonne Souffrance iraient d’un bond aux extrêmes confins de la stupéfaction si on leur disait que ce geste historique diffère très-peu, dans l’Absolu, du dernier vers qui vient d’être cité et qu’un tel usage littéraire ou sentimental d’une forme aussi sainte que la Salutation Angélique est une profanation inexprimable. Mais la paralysie générale des catholiques modernes étant elle-même confluente à la liquidité de cet élégiaque, leur admiration en devient plus grande. Les curés atteints de littérature peuvent débiter ça devant le Saint Sacrement lorsqu’ils veulent émotionner leur pâturage.

Villiers de l’Isle-Adam a dû contribuer plus qu’on ne pense à la gloire de François Coppée, lorsqu’il l’a si génialement ramassé tout entier dans ce vers unique et fameux :

Donnez-lui de l’argent puisqu’il aime sa mère.

Coppée nomme Jésus « l’humble artisan de Galilée ». Comment voulez-vous que les âmes sensibles résistent à ça ? « Lui, l’amoureux et le poète…, lui de qui, jadis, toute fleur avait le baiser[2]… il a appris dans l’Évangile l’art de souffrir et de mourir. » Celui de raser, il l’avait appris auparavant. « Les démons impurs qui troublaient et possédaient son âme en sont à jamais chassés… Sa conscience est devenue plus exigeante… Pourtant il n’a rien d’essentiel à se reprocher, sinon d’avoir fait pleurer sa mère, sa sainte mère !… Et si, parfois encore, il chancelle et s’il a peur, comme saint Pierre en marchant sur les flots[3] », dites-vous qu’il est bientôt rassuré par « les ailes d’ange, qui lui poussent aussitôt après une absolution[4] ». La Bonne Souffrance fourmille de ces expressions rafraîchissantes. Il faudrait tout citer, tout copier. Songez qu’il nomme l’Ave Maria un « délicieux appel » !

Ah ! il a raison de ne pas se mépriser ! — Si l’on n’allait que chez les gens qu’on estime, dit un personnage de comédie, on n’irait presque chez personne et même il y aurait des jours où on ne pourrait pas rentrer chez soi. Qui donc oserait se flatter d’un domicile si Coppée couchait dans la rue ?

Aujourd’hui Coppée est devenu une espèce d’homme politique. En même temps qu’il soutient l’Église, il a mis son âme allégée de turpitudes au service de la patrie. Il préside des réunions et fait même, je crois, des discours. Cela m’afflige et je regrette l’époque déjà si lointaine où le Journal publiait, chaque semaine, une chronique de ce renaissant chrétien. La plupart du temps, cette chronique pouvait être considérée comme le bulletin hebdomadaire de son impotence. Rien de plus, rien de moins. Mais qui dira combien cela remuait les cœurs ?

Généreux et cher vieillard ! Je crois le voir encore écrivant dans son lit mécanique entouré d’« êtres chéris », continuellement réparé par l’infatigable chirurgien qui lui « sauve la vie » tous les quinze jours et « rêvant d’innocence immortelle » entre les fioles et les vases. Aussi longtemps que dura son mal, nous priva-t-il, une seule fois, du récit de ses douleurs ? Quelqu’un eut-il le droit d’ignorer les vicissitudes cruelles de sa digestion ou les poignantes péripéties de son uretère ? Eh bien ! ce moribond sans cesse ajourné trouvait la force de nous consoler et de nous instruire. Et quelle surprenante, juvénile et délicieuse fantaisie ! Quelle liquidité de style, quelle transparence, quelle fluidité de pensée ! Quelle lecture pour les familles !

Un jour il s’attendrissait sur une vieille malle ; un autre, il se comparaît lui-même à une source pure souillée bientôt par les blanchisseuses et devenue plus loin un vaste fleuve qui recevait dans ses ondes les désespérés et les charognes ; un autre jour encore, il protégeait la religion — déjà ! — et, avec cette acuité de regard et ce merveilleux discernement prophétique insoupçonné de lui-même, il nous proposait comme un des derniers boulevards de la Foi le si digne prêtre qui a nom Victor Charbonnel. Le lendemain de l’incendie du Bazar de Charité, ce généreux gaga, transporté d’indignation, écumant, fumant de rage et ne pardonnant pas à Dieu d’avoir consenti à l’immolation d’un aussi grand nombre de personnes riches, sut parler comme il convenait, lui reprochant, je crois, d’être un Dieu « rouge de sang » ou quelque chose de semblable[5].

Plus tard, lorsqu’il avait dû vendre la Fraisière où « un peu de son âme resté dans les fleurs qu’il avait aimées[6] » allait être acquis — à vil prix, sans doute — par quelque inconnu ; avec quel art ne sut-il pas, en nous donnant l’adresse du notaire, étaler aux petites bougies son cœur désolé. Ces pages sont dans toutes les mémoires.

Oui je l’aimais mieux à cette époque, décidément. Ce qui l’a perdu, c’est de ressembler à Napoléon. Du moins on lui fit croire autrefois à cette ressemblance, et cela est resté sur toute sa vie.

J’ai connu, dans mon enfance, un horloger de Périgueux qui passait pour ressembler, lui aussi, à Napoléon et qui se promenait, comme sur la Colonne, la main dans son gilet, en consultant l’horizon.

De là le goût constant de notre François pour le bonnet à poil et la passementerie héroïque. De là aussi, je l’imagine, la mélancolie de ce poète sans batailles forcé de descendre du cheval de Bonaparte avant Rivoli ou les Pyramides et de se mettre à la tisane sans espoir d’attraper jamais le ventre de l’Empereur. Il a fallu que l’occasion du nationalisme le déchaînât et c’est un joli spectacle pour la pensée que celui de ce général en chef, lieutenancé de stratèges tels que Jules Lemaître ou le Vénérable Edmond Lepelletier, galopant, son parapluie à la main, sur le front de bandière de cette grande armée de chie-en-lit.

Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands…

Faut-il que l’Église soit malheureuse et que les catholiques aient tout mérité pour que ce ridicule vieillard soit cru quelque chose et pour que des prêtres et des évêques soient avec lui contre leurs propres troupeaux !


  1. Il est bien entendu que les guillemets signifient, sauf indication d’une autre source, La Bonne Souffrance. Avertissement presque inutile, d’ailleurs. Le bon vin est assez trahi par son bouquet.
  2. La Bonne Souffrance, page 30.
  3. Idem, page 200.
  4. Un jour, en 1900, à Copenhague, on me demanda ce que je pensais de La Bonne Souffrance. — C’est un lavement rendu, répondis-je. Concise appréciation qui fut goûtée. On était à table. De telles paroles ont le pouvoir de réconcilier beaucoup avec la vie.
  5. « On chercherait en vain un blasphème dans mes écrits. » La Bonne Souffrance, p. 7. Il a raison. Quand les pauvres souffrent, on ne doit parler que de résignation. Dieu reste un Père infiniment adorable. Mais lorsque les riches écopent, Dieu est un bourreau et il faut lui dire son fait. Il n’y a pas là le moindre blasphème.
  6. « L’acheteur aura peut-être cette illusion que les fleurs qui embaumèrent les promenades d’un poète exhalent une odeur plus exquise et que les oiseaux qui chantèrent pour le charmer trouvent des chants plus mélodieux. » La Bonne Souffrance, p. 82.